Le destin des Ackerman - Tome 1

Hanji Zoe est assise derrière son bureau, accoudée à celui-ci, la tête entre ses mains. Pas encore revenue de cette soixante-deuxième expédition, elle fixe d'un air absent toute la paperasse en désordre devant elle.

En soit l'expédition est un succès : plusieurs dizaines de titans ont été supprimés, les derniers agent infiltrés du continent ont prit la fuite ou ont été tués... Si elle s'appelait Erwin Smith, l'ancien capitaine pourrait penser sans remords que toutes les vies humaines perdues étaient nécessaires en constatant de leur avancée rapide mais cette journée lui laisse un horrible goût dans la bouche, une amertume intense.

Elle soupire.

Sans doute étaient-ils un peu trop euphoriques et confiants en se reposant sur l'idée que leurs ennemis du continent avaient fuis et ne reviendraient pas avant longtemps, leur laissant le temps de purger l'île à leur rythme de tous ces monstres — assoiffés de liquide cérébro-spinal — pour que la croissance et la prospérité du peuple des murs puisse reprendre son cours, après six ans de pause.

Du peu qu'a dit Julia sur le retour, des espions Mahr étaient derrière cette embuscade de titans et ils connaissaient l'itinéraire de l'opération. Le désastre comptable au niveau des victimes a heureusement été évité puisque "seulement" dix-huit pourcents des effectifs ont été déclarés morts ou disparus. Placer les deux escouades d'élite en première ligne a très largement contribué à contenir l'assaut surprise des titans ainsi qu'à les repousser sans qu'ils n'atteignent trop gravement les lignes arrières.

Toutefois, ce ne fut pas sans dommages pour lesdites escouades. Hanji relève légèrement les yeux et, par-dessus tous ces documents officiels, deux dossiers sont posés là.

« Thomas RALLE »

Peut-elle lire sur le premier et un nouveau soupire se fait entendre dans cette grande pièce silencieuse du bâtiment administratif de la caserne de Krolva. Elle qui a vu naître ce jeune soldat à son entrée dans le bataillon et en qui, malgré les notes péjoratives sur son dossier, elle vit un potentiel à exploiter. Son intégration dans son escouade fut rapide et il s'entendit très vite avec tous les membres qui la composaient à cette époque.

Moblit, Keiji, Abel, Nifa...

Leurs visages sont encore profondément ancrés dans sa mémoire et à leurs côtés s'est ajouté celui de Thomas. Comme des fantômes qui se tiennent non loin d'elle, attendant patiemment et silencieusement qu'elle les rejoigne.

Julia est donc la dernière survivante de cette escouade avec qui tant d'épreuves ont été traversées en si peu de temps, de quoi mettre un coup au moral du major. Dans un geste nonchalant elle tend la main vers ce dossier pour le tirer vers elle puis ouvre sa première de couverture. La première page rassemble toutes les informations civiles du jeune homme : date de naissance, nom complet, adresse, date d'entrée dans la 128e brigade d'entraînement, etc.

Hanji parcourt tous ces champs qui furent remplis par son sergent-instructeur et découvre certains détails qu'elle ne connaissait pas. Elle pose la feuille à l'envers sur le côté et entre dans le vif du sujet. Comparé à la grande majorité des membres du bataillon, le dossier du Lieutenant Ralle est très épais mais il faut dire que dès son entrée beaucoup de choses se sont passés et son ascension fulgurante lui a fait traverser beaucoup plus d'épreuves en quelques semaines que bon nombre de soldats vivent en plusieurs mois voire années.

L'embuscade de la division centrale à Trost de laquelle il a réussit à échapper de peu, les quelques jours de cavale pendant lesquels Livaï a jugé bon de faire un rapport sur un comportement étrange qu'il avait eu en ville, l'attaque de la caverne sous le domaine des Reiss... Des évènements qui auraient dû le tuer ou avoir raison de sa santé mentale pour un soldat aussi médiocre et fragile mentalement tel qu'il est décrit par les officiers du régiment dans lequel il a été formé.

Pourtant il a tenu bon et est même parvenu à un premier coup d'éclat lors de la seconde bataille de Trost en ouvrant son compteur de titans tués en solitaire.

En parcourant les rapports, Hanji se surprend parfois à rire en se remémorant des moments avec toute son escouade ou quelques gaffes du jeune homme. D'autres passages la tiennent en haleine et certains vont même jusqu'à lui arracher une larme, même à travers le récit froid et détaché de ces documents officiels.

Plusieurs minutes et pages plus loin elle tombe sur ce qui se réfère à la bataille de Shiganshina pendant laquelle il ne s'est pas illustré comme ont pu le faire les membres de l'escouade tactique, qui sont venus à bout du titan colossal et du cuirassé à eux seuls, mais il pouvait tout de même être fier d'avoir sauvé la vie de deux de ses camarades de façon spectaculaire.

Hanji vient à la conclusion que, avec Thomas, les choses spectaculaires étaient presque devenues une constante et cet état de fait se confirme quand elle tombe sur un rapport écrit de la main du brun lui-même, racontant ce qu'il s'est passé dans cette forêt non loin du district de Trost, le dernier de cette mission de reconnaissance.

A vrai dire, elle ne l'avait jamais lu et s'était contentée d'un résumé très bref de Livaï qui tenait en quelques mots.

— Thomas a vécu son éveil, je veux que tu le transfères chez moi. Avait-il dit avec un ton déterminé, presque comme un ordre.

Le major découvre alors qu'il aurait tué un titan en lui donnant un coup de poing en plein visage.

Hanji doute un instant.

De prime abord cela lui semble exagéré mais elle se souvient ensuite du passé de Mikasa qui a — seulement âgée de neuf ans — tué sur le coup un homme d'une trentaine d'années en le poignardant en plein cœur. Il est alors facile d'imaginer qu'elle aurait pu être capable de supprimer un titan à mains nues aujourd'hui, avec toute la force et l'agilité qu'on lui connait. Cette histoire semble finalement crédible et Hanji sourit tristement.

Voilà donc ce qui a provoqué tant de changements chez ce jeune homme, parce que c'est après cet évènement là que Thomas a véritablement commencé à se révéler. Certes, il avait encore beaucoup à apprendre en terme de stratégie militaire et d'analyse rapide des situations mais ses qualités de combattant progressaient très rapidement. Même sa capacité à mener des hommes, puisqu'il prenait de l'importance et pas seulement dans sa propre escouade dans laquelle il était devenu un bras droit précieux pour Armin, qui lui-même faisait ses armes dans un rôle important à hautes responsabilités.

Mais là où il s'est véritablement trouvé c'est dans son association avec Mikasa sur le champ de bataille. Hanji avait eu l'idée de créer des binômes entre certains éléments forts parmi les soldats d'élite et, pendant les trois expéditions qui ont précédé celle qui s'est terminée aujourd'hui, ces deux là ont fait un carnage dans les rangs des démons.

En conclusion, ce sont autant de choses recensées ici qui lui avaient donné l'idée de mettre en place une troisième escouade d'élite, dont Thomas aurait prit le commandement. Mais ce projet n'a plus d'importance...

Elle attrape la pile de feuilles retournées, les tape trois fois successivement afin qu'elles s'alignent entre elles puis les repositionne sur ce qu'il reste du contenu du dossier. Hanji n'a pas vraiment envie d'aller plus loin même si rien ne fait encore mention de la soixante-deuxième expédition.

Le major soupire à nouveau en réfléchissant à l'impact de cette disparition sur certains membres clés de l'élite du bataillon.

Pour Armin, elle ne doute pas qu'il saura surmonter la mort de son lieutenant qui faisait l'unité de son escouade mais cela prendra certainement du temps.

C'est plus épineux concernant Annie puisqu'elle avait cru entendre qu'ils étaient relativement proches, elle et Thomas. Bien sûr, elle ne fait toujours pas confiance à cette jeune femme originaire du continent mais sa présence ainsi que son pouvoir augmentent grandement leurs chances, d'autant plus qu'elle est très douée au combat même en restant humaine. Elle espère que cette disparition ne va pas mettre en doute leur accord.

Enfin, le cas le plus grave est celui de Mikasa. Ayant été témoin de ses débordements et de son insubordination quand l'une des personnes à qui elle tient est en danger, notamment à Shiganshina, elle se demande à quoi il faut s'attendre. Va-t-elle s'en remettre rapidement ? Est-ce que ça va affecter ses capacités à long terme ? Difficile à dire... Mais la prochaine expédition aura lieu dans un mois, un laps de temps suffisant pour lui donner le temps de pleurer son compagnon.

— Major ? Entend Hanji qui relève rapidement la tête et voit que la porte de son bureau ouverte, Julia et Annie sont là.

Plongée dans ses pensées elle n'a même pas entendu qu'elles ont frappé.

— Ah ! Vous êtes là, merci... Répond-elle en forçant un grand sourire.

Les deux jeunes femmes membres de l'escouade Arlelt s'avancent et effectuent un salut militaire.

— Asseyez-vous, je vous en prie.

Elles s'exécutent silencieusement.

— Bien. J'imagine que vous êtes encore sous le choc et encore fatiguées par cette journée mais vous comprenez bien que j'ai besoin de quelques réponses.

Julia acquiesce, Annie remarque que les mains crispées de sa camarade tremblent.

— Alors si je récapitule ce que je sais pour le moment... Des espions mahr étaient infiltrés dans nos rangs et ont ainsi tout appris de nos plans. Ils nous ont donc concocté une petite embuscade. Par contre ce que je ne saisis pas c'est leur objectif. Ils auraient pu viser nos officiers ou encore faire en sorte de nous anéantir... J'ai l'impression que c'était une diversion, mais une diversion pour nous cacher quoi ?

— Mon assassinat. Répond Julia, sur un ton montrant comme elle est affectée par tout ça, le regard bas.

— ...Et mon sauvetage. Ajoute Annie.

Hanji se tourne vers l'hôte du titan féminin en fronçant.

— Explique-toi je te prie.

Avec son éternel air nonchalant et blasé, Annie se redresse dans son fauteuil.

— Quand Reiner, Bertolt, Marcel et moi avons débarqué sur cette île, nous n'étions pas les premiers envoyés par Mahr. Environ un an plus tôt un groupe de soldats avaient été débarqués ici avec la mission de s'infiltrer dans votre société afin d'avoir un maximum d'informations sur votre gouvernement, votre armement et autres.

Fait assez surprenant, Julia ne prend pas de notes même si elle écoute sa camarade. Hanji le remarque mais ne le relève pas, se doutant que sa petite protégée est encore sous le choc.

— ...C'est eux qui nous ont beaucoup aidé à nous intégrer en plus de nous fournir de faux papiers et bon nombre d'informations. Tous ont réussi à intégrer les brigades spéciales dans laquelle une division secrète fut créée. Ils disaient avoir l'appui d'un haut gradé de ce corps d'armée, qu'ils avaient acheté en lui promettant une place de citoyen d'honneur à Mahr une fois leur mission accomplie.

Hanji retire ses lunettes qu'elle pose sur le bureau et s'assoit au fond de son siège en écoutant le récit du soldat Leonhart.

— Erik Müller, je crois. L'équipe de guerriers devait faire un maximum de dégâts dans les murs mais la division mahr des brigades avait pour mission de débusquer des individus dangereux de votre peuple. Continue Annie avant de se tourner vers Julia.

La cousine de feu Erwin Smith prend une profonde inspiration.

— Des individus comme ma famille... Précise-t-elle. La famille Weiss n'est pas une maison aussi connue et importante que d'autres, parce qu'elle a su se faire oublier pendant le siècle qui vient de s'écouler. L'histoire de ma famille remonte bien plus loin que l'exil de notre peuple sur cette île.

Encore une fois, Hanji fronce et se redresse, son insatiable curiosité piquée au vif par cette déclaration.

— Si les Ackerman étaient la garde rapprochée du Roi, les Weiss étaient en quelque sorte leurs savants fous. Il est dit que lorsque Ymir découvrit le pouvoir des titans, elle chargea les Weiss de trouver le moyen pour que tous les eldiens puissent recevoir ce pouvoir au besoin pour se constituer une gigantesque armée. Explique la jeune femme qui prend une pause, le temps de déposer une boîte métallique sur le bureau que sa supérieure reconnaît tout de suite. Et voici leur plus belle et terrifiante création...

Le major ouvre cette boîte et découvre son contenu : une fiole contenant un liquide couleur lavande, une seringue et une grande aiguille.

— J'imagine que pendant des siècles les Weiss ont produit cette substance uniquement pour l'usage personnel des détenteurs du pouvoir des titans primordiaux, afin qu'ils se le transmettent de génération en génération. Puis, il y a plus de cent ans, peu de temps avant que le cent-quarante-cinquième roi ne prenne le pouvoir, son prédécesseur demanda à ma famille une importante quantité de cette injection.

— L'histoire a retenu que le roi Fritz, en recevant le pouvoir du fondateur et donc en accédant aux souvenirs de ses ancêtres fut abattu par ces siècles de massacres et d'esclavage des autres peuples alors il prit la décision de s'exiler avec son peuple sur une île pour s'y enfermer et ne plus causer aucun tort au monde. Reprend Annie.

Julia observe cette seringue et se dit que si elle avait pensé à la prendre aujourd'hui, quelqu'un ne serait pas mort par sa faute.

— Mais, parmi les eldiens, certains pensent que c'est la production industrielle de ce produit qui a poussé à cet exil, le roi prit peur en comprenant le plan de son prédécesseur. Termine-t-elle.

— Alors il a pris soin d'emmener les Weiss avec lui sur cette île et, contrairement à d'autres familles proches de la lignée royale, nous ne sommes pas immunisés aux pouvoirs du titan fondateur. Alors il effaça notre mémoire et cacha tout le stock de seringues quelque part sur cette île. Reprend Julia.

— Tu veux dire qu'il y a des dizaines voire des centaines de ces boîtes enterrées quelque part ? Demande Hanji.

Julia acquiesce.

— Il y a cent ans, quand le clan Ackerman s'est rebellé contre le roi, ils ont essayé de raviver les souvenirs enfouis des Weiss pour mettre la main sur ces injections afin de constituer une armée de titans pour renverser le roi Fritz. Il existe une légende qui raconte qu'un beau jeune homme de la famille Ackerman eut pour mission de séduire l'une des filles du roi et ainsi l'amener à toucher un membre de la maison Weiss, afin d'accéder à ses souvenirs enfouis. Malheureusement pour les Ackerman, leur félonie fut découverte avant qu'ils ne réussissent et la grande purge à leur encontre fut lancée.

Elle prend une pause de deux secondes et en profite pour replacer une mèche de cheveux derrière son oreille.

— Le chef de la famille Ackerman se sacrifia pour sauver les siens mais aussi pour éviter que la complicité des Weiss ne soit découverte. Ce fut un semi succès. Termine mademoiselle Weiss.

— Je vois... Mais si ta famille n'avait toujours pas retrouvé ses souvenirs, pourquoi vouloir te tuer ? Questionne Hanji qui ne fait pas encore le lien ou, du moins, aimerait une explication plus claire que la théorie fumeuse qui fleurit dans son esprit.

— Erik Müller a fait assassiner le père de Julia dès que le pouvoir d'Eren sur les autres titans s'est révélé. Lance Livaï qui entre dans la pièce. Malheureusement sa fille lui a échappé et tant qu'un Weiss est en vie, il y a le risque qu'Eren ou un membre de la famille royale accède à une information dangereuse : les secrets de fabrication de cette substance. Je suppose que c'est pour cela qu'il a feinté sa reddition, pour endormir notre méfiance alors que ses agents s'infiltraient dans nos rangs pour retrouver la trace de la fille disparue.

Julia serre les dents et baisse tristement la tête. La révélation fait mal à l'entendre avant qu'un détail — qui a son importance — lui saute aux yeux : Erik Müller, ou plutôt Erik Ackerman, est le père de Thomas et ils ont beaucoup parlé tous les deux... Est-ce que ça signifie que ce dernier était au courant ? Est-ce la raison pour laquelle il a absolument tenu à la protéger jusqu'à le payer de sa vie ?

— Je sais ce que tu te demandes, Julia. J'y ai réfléchi aussi et je ne pense pas que Thomas était au courant sinon je pense qu'il aurait été capable de cuisiner son père sur le sujet, pour qu'on déjoue ses plans. Anticipe Livaï.

— Mais il savait que quelqu'un voulait me faire taire, je lui avait révélé mon histoire... Et puis il a appris pour Lise Niso. Précise Julia.

— Lise Niso... Prononce Livaï avant d'ouvrir de grands yeux. Ça veut dire que... Elle aussi viendrait du continent ? Demande-t-il à l'intention d'Annie.

Cette dernière acquiesce.

— Donc Thomas est mort de la main des espions de son père... Conclut tristement Hanji.

Julia reste muette parce qu'elle est la seule ici à avoir vu le visage de celui qui porta le coup fatal au lieutenant Ralle et il n'était ni originaire du continent ni un espion.

Elle a beau se le demander, chercher toutes les raisons possibles qui auraient pu motiver Eren à tuer Thomas mais elle ne comprend pas. Quelque chose cloche dans cette histoire. S'il s'était rangé du côté des Mahr il l'aurait tuée après avoir planté Thomas et aurait fait en sorte qu'Annie suive ses compatriotes. Alors pourquoi simplement supprimer le compagnon de sa sœur adoptive..?

C'est une énigme qui torture l'esprit de la jeune femme et aujourd'hui n'est pas le bon jour pour essayer de la résoudre. Tout ce qu'elle espère c'est que son silence ne la rendra pas complice d'une trahison plus grande encore.

— Bon, merci à vous pour ces informations, on en reparlera demain puisque la nuit porte conseil. Reprend Hanji, à l'intention des deux jeunes femmes, avant de se tourner vers le Caporal. Livaï reste s'il te plaît, j'aimerai qu'on discute de notre prise du jour. Dit Hanji pour mettre fin à cette entrevue.

Julia et Annie se lèvent, comprenant qu'ils vont discuter de cet énième titan que le Major a décidé de capturer pour continuer les expériences visant à sauver les gens enfermés dans cette enveloppe terrifiante. Elles se dirigent vers la porte du bureau après avoir salué solennellement leurs supérieurs. A la sortie, quelqu'un attend patiemment, adossé au mur en face de l'entrée de la pièce. Un brun aux yeux verts à l'air absent et mélancolique qui lève les yeux vers elles dès qu'elles font irruption dans le couloir.

La descendante de la famille Weiss, qui est sortie juste avant Annie, se stoppe immédiatement et ouvre de grands yeux apeurés à la vue de ce jeune homme. Pensive, l'hôte du titan féminin ne fait pas attention et percute doucement sa camarade.

Surprise, elle observe la jeune femme puis regarde devant elle et reconnaît Eren. Les béquilles sur lesquelles s'appuie Julia pour marcher tremblent et elle semble fixer le jeune Jäger.

Eren la toise sans aucune expression apparente même s'il est parfaitement conscient de la raison pour laquelle elle lui lance un regard si haineux. Annie fait deux pas en avant et se penche de côté pour découvrir ce visage crispé et plein de rancœur à l'intention du titan assaillant. Elle fronce et dévisage à son tour le jeune homme, sans saisir la raison de leur discorde.

[ Le lendemain après-midi - District de Karanes ]

Mikasa descend une rue du district de Karanes qu'elle commence à bien connaître après les nombreuses fois où elle s'est rendue ici. Cette fois pourtant, elle n'est pas accompagnée par un jeune homme originaire de cet endroit.

Elle s'arrête devant la porte d'une maison qui lui est familière et dans laquelle la jeune Ackerman a déjà été hébergée.

Armin voulait le faire puisqu'il était le supérieur de Thomas mais elle a insisté pour être la personne qui annonce son décès à la seule famille qu'il lui restait et qui a été si gentille et chaleureuse avec elle.

La jeune femme s'approche de la porte et lève le poing.

Elle s'arrête dans son mouvement, juste avant de frapper, soudainement prise par une hésitation qui la décourage rapidement à aller jusqu'au bout. Maintenant qu'elle est là, sur le point de s'annoncer à Teresa Ralle, Mikasa n'est plus très sûre d'être capable d'annoncer cette terrible nouvelle. Cette pauvre femme aura perdu ses deux enfants et son mari en l'espace de six mois et la brune imagine rapidement que cela doit être pire que de perdre tout le monde soudainement parce qu'elle n'a pas le temps de porter le deuil qu'un autre décès survient...

Mikasa tourne la tête pour vérifier que personne ne l'accompagne puis soupire en laissant sa main retomber le long de son corps.

Elle comprend qu'elle ne se rend pas encore vraiment compte que Thomas n'est plus de ce monde parce qu'elle réfléchit à un moyen de s'assurer que ce n'est pas un mauvais rêve comme ceux que faisait son compagnon. C'est sûrement pour cela que Mikasa ne peut pas se résoudre à annoncer quelque chose qui, au plus profond d'elle, sonne comme un mensonge. C'est vrai... Comment une chose aussi insensée et terrible a pu se produire ?

L'injustice, la perte, le chagrin sont des sentiments qu'elle ne connaît malheureusement que trop bien... Une fois déjà elle a tout perdu et elle doit son salut à un petit garçon qui, du haut de ses neufs ans, défia avec une immense insolence les lois qui régissent le monde des hommes. Six ans plus tard elle se retrouve au bord du gouffre, perdue dans cette vie sanguinaire, sans rêve ni joie, comprenant qu'elle ne s'était jamais battue que par nécessité : protéger sa famille, sauver sa vie...

Jamais elle ne s'était démenée pour elle, pour ses désirs, pour ses rêves, pour quelque chose d'aussi simple et puissant qu'un geste tendre.

Une nouvelle fois le destin a décidé de placer un sauveur sur sa route. Après tout, même si Thomas était surpassé par Eren dans de nombreux domaines — moins fort, moins déterminé, moins exceptionnel, moins populaire — il était à elle et elle, à lui. Jamais elle n'a regardé le ciel en implorant qu'on lui envoie quelqu'un d'exceptionnel, quelqu'un qui aurait autant de pouvoirs incroyables, quelqu'un qui aurait la faculté de renverser des montagnes ou assécher des rivières. La jeune femme avait juste demandé quelqu'un de simple, d'humain et sensible qui serait capable de l'aimer, un homme qui pourrait la regarder avec cette lueur passionnée qui vaut tout l'or du monde.

Mikasa scrute cette porte et se prend à s'imaginer plusieurs années plus tard si aucun drame n'avait brisé son cœur ces dernières vingt-quatre heures.

Peut-être rentrerait-elle du travail ou du marché... Cette porte pourrait être celle de cette maison dont ils ont tant rêvé tous les deux, un endroit où seule la paix règnerait. Dans la pièce de vie elle verrait Thomas, assit à la table avec leur enfant sur les genoux. Mikasa imagine facilement une petite fille qui aurait des cheveux noirs caractéristiques et les yeux bleus de son père.

Le regard de ce derniers se lèverait vers elle avec cette façon imparable qu'il a de l'admirer, juste avant que leur fille fasse de même.

— Maman ! S'écrirait joyeusement la petite qui bondirait des genoux de Thomas pour sauter dans les bras de sa mère.

Mikasa soupire en chassant ces images de son esprit, résignée. Ça lui fait mal d'avoir autant de facilité à s'imaginer ce genre de choses en sachant pertinemment que depuis la veille, c'est devenu impossible.

Finalement, son poing frappe trois fois la porte bois et Teresa apparaît dans l'ouverture quelques instants plus tard.

— Mikasa ! S'exclame-t-elle avec une joie palpable.

Le regard de la mère de Thomas regarde à gauche puis à droite, cherchant son fils.

— Il n'est pas avec toi aujourd'hui..?

La jeune femme serre les dents parce qu'elle regrette déjà d'être venue. Son souhait serait de se réveiller maintenant et de se rendre compte que ce n'était qu'un long et terrible cauchemar. En ouvrant les yeux elle verrait Thomas encore endormi à ses côtés et sans aucun membre manquant ni la trace d'une quelconque blessure.

Teresa remarque la souffrance et la tristesse dans le regard de sa visiteuse qui baisse la tête. En remarquant qu'elle est en uniforme, elle comprend alors et ses yeux s'emplissent immédiatement de larmes.

— Non... Dis-moi que c'est faux... Ce n'est pas possible... Souffle-t-elle en mettant ses mains devant sa bouche, profondément choquée.

— Je... Je suis désolée, madame Ralle... Prononce difficilement la brune.

Teresa s'effondre dans les bras de mademoiselle Ackerman, une nouvelle fois heurtée par l'acharnement de ce destin décidé à lui arracher toute sa famille. Madame Ralle sombre dans une tristesse sans limite et se cramponne à Mikasa. Celle-ci est impuissante et ne peut qu'écouter les sanglots déchirants de celle qui aurait dû devenir sa belle-mère, dans le meilleur des mondes. Loin d'être insensible et incapable de véritablement mettre de côté son propre désespoir, la jeune femme finit par prendre Teresa dans sesbras avant de se laisser aller, elle aussi.

— Je suis tellement désolée...