La caverne des espoirs brisés

Chapitre 30 : Les larmes de Calisor

8085 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a environ 2 mois

J’y suis et je suis vivant. Le monde a changé. Enfin, il y a toujours ce rocher noir en face de moi qui n’a pas changé, sauf qu’il y a maintenant une ouverture sombre en son centre. Et pour se rendre à cette ouverture, il y a un pont de pierre sur lequel je me trouve. Quelques gargouilles le décorent, elles sont laides mais il en faudra plus pour me décourager. Le ciel est... étrange. Et de la lave a remplacé la mer au pied du rocher et de la falaise. Je me retourne – toujours ce bon vieux réflexe de regarder derrière soi quand on explore un lieu nouveau, pour mémoriser le chemin du retour, car les choses se ressemblent rarement d’un point de vue ou d’un autre – et derrière moi il y a encore l’île, mais personne là où se trouvaient les autres. Comment tout cela est-il possible ? Pas le temps de tergiverser – surtout après ma petite envolée lyrique de tout à l’heure –, je dois conserver mon avance sur l’Elfe et me dépêcher d’entrer dans la grotte avant qu’il ne débarque.



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Une ombre s’engouffre dans la grotte. Braegor certainement. Pourquoi ne nous attend-il pas ? Valandor soit remercié, Dame Etchmiéazna au moins a entendu mon conseil et m’a suivi sans différer. La voici de l’autre côté du voile. Je lui fais aussitôt part de mes réflexions : « Je crains que Braegor ne soit déjà parti de son côté. Je ne connais pas ses intentions, mais lui seul répondra de ses actes. Quant à nous, je nous suggère de ne pas morceler plus avant notre groupe, et d’attendre ici même nos deux compagnons restants.

– Soit. » Elle parait contrariée de l’attitude de Braegor. Et puis elle observe le monde qui nous entoure. Sa foi est-elle mise à l’épreuve par la vision de ce lieu où transparaît la puissance des Abysses ?



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De la lave... mais pas de chaleur... Hum.... Où est Braegor ? Ma main me chatouille.... Hum... c’est Meilyr qui gigote... J’ai oublié de le relâcher... Il fait froid....



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« Allons-y ! Dépêchons, essayons de rattraper Braegor ! » Je les bouscule, même si je comprends qu’il leur faut quelques instants pour s’habituer à ce nouvel environnement. J’imagine qu’ils se posent autant de questions que moi. J’ai eu quelques minutes de plus qu’eux pour réaliser où j’étais, mais je ne peux leur accorder le même luxe. C’est le privilège et le fardeau des gouvernants de décider à la place des autres quand ils ne sont pas en mesure de savoir ce qui est bon. Alors j’ajoute pour les encourager : « Dans le fer de votre arme et les tendons de votre poignet, dans l’air qui gonfle votre poitrine et dans la colère qui guide votre assaut, les Lumineux sont avec vous ! » Certes, ce n’est pas la prière la plus adaptée à la situation, mais au moins Flamme-Ardente semble se réveiller un peu.



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Pourquoi est-ce que je les ai suivis ? Et pourquoi les as-tu guidés, surtout, mon cher Meilyr ? C’est pas comme si l’Elfe m’avait pas prévenu. C’est pas comme si tout ce que je fais depuis que je les ai rencontrés va à l’encontre des principes que je me suis moi-même fixés... Des risques par-ci, des risques par-là, et en avant la tête la première dans le mortier Angkor. Non mais c’est quoi cet endroit ? Ne pas regarder par la balustrade...ne pas regarder par-delà le pont.... Et merde. C’est haut, et c’est pas du duvet qui nous attends en bas. Allez, Madame Qui-pense-que-les-Basiléens-sont-les-plus-forts nous demande d’avancer. Ben si c’est pour entrer dans une grotte je veux bien. Sous la terre, Meilyr le Nain se sentira enfin chez lui.



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Nous franchissons le porche et pénétrons dans le flanc du rocher. Le sol est sculpté comme le décrivait le Druide Almechior. Les dimensions ne nous correspondent pas, il y a quelque chose ici d’un autre âge, une atmosphère qui provient d’une civilisation oubliée. Etchmiéazna marche à mes côtés. Je n’ose plus la regarder. Je sais ce qui nous attend et je sais également pour qui de nous deux cela sera le plus terrible. Pourquoi fallait-il que mon existence fût ainsi frappée du sceau de la souffrance ?



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Gildarion s’est raidi. Quelque chose le tracasse, et ce n’est pas la peur de ce que nous pourrions rencontrer dans ces tunnels qui s’ouvrent devant nous. Je suis certaine qu’il y a autre chose, même si je ne saurais dire pourquoi. Que fait Braegor ? Il a pu disparaître n’importe où, nous avons déjà croisé quatre ou cinq couloirs perpendiculaires. Nous avançons à l’instinct, Gildarion et moi en tête. Nous ne nous concertons pas, mais j’ai l’impression que nous choisissons spontanément le même chemin.



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Un beau granit vert, avec quelque chose en plus. Oui... oui c’est bien ça. Une variété de fluorite qu’on appelle la chlorophane. C’est ce qui dégage cette lumière verdâtre. Si j’expliquais tout ça aux autres, ils seraient bien étonnés de l’érudition de Meilyr. Mais je pense qu’il vaut mieux que je garde mes réflexions pour moi. Flamme-Ardente est à moitié ensuquée et les deux zigotos du premier rang se font la gueule, à ce qu’on dirait.



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Je les ai entendus passer. Rien de plus simple que de les suivre de loin, maintenant. Il faut dire qu’il n’y a pas de bruit, dans cette partie de la grotte tout au moins. Sont-ils à ce point irresponsables, qu’ils ne prennent aucune mesure pour se faire un tant soit peu discrets ? Heureusement que je suis là pour couvrir leurs arrières. Et surtout pour protéger Etchmiéazna.



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Il fait froid ici... encore plus froid que dehors... Est-ce pour ça que plus personne ne dit rien ?



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J’aperçois une salle qui m’intrigue sur ma droite. Gildarion ne semble pas l’avoir remarquée, alors je l’interpelle : « Regardez ! Cette salle a l’air différente des couloirs que nous avons traversés jusque-là. » Il y a un tas de gravats en son centre. On dirait que c’est une ancienne statue effondrée. « Cela me paraît être un lieu décrit par le Druide, qu’en pensez-vous Gildarion ?

– C’est possible, ou un lieu qui lui ressemble. Rien ne garantit que nous suivons son itinéraire. En vérité il est même très peu probable que nous passions par le même chemin que lui. Qui sait ? Qui s’en soucie ? De toutes les façons, il n’avait rien trouvé qui nous puisse être utile dans cette portion de la caverne. Poursuivons, notre but est bien plus loin.

– Je sais, Gildarion. Je ne comptais pas visiter toutes les galeries, je m’étonnais juste de voir distinctement la pièce dans son ensemble, alors que je crois qu’il ne voyait qu’à quelques mètres dans la grotte. La lumière qui émane de la roche est-elle plus intense maintenant ?

– Cela se peut. Comme il se peut qu’il ait menti, ou qu’il ait rencontré des difficultés à voir en raison de sa santé, ou que son esprit se soit révélé plus faible que le nôtre pour supporter la force qui traverse ce lieu. Nous pouvons supposer tout ce que nous voulons, Etchmiéazna. Mais de grâce reprenons notre route. »

Pourquoi Gildarion se montre-t-il si froid, si distant, si dur ? Il en devient presque méchant. Mais il a raison sur un point : il est inutile de s’attarder ici.

« Il manque quelqu’un ! » C’est la voix de Meilyr, qui grogne derrière moi. Je me retourne, et je constate qu’en effet Flamme-Ardente ne nous suit plus. Je reviens sur mes pas et la trouve plantée devant l’amas de débris. « Que regardez-vous, Flamme-Ardente ? Nous ferions mieux d’y aller. Venez. » Elle ne dévie pas le regard, et me répond avec une voix traînante, comme si parler lui demandait un effort considérable. « Un Dieu... C’est... un Dieu.

– Ce devait certainement être une statue d’un Dieu vénéré par ceux qui ont creusé ces galeries, nous n’en doutons pas.

– Un Dieu... ancien... Un Dieu... créateur... Le Dieu... de la vie. »



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Elle s’écarte de la Salamandre. Elle a peur, je crois. Tu m’étonnes, Flamme-Ardente est bizarre, apathique et pourtant animée d’une force incroyable. Elle fixe la statue brisée avec une intensité déroutante. « Qu’est-ce qu’elle raconte ? » qu’elle me dit, Madame Qui-croit-croire-mieux-que-tout-le-monde. Moi j’ai compris. « Flamme-Ardente contemple son créateur, voilà. Tu croyais quoi ? Que les Reptiliens sont nés d’un œuf ? Leur race doit garder une mémoire profonde, enfouie et instinctive de leur création. Et la voilà qui confronte cet héritage mnésique à la divinité dont ce lieu est encore imprégné. » Il comprend tout Meilyr.



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Un Dieu plus ancien que les Célestes, qui aurait créé la vie ? C’est si dur à concevoir. L’enseignement théologique de Basiléa fait l’impasse sur les âges précédant l’avènement des Célestes. Mais il est vrai que les races nobles peuplaient déjà Pannithor quand ils firent leur apparition. Tant de choses s’étaient produites en ces temps... Tant de choses qui n’étaient pas le fait des Célestes...



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Ça lui en bouche un coin, tout ça. Les Lumineux par-ci, les Lumineux par là. Et hop, on oublie qu’il y a d’autres Dieux. D’abord les Malveillants, tiens, dont l’existence est tout aussi tangible que leurs demi-parts planquées en haut du Mont Kolosu. « Bien sûr qu’il y avait des Dieux au commencement du monde. Nous les Nains, nous nous souvenons. Nous nous souvenons que nous sommes issus des larmes de Dianek, gloire et richesses à Elle. » Et voilà que Meilyr donne une petite leçon à Madame Que-c'est-elle-qui-vénère-les-bons-Dieux-et-pas-les-autres.



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Dianek. Bien sûr. La Déesse-Mère des Nains. Mon adoration pour les Lumineux a occulté cette vérité. Il faudra que je médite sur tout cela. Il faudra que je revoie ma conception du monde... en dehors du carcan idéologique de l’Hégémonie. Mais pas maintenant. Et Flamme-Ardente qui ne bouge toujours pas... Meilyr sort sa pipe. Est-ce vraiment le moment ? Mais que fait-il ?



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« Allez, hop, ma douce... Une bonne bouffée te fera le plus grand bien. » Ça crépite dans la chambre de la pipe. J’ai peut-être trop chargé en poudre... Une grande inspiration, bien, très bien. Voilà, le tour est joué ! Flamme-Ardente revient parmi nous. Je savais qu’elle avait besoin de se réchauffer. Qu’il est futé, ce Meilyr. Meilyr le Sage, qu’on va m’appeler. Meilyr le Sage, Re-fondateur du Clan du Chardon, ça sonne bien.



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Ouf, le Nain a réussi à sortir Flamme-Ardente de sa torpeur, et nous pouvons reprendre la route. Cela fait plusieurs fois qu’il nous sort d’affaire. Une aubaine que nous l’ayons rencontré, et j’ai bien fait de passer au-dessus de la première impression qu’il m’a faite lorsque que nous l’avions rencontré. J’espère que Gildarion le reconnaîtra.



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Meilyr le Sage, Re-fondateur du Clan du Chardon, et honorable Grand Maître de la Guilde du Commerce de la Fumée, guilde des plus honnête et des plus bienséante. Pour être complet.



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Bhanek... … D’où me vient ce nom ?...



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Etchmiéazna se décide enfin à m’interroger. Je savais que cela finirait par arriver. « J’ai le sentiment que quelque chose ne va pas, et je souhaite que vous puissiez m’en faire part. Nous nous enfonçons au cœur de ténèbres inexplorées, au-devant de dangers sans précédents, aussi j’estime que je mérite votre confiance. Parlez-donc, expliquez-moi quelle ombre plane sur votre âme depuis que nous avons franchi le seuil de monde inconnu. »

Bien sûr qu’elle perçoit mon malheur. Mais que lui révéler ? « Je ne puis rien vous dire de plus que vous ne sachiez déjà. Mon destin est trop terrible. Trop terrible pour un cœur meurtri. » Ces mots ne me sont pas venus par hasard. Le chant s’impose à moi. Je comprends qu’à mesure que nous nous progressons dans les entrailles de cette roche sinistre, à mesure que je m’approche du point d’orgue de mon existence, il se fait plus présent. Inutile de chercher à m’en défaire. Ce chant m’accompagnera jusqu’au moment fatidique, puisqu’il doit en être ainsi.

Trop terrible pour un cœur meurtri.



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La fumée est chaude... douce. Merci Meilyr... Merci. Mais plus on avance, et plus il fait froid... Le froid d’Hiver gagne du terrain dans mes veines... La chaleur dont Kthorlaq m’a gratifié ne résistera plus longtemps.... même avec le secours du tabac brûlant.



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Cette portion-là m’a paru interminable. Lassante. Alors, je ne suis pas mécontente de voir enfin les fameuses colonnes, quand bien même elles annoncent l’imminence du danger. Elles sont belles, je ne peux que l’admettre. Quelle finesse ! Elles semblent réelles, et tellement irréelles à la fois... j’ai envie de les toucher... mais je n’ose m’en approcher. Meilyr n’a pas ces scrupules.



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Du beau, très beau travail ! Colonnes de marbre blanc. Sculptures de jade pur. On ne trouve pas de gisement de jade dans cette partie de Mantica. En fait je ne sais même pas si on en trouve ailleurs que dans la chaîne de montagne des Lames d’Ej... Bon, le thème choisi est pas forcément dans mes goûts. Un serpent à tête de démon abyssal, un serpent à tête de démon abyssal, et... bref on a compris.



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Trop terrible pour un cœur meurtri.

C’est par cette allitération, dure et crue, que j’annonce le récit que je m’en vais vous conter.

Et ce récit sera terrible, le récit de souffrances que nul n’osa jusqu’alors entendre, que nul ne peut pleinement ressentir, que nul ne pourra jamais plus supporter.

Il me revient, à moi-même et moi seul, de narrer les peines de celui qui fut le plus noble être de ce monde, le plus puissant membre de notre race, le plus glorieux personnage de toute l’Histoire. Si sa renommée n'a pas d'égale, il n'est aucunement superflus de vous chanter sa douleur, afin que nul ne l’oublie, pour honorer sa mémoire, par amour de son Amour.



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Y’a quand même quelque chose qui me chiffonne. Comment ont-ils pu... Le serpent de jade s’enroule autour du pilier de marbre, or il est fait d’un seul bloc...

« Cela pourrait-il être l’œuvre des Nains abyssaux ? » C’est encore l’autre, avec ses questions. Elle m’énerve. Elle comprend rien à rien. « Pas fait par les nôtres, non. » Pas du travail de Nain, pas du travail de tailleur de pierre. Du travail de magicien. Mais ça, je lui dis pas. Je garde pour moi. Elle mérite pas de savoir.



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« Les nôtres ». Il a dit « les nôtres » pour parler des Nains abyssaux, quand il m’a répondu. Ils sont tellement xénophobes, ces Nains, qu’ils se sentent plus proches de leurs cousins pervertis dont ils sont les ennemis jurés que des autres peuples dont ils partagent pourtant les combats. Quoi qu’il en soit, les sculptures représentent bien des créatures abyssales. Ce qui veut dire que cette partie-là a été aménagée relativement récemment à l’échelle de Pannithor. Un premier sanctuaire creusé à même la roche en des temps immémoriaux, secondairement investi, travesti, perverti même, à une époque plus tardive. L’époque de Calisor Fénulian, le Temps de la Lumière précédant la Guerre des Dieux, si je me fie à ce que Gildarion m’a révélé. Mais en ces temps-là les démons abyssaux n’avaient pas encore souillé le monde de leur ignoble présence. Ils n’assaillaient pas encore les races nobles et ne pouvaient être connus... que de celui qui les avait façonnés en secret : Oskan, le Père des Mensonges !



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Les serpents... sont froids...



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Car c’est d’amour qu’il s’agit, et si aujourd’hui les marées fluent et refluent, c’est qu’elles sont encore imprégnées des battements de son cœur.

Pour quelles raisons Calisor Fenulian aima une humaine froide et ingrate ? Personne ne saurait le dire, mais personne ne peut prétendre posséder le cœur de Calisor, et partant le comprendre.

Quelle pitié pour les Elfes, de voir son plus splendide individu ainsi éconduit !

Quelle misère pour les Hommes, de voir leurs espoirs d’ascension piétinés par le mépris d’une égoïste !

Quel malheur pour le monde, que le plus grand amour jamais conçu ne put s’épanouir !



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« Vous les entendez ? » Bien sûr qu’on les entend nous aussi, Madame Qui-nous-apporte-la-lumière-de-la-vérité. On les entend. Les hurlements, puisqu’elle n’a pas osé prononcer le mot. Ce n’est pas parce que je n’ai pas de grandes oreilles que j’entends moins bien que les autres. Et d’ailleurs, en parlant de grandes oreilles, Monseigneur Aux-esgourdes-pointues n’en bronche pas une depuis un moment. M’est avis que ça ne cache rien de bon, cette histoire. Suspect, le bonhomme. Bon après tout, on fonce droit vers un repère de monstres des Abysses, alors un suspect de plus ou de moins...



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Le terrain est en pente, c’est de plus en plus perceptible. De temps en temps, j’ai l’impression de traverser un voile, plus fin que celui qui séparait le sommet de l’île du pont de pierre. À chaque fois, je ne peux m’empêcher de regarder les autres, pour voir s’ils sont toujours visibles ou non de l’autre côté du voile. Pour m’assurer qu’ils suivent, aussi. Un silence pesant s’est installé, d’autant moins supportable que les cris des abyssaux se font plus audibles. Gildarion me regarde de temps à autre. Il a un air de sac-à-puce réduit en esclavage par des Gobelins. L’imbécile s’est mis en tête de m’aimer, et ce n’est pas faute de l’avoir prévenu que c’était peine perdue. Meilyr, ce n’est pas mieux. Il a perdu sa bonhomie, et il y a quelque chose de méchant dans sa voix. Et Flamme-Ardente qui est de plus en plus léthargique... Je crains de ne pouvoir bientôt plus compter que sur moi-même.



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Quoique... Des hordes d’abyssaux c’est une chose, mais l’Elfe à lui seul est peut-être une menace plus grande. Restons méfiant, mon cher Meilyr.



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Il me revient d’exposer tout cela, mais je répugne à la tâche, car je m’en sens indigne. Et d’ailleurs qui ne le serait ?

Allons, pauvre de moi, ai-je le droit de me plaindre ? Ce que je dois entreprendre n’est rien en regard de ce qu’endura Calisor, une infime part de l’abîme dans lequel il fut jeté par un destin cruel.



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Respirer la fumée.... Ne pas oublier. Sinon... le froid...



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Et toujours aucune trace de Braegor !



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Tiens, une salle qui s’ouvre sur la gauche. Et son sol n’est pas taillé dans le granit comme ailleurs. Les dalles sont du même marbre que les piliers. Ça signifie que cette pièce a été creusée dans un second temps, par les nouveaux propriétaires du lieu. Excellente déduction, Meilyr ! Merci Meilyr, toi au moins tu reconnais mon intelligence à sa juste valeur.



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Ainsi donc sache, patient auditeur, que Calisor Fenulian était un Elfe pour les Elfes, en cela qu’il possédait tous les dons de notre race au degré ultime de leur plénitude. Magnifique parmi les élégants, puissant parmi les forts, maître parmi les agiles, érudit parmi les savants, poète parmi les artistes, il semblait né pour inspirer son peuple autant que pour le magnifier.

En toutes choses, ses projets et ses réalisations étaient à la mesure de son ingéniosité et de ses talents. Il était la fierté des Elfes et leur bienfaiteur.



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Meilyr ne me suit plus et vient d’entrer dans une salle derrière moi. Je dois aller le chercher. Il faudra que je lui rappelle qu’on ne doit en aucun cas nous disperser. Et s’il s’obstine je lui ferai voir comment on traite les perturbateurs au sein de l’Hégémonie...

C’est un peu différent ici, il y a des statues en parfait état. Elles semblent faites en or noir. Mais ça n’existe pas, de l’or noir ?



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Ne pas les suivre... trop froid... Statues... glaciales.



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Beau, très beau travail ! Quelle grâce, quelle élégance ! Ces créatures sont sublimes... Si sensuelles... Je me présente Meilyr, pour vous servir Mesdemoiselles. Évidemment elles ne réagissent pas. Alors elles ne m’en voudront pas si je les caresse, juste un instant. Juste une petite caresse...

« Meilyr, non ! » Le beuglement de l’Elfe m’arrache de mon petit nuage. « T’avais pas perdu ta langue, toi ? que je lui balance.

– J’ai un mauvais pressentiment au sujet de ces statues. Elles représentent des Séductrices, et je crains qu’elles ne soient aussi dangereuses que les créatures dont elles sont les images. Rappelez-vous à quel point les Séductrices peuvent duper les chevaliers les plus preux comme les sages les plus déterminés ! De grâce, s’il te reste une once de volonté propre, Meilyr, arrache-toi à l’influence corruptrice de ces sculptures perverses !

– Allons Meilyr, Gildarion a raison. » Elle dit ça en s’approchant de moi. « Je comprends l’attirance que vous ressentez pour ces créatures si... parfaites. Moi-même, en dépit de mes vœux, de mon instruction théologique et de toute la discipline basiléenne, je ne peux m’empêcher d’éprouver cette attraction. Je ne peux empêcher mon esprit de se projeter dans la volupté insondable du contact avec leurs corps... » Là elle ne me regarde plus, elle s’est tournée vers la statue la plus proche et la dévore des yeux. « De m’imaginer à genoux léchant langoureusement leurs pieds, et… » Elle s’en approche, elle la veut pour elle, la statue, mais elle est à moi, à moi ! J’attrape mon arbalète...



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Je les empoigne tous deux. Juste à temps.


Mais qui donc tire les ficelles du destin ? Qui donc, pour qu’il tombât amoureux d’un funeste objet, d’une humaine claquemurée dans son orgueil, qui repoussa les limites de l’insolence en même temps que ses avances ?


Je conçois sans mal qu’un Nain succombe à l’envoûtement de Séductrices, fussent-elles inanimées, mais qu’il en soit de même pour une abbesse basiléenne... Quelle pitié.


Ni l’évidence de l’honneur qui lui était fait, ni la perspective du sort le plus enviable de son temps, ni la rationalité de l’argumentaire de ses proches qui ne cessèrent de la presser, rien, rien ne put l’engager à revoir son jugement.


Je les traîne hors de la salle. Flamme-Ardente nous attendait sur le seuil. Sage précaution.


Aussi le pauvre et le grand, le meurtri et le suprême Calisor Fenulian s’enferma dans un monde de douleurs, tournant le dos à la vie splendide à laquelle il pouvait prétendre parmi les siens.


« Voici, Etchmiéazna, la preuve que vous êtes la seule à avoir droit de cité dans mon cœur. Tachez de vous en souvenir. »


Il erra, seul, écorché, au pinacle de la souffrance.



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J’ai laissé Gildarion un demi pas devant moi. D’abord pour ne pas affronter son regard, ensuite parce que je ne me sens plus légitime pour guider notre groupe. Je suis confuse, couverte d’une honte qui souillera mon existence jusqu’à son terme. Comment ai-je pu baisser ainsi ma garde, prêter le flanc à la magie malveillante des Abysses, jusqu’à renier ma foi et ma vocation ? Je touche la lame sous ma tunique. Elle est toujours là. Elle m’a accompagnée dans les épreuves les plus difficiles de ma vie. Oui, ma chère panthère, ton souvenir est intact en ma mémoire, la lame qui te terrassa est toujours contre mon cœur. Malgré mes erreurs, ma promesse tient toujours. L’opprobre que je mérite ne m’écartera pas de ma ligne de conduite, et je continuerai à vénérer les Lumineux avec tout ce qu’il me reste de volonté, et mon fléau d’arme s’abattra sur les serviteurs des Malveillants avec tout ce qu’il me reste de force !



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Ce n’est ni la vue, ni l’ouïe, ni même l’odorat qui m’ont averti. C’est le tact. Je sens le flux d’air, à peine perceptible, qui annonce l’arrivée de la créature. Elle se déplace sans aucun bruit, invisible dans la pénombre de ce couloir dérobé. Je me colle contre la paroi. Et j’attends. Elle sera bientôt là. Bientôt... Encore un peu... Chlac ! Mon poignard s’est fiché dans sa poitrine, stoppant net le monstre. Je visais la gorge, mais la chose était plus grande que l’abyssal mineur que je me figurais. Je m’approche du cadavre pour mieux voir – pourquoi fait-il si noir dans certains couloirs ? – et je découvre une gargouille. Je prends soin de l’achever, ces bêtes-là ne pas ne sont pas très coriaces, mais elles sont connues pour se régénérer et guérir de leurs blessures. Bien, ne traînons pas. Une gargouille isolée, c’est soit une sentinelle, soit une messagère. Dans les deux cas, ça signifie que le gros de la troupe approche. Et dans les deux cas, Etchmiéazna ne saura pas qui prend soins de ses arrières.



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En avant, en avant toute ! Je marche maintenant d’un bon pas, revigorée par le contact de mon pendentif et le souvenir de mes vœux, et j’encourage les autres à maintenir la cadence. C’est Flamme-Ardente qui m’inquiète le plus, mais elle tire régulièrement une grande bouffée de sa pipe et cela semble lui redonner des forces. Combien de temps cet artifice pourra-t-il fonctionner ? J’ai l’impression que la luminosité décline dans cette galerie. Cela fait longtemps que je n’ai plus vu d’ouverture dans sa paroi.



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Il va bientôt faire complètement noir, là-dedans, et Madame Qu’il-faut-respecter-sinon-elle-va-se-plaindre-aux-Lumineux-et-ils-vont-nous-envoyer-les-Elohi-pour-nous-botter-les-fesses nous demande de courir toujours plus vite ! Pas très prudent, on risque de trébucher, et si Flamme-Ardente me tombe dessus, je vais finir aplati comme une galette d’épeautre.



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Ô la peine qu’il endura ! Non, je ne saurais la décrire, je me refuse à la faire partager, je ne puis de toute façon que l’entrapercevoir, tant elle surpasse l’entendement, tant elle fracture les bornes du possible, tant elle engloutit l’étendue pourtant infinie de l’âme.



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Enfin de la lumière ! Nous entrons dans une pièce de grandes dimensions, bien que je ne sache estimer son étendue. Cinquante, cent, deux cents mètres de côté ? Il y a de nombreuses colonnes qui obstruent le regard, et je ne vois pas bien le fond. Des colonnades comme je n’en avais vu que dans le Grand Temple du Brave Kyrion. L’éclairage ne vient plus de la roche, mais de torches. Par quel artifice brûlent-elles ainsi depuis on ne sait quand ? Flamme-Ardente s’approche de l’une d’elles, tend la main puis la retire brusquement. Elle a dû se brûler.



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Gelée... La flamme... est gelée...



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« Surtout, restons groupés ! » Oui, oui... À vos ordres Madame l’Abbesse-qui-aurait-quand-même-bien-aimé-faire-des-galipettes-avec-les-Séductrices. À vos ordres ou pas, j’ai bien envie de faire un petit tour. J’aime bien cette salle. Voilà une nouvelle statue. Plus grande. Un chevalier pointant son épée droit devant, tandis que sa monture se cabre. Vu et revu, mais toujours efficace. Et puis si ça se trouve, à l’époque, c’était peut-être novateur, qui sait ? Ah, et ce métal... J’ai jamais vu ça auparavant. Du cuivre allié à du charbon ? Non... c’est brillant, c’est noir, mais c’est forcément quelque chose de plus noble. De l’or noir, si ça existait.



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Par Jullius ! où est encore passé Meilyr ? Avec toutes ces colonnes, on peut se perdre si vite. « Meilyr ! Meilyr ! » Il ne me répond pas. Ah, si je le retrouve...



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J’admire la statue sous toutes ses coutures. C’est beau de partout. Pas un détail n’est négligé. En revanche, le sol au pied du monument est en moins bon état. Là, une grosse fracture qui fend la dalle. On dirait même un trou. Qu’est-ce que c’est, ce truc blanc laiteux au fond ? Ça a l’air tout mou...



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Et dans le silence de son exil, dans le mutisme de son ermitage, il hurlait, d’un mot et d’un seul : « je t’aime » et « je meurs ».



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« Larves de succubes ! Fuyez ! » Ça y est, j’ai localisé Meilyr. Il est tout prêt finalement, mais ce n’est pas une bonne nouvelle si j’en crois son cri d’alerte. Hélas, il dit vrai, car le voilà qui déboule suivi de près par une masse grouillante de créatures visqueuses. Des larves de succubes. Les abominations glissent sur le sol en produisant un horrible bruit de succion, tractées par deux pattes qui émergent de leur corps allongé aux embouchures d’une gueule garnie de dents tranchantes. Si vous laissez ces bêtes-là s’agripper à vous, c’en est fini. Elles s’entasseront les unes sur les autres, se répandront tout autour de vous jusqu’à vous submerger et vous dévorez. Fuir est la seule option. Je détale sans plus regarder en arrière. Je vois Gildarion qui décoche des flèches tout en courant lui aussi pour couvrir notre retraite.



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Splouch ! Splouch ! Quand les flèches de l’Elfe transpercent les larves, ça fait un son dégoûtant, mais le plus dégoûtant c’est de voir les larves qui se jettent sur les cadavres pour s’entre-dévorer. Ne regarde pas trop derrière, Meilyr, concentre-toi sur la course. Ce n’est pas ton domaine d’excellence, la course, tu le sais, alors donne tout, Meilyr, donne tout !



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Il y a une sortie, droit devant. Mais pas de porte. Si les Lumineux le veulent, nous allons nous échapper, mais rien ne retiendra non plus les larves qui nous talonnent. Que faire ? Mais que faire ? Et d’ailleurs, que fait Flamme-Ardente ?



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Gildarion et Etchmiéazna sont déjà dehors. L’Elfe couvre juste la retraite de sa belle, il s’en fiche si je me fais prendre par les larves ! Allez, plus que quelques mètres... Flamme-Ardente, qu’est-ce qu’elle trafique ? Elle a mis de la poudre noire tout autour des deux piliers qui encadrent la sortie, mais c’est précieux la poudre ! On ne gaspille pas comme ça !



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Le Nain sort... et j’allume...



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Flamme-Ardente a juste eu le temps de passer le seuil que l’explosion retentit. Un nuage de fumée et de gravats s’échappe et nous enveloppe. Quand la poussière retombe, je constate avec soulagement que son plan a marché : en s’effondrant, les piliers ont obstrué l’ouverture. Je donnerais une messe en l’honneur des Salamandres, si je sors d’ici vivante. Cependant j’entends encore des bruits de l’autre côté et il y a quelques petites ouvertures qui pourraient s’agrandir sous les coups des pattes repoussantes mais robustes des larves. « Ne nous attardons pas. Mais au fait, où avons-nous atterri ? »



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C’est dans ce temps de malheur, qui pourrait prétendre se faire appeler un Âge si l’on mesurait le temps à l’aune des souffrances endurées par notre héros, que Calisor fut approché par Oskan. Oskan le Céleste, puisqu’il en était un, le plus jeune d’entre eux, et puisque seul un Céleste du haut de sa divinité pouvait décemment se présenter devant Calisor, et surtout dans le temps du comble de ses malheurs.



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Quel imbécile ce Nain ! Pourquoi fallait-il qu’il mette son nez dans un nid de larves ? Je vais devoir faire un sacré détour pour les retrouver, maintenant. Si jamais je les retrouve. Pourvu qu’Etchmiéazna n’ait rien...



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Grande... grande salle... De la chaleur au centre... Aller vers la chaleur...



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Et ben... en voilà une belle voûte ! Ni sous les Monts Halpi ni en Abercarr on n’en trouve de si vaste... Et là-bas, ce truc qui brille... Mais si, c’est lui ! C’est l’artefact ! Ne comptez plus sur Meilyr pour fermer la marche. Précieux Trésor, me voici !



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C’est ici. C’est la fameuse salle qui recèle notre objectif. Je devine au loin l’autel qui le soutient. Je le sens qui m’appelle. Mais je suis encore assez lucide pour ne pas me précipiter. Si près du but, je ne compte pas faire de faux pas. Pas un de plus, l’épisode des sculptures de Séductrices m’a servi de leçon. D’abord, observons. Oui, on se bat près de l’autel. En fait c’est même évident, ça saute aux yeux que deux armées abyssales s’affrontent mais je ne l’ai pas vu d’emblée, absorbée par l’autel. Il faut que je me méfie. Meilyr et Flamme-Ardente ne sont pas si prudents. « Hé ! Attendez ! Vous n’arriverez à rien en fonçant tête baissée, il nous faut un plan. Nous ne pouvons prétendre vaincre autant de guerriers réunis à nous seuls. Rappelez-vous du récit du Druide : les affrontements entre abyssaux sont suivis de périodes de calme. Patientons. »



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Ça cogne et ça hurle et ça gémit à tout va. Elle a peut-être raison pour une fois, Madame Je-suis-la-cheffe-parce-que-chez-moi-j’étais-déjà-la-cheffe. Meilyr sait être patient pour saisir une opportunité. Meilyr le Patient, qui frappe au moment judicieux. Le Trésor sera à moi... patiente juste un tout petit peu, Meilyr.



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Ne jugeons pas, mes auditeurs, ne jugeons pas les actes et les intentions depuis notre position, la position facile de ceux qui connaissent déjà le dénouement des faits, de ceux qui savent où mène l’engrenage du destin. En ce temps, ce temps du comble des malheurs de Calisor, Oskan l’approcha et ce fut une bénédiction, car il apportait ce que nul autre ne pouvait promettre, ce que nul autre ne pouvait concevoir : l’espoir d’une issue heureuse, le moyen de gagner le cœur le plus cher au cœur de Calisor.



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Enfin ! Ce ne peut être qu’ici... Oui, c’est bien la grande salle, l’immense salle où doit se terminer notre périple. Je ne sais pas si les autres sont déjà là, je ne les vois pas. Il doit y avoir de nombreuses entrées et la pièce est si vaste qu’on ne voit pas tous les bords. Bon sang, si, les voilà ! Ils s’avancent vers l’autel central. Les fous, il y a encore des abyssaux ! Il faut à tout prix que je protège Etchmiéazna ! Je m’élance, j’enjambe des cadavres par centaines. Certains remuent encore. En voici un qui se relève. Pas de quoi ralentir ma course : décapité le porte-flamme !



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Flamme-Ardente est partie devant, sans écouter mes conseils, et elle va en payer le prix : un moloch se met en travers de son chemin. Je le vois lever sa hache. Je suis trop loin pour lui porter secours, trop essoufflée pour crier !



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Ah, je la retrouve, ma Flamme-Ardente ! L’adrénaline du combat, y’a rien de tel pour se remettre en forme. Pas que j’y connaisse grand-chose au combat, moi, un honnête commerçant... Et hop, le sabre en l’air, elle pare le coup de hache du moloch. Chapeau bas, de bloquer d’un seul bras une attaque aussi puissante. Et de sa main libre, hop, elle dégaine son pistolet et lui colle une balle en pleine tête, à bout portant ! Voilà, c’est ça qu’on veut voir, bravo l’artiste !



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Des succubes s’avancent, une dizaine, sortant de je ne sais où. Elles n’ont pas l’air, avec leurs corps graciles, mais elles sont de redoutables guerrières. Et leur physionomie séduisante cache une cruauté sans borne, une folie sanguinaire insoupçonnable. Et moi qui suis encore si loin, si loin d’Etchmiéazna ! Courir, courir, sauter par-dessus les amas immondes d’entailles répandues sur un sol saturée par la mort elle-même... 



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Gildarion décoche ses flèches sans la moindre hésitation. On dit que le charme des succubes fait dévier les tirs et les coups que leurs adversaires rechignent à leur porter. Mais Gildarion n’a pas hésité, il a visé juste, il les a toutes abattues sans perdre son sang-froid. Est-ce qu’il dit vrai, quand il prétend que je suis la seule qui compte à ses yeux, qu’il est imperméable à la beauté des autres créatures ?



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Ce n’était pas un cadeau, cependant, que lui offrit Oskan. Ce n’était qu’une direction vers laquelle il le convia à regarder. Car une longue route le séparait encore du bonheur, un effort des plus pénibles tel que nul n’avait jamais eu à fournir, une quête des plus ardues, des plus glorieuses, de celles qui forgent les héros plus qu’elles ne les éprouvent. Nombreux contèrent les hauts faits de Calisor, nombreux chantèrent les exploits qu’il accomplit alors, et c’est un bienfait pour notre peuple que la mémoire de cette épopée soit entretenue jusqu’à la fin des âges, car c’est un exemple qui doit instiller en nous le goût de l’excellence et de la dévotion.



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Ils y sont presque. Ils arriveront dans quelques instants aux marches de l’autel. Et je les rattrape enfin. J’arrive, Etchmiéazna, j’arrive ! Ils ne m’ont pas vu, toujours pas. Ils ne regardent que devant eux. C’est normal après tout. Il faudrait qu’ils se retournent pour me voir. Et pour voir ce démon qui émerge des cadavres...



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Une boule de feu s’écrase aux pieds de Flamme-Ardente. Que les Lumineux la protègent ! D’où est-ce que ça vient ? Oh... Je comprends mieux : un démon abyssal a fait irruption. Où se cachait-il ? Qu’importe, il faut faire vite, se redéployer. Il peut nous atteindre à distance avec sa magie. Mais il est encore plus redoutable en combat rapproché...



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Le démon ne m’a pas vu, lui non plus. Et bien, je vais t’apprendre à négliger Braegor, Parangon de la Chasse de l’Ordre du Loup Solitaire ! Je tiens fermement mon poignard dans ma main, je ne suis plus qu’à quelques pas... Il se retourne vers moi, il lève sa patte griffue pour me frapper !



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Plus... Il en faut plus pour mettre à terre... la plus grande corsaire de la Mer Naissante... Le démon arme son bras... Grave erreur... Braegor est un chasseur... Il sait ce qu’il doit faire...



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Ça n’a duré qu’une fraction de seconde. Braegor s’est jeté contre le démon, sous l’aisselle du bras qui devait l’écraser. Il a planté son poignard jusqu’à la garde et a certainement perforé le poumon du monstre. Le voilà qui retombe au sol. Le démon titube, mais il est encore vivant ! Et Braegor est désarmé ! Ah, si seulement les Elohi pouvaient voler à son secours !



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Allez, rugit un bon coup, mon grand... C’est un truc que font les démons, quand ils s’apprêtent à terrasser leur proie, non ? Fais plaisir à Meilyr... Rugit donc... Bien, abruti ! Déguste-moi ça !



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Quelque chose vient de se planter dans la gueule grande ouverte du démon qui se voyait déjà me dévorer. « Ça va devenir une habitude, de vous sauver la mise à coup d’arbalète. » Meilyr ! Sacré Meilyr, il a le compas dans l’œil, à défaut d’avoir sa langue dans sa poche.

« Grimpez, Abbesse. » C’est Gildarion qui tend sa main pour aider Etchmiéazna à escalader les marches de l’autel. Il ne perd pas son temps, celui-là. J’ai un second poignard, heureusement.



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Le Druide avait parlé d’un bâton de diamant noir. Je ne crois pas qu’il soit fait d’une pierre. En fait, je ne suis même pas sûre qu’il soit fait d’une quelconque matière. Il semble éthéré et pourtant je sens son poids alors même que je ne le touche pas encore. Je dois faire un effort terrible pour m’arracher de sa contemplation et me tourner vers Gildarion. « Et bien, que nous reste-il à faire ?

– Posons chacun une main dessus, et fermez les yeux. »

Quelle tête il fait, mon Gildarion. Il est plus penaud que jamais. Et pourtant on touche au but, littéralement. Qu’est-ce qui le ronge ainsi ? Je n’arrive pas à le comprendre. En vérité, je ne l’ai jamais compris, cet Elfe. Mais, en cet instant, son regard énigmatique me semble receler des secrets inavouables qui le torturent. Tant pis, il faut aller de l’avant. Que j’ai ou non un jour la réponse à mes questions, je dois accepter présentement le sort que m’ont réservé les Lumineux. Je ferme les yeux et je pose ma main sur le bâton. Est-ce froid, est-ce brûlant, est-ce dur ou impalpable ? Mille impressions contradictoires me traversent.



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Mais que l’on me blâme et que l’on me méprise pour cela, je résumerais l’odyssée de Calisor à ce seul mot, qui vaut tous les panégyriques et tous les dithyrambes : au cours de sa quête, au nom de son Amour, il décrocha l’Étoile des Cieux.



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Par la barbe de Garrek Poigne-de-fer, qu’est-ce qu’il fait ! Mais qu’est-ce qui lui prend ?



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J’ouvre les yeux. Mais même avant de voir, je savais. Sa dague est plantée dans mon ventre. Et il pleure sans oser me regarder. « Pourquoi ? » Je n’ai rien d’autre à ajouter que ce pourquoi. « C’était un mensonge, un odieux mensonge depuis le début. Les inscriptions n’indiquaient pas que l’artefact ne pouvait être récupéré que par un Elfe et une humaine unis. Il était écrit qu’il fallait le sacrifice d’un être aimé. »



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Il l’a poignardé. Il a osé, le fourbe, le scélérat, le pire traître que le monde n’ait jamais enfanté ! Je vais te venger, Etchmiéazna ! Mais... qu’est-ce qui me retient ? Une main rugueuse aux écailles rouges. « Patience... Il est trop tard pour la sauver... mais trop tôt pour intervenir... L’artefact... est encore scellé... »



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Elle ne lâche pas le bâton, la garce ! Elle a beau être transpercée de part en part, elle ne lâche pas l’affaire. Elle fusille du regard l’Elfe qui ne fait pas le fier. Il lui explique qu’il doit ramener le Trésor en Elvenholme, pour le salut des Elfes et de ce monde. Mon cul. Et elle est d’accord avec moi, quand elle lui réplique avec sa voix terrible qu’il ne va pas s’en tirer comme ça. « Vous m’avez dit que seule une arme forgée par un Elfe serait capable de vous atteindre au travers de votre armure...

– Ce n’était pas une fanfaronnade, mais la plus pure vérité. Aussi légitime que soit votre désir de vengeance, il est inutile de chercher à vous emparer de votre fléau.

– En ce cas, goûtez-donc le savoir-faire de vos cousins de la Lignée du Crépuscule ! »



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Je déchire ma tunique et révèle mon pendentif. En une seconde, je tiens la lame dans ma main restée libre et frappe Gildarion en plein cœur.



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En plein cœur. Comme elle le fit déjà. Enfin... l’aimais-je vraiment ? Si je conçus de la sacrifier, puis-je encore me duper de l’illusion que je l’aimais ? Un Elfe responsable de la mort de sa bien-aimée... Ce sacrifice exigé pour rompre le sort scellant l’artefact n’était qu’une parodie cruelle de la tragédie de Calisor Fénulian. Et dans mon orgueil, je prétendais associer mon destin à celui de Calisor, comme si cela pouvait m’élever vers sa gloire. Calisor, dont le Chant des Larmes m’accompagna dans cette descente infernale... Je ne m’en récitais que le prélude, mais j’en connais tout autant la suite et elle ne contredira pas cette aberration : dans les trente-sept couplets qui composent cette complainte, pas une fois Elinathora n’est citée, pas une fois son nom n’est prononcé. Comment peut-on alléguer retranscrire une passion amoureuse sans évoquer la personne qui l’inspira ? Et si finalement le Chant des Larmes s’avérait profondément juste en n’envisageant que les sentiments de Calisor et nullement l’objet de son amour ? Et sii c’était véritablement cela le malheur des Elfes, de n’aimer que l’idée de leur amour, leur propre amour, leur amour-propre, au lieu d’aimer un autre, d’aimer l’autre, d’accepter d’élever l’autre au-dessus de soi ? Etchmiéazna manqua sa cible. Elle n’atteignit pas mon cœur : je n’ai pas de cœur. Au moins ai-je enfin le juste châtiment de mes fautes : contempler l’insondable étendue de la vanité de ma race et, plus accablant encore mais plus nécessaire, l’insondable étendue de ma propre vanité.

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