La caverne des espoirs brisés
Le temps que l’Elfe terminât son récit, la nuit était tombée et l’orage se déversait. Le feu s’éteignit, naturellement, mais le groupe resta assis en cercle autour du foyer, par habitude.
« Et bien, maintenant que nous savons où nous devons aller, il suffit de nous échapper d’ici, affirma Flamme-Ardente.
– Rien que ça ! soupira Gildarion.
– Allons, ça ne sera pas si difficile que nous le croyons, ces barricades sont faites pour empêcher une armée d’entrer dans le camp, pas pour retenir à l’intérieur un petit commando, persévéra la corsaire.
– Nous sommes sous la surveillance des gardes postés dans la tour, et je vois mal ce qui pourrait nous permettre de tromper leur vigilance », douta Braegor.
Alors Flamme-Ardente fit un clin d’œil à Meilyr et lui glissa, en désignant les gardes postés dans la tour toute proche : « Ceux-là sont au sec. » Le Nain hocha la tête car il avait compris, et s’en alla au pied de la tour. « Hohé les amis, votre chef a dit que je pouvais dormir à l’abri cette nuit. Laissez-moi monter.
– Trop tard le nabot, fallait accepter tout à l’heure. » Les deux autres gardes partagèrent un petit rire.
« Tout à l’heure il ne pleuvait pas comme ça ! Allez, soyez charitables... » Il n’y eut pas de réaction dans la tour. « J’ai un cadeau pour vous, en dédommagement. Un cadeau de Nain. » Une tête casquée dépassa timidement de la balustrade. « Avez-vous déjà goûté aux douces vapeurs de Fulgria ? C’est un honneur dont peu d’humains peuvent se prévaloir. »
La tête disparut et Meilyr entendit les gardes débattre entre eux. Quelques instants plus tard, une échelle de corde se déroula jusqu’aux pieds du Nain. « Grouille ! » firent simplement les soldats. Une fois le Nain en haut, l’un des gardes s’empressa de remonter l’échelle, tandis que Meilyr commençait déjà à fouiller sous son manteau.
« Excellente décision, messieurs. Je vous promets que vous ne serez pas déçus. » Il parlait tout en bourrant sa pipe, et en moins d’une minute il fut prêt à l’allumer. Il tira une première bouffée et son visage s’illumina de satisfaction. Les soldats l’observaient avec envie. Le Nain tendit la pipe au garde qui se trouvait devant lui, puis ils la firent tourner, chacun la gardant le temps d’une bouffée. « C’est vrai que c’est agréable », déclara le premier soldat, bien qu’il sortît tout juste d’une forte quinte de toux. « Jamais rien goûté d’aussi bon », renchérit le deuxième, des larmes perlant de ses yeux rougis par la fumée. Le dernier resta silencieux, dodelinant de la tête.
« Prenez donc, mes amis, prenez donc. Fumez tout votre soûl, c’est le Grand Maître de la Guilde du Commerce de la Fumée qui vous régale ! » À peine finissait-il ces mots que les trois gardes s’effondrèrent, profondément endormis. « Ah, les miracles de ma pharmacopée secrète combinée à l’intempérance des humains ! » pensa Meilyr avant de redescendre de la tour sans plus s’attarder.
« Que faisiez-vous là-haut ? l’interrogea Etchmiéazna à son retour.
– Trêves de questions ! s’exclama le Nain. Braegor, va donc nous chercher nos armes. C’est le moment de nous montrer qui est un brillant chasseur ici. Avec ce rideau de pluie on ne voit pas à cinq mètres, ça sera une promenade de santé pour toi. »
Ce n’en fut pas une, car deux hommes d’armes surveillaient l’armurerie jour et nuit, et le Parangon de la Chasse n’était pas armé. Braegor réussit néanmoins à contourner les gardes et à passer dans leur dos. D’un jet de pierre, il assomma le soldat le plus loin de lui avant de se jeter sur l’autre. Le temps que ce dernier réalisât qu’on venait d’attaquer son collègue, deux mains enserraient fermement sa tête et ses épaules. Puis, dans un mouvement sec, Braegor brisa la nuque de l’homme. Ce n’était pas ainsi qu’il aimait triompher de ses ennemis et il répugnait toujours à enfreindre aussi honteusement le code d’honneur du duelliste, mais il n’avait pas eu d’autre choix. Il se glissa ensuite dans la baraque et en ressortit presque aussitôt, car ses armes et celles de ses compagnons ayant été regroupées à part, il n’eut aucun mal à les retrouver. Les ramener auprès de ses amis fut plus difficile car le poids de son bagage n’était pas négligeable, et tout particulièrement le fléau d’arme de l’Abbesse. Aussi se trouva-t-il soulagé de déposer le tout devant le foyer éteint. « Et voici ! fit-il, haletant. Et maintenant ?
– Maintenant, sautons puis courrons. Suivez-moi ! » déclara Gildarion, qui finissait à l’instant d’accrocher dans son dos sa lance et son arc.
Devant la barricade, Flamme-Ardente leur fit la courte échelle avant de l’enjamber elle-même d’un bond d’une légèreté insoupçonnable. Mais quand elle retomba de l’autre côté, l’impact de ses pattes sur le sol rappela quel était son poids.
« Hâtons-nous ! » encouragea Gildarion, sans laisser le temps à ses camarades de reprendre leur souffle. Il guida le groupe en courant jusqu’en bordure de la steppe. Devant eux se dressait la pente rocailleuse et escarpée qui aboutissait au sommet de l’île. L’orage se déchaînait plus que jamais. « Rappelez-vous, nous allons entrer dans une sorte de corridor invisible, étroit, dont les parois sont faites d’un voile magique fragile. Si l’un d’entre nous fait un écart, le voile se déchirera, rompant l’enchantement. Il nous faudrait alors recommencer le parcours depuis le début, ce qui n’est pas envisageable, car les hommes de Raghar peuvent découvrir à tout moment notre évasion et se lancer à notre poursuite. Et j’ai l’intuition que Raghar nous cherchera en priorité du côté du sommet. C’est pourquoi nous avancerons en colonne et chacun devra observer le trajet de son prédécesseur afin de ne pas en dévier. Meilyr tu passes derrière moi, ensuite Etchmiéazna, Braegor et Flamme-Ardente. »
« Par ordre de taille croissant, pour avoir une meilleure vision du parcours », compris Braegor. C’était en effet dans ce but que Gildarion avait établi cet ordre, mais pas seulement. Il dissimulait encore quelques secrets à ses compagnons.
L’Elfe se félicita d’avoir appris par cœur le chemin décrit par le Druide, car il lui aurait été impossible de relire ses notes par une nuit si noire et sous une pluie si forte. Il lui fallut quelques précieuses minutes pour découvrir le point d’entrée de la voie magique. Un petit amas de cailloux, qui aurait pu s’être formé naturellement par un éboulis. Il compta les pierres qui le composaient : sept. Deux bien polies et cinq aux arrêtes tranchantes, cela concordait avec les écrits du Druide. Gildarion respira profondément et fit un pas en avant. Le repère d’après fut plus facile à identifier, ainsi que tous les suivants, une fois sur la bonne route.
Durant l’ascension, Etchmiéazna profita d’être juste derrière Meilyr pour l’aborder : « Maître Meilyr, je vous remercie pour la présence d’esprit dont vous avez fait preuve avec Raghar. Votre improvisation a sauvé mon plan, et s’il n’a pas donné les résultats que j’escomptais, ce n’est pas de votre fait mais en raison des imperfections de sa conception. Pardonnez ma curiosité, mais je ne puis m’empêcher de m’interroger sur ce document signé des mains de Golloch...
– Stop ! l’interrompit Meilyr. N’en parlons plus, s’il vous plaît.
– Tout de même, j’ai pu apercevoir le montant inscrit sur le parchemin. Je ne m’y connais guère en écus impériaux, mais il me semble que c’était une somme colossale...
– De grâce, n’en parlons plus! Définitivement. Plus jamais ! Oui, c’était une somme colossale. Oui : c’était ! Partis en fumée, les espoirs de Meilyr ! Oubliée, la retraite paisible assurée par ce pécule extraordinaire. Un dernier gros contrat. Voilà. Mon dernier contrat, celui qui m’aurait assez enrichi pour me permettre de trouver une épouse, de bâtir un foyer et de n’en plus jamais partir !
– Mais je ne comprends pas, de quel contrat parlez-vous ?
– De quel contrat voulez-vous que je parle ? Suis-je un barde ou un tailleur de pierre ? Non, je devais fournir au Grand Roi une cuvée de tabac.
– Du tabac ? Tout cet or pour du tabac ? Il m’a semblé voir au moins...
– Stop ! Ne prononcez pas cette somme, par pitié. Vous ne comprenez pas pourquoi Golloch a consenti à un tel prix d’achat ? Pas étonnant, il faut être un Nain pour comprendre les Nains. Je devais fournir un tabac unique au monde. Des saveurs jamais goûtées jusqu’alors ! Pouvoir fumer ce tabac aurait été un privilège rare, réservé aux plus fidèles sujets de Golloch. Un honneur convoité par tous les Nains qui peuplent Pannithor, d’Estacarr aux Monts Halpi. Ce baril de tabac aurait constitué un instrument diplomatique plus à même d’aliéner de fiers seigneurs et de faire plier des forteresses libres que les puissants béhémoths d’acier. Et même dans les cité-temples des Nains renégats de Tragar, on se mordrait les doigts d’être frustré de ce sublime mélange que j’étais sur le point de parfaire après des décennies de recherche à courir le monde. Oui, je touchais enfin au but, grâce aux essences exceptionnelles que je n’ai rencontrées qu’ici et à un ingrédient inespéré, la fameuse poudre noire de notre très chère corsaire !
– Mais dans ce cas, si nous survivons à notre quête, peut-être pourriez-vous tout de même rapporter ce tabac à Golloch ? Vous n’avez perdu que le parchemin, après tout.
– Ah ces humains ! Ils pensent tout savoir sur les Nains mais sont bien incapables de comprendre quoi que ce soit à notre sujet ! Ce contrat, je l’ai arraché après une négociation des plus ardues, un soir où le Grand Roi était ivre et d’une humeur favorable, ce qui se présente extrêmement peu souvent ! Si je reviens sans la preuve de la somme qu’il m’a promise à l’époque, il prétendra qu’il me doit un tout autre salaire, avec certainement plusieurs zéros de moins. Il est le seul à pouvoir débourser le montant qu’il me doit, je ne pourrais jamais espérer vendre à son juste prix ce tabac à un autre. Je serais obligé, d’une façon ou d’une autre, de le brader. »
Etchmiéazna compris qu’elle ne pouvait rien pour rassurer son ami. Le seul argument rationnel qui lui venait à l’esprit était qu’il pourrait s’estimer heureux s’il survivait à leur aventure, mais cela n’avait rien de très réconfortant. Alors le silence retomba, et pendant de longues minutes, qui parurent des heures, le groupe poursuivit son ascension sur le qui-vive, inquiet à chaque pas de faire un écart qui aurait été fatal à la mission. Gildarion n’en revenait pas de la persistance des repères érigés par le Druide. Malgré les torrents de pluie et le vent, violent à cette altitude, les tas de cailloux, les branches coincées ici et là avaient tenu bon. « Un peu de magie, certainement. Les Druides savent se comporter avec les éléments naturels » songea-t-il, et il avait raison.
Malheureusement, vint le moment où la piste s’effaça. Soit que les repères aient été finalement emportés par les intempéries, soit que Gildarion ait perdu le fil des indications. L’Elfe s’arrêta, ignorant les interrogations anxieuses de ses compagnons, et scruta les environs sans oser faire un pas de plus. Ils étaient presque au sommet. Il était trop cruel d’échouer ici, alors il usa ses yeux et remua sa mémoire tant qu’il put. Loin en contrebas retentit un cor : l’alarme du camp signalant l’évasion de leur groupe. Ils devaient faire vite, car bientôt les troupes de Raghar arpenteraient le flan de la montagne et ils n’avaient nulle part où se cacher. Mais il en fallait plus pour décourager l’Elfe. Il déclara sobrement : « Meilyr, tu vas passer devant et nous guider.
– Pardon ?
– J’ai dit : passe devant et guide-nous.
– Ça, j’ai entendu. Mais je ne vois pas comment je vais pouvoir nous guider. Je ne me souviens plus à quel moment j’ai lu le journal d’un Druide et en ai mémorisé les moindres détails...
– Ne fais pas l’idiot. Tu perçois le chemin. Tu es capable de voir les voiles magiques qui nous entourent. Meilyr, tu es un prêtre de la pierre !
– Houla ! Qu’est-ce que tu me chantes ? Je suis un honnête commerçant, membre d’une Guilde des plus respectables. Je n’ai absolument rien à voir avec ces énergumènes qui...
– Il suffit Meilyr ! Il est des visages qui sont plus beaux que le masque qui les recouvre. Nous avons tous un grand respect pour ceux qui maîtrisent les arts arcaniques. Il n’y a que les Nains qui se méfient des mages, et quand bien même, je ne connais pas de cité prospère ni de général victorieux qui se soient dispensés des services des prêtres de la pierre, malgré la mauvaise réputation que les Nains s’obstinent à leur donner. Révèle-toi sans crainte, sans honte. Ne cache plus tes pouvoirs, tu as là enfin l’occasion de les libérer ! Et nous t’en serons éternellement reconnaissants. »
Après une courte hésitation, Meilyr toussota et balbutia : « C’est vrai que j’ai peut-être certaines dispositions... Je ne sais pas, un petit quelque chose... Mais rien que je n’ai cherché à développer, rien qui n’ait affecté mon labeur décent de commerçant intègre...
– Allons, le coupa Gildarion avec une certaine compassion.
– D’accord, d’accord. Mais il y a un petit détail, je crains que nous ne puissions nous croiser, le couloir est ici trop étroit. » Pour toute réponse, Gildarion souleva une jambe. « Non quand même... Mon honneur de Nain...
– Il y a bien plus en jeu que ton honneur. Et il est d’ailleurs tout à ta gloire de prendre ainsi sur toi et de faire prévaloir le bien commun. »
Meilyr se mit donc à ramper sous l’Elfe, grommelant et jurant qu’on ne l’y reprendrait plus. Puis, abandonnant toute retenue, le Nain laissa sa perception surnaturelle du monde prendre le dessus sur ses sens communs. Il ne cherchait plus à voir, pas plus qu’à sentir ni à entendre. Il percevait. Les voiles qui bordaient l’étroit chemin se dessinaient dans son esprit, d’autant plus nettement qu’il ne dirigeait pas son attention sur eux. L’exercice n’était pas aisé, mais Meilyr y découvrit une telle satisfaction qu’il se mit à la tâche avec ardeur. Il fut le premier étonné de parvenir aussi rapidement à maîtriser ses dons, lui qui les avait refoulés jusqu’à ce jour. Bientôt il se retrouva au sommet, face au précipice. « Les voiles s’écartent ici. Nous pouvons tous tenir de front le long de la falaise. »
Ils l’avaient fait. Ils venaient d’atteindre le point culminant de l’île au terme de l’éprouvante traversée d’une sorte de labyrinthe invisible. Mais la joie ne fut pas leur première émotion. Car le chemin s’arrêtait là, et devant eux s’ouvrait un précipice les séparant du rocher noir qui émergeait de la mer et qu’ils savaient être leur véritable destination. Par moment, des éclairs zébraient le ciel et illuminaient les environs. Ils pouvaient ainsi estimer la distance les séparant du rocher, la hauteur de la falaise, et apercevoir dans les eaux agitées au pied de celle-ci les hydres grouillantes qui se massaient dans une cohue infernale.
« Dites-nous, Meilyr, voyez-vous où se poursuit notre chemin ? demanda Etchmiéazna, rompant le silence inquiet qui s’était abattu sur le groupe.
– Non, plus rien. Je ne perçois plus rien.
– Alors, que disait le druide sur la suite ? poursuivit-elle à l’attention de Gildarion.
– Rien. Il ne disait plus rien. Simplement qu’il avança dans le vide. Mais où s’y était-il pris ? Et comment et pourquoi cela fonctionna ? Je ne le sais pas.
– Où, comment, pourquoi ? intervint Braegor. Il y a bien d’autres questions à se poser. La vie n’est que questions. Mais pour nous les humains, la vie est courte, trop courte pour trouver les réponses à toutes ces interrogations. Alors, face à la question des questions, face à cette question impossible à formuler qu’est la vie elle-même, nous opposons cette réponse chancelante mais optimiste, aussi absurde qu’elle est pleine de bon sens : l’action. »
Et sur ces mots il fit un pas en avant au-dessus du vide. Cependant, au lieu de chuter, ses compagnons le virent disparaître comme s’il traversait un portail au-delà duquel le monde s’évanouissait. Peut-être irrité de s’être fait voler la vedette, Gildarion lui emboîta le pas. « Dépêchons-nous, il est fort possible que le temps se distorde au passage de ce seuil. Mieux vaut ne pas perdre une seconde si nous voulons rester groupés. »
Etchmiéazna obéit sans discuter, mais Meilyr hésitait. « Après tout, il serait peut-être bon que quelqu’un monte la garde ici... Je veux bien me dévouer pour... » Il n’eut pas le temps de finir sa phrase que Flamme-Ardente l’empoigna et s’élança avec lui à la suite des autres.
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Remerciements :
La phrase "Il y a des visages plus beaux que le masque qui les couvre" est empruntée à Jean-Jacques Rousseau.