La caverne des espoirs brisés
Chapitre 28 : La table des négociations
2890 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour il y a 24 jours
Le Parangon de l’Ordre de la Dame Verte se montra plus gai et plus doux envers les cinq aventuriers sur le chemin qui les conduisait au campement. Pour autant, ses hommes ne baissèrent pas leur garde. Etchmiéazna voyait que Gildarion levait négligemment la tête de temps à autres à la recherche d’une ouverture, d’une occasion de s’évader. Hélas, celle-ci ne se présenta pas, et bientôt ils se trouvèrent dans la partie de l’île qui formait un plateau de steppe, entre le sommet rocheux et la plaine boisée. Là, leur vue portait loin et ils aperçurent aussitôt la base des troupes de Raghar. À leur grande surprise, ils ne découvrirent pas le groupement de tentes de fortune auquel ils s’attendaient, mais de véritables fortifications érigées à partir de troncs d’arbres prélevés dans la forêt. La palissade était un peu plus haute qu’un Elfe et masquait l’intérieur du camp. Quatre tours dépassaient, dévoilant le plan rectangulaire des défenses qui encadraient les trébuchets, lesquels s’élevaient également au-dessus de l’enceinte. Il n’y avait qu’une seule entrée, située sur le mur Nord, c’est-à-dire face au sommet de l’île et opposée à la forêt. « En plus de nouer une alliance avec les Vermines, Raghar a bien consolidé ses positions depuis le rapport du Druide, songea Gildarion. Les bêtes de la Harde n’ont définitivement aucune chance de le déloger. »
À l’intérieur du fortin, des baraquements étaient alignés de part et d’autre. Les hommes d’armes et les paladins occupaient chacun leur côté sans se mélanger, de ce que pouvait en juger Etchmiéazna en observant l’allure et la tenue des soldats. « On critique souvent la rigueur de la hiérarchie basiléenne, pensa-t-elle, mais dès qu’il est question d’efficacité, on recourt volontiers aux mêmes recettes que nous, en revenant à la base de l’organisation : l’ordre et la discipline. » Plus loin, au centre du camp, on découvrait une sorte de place dégagée au sein de laquelle étaient installés les trébuchets. Les trois engins disposaient chacun d’assez de place pour pouvoir être dirigés dans n’importe quelle direction. Enfin, à l’opposé de la porte d’entrée, se trouvaient sur la gauche le garde-manger et la cuisine avec les réserves d’eau de pluie, et sur la droite l’atelier, l’armurerie et la forge (bien que celle-ci fût improvisée avec les moyens du bord et ne méritât pas une telle appellation, d’après l’œil critique de Meilyr). Et au milieu se dressait la cabane d’état-major, qui devait probablement abriter les quartiers personnels de Raghar.
Au soulagement d’Etchmiéazna, elle ne vit aucune écurie, ni rien qui n’indiquât la présence de cavaliers au sein du bataillon de l’Ordre de la Dame Verte. « Voilà déjà une menace qui ne pèsera pas sur nous, et quelle menace ! » L’Abbesse entretenait un complexe d’infériorité vis-à-vis de la cavalerie lourde de la Confrérie, qui remontait à une lointaine bataille, où elle n’était encore qu’une jeune lancière sur panthère Gur. Peut-être même était-ce sa première bataille ? Elle ne se souvenait presque plus de rien, à peine quelques images fugaces, mais qui s’étaient imprégnées profondément dans son esprit. Elle revoyait nettement le chevalier qui la toisait en silence du haut de son destrier. Elle pouvait encore sentir l’intensité de son regard, bien que son visage fût masqué par son heaume, dans une seconde suspendue où ils chevauchaient en parallèle. Et puis il avait disparu soudainement, s’élançant au galop au milieu de la forêt tout en brandissant la bannière la plus noble de son Ordre : la Bannière de la Dame Verte. Etchmiéazna était resté en lisière, faisant face aux ennemis. Quels ennemis ? Elle n’en avait plus aucune idée. Mais elle avait eu peur. Elle se voyait déjà mourir au contact de la phalange adverse qui dressait ses lances contre elle et ses Soeurs. Elle se souvenait avoir fermé les yeux. Et puis elle avait entendu un grondement sourd suivit d’éclats métalliques. C’étaient les cavaliers qui venaient de percuter le flanc du régiment ennemi à pleine vitesse, une véritable charge de cavalerie lourde menée avec toute la ferveur de fanatiques paladins dévoués à la Dame ! Ils avaient contourné l’ennemi par la forêt, mais cela ne les avait ni ralentis ni gênés, et ils pulvérisèrent les rangs adverses. L’expérience de mort imminente, le soulagement intense qui le suivit, le charisme des chevaliers et l’élégance de leur étendard, tout cela avait concourut à forger dans l’imaginaire d’Etchmiéazna le mythe d’une unité surpuissante et invincible.
Lorsque la petite troupe fit irruption dans le camp, des regards curieux se tournèrent vers les nouveaux venus. De la surprise, mais aussi de la méfiance et une animosité malsaine. Braegor crut distinguer également de la moquerie. Il n’y avait pourtant aucune chance que les hommes de Raghar le reconnussent, et aucun n’avait pu déjà avoir eu vent de son identité. Mais il ne pouvait s’empêcher de s’imaginer qu’ils murmuraient des mots de mépris dans leur barbe, satisfaits de l’humiliation d’un Frère de la Marche, de la preuve de la supériorité de Raghar sur son frère qui validait leur choix d'avoir rejoint l’Ordre de la Dame Verte et d’avoir abandonné les citadelles qui veillaient sur la Faille des Abysses.
Enfin les aventuriers arrivèrent devant la baraque d’état-major, et on leur demanda de déposer leurs armes que trois soldats portèrent jusqu’à l’armurerie. Raghar leur déclara : « Simple question de sécurité, vous comprendrez. Soyez sans crainte toutefois, nous en prendrons grand soin et elles vous seront restituées dès la fin de votre mission. Maintenant entrez-donc, il est l’heure de souper. Non, pas toi Braegor. Tu patienteras dehors. Je ne vais m’entretenir qu’avec ceux qui ont un pouvoir décisionnaire. Les vassaux ne m’intéressent pas. Mais ne t’inquiètes pas, je te promets une entrevue en tête à tête très prochainement... » Le Frère de la Marche ne répondit rien et se contenta de mordiller sa lèvre inférieure pour ne pas laisser s’échapper la salve de jurons qui lui montaient des entrailles et qui auraient compromis le plan d’Etchmiéazna.
Une fois à l’intérieur, on proposa aux quatre autres des tabourets face à Raghar, autour d’une modeste table de bois. Flamme-Ardente déclara qu’elle resterait debout, étant donné qu’elle était trop lourde pour le tabouret. Dans un coin de la pièce se trouvait un poêle fabriqué à partir d’un assemblage de ferraille. Meilyr reconnut des runes naines sur l’un des morceaux de tôle, ce qui attestait de l’origine des pièces de métal : à l’évidence celles-ci avaient été prélevées sur les épaves des navires qu’il avait survolé en arrivant sur l’île. Les deux hommes d’armes qui montaient la garde devant la cabane furent réquisitionnés pour faire le service, les soldats équipés de carabines étant restés auprès de Raghar pour assurer sa sécurité. Ils apportèrent une cruche d’eau et des gobelets pour chacun, mais le Parangon de la Confrérie préféra boire dans une petite flasque qu’il gardait sur lui. Bientôt on leur servit un ragoût dans des gamelles cabossées.
Ils mangèrent d’abord de bon cœur, en silence, jusqu’à ce que Meilyr prit la parole. « C’est bien bon tout ça... Qu’est-ce que c’est ? On dirait du chevreuil. Mais je n’ai pas vu de chevreuil depuis que j’ai posé le pied sur cette île... » Il avait parlé en réfléchissant à voix haute, et en entendant ses propres mots il commença à comprendre. À ses côtés, ses compagnons s’interrogèrent eux aussi et arrivèrent à la même conclusion inavouable. Ils n’avaient pas rencontré de gibier dans les alentours, et encore moins de grand gibier. Les seuls êtres dans les environs pouvant s’apparenter à un cervidé étaient... Les quatre amis n’osèrent se regarder, craignant que leur intuition ne fût confirmée par le malaise des autres. L’estomac brutalement noué, ils reposèrent leurs couverts. Etchmiéazna et Gildarion se promirent en eux-mêmes de ne plus jamais consommer de viande.
« Nous mangeons ce que nous trouvons, répondit simplement Raghar, avec un sourire malicieux tout en continuant à se délecter de son plat. Ces derniers jours, la chasse a été bonne... Bon, si vous n’y voyez pas d’inconvénients, nous pouvons discuter des modalités pratiques du rachat de mon île. Le plus simple serait de m’apporter la somme en pièces d’or et en navires, puis de me laisser une lune entière pour les préparatifs du départ, afin que je puisse vous laisser jouir paisiblement de votre futur bien. »
Etchmiéazna se racla la gorge avant de s’exprimer au nom du groupe. « À vrai dire, quelques étapes sont préalables à la conclusion d’un accord. Nous avons pour mandat d’étudier l’île et d’effectuer divers relevés, afin d’en estimer le prix définitif. Ce ne sont là que des formalités, et vous pouvez d’ores et déjà être assuré que vous en tirerez une somme considérable.
– Comment ? s’irrita Raghar. Vous n’êtes pas en mesure de me régler comptant ? Il vous faudrait des garanties et des informations sur l’île que je ne pourrais pas vous fournir moi-même ? Ne me faites-vous pas confiance ? » Meylir toussota. « Vous vous êtes moqués de moi si vous n’avez pas la possibilité de prendre une décision par vous-même et de la prendre tout de suite !
– Calmez-vous donc, Raghar ! rétorqua Etchmiéazna d’une voix si ferme qu’elle cloua le bec du Parangon. Vous n’avez plus le sens commun si vous pensiez que nos autorités respectives allaient signer un blanc-seing à un homme qui, soit dit en passant, ne peut se prévaloir d’avoir été accrédité par les voies légales pour prendre possession de cette île. »
C’est alors que quelque chose bougea dans le coin opposé au poêle. Une silhouette que les aventuriers n’avaient pas remarquée jusque-là se leva. En avançant vers le centre de la pièce, elle se révéla à la lumière être un homme de forte stature vêtu d’un manteau de lierre, aux cheveux ébouriffés au sein desquels étaient fichés des bijoux en os. Ses yeux étaient cerclés de noir par un épais crayonnage au charbon, lui donnant un air de chouette. Gildarion crut voir du mouvement sous le feuillage du manteau. Une queue de rat peut-être. L’individu se déplaçait sans bruit, observant les nouveaux venus intensément et sans cligner des yeux. Lorsqu’il se trouva juste derrière Raghar, il se pencha pour amener sa bouche à hauteur de son oreille, mais toujours sans quitter des yeux les convives, ce qui les mit particulièrement mal à l’aise. Il chuchota quelque chose avant de se redresser, fixant Etchmiéazna, puis retourna s’asseoir d’où il venait, marchant à reculons pour continuer d’appuyer son étrange regard.
Après cette intervention, Raghar décida de couper court à la conversation. « Bien, fit-il brusquement. La nuit porte conseil, nous en reparlerons demain. Trouvez une place pour le Nain dans une des baraques, ajouta-t-il à l’attention des serviteurs, avant de plonger un regard mauvais dans les yeux de l’Abbesse. Quant aux autres, ils dormiront... sous la protection des Lumineux.
– Je reste avec mes amis, ne vous donnez pas de peine pour moi, déclara Meilyr en repoussant l’homme d’arme venu l’escorter.
– Vous êtes sûr ? s’étonna ce dernier. Vous savez, les nuits ici ne sont vraiment pas propices pour dormir à la belle étoile. »
Lorsqu’il il vit les mines déconfites de ses compagnons, Braegor n’osa prononcer un seul mot et les suivit jusqu’à l’endroit où un garde leur annonça qu’ils dormiraient là. C’était une zone de terre battue au pied de la tour sud-ouest. Il n’y avait rien pour s’asseoir ni pour s’abriter.
« Pouvons-nous au moins faire un feu ? », quémanda Etchmiéazna. Le soldat parut surpris de la demande. Il réfléchit quelques instants avant de sourire et de répondre : « Bien entendu, je vais vous chercher du bois. »
Il revint peu de temps après, les bras chargés de branches et de bûches. Il prit même le temps d’allumer le feu. « Voici qui devrait vous tenir toute la nuit. D’ailleurs celle-ci ne va pas tarder à tomber. » Il accompagna ces mots d’un rictus moqueur, désignant du chef le sommet de la montagne, puis s’en alla.
« J’avoue que je suis surpris qu’il se soit empressé de nos apporter de quoi faire un bon feu », déclara Braegor dès que l’homme d’armes se fut suffisamment éloigné pour être hors d’écoute.
Gildarion, désolé de devoir décevoir ses compagnons, n’avait rien dit jusque-là mais se sentit obligé de leur révéler ce qui les attendait. « Hélas, il s’est joué de nous. Quelle que soit la qualité du combustible qu’il nous a fourni, nous ne parviendrons jamais à maintenir un feu cette nuit. L’orage que nous vîmes naître au sommet de la roche qui nous surplombe, le soir de notre arrivée, est un phénomène qui se reproduit à chaque fois que le soleil se couche. Le déluge se déverse toutes les nuits sur ce plateau où nous nous trouvons. »
Flamme-Ardente soupira et Meilyr se gratta l’oreille, mais ce furent finalement les seules réactions du groupe. Des problèmes plus graves se posaient, tous en avaient bien conscience.
« Comment s’est passée votre entrevue avec Raghar ? hasarda enfin Braegor, qui n’en pouvait plus d’attendre le bon moment pour questionner ses compagnons.
– Très mal. Très très mal, répondit Etchmiéazna sans le regarder.
– Il ne nous croit pas, renchérit Gildarion. Il nous teste pour comprendre nos intentions réelles, mais il sait déjà que nous ne sommes pas des ambassadeurs.
– Hein ? s’étonna Meilyr. Vous avez compris tout ça comment ?
– Le Druide... n’est plus un Druide, ajouta une voix traînante.
– Et bien, voilà qui a le mérite d’être clair, chère Flamme-Ardente. On parle bien de la tête de hibou déplumée ? Pouvez-vous m’en dire un peu plus, déjà que nos deux compères ne sont pas très explicites ?
– Je ne comprends pas comment un Druide a pu en arriver là. Mais celui-ci a le cœur aussi corrompu que Raghar et les autres humains, précisa alors la Salamandre.
– Oui, son regard était méchant, méprisant, violent, approuva Etchmiéazna.
– Avide surtout. L’avidité est la source de tous ses autres maux. Comment ? Ça je ne sais pas, compléta Flamme-Ardente.
– Si cette île est une terre appartenant à la Dame Verte, elle n’est qu’indirectement sous sa protection. Les guerriers de la Harde la surveillent pour elle, car elle est incapable d’y agir par elle-même, ni d'ailleurs d’y communiquer avec les Druides, rappela Gildarion.
– Et puisqu'on en parle, nous n’avons pas eu vent de la présence de Druides tribaux au sein de la Harde ! le coupa Meilyr qui venait de faire le lien avec ce détail qui le perturbait depuis leur rencontre avec les troupes du chef centaure, sans qu’il ait pu mettre le doigt dessus jusque-là.
– S’il n’a plus eu de liaison avec la Dame Verte, le Druide de Raghar a pu se laisser influencer par la force corruptrice qui émane du sanctuaire... conclut Etchmiéazna.
– Décidément, vous en savez bien plus que vous ne m’en avez partagé ! se fâcha Braegor.
– Bien. Gildarion, je crois qu’il est temps que nos compagnons apprennent tout ce que vous m’avez révélé. Ensuite, nous verrons si nous réussissons à établir un plan. »