La caverne des espoirs brisés
Les cinq compagnons entamaient la pente douce qui conduisait à la zone de steppe de moyenne altitude, quand soudain Meylir remarqua : « Il n’y a plus d’oiseaux !
– Plus d’oiseaux ni d’autres animaux d’ailleurs, à l’exception des quelques petits rongeurs que l’on devine sous les arbustes et que l’on entend s’enfuir à notre approche. Nous sommes maintenant très proches du plateau aride où stationnent les troupes de Raghar, ajouta Flamme-Ardente.
– Oui, redoublons de vigilance, poursuivit Braegor. Et comme de juste, n’entendez-vous pas du mouvement sur notre droite ? »
Le groupe s’arrêta pour écouter, excepté Gildarion qui se contenta de poursuivre sa marche en avant. « Bien sûr qu’il y a du mouvement sur notre droite, bougonna-t-il. Cela fait plus de dix minutes que je veille en ce sens. Il doit y avoir trois ou quatre hommes qui patrouillent là-bas. Pour l’instant leur route est parallèle à la nôtre. Ils retournent certainement au camp par le chemin le plus direct, nous ne sommes donc pas amenés à nous croiser.
– Tout de même, vous auriez pu nous prévenir, » le réprimanda Etchmiéazna.
Gildarion ne répondit pas, l’air un peu dédaigneux, un peu boudeur.
Mais plus loin ils se retrouvèrent face à une combe dont la crête bifurquait vers la droite. S’ils voulaient garder leurs distances avec la patrouille, ils devaient descendre au fond du ravin. Meilyr protesta car cela les obligeait à marcher dans un terrain escarpé et peu praticable, impliquant un effort supplémentaire pour arriver à destination, alors que son ventre criait déjà famine depuis quelques heures. Toutefois, il ne fut pas long à raisonner, et l’évidence s’imposa à lui : il n’y avait pas d’autre chemin possible s’ils ne voulaient pas attirer l’attention des vigiles de Raghar. Les cinq amis glissèrent le plus silencieusement qu’ils le purent le long de la côte, jusqu’à atteindre le fond de la combe une dizaine de mètres plus bas. De là, ils reprirent leur avancée, péniblement. Le Nain pestait, rappelant qu’il avait bien avertit qu’il ne serait pas facile d’avancer dans un tel environnement. Etchmiéazna ne prêtait pas attention à lui, elle observait Brageor, qui scrutait les crêtes les surplombant. Elle marchait derrière lui et ne pouvait voir qu’une partie de son visage lorsqu’il le tournait à droite ou à gauche, mais son expression était inquiète. Et elle comprenait pourquoi : au fond d’un vallon de ce genre, ils étaient particulièrement vulnérables. L’ouïe de Gildarion était-elle suffisante pour détecter une embuscade si celle-ci se préparait du haut de la combe ? Elle en doutait mais ne pouvait qu’espérer que tout se passerait sans accrocs.
« Pourquoi ne pas remonter cette pente, et reprendre le chemin que nous suivions tout à l’heure ? Si nous marquons une courte pause, la patrouille passera devant nous et nous pourrons marcher sur leurs traces sans craindre d’être repérés », suggéra soudain Braegor.
« Par Samacris ! Pourquoi n’y ai-je pas pensé ? », se sermonna Etchmiéazna. Cette option ne lui avait même pas traversé l’esprit. Elle était tellement obnubilée par l’avancée de la mission qu’elle avait occulté la possibilité de faire une pause ou de ralentir la marche. Gildarion devait être dans le même état d’esprit, puisqu’il n’avait pas non plus envisagé l’alternative proposée par Braegor. Il n’y eut pas besoin de débattre cette fois, et tous accueillirent positivement l’idée. Si Meilyr et Flamme-Ardente pensaient d’abord à leurs pieds, Gildarion semblait partager les inquiétudes des deux humains quant à la vulnérabilité de leur position à une embuscade.
Etchmiéazna commença la première à remonter la pente, mais à mi-hauteur elle glissa sur un caillou. Elle ne trouva rien pour se raccrocher, aucun point d’ancrage pour ses mains ni ses pieds, et le versant était si raide qu’elle se retrouva presque aussitôt à son point de départ. Sans se décourager, elle s’apprêta à repartir. Cependant, lorsqu’elle releva la tête, elle vit devant elle une corde qui partait du haut du ravin. Surprise, elle se retourna instinctivement vers ses compagnons, comme s’ils pouvaient lui fournir une explication. Mais ceux-ci, naturellement étaient aussi étonnés qu’elle. Ils n’eurent toutefois pas le temps de se perdre en conjectures, car bientôt apparurent, de part et d’autre de la combe, une dizaine d’hommes armés de carabines.
« Mortebarbe ! s’étouffa Meilyr. Leurs armes... elles ressemblent comme deux gouttes d’eau à celles des griffes-gâchettes qui ont abattu mon Cornoak ! » Il avait chuchoté pour ne pas être entendu des nouveaux venus, mais l’Abbesse reçu le message. Les forces de Raghar bénéficiaient donc bien de la technologie des Vermines. Elle ne pouvait se permettre de les sous-estimer.
Un homme fit alors son apparition. Il ne portait pas d’arme, mais les autres s’écartèrent pour lui laisser le passage. Le port altier, l’habit sobre mais d’excellente facture et l’assurance de son regard sévère trahissaient sa position de chef militaire. Son visage anguleux ne portait aucune marque de vieillissement, ses cheveux et sa barbe drue étaient d’un noir profond, mais pour autant quelque chose dans son allure le faisait paraître d’un certain âge. Il se posta au pied de la corde, la désignant d’une main et posant l’autre sur sa hanche, avant de lancer d’un air obséquieux : « Mademoiselle accepterait-elle notre modeste assistance ? »
Etchmiéazna ne pouvait plus reculer. Elle décida de jouer son jeu à fond, aussi risqué qu’il était. « Avec grand plaisir », annonça-t-elle. Elle empoigna la corde et remonta la pente prestement et avec détermination. Une fois debout en face de son interlocuteur, elle reprit avec aplomb : « Je suppose que vous n’êtes autre que Raghar, et c’est une chance de vous avoir ainsi rencontré, car voyez-vous, nous nous étions égarés et nous commencions à désespérer de ne jamais vous trouver.
– Hum... Les visiteurs se font rares sur cette île... J’aimerais bien savoir avant toute chose ce qui amène si loin du Mont Kolosu une charmante Basiléenne et son groupe de compagnons... hétéroclite.
– Oh, ne soyez pas surpris par notre équipage, voici donc... »
Elle se retourna pour présenter ses acolytes, mais ne les trouva pas derrière elle. Et pour cause : on avait retiré la corde juste après son passage, et ses camarades étaient encore à gravir le ravin. C’est en les cherchant du regard qu’elle aperçut quelques petits rats qui couraient entre les pieds des soldats. Elle en vit même un qui grimpa le long de la jambe de l’un des tireurs avant de se poster sur son épaule, tout près de son oreille. « Voici donc comment ils ont eu vent de notre arrivée et ont pu nous tendre cette embuscade, comprit-elle. Tous ces rongeurs que nous entendions s’enfuir devant nous étaient en vérité leurs sentinelles ! »
Braegor, qui avait aidé Flamme-Ardente dans son ascension, fut le dernier à s’extirper de la combe. « Tiens, tiens... fit Raghar. Qui voilà là ? » Braegor s’épousseta pour chasser la terre qui maculait ses vêtements. Il redressa la tête et plongea son regard dans celui de son frère. La tension monta subitement. Leur échange muet était quasi-électrique. Craignant que les choses dérapassent, Etchmiéazna se dépêcha de reprendre la parole : « Voici donc, vous disais-je, notre groupe de diplomates issues des forces bienveillantes de Pannithor. Nos peuples ont pris connaissance de votre découverte de cette île, dont la situation au sein de la Mer Naissante, entre la Corne Dorée et la Bouche de Leith, en fait un avant-poste de choix pour surveiller les raids des Elfes du Crépuscule. Nous avons donc été dépêchés, chacun par nos autorités respectives, pour effectuer un repérage de l’île et vous faire une proposition d’achat. »
Raghar souleva un sourcil interrogatif. Etmiéazna s’empressa de sortir un document de son sac et le lui tendit, puis elle invita Braegor et Gildarion à faire de même. Raghar parcouru rapidement la lettre de la Basiléenne. « Voilà donc une affaire sérieuse, si j’en juge par le rang de votre commanditaire. Le Haut Paladin Agamus ! »
L’Abbesse avait prévu ce subterfuge dès le départ. Lors de son retour au monastère de Makrachirès, elle avait laissé seul le Parangon de la Chasse pour s’enfermer dans ses quartiers afin de préparer ce soi-disant document officiel. Dans le plus grand secret, car elle risquait sa vie en agissant ainsi, elle avait falsifié le sceau du Haut Paladin pour produire un ordre de mission à son nom et un autre au nom de Braegor. Plus tard, elle demanda à Gildarion, à bord de son navire, de rédiger une lettre du même type. Par chance, celui-ci disposait encore d’un cachet de sa Maison, bien qu’il se refusait jusqu’alors à en faire usage, ne s’en sentant plus digne. Pour un œil non averti, et pour un humain de surcroît, les sceaux des différentes Maisons des îles du Mur Brisé étaient pour la plupart presque semblables entre eux et avec celui de la couronne de Therennia Adar. Aussi, quand Gildarion sorti de son étui étanche en laiton une feuille superbement enluminée, il se présenta comme un émissaire de la Reine-Mage de Therennia Adar. Raghar en fut impressionné, et ne chercha même pas à le cacher. Il parcourait des yeux la lettre recouverte d’arabesques sophistiquées qui lui étaient aussi incompréhensibles que fascinantes. « La traduction en langue commune se trouve au verso », ajouta poliment Gildarion.
Le Parangon de l’Ordre de la Dame Verte sortit de sa torpeur et retourna le document, puis acquiesça, après une rapide lecture. « Et ensuite, nous avons donc... » fit-il en récupérant le papier de Braegor. Il se mit alors à rire en le montrant à ses soldats. « N’est-ce pas pathétique : la missive de notre Frère de la Marche ici présent a été rédigé par les Basiléens ! Je n’avais pas besoin de preuves pour attester de la soumission de ton Ordre à l’Hégémonie de Basiléa, mais là, tu donnes le bâton pour te faire battre !
– Je ne suis pas venu pour reprendre ce débat et encore moins pour entendre ressasser les mêmes arguments ! répliqua Braegor. Mes Frères et moi protégeons chaque jour et chaque nuit Pannithor de la menace des Abysses ! Peux-tu en dire autant ?
– Tu crois faire le bien ? Mais as-tu jamais vu les Lumineux que tu vénères ? Tu t’inclines devant les Basiléens, comme s’il était acquis qu’ils incarnent la justice en ce monde. Pourtant, qui d’autres qu’eux-mêmes attestent de leur droiture ? Ne vois-tu pas au contraire qu’ils jouent leur propre partition, qu’ils ne valent pas mieux que le reste de l’humanité, cherchant à grappiller des miettes de pouvoir, dussent-ils pour cela renier tous leurs serments et verser le sang des innocents ? Moi, j’ai choisi de me mettre au service de la Dame Verte, la seule Déesse dont nous avons des preuves tangibles de l’existence, la seule qui soit animée de la volonté de préserver ce monde !
– Hypocrite ! Je sais la vraie raison qui t’as amené à rejoindre l’Ordre de la Dame Verte. » Braegor marqua une pause, et son air de défis déstabilisa momentanément Raghar.
« De quoi veux-tu parler, enfin ? rétorqua celui-ci.
– Je t’ai vu. Je t’ai vu dans la salle du Conseil. Je t’ai vu t’approcher des Armures des Marées ! Je t’ai vu poser ta main sur les armures sacrées investies de la magie de Valandor, dans l’espoir d’être choisi par elles pour intégrer l’Ordre de la Rédemption ! Mais ça n’a pas fonctionné, car ça ne fonctionne pas comme cela. Il ne suffit pas de vouloir, il faut s’en montrer digne, et tu ne l’étais pas ! Car ce que tu voulais, ce n’était pas l’honneur d’appartenir à l’Ordre le plus noble de la Confrérie, c’était le pouvoir de régénération que confère les Armures des Marées ! Alors tu as rejoint l’Ordre de la Dame Verte, pour suivre les membres de l’Ordre de la Rédemption qui lui avaient juré allégeance, en croyant que tes services seraient un jour récompensés par l’obtention d’une Armure. Et c’est moi que tu accuses d’être un suiveur, de me soumettre à une autorité étrangère ? Tu n’as pas d’honneur, tu n’as pas prêté serment sincèrement, tu n’es qu’un opportuniste, mais tu seras mal payé de tes vils efforts, car jamais tu n’entreras ainsi dans l’Ordre de la Rédemption !
– Bravo. Belle analyse, mon cher frère. Mais tu me disais que ce que je voulais par-dessus tout c’était le pouvoir de régénération des armures sacrées. En cela sache que mes "vils efforts" n’ont pas été si vains que tu le prétends. » Et il ajouta avec un sourire malicieux : « Tu m’as l’air d’avoir beaucoup vieilli. On n’en dit pas tant à mon sujet. » Avec un frisson d’effroi, Braegor réalisa que son frère disait vrai : il paraissait beaucoup plus jeune que son âge et semblait en grande forme malgré les conditions de vie difficiles sur cette île. « Toutefois tu as raison, ce n’est ni le lieu ni le moment pour régler nos différents. Et nous avons là d’autres hôtes qui ne m’ont pas encore été présentés. »
Meilyr patientait les bras croisés, l’air contrarié, sans dire un mot, tandis que Flamme-Ardente sifflotait en faisant les cent pas à l’arrière du groupe. Raghar attendit quelques instants avant de s’impatienter. « Et bien, j’attends ! Montrez-moi donc vous aussi vos papiers officiels ! »
Etchmiéazna s’affola : elle n’avait pas fait part à Flamme-Ardente ni à Meilyr de son plan de se faire passer pour une mission diplomatique, et ceux-ci n’avaient donc pas préparé de faux documents ! Si Raghar découvrait la supercherie, ils risquaient tous d’être exécutés sur le champ... À ce moment-là, Flamme-Ardente ramassa deux pierres et les prit dans sa main droite. « Mon peuple n’est pas intéressé par l’extension de son royaume. Je ne suis que le convoyeur du groupe. » Elle dit cela en soulevant brièvement son tricorne. « Je n’ai pas de mandat. Nos griffes ne sont pas faites pour les paraphes, bien qu’elles aient d’autres utilités », ajouta-t-elle en broyant les deux pierres l’une contre l’autre de sa seule main tout en regardant Raghar droit dans les yeux.
« Bien, fit celui-ci après quelques instants de réflexion. C’est entendu pour le reptile. Mais que va nous proposer le Nain ? »
Malgré le ton provocateur, Meilyr ne laissa pas décontenancer. « Comment ça, vous voulez mes papiers ? Vous ne me faites pas confiance ? Vous osez douter de la parole des Nains ?
– Oh, je ne remets pas en cause la légendaire probité des Nains. » Raghar appuya lourdement sur le mot « légendaire », comme pour signifier que l’on pouvait l’entendre de différentes manières. « Mais voyez-vous, je ne suis qu’un homme, après tout, et j’ai mes défauts. J’ai besoin de voir pour croire. Donnez-moi vos papiers, et vite. L’impatience est également au nombre de mes imperfections. »
Son ton était devenu tranchant et sa posture plus menaçante. Autour de lui, ses hommes se mirent en position de tir, comme s’ils réagissaient à son irritation. Meilyr était acculé. Après un long soupir, il plongea une main sous son manteau, tâtonna un moment puis ressorti un parchemin aux décorations resplendissantes. Des dorures somptueuses encadraient de petites lettres, les caractères tassés et drus de l’alphabet nain. « Ceci satisfait-il aux exigences protocolaires de Monseigneur ? » questionna-t-il en agitant sous le nez de Raghar son parchemin et en indiquant en bas de la page l’estampille la plus imposante et la plus pompeuse qu’aucun de ceux qui étaient présents n’avaient jamais vu. Raghar arracha des mains de Meilyr le document, à la surprise de ce dernier. « Hé ! Rendez-moi ça ! » s’écria-t-il, avant qu’une salve de tir ne retentit. À ses pieds, la terre fut criblée de balles. Une odeur malsaine s’échappa des projectiles et le sol se colora d’une étrange manière autour de l’impact. Meilyr recula, à contre-coeur.
« Le cachet du roi Golloch en personne ! » s’exclama Raghar. Puis il retourna le parchemin, mais ne vit rien.
« Inutile de chercher une traduction. C’est mal connaître les Nains que de croire que le Grand Roi va s’abaisser à traduire ses décrets en langue commune ! » Meilyr porta ses mains à sa tête, et se décomposait petit à petit.
« Les Nains..., soupira Raghar. Mais que je sois maudit si je ne reconnais pas là le symbole de l’écu impérial... » Il poursuivit pour lui-même : « Cette suite de signes identiques qui le précède serait donc une somme d’argent... la somme d’argent qu’est prêt à débourser Golloch pour cette île ?
– Oui, il a compris ! s’exaspéra Meilyr. C’est bien la somme promise par Golloch ! Pitié, rendez-moi donc ce parchemin ! »
Mais Raghar ne l’écoutait pas et reprit : « Cela signifie, si je ne considère qu’un ordre de grandeur... Oh ! » Relevant la tête et s’adressant à nouveau au groupe d’aventuriers : « Cela signifie que nous allons pouvoir poursuivre les négociations auprès d’un bon feu et d’un repas chaud ! »