La caverne des espoirs brisés

Chapitre 26 : Confidences nocturnes

2629 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a environ 1 mois

[Suite du journal du Druide Almechior

Alors j’ai compris que je devais réagir. J’ai dû concentrer toute ma volonté pour faire demi-tour, pour tourner le dos à cet autel maudit et au carnage qu’il suscitait. Sur le retour, la pente me paraissait bien plus forte que je ne l’avais perçu à l’aller et j’ai dû faire des efforts surhumains pour rebrousser chemin.

Mais il me fallait tenir bon, il me fallait quitter cette grotte terrible, car je ne suis pas à la hauteur du défi qu’elle recèle. Et tout mon espoir est que toi tu le seras, ou que tu pourras alerter d’autres qui le seront.]


*******


Les aventuriers avaient établi un tour de garde. Etchmiéazna se réveilla avant son heure, pendant le tour de Flamme-Ardente. Elle se redressa doucement, heureuse de dégourdir ses membres endoloris par le couchage sur un sol irrégulier et humide. Meilyr et Braegor ronflaient comme des mammouths. Gildarion était immobile, cependant son visage trop figé et sa respiration régulière et rapide trahissaient qu’il ne dormait pas mais faisait semblant. L’Abbesse chercha du regard la Salamandre, en vain. Elle sonda le silence de la nuit et perçut des voix. Elle s’approcha discrètement et put observer, de loin, la corsaire discutant avec un rôdeur sylvain. De sa position, la conversation n’était pas intelligible mais elle supposa que de toutes façons ils employaient un langage connu des seuls êtres qui composaient les forces de la Nature. Etchmiéazna retourna alors au campement, en prenant soin de ne pas se faire remarquer. Elle n’avait rien à se reprocher et ne craignait pas l’élémentaire de la forêt, mais elle jugeait inopportun de violer l’intimité de cet instant, de cette parenthèse paisible où Flamme-Ardente pouvait communier avec des créatures plus proches d’elle sur certains aspects que ne l’étaient les membres de l’expédition.

Elle se retrouva donc bientôt auprès de Gildarion, s’assit à ses côtés, adossée au tronc d’un arbre, et lui murmura : « Gildarion, je sais que vous ne dormez pas. » Il ne réagit pas, comme elle s’y attendait. « Toutefois je ne saurais dire ce qui vous maintient en éveil. Nous sommes encore sur les terres défendues par la Harde et nous pouvons avoir confiance en elle. De surcroît, nous avons tout de même maintenu un tour de garde. Je ne pense pas que ce soit la vigilance qui vous empêche de dormir. Et la raison nous recommande de prendre des forces tant que nous le pouvons, car nous aurons fort à faire dès demain, et seuls les Lumineux savent quand nous pourrons à nouveau nous reposer. » Il n’y eut pas plus de réaction de la part de Gildarion. « J’ai besoin de vous parler, car quelque chose me tourmente. Je vous ai suivi dans l’hypothèse d’enquêter sur Raghar et éventuellement de négocier avec lui. Ce que nous a révélé le chef centaure a bouleversé ma compréhension de la situation. J’ai bien peur que le mal se soit tant infiltré en Raghar que nous ne pourrons plus rien en tirer. Négocier avec un Parangon de la Confrérie qui s’est abaissé à pactiser avec des Vermines est une entreprise vouée à l’échec. Vue la vitesse à laquelle les troupes de la Harde perdent du terrain, nous ne pouvons plus attendre d’aide extérieure, quand bien même il me serait possible d’appeler en renfort l’armée basiléenne. De quelque façon que je tourne le problème, je ne vois plus qu’une issue : découvrir la source du mal qui œuvre sur cette île et la neutraliser. Aussi je vous en prie Gildarion, il vous faut me dire tout ce que vous savez à ce sujet. Tout. »

Alors, sans ouvrir ses paupières ni mouvoir un membre, Gildarion chuchota : « Ma très chère Etchmiéazna, je meurs de honte à l’idée des aveux que je m’apprête à vous faire, mais je vous remercie mille fois de m’obliger à ne plus délayer mes confessions, car les secrets que je tais devenaient un fardeau insupportable à mon cœur. Et je vous prie de me croire, ma peine est d’autant plus grande en proportion des sentiments que j’ai à votre égard. »

Meilyr s’agita dans son sommeil, émit quelques grognements puis se rendormit. Gildarion reprit : « Je me rendis à votre monastère avec l’espoir le plus sincère que vous puissiez intercéder auprès de l’Hégémonie pour qu’elle m’accorde un appui militaire. Car en ce temps je considérais, ainsi que vous, que l’objectif était de rendre Raghar hors d’état de nuire, nous laissant par la suite le loisir d’investiguer les mystères de l’île. Toutefois, j’admets ma naïveté, car une telle requête ne pouvait aboutir sur la seule foi de ma parole, la parole d’un Elfe déchu et apatride. Lorsque vous me fîtes comprendre cela, je dus revoir mes plans, et j’en vins à la même conclusion que vous aujourd’hui. N’est-ce pas chose admirable, d’ailleurs, que nos raisonnements comme nos destins se croisent ? N’est-ce pas là un signe divin que nos voies sont vouées à s’entremêler ? »

Cette fois-ci, ce fut Braegor qui se retourna dans son sommeil, et Gildarion se rendit compte qu’il ne chuchotait plus mais parlait presque à haute voix. Il se ressaisit. « Mais je vous supplie de pardonner mon égarement. Vous me fîtes part de vos sentiments de la manière la plus claire qu’il soit, et je n’ai plus le droit de vous importuner à ce sujet. Je disais donc qu’il m’apparaissait comme inévitable d’envisager une autre approche de la situation, et que d’une manière ou d’une autre, il nous faudrait attaquer le mal à son origine. Ceci m’amena à compléter mes connaissances sur ladite origine. Jusque-là, je savais sans vous l’avoir révélé qu’une grotte protégée par une barrière magique se trouvait sur l’île. »

Etchmiéazna le regarda sévèrement. Heureusement pour lui, Gildarion avait gardé les yeux fermés, car il aurait pu voir danser dans ceux de l’Abbesse les espadons enflammés que brandissaient au combat les Elohi. L’Elfe poursuivit : « Je savais aussi qu’un artefact puissant était conservé dans cette caverne, sans en connaître la nature exacte. À tout le moins, j’eus connaissance de l’époque de sa conception. Il paraissait qu’elle remontât aux temps glorieux et tourmentés des contemporains de Calisor Fénulian, l’âge d’or de notre race où les talents des mages et des orfèvres s’éleva à des degrés inconcevables de nos jours, grâce aux savoirs transmis par les Célestes... Je devinais qu’un tel objet devait être la source de cette corruption qui contaminait la troupe de Raghar. Toutefois, j’appris également – et c’était la raison de mes omissions – que des forces abyssales avaient déjà investi la grotte. Et qu’elles cherchaient à s’emparer de l’artefact, sans y parvenir. J’admets... que je ne voulais pas vous effrayer par cette révélation. Je reconnais amèrement la stupidité d’une telle crainte, puisque vous me suivîtes en bravant plusieurs fois la mort sans hésitation, et j’admets platement le dénigrement dont je fis preuve alors pour votre courage et votre dévouement dans la lutte contre les Abysses. »

Gildarion marqua une pause et, dans la pâle lueur de la lune, Etchiméazna aperçut une larme qui coulait sur sa joue. « Il me fallut beaucoup d’effort pour découvrir ensuite le secret qui empêchait les démons abyssaux de desceller l’artefact. J’appris que seul un Elfe et une humaine ensemble pouvaient lever le verrou magique. Dès lors, je me fis le serment de ne plus reculer, de vous entraîner coûte que coûte et malgré moi dans cette aventure. Veuillez me croire, veuillez me croire au moins sur ce point, je préférerais mille morts à la honte de me servir ainsi de vous à votre insu, vous, l’être le plus cher à mon cœur ! »

« Romance contrariée et culpabilité, pensa Etchmiéazna, non sans mépris. Encore et toujours ces mêmes plaies de l’âme des Elfes ! » Après quelques instants où elle laissa retomber le silence, elle interrogea à nouveau Gildarion : « Et cette "barrière magique", comment va-t-on la contourner ?

– Il y a un chemin, perceptible seulement par certains mages, mais dont je détiens le tracé. Je vous guiderai le moment venu. Et d’ailleurs, dès que les premières lueurs de l’aube me le permettront, il me faudra relire la description de ce chemin, afin d’en parfaire sa mémorisation. »

À peine finissait-il ces mots que Flamme-Ardente apparut entre deux arbres. « Tiens, vous êtes déjà debout, Etchmiéazna. Tant mieux, car c’est à votre tour de monter la garde. En tout cas, ma veille a été profitable, voyez-vous, car la forêt m’a renseignée sur l’itinéraire le plus judicieux pour la marche de demain. Hélas, les forces de Raghar ont bien progressé, et nous sommes presque en bordure de la partie encore sûre de la forêt. Au-delà, nous serons exposés aux incursions des humains pervertis. Mais au moins je sais désormais les lieux qu’il nous faudra éviter à tout prix et ceux qui seront moins dangereux.

– Leur influence s’étend donc si loin ? C’est une bien triste nouvelle... Merci tout de même pour vos investigations, assurément cela nous sera utile. Vous méritez bien un peu de repos. »


Le reste de la nuit s’écoula paisiblement. Lorsque tout le monde fut debout et bien réveillé, Etchmiéazna prit la parole. « Mes chers amis, d’ici ce soir nous aborderons le camp de base des forces de Raghar. Je n’ose plus dire de l’Ordre de la Dame Verte, car il est trop évident que ces hommes-là ont trahi leurs serments. Nous devons nous approcher discrètement, car j’aimerais que nous puissions profiter que nos ennemis ne soupçonnent pas notre présence pour les espionner et contourner leurs sentinelles sans avoir à nous battre. Cependant, des troupes patrouillent et maraudent aux abords de leur camp, et s’enfoncent parfois assez loin dans la forêt. Nous ne serons bientôt plus en sécurité. Êtes-vous toujours partant pour cette quête dont les chances de succès semblent infimes et dont la mort serait l’issue la plus souhaitable en cas d’échec ?

– Et comment ! s’écria Meilyr, avec un petit rire. Regardons-nous : une Salamandre, un Elfe, deux humains et un Nain qui partent à l’aventure. On croirait le début d’une blague halfelin ! Trêve de bavardage, engloutissons notre petit déjeuner, et mettons-nous en route aussi sec ! Ce sac que voici me semble tout destiné à transporter du pain noir... » ajouta-t-il en pointant la besace de Braegor dont l’une des poches, effectivement, servait à transporter et conserver pendant des semaines le pain noir cuit trois fois des grands voyageurs. Des regards désolés lui répondirent muettement. « Quoi ? s’inquiéta Meilyr. Voulez-vous dire qu’il n’y a plus de pain ?

– Non, en effet, affirma Gildarion. Il n’y a plus de pain, et nous réservions nos dernières rations de poisson séché pour le repas de ce midi. Mais c’est à mon initiative que nous avons entrepris ce périple et ma responsabilité comme ma gratitude me réclament de prendre soin de vous tous. Je veux bien jeûner ce midi si tu désires manger mon poisson pour ton petit déjeuner.

– Sans façon, l’ami. Je nourrirai donc mes bronches à défaut de mon estomac, soupira le Nain en allumant sa pipe. Bien qu’il faille se méfier de la chose. J’ai connu un patrouilleur qui avait tellement pris l’habitude de remplacer ses repas par le tabac quand il partait en mission qu’il a fini par mourir de faim, littéralement, au cours d’une expédition plus longue que prévue. C’est moi qui lui ai fourni sa dernière cuvée de tabac... ajouta-t-il en baissant tristement les yeux.

– Allons bon, le réconforta Braegor, tu n’es pas responsable de ce qui lui est arrivé. Ce n’est pas ta faute si ce patrouilleur était... têtu comme un Nain. »


*******


[Voilà.

J’ai puisé dans mes dernières forces pour m’extraire de ce lieu et pour retranscrire ce qui me semble nécessaire à la tâche qui t’incombe désormais.

Je ne sais pas dire ce qu’il faut faire maintenant, je n’ai plus la lucidité pour envisager correctement la situation, mais il faut agir. Et vite.

Cela, j’en suis certain.]


*******


Le groupe progressait plus rapidement à mesure que la végétation se clairsemait, conséquence des activités néfastes des hommes de Raghar. Çà et là, on voyait des signes d’empoisonnement des sols, des traces d’incendies. Meilyr gémissait en constatant les dégâts irrémédiables causés à une flore si rare et si prometteuse. De temps à autre, Flamme-Ardente s’arrêtait pour réfléchir, puis indiquait la nouvelle direction à prendre. Ils firent ainsi plusieurs détours, évitant des zones trop exposées à d’éventuelles vigies, notamment les monticules rocheux dont les crêtes étaient directement visibles depuis le plateau où campaient les troupes de Raghar. Une fois, ils entendirent une patrouille, au loin. Les aventuriers se terrèrent sans bruit au fond d’un petit vallon, jusqu’à ce que les murmures de leurs ennemis ne fussent plus audibles. Braegor s’inquiéta alors auprès d’Etchmiéazna : « Ainsi vous ne projetez plus de négocier avec Raghar ? J’en comprends la logique mais cela m’attriste, car j’avais espoir de retrouver mon frère et de le raisonner. Depuis que nos chemins se sont séparés, je n’ai cessé de regretter notre rupture et j’ai forgé le vœu de me réconcilier avec lui. C’était l’occasion d’accomplir ce serment, et je crains qu’il ne s’en présentera plus jamais une autre.

– J’entends ta peine, Braegor, mais ne désespère pas. Les Lumineux sont charitables envers ceux dont le combat est juste. Si nous menons à bien notre quête, il est possible que ton frère soit libéré de l’emprise maléfique qui le corrompt. Et alors tu auras tout loisir d’échanger avec lui. S’il est aussi bon que toi, je ne vois pas ce qui empêchera de lever le malentendu qui s’est installé entre vous à la faveur du deuil de votre père. »

Ces paroles, et en particulier le compliment d’Etchmiéazna, apportèrent quelque réconfort au Parangon de la Chasse. Mais les épreuves qui les attendaient encore étaient loin d’être surmontées.

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