La caverne des espoirs brisés

Chapitre 25 : La complicité de la lune

2675 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a 28 jours

Alors que le groupe commençait à s’installer à l’endroit choisi pour passer la nuit, et profitant des dernières lumières du jour, Meilyr accosta Braegor. « Dis-donc l’ami. Je sais reconnaître un chasseur quand j’en vois un, et tu m’as tout l’air d’appartenir au gratin. Mais pour ce qui est de l’arbalète, tu la manies avec la grâce d’une succube.

– Les succubes sont incontestablement gracieuses, mais elles n’emploient que des armes de corps à corps... répondit l’autre sur la défensive.

– Voilà, c’est exactement ce que je te disais. Et du coup, parce que l’amitié n’est pas un vain mot pour un Nain, je m’en vais t’enseigner quelques trucs à ce sujet. Suis-moi, on va se mettre un peu à l’écart, au cas où ton entraînement serait plus laborieux que prévu, ça évitera à nos compères de se faire embrocher. »

Flamme-Ardente les regarda s’éloigner, heureuse de voir naître cette improbable complicité. Elle s’était immédiatement sentie liée de sympathie avec chaque membre de l’expédition, sans comprendre la raison de cette connivence. Si elle avait connu leurs histoires, elle aurait su que tout comme elle, chacun à sa manière éprouvait une forme de solitude qui résultait de ses choix de vie. Mais si ces choix avaient été faits en conscience, le résultat était moins désiré que ce qu’ils voulaient le faire croire, en premier lieu à eux-mêmes.

Le statut d’Abbesse avait installé une distance entre Etchmiéazna et ses Sœurs, elle qui s’épanouissait lorsqu’elle faisait corps avec son régiment de lancières, une unité fusionnelle où le respect de la hiérarchie n’entravait pas le sentiment d’une égalité totale entre ses membres.

Gildarion nourrissait l’illusion qu’il avait décidé seul de prendre l’exil, sans attendre le blâme de sa Maison, assumant son propre châtiment comme pour mieux purger sa faute. En vérité, s’il s’était empressé de se condamner lui-même, c’était avant tout pour ne pas devoir affronter le jugement des autres.

Braegor avait prononcé sincèrement ses vœux de Parangon de la Chasse de l’Ordre du Loup Solitaire, et s’investissait corps et âme dans son rôle d’agent indépendant et autarcique. Pourtant, il aurait donné n’importe quoi pour mener une vie au milieu de ses pairs, si cela avait été possible sans craindre la comparaison avec son père et la prescription de suivre la voix de Chapelain.

Meilyr parcourait le monde sans le moindre point d’ancrage, ni matériel ni relationnel, et donnait le change avec un apparent détachement, mais il souffrait au plus profond de lui de la mélancolie du temps où son clan tenait le Chemin de chaînes de Culloch Mor, astreint à un rôle et un lieu immuables.

Quant à Flamme-Ardente, elle avait passé avec succès l’épreuve du feu et en avait tiré une immense fierté. Son feu intérieur puissamment attisé ne nécessitait plus d’être ravivé auprès des Trois Rois, les îles volcaniques qui font office de royaume aux créatures reptiliennes. Elle fut d’abord ravie de la liberté de déplacement que cela lui permettait, lui offrant la possibilité d’explorer Pannithor toujours plus loin sans se soucier de retourner à son port d’attache. Petit à petit, elle réalisa cependant le prix à payer pour cette liberté : elle portait dorénavant un fardeau beaucoup plus lourd. Son corps, investit d’une énergie colossale par les prêtres lors du rituel de l’épreuve du feu, était devenu un bien précieux pour son peuple. Il fallait désormais à tout prix que son corps retournât aux Trois Rois après sa mort, qu’il fût absorbé et fusionnât avec la lave des volcans pour restituer sa puissance. Ou sinon, c’était toute la race des reptiliens qui se verrait amputée d’une partie de sa force. Ainsi elle se retrouvait chargée d’une double responsabilité : exploiter au mieux sa possibilité de ne jamais revenir aux Trois Rois en servant les Reptiliens à distance de leur berceau, et d’autre part se débrouiller pour mourir de telle sorte que l’on pût y ramener sa dépouille. Deux injonctions paradoxales. Mais le plus dur, et Flamme-Ardente s’épuisait à ne pas l’admettre, était qu’elle avait le mal du pays.


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|Suite du journal du Druide Almechior

Ce bâton de diamant noir... J’aurais tout donné pour l’obtenir. Je n’en étais plus qu’à quelques mètres. J’allais gravir les marches de l’autel ! Et puis j’ai entendu au loin les bruits sordides annonçant l’arrivée des armées abyssales. De nouveau, dans la salle, se mirent à résonner les hurlements des molochs, les rires sadiques des succubes, les cris sauvages et stupides des guerriers abyssaux mineurs.]


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La nuit était déjà bien installée quand Braegor et Meilyr retournèrent auprès des autres. Le Parangon avait peu progressé dans sa technique de tir mais avait découvert en Meilyr un sympathique compagnon. Il comprenait mieux désormais ce personnage que sa vie hors norme avait rendu si atypique. Le Frère de la Marche s’amusait maintenant à deviner les facettes de la personnalité de Meilyr dans lesquelles il se conformerait à l’archétype nain, et celles où il en prendrait le contre-pied. II tombait rarement juste, mais il appréciait les surprises que réservait la compagnie de son nouvel ami.

« Vous voilà enfin, se réjouit Etchmiéazna. Nous vous attendions pour le dîner. Nos rations étaient prévues pour quatre, mais nous partagerons.

– Un dîner ? Mais il n’y a point de marmite, ou alors je suis imberbe ! s’exclama Meilyr.

– Naturellement, faire du feu signalerait notre position à Raghar et ses trébuchets. Nous nous contenterons de manger froid. Flamme-Ardente avait justement prévu des harengs séchés, précisa l'Abbesse.

– Glups... ce sera sans moi. Les choses de la mer... Sans vouloir t’offenser, ma chère Flamme-Ardente. Mais on dit bien prévoyant comme un Nain, et j’ai cueilli quelques champignons qui me feront un festin. »

Braegor, étonné, glissa discrètement à Etchmiéazna : « Dit-on vraiment "prévoyant comme un Nain" ? » L’Abbesse ne prit pas la peine de lui répondre. Elle observait anxieusement Meilyr déballer sa pitance. « N’est-il pas dangereux de consommer des champignons sur cette île ? Ne disiez-vous pas que le... biotope était ici fort différent de celui du continent ? Et s’ils étaient vénéneux tout en ayant l’apparence de champignons comestibles ailleurs ?

– Ce sont des champignons tout à fait originaux, mais je suis certain qu’ils seront délicieux et sans danger. Mon nez me le dit, et on ne dit pas pour rien "un nez de Nain". »

Braegor allait une fois de plus interroger Etchmiéazna, mais celle-ci anticipa la question et lui intima de se taire d’un geste de la main. De leurs côtés, Flamme-Ardente était soulagée de ne pas avoir à partager son hareng et Gildarion ruminait silencieusement. « Un pied trapu et terreux, caché sous un gros chapeau rond qui fait office de bouclier, une odeur qui imite le sanglier, le tout aussi haut que large, ce champignon est une véritable allégorie des Nains ! » pensait-il.


Après ce repas, trop léger pour un soir de bataille de l’avis général, Gildarion se mit à l’écart du groupe. Il s’assit sur un rocher plat, entre deux arbres dont le feuillage peu garni laissait paraître les étoiles. Il tira de sous sa cape – dans quelle cachette l’avait-il rangée ? – une harpe miniature. L’instrument était à peine plus grand que sa main. Avec une dextérité impressionnante, il pinça les cordes du bout de ses ongles. Celles-ci étaient si fines qu’elles étaient à peine visibles. Une discrète musique s’échappa de la harpe, des notes cristallines qui résonnaient comme des éclats de bulles de savon. Les lèvres de l’Elfe bougeaient sans qu’aucun son n’en sortît, car il accompagnait la musique d’un chant silencieux. Gildarion en oublia le monde qui l’entourait, jusqu’à faire abstraction de l’odeur pourtant forte de tabac épicé qui flottait maintenant sous son nez.


« Moi je vois les étoiles.

Au loin, la feuille sur la lune

nous éclaire d’une lumière verte. »


Gildarion sursauta. Il se tourna vers l’individu qui venait de prononcer ces vers, pour s’assurer de son identité, bien que sa voix ne permît aucun doute. Mais c’était une chose si inconcevable pour l’Elfe qu’il lui fallait vérifier. « Comment... ? Comment connais-tu le poème de la noble Doralënn ? Comment devinas-tu que je chantais en moi-même ce couplet ? Car si le texte est devenu célèbre, la musique qui le soutient est de ma composition et ne fut jamais publiée. Peut-être lis-tu sur les lèvres ?

– Houla, doucement l’ami. Trop de questions à la fois, tu vas les emmêler et nous faire des nœuds à la tête. J’ai beaucoup voyagé, tu sais. Alors des choses, j’en ai entendu. De toutes les sortes imaginables et issues de toutes les bouches. Mais la poésie elfique, bizarre et incompréhensible, c’est vraiment pas ma chope de bière. Ces vers, je me suis promis de les oublier dès qu’on me les a récités. Crois-moi, c’est bien malgré moi qu’ils me sont rentrés dans la tête, et depuis... plus moyen de les en faire sortir ! Quant à savoir pourquoi je les ressors maintenant, pas la peine de chercher bien loin. Regarde là-haut : entre les branches on voit les étoiles et au travers du feuillage on aperçoit la lune. C’est tout. Rien à voir avec la musique... Mais attends, tu m’as dit que c’est toi qui as composé ça ? »

Cette dernière question était trop spontanée pour que Gildarion ne se trompât : Meilyr avait apprécié sa mélodie. « Oui, c’est bien moi. Et c’est la toute première fois que je rencontre un Nain sensible au lyrisme elfique, répondit-il avec un sourire bienveillant.

– Et oh, on ne s’emballe pas, Monsieur de la garde maritime. J’ai juste recraché deux phrases tordues par hasard au bon moment. Je ne suis pas prêt à me farcir tout un concert de graciles troubadours amourachés. Mais bon, certains disent que la poésie elfique est merveilleuse. Et bien, aujourd’hui elle a effectivement accompli une merveille : elle m’a acquis le respect d’un Elfe. »

Il accompagna ses paroles d’une petite tape sur l’épaule de Gildarion que celui-ci n’essaya pas d’esquiver, signe de l’évolution de leur relation.


Après un temps de silence un peu gêné, l’Elfe ne sachant quoi rajouter, Meilyr reprit la discussion. « Dis-moi, l’ami, pourquoi les Elfes n’emploient pas d’arbalètes ? Elles ont la même portée que les arcs, c’est plus lent à charger mais c’est plus puissant. En somme ça se vaut, mais c’est d’un usage stratégique un peu différent. C’est une option supplémentaire pour un général de disposer des deux, pourquoi vous privez-vous de cette opportunité ?

– Tu comprendras par toi-même. Vois-tu la tâche blanche que forme le lichen sur le tronc situé là-bas, à environ vingt-quatre pas de nous ?

– Héhé, je vois où tu veux en venir. »

Le Nain arma son arbalète qu’il gardait pendante à sa ceinture puis visa, mais avant qu’il pût tirer, Gildarion envoya sa flèche en plein milieu de la tâche. Le carreau de Meylir arriva juste après et se plaça tout à côté de la flèche, la touchant presque mais s’enfonçant plus profondément qu’elle dans le bois de l’arbre. « Et bien voilà, c’est ce que je te disais : même distance, l’arc plus rapide, l’arbalète plus perforante. Deux usa...

– Tu n’as donc point perçu la différence fondamentale ? Tire à vide cette fois. »

Meilyr obéit, bien qu’étonné de la proposition. L’arbalète produisit un claquement sec. Gildarion à son tour banda son arc et relâcha la corde. L’arme vibra, diffusant une note agréable qui sonnait juste dans le calme de la nuit. « Entends-tu désormais la raison pour laquelle nous n’emploierons jamais que des arcs au combat ? Nous ne sommes pas de simples guerriers : nous sommes les musiciens de la guerre. »

Le Nain hocha la tête, méditatif. Puis il tira une bouffée de sa pipe, qui semblait ne jamais s’éteindre, et hocha de nouveau la tête. « Bon, bon, bon... » Il se secoua et repris un air désinvolte. « Tout ça est bien beau, mais on a assez échangé de banalités. Il faut qu’on parle des choses sérieuses. C’est quoi le plan, le trésor, tout ça ? »


Gildarion s’interrogea brièvement sur Meilyr. Le Nain avait-il feint de s’intéresser à la culture elfique pour l’aborder en douceur et sympathiser, dans l’optique opportuniste de mieux lui soutirer des informations sur ce qu’il pensait être un trésor ? Cela lui ressemblait assez, et Meilyr agissait certainement par intérêt, du moins partiellement. Car, d’un autre côté, l’Elfe était sûr d’avoir perçu en de brefs instants, sous son masque de Nain chauvin et bourru, une âme curieuse et sensible à la beauté du monde. Après un court silence, Gildarion s’adressa à Meilyr d’une voix solennelle : « Souhaites-tu réellement que je te révèle mon secret ? » Le Nain acquiesça du chef. « Garde-le bien, c’est un secret d’Elfe. » Il accompagna cette phrase d’un clin d’œil, sans se départir pour autant de son air grave. « Tu n’as rien à gagner à nous suivre. Nous n’allons pas déterrer un trésor pour notre gloire ni pour nous enrichir. Nous devons subtiliser un puissant artefact avant qu’il ne tombe dans les griffes des Malveillants. Mais il ne constituera pas un butin que nous pourrions nous partager. Notre engagement est purement altruiste. Si tu nous suis, c’est dans le seul espoir de concourir à la lutte contre les Abysses, au péril de ta vie, de ton âme et même du souvenir de ton nom, car nous agissons en secret et il n’y aura nul troubadour pour chanter notre épopée. Es-tu toujours certain de marcher à nos côtés ?

– Et comment ! Avec un tel sens de la mise en scène, tu n’as pu qu’attiser ma curiosité ! » Il se mit à rire de bon cœur, tapa sur l’épaule de Gildarion et se leva. « Allons, je vais prendre quelques forces, et je crois que tu devrais faire de même, si les aventures que tu m’as promises ne sont pas des chimères. »







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Remerciements


Encore merci à ma fille chérie pour ses poèmes :


Moi je vois les étoiles.

Au loin, la feuille sur la lune

nous éclaire d’une lumière verte 


et au chapitre précédent :


La feuille et l’arbre tombent dans l’herbe,

Et l’herbe rosit

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