La caverne des espoirs brisés
[Suite du journal du Druide Almechior
Quand enfin je terminais ma laborieuse besogne de copie, j’ai relevé la tête, et j’ai pu admirer dans toute sa grandeur, toute sa sinistre splendeur, la statue qui trônait sur l’autel. Elle était faite d’une roche ou d’un métal inconnu, d’une couleur sombre et chatoyante, et semblait éclairée par un feu intérieur lointain. Je ne saurais mieux décrire cette teinte mouvante, fugace, ces reflets si ténébreux mais qui pourtant trouaient l’obscurité de ces profondeurs.]
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Un silence douloureux s’installa, le lourd silence endeuillé des victoires sans joie, quand le prix payé surpasse irrémédiablement les maigres gains grappillés à l’ennemi. Un arbre en lisière de la forêt céda soudain. Il avait été percuté par un coureur des tunnels, et la brise qui se levait dans le soir tombant acheva de le renverser. Dans sa chute, des feuilles s’envolèrent, formant un éphémère nuage papillonnant, avant de retomber à leur tour. Le sang des centaures ruisselait maintenant vers la clairière et tintait le sol d’un rouge pâle.
« La feuille et l’arbre tombent dans l’herbe,
Et l’herbe rosit », déclama Gildarion.
Des vers qui devaient décrire le crépuscule d’une belle journée d’automne, où le soleil se couchait sur une nature paisible dont le cycle de mort et de renouveau procédait d’un équilibre sans violence. Ils prenaient ici une tout autre résonance, qui alourdit encore la mélancolie du groupe.
« Allons, on va pas se laisser abattre, hein, ma petite Flamme-Ardente ? » C’était Meilyr qui venait de rejoindre les autres et qui lui tendit sa pipe, après une petite tape derrière le coude de la Salamandre, ne pouvant atteindre l’épaule. « Prends donc, mon amie, la pipe est offerte. De toute façon j’en ai encore cinq ou six de rechange... Mais peut être que s’il te reste un peu de poudre... je pourrais te réapprovisionner plus facilement, si tu vois ce que je veux dire. »
Flamme-Ardente recoiffa son tricorne qu’elle tenait jusque-là sur sa poitrine en signe de respect pour le chef centaure trépassé. Avec un sourire encore mêlé de chagrin, elle lui présenta une bourse où elle stockait sa poudre noire.
« Et voilà, les bons comptes font les bons amis ! C’est ce que je n’ai pas cessé de vous répéter : le commerce adoucit les mœurs !
– Je suis à peu près sûr qu’il n’a jamais rien dit de tel..., » glissa Braegor à Etchmiéazna en aparté. Meilyr n’entendit pas, mais il constata néanmoins les visages étonnés et méfiants qui s’offraient à lui.
« Ben quoi, vous avez l’air surpris de me revoir... Mais je ne lâche jamais les copains dans le besoin, moi. Même si vous n’avez pas été très polis avec moi, je ne suis pas rancunier. On n’est pas rancunier pour un sou, au Clan du Chardon. Ce n’est pas pour rien que pas un seul d’entre nous n’ait été frappé par la "malédiction rouge". On a un mental d’acier, et c’est pas moi qui vais faire défaut à ma lignée en me changeant en berseker juste parce que le premier Elfe venu refuse de me remercier de lui avoir sauvé la vie... Allez, sans rancune l’ami Gildarion ? »
Le Nain tendit sa main à l’Elfe qui le toisa sans daigner faire le moindre geste, mais Etchmiéazna l’invita du regard à se réconcilier avec Meilyr. Elle devinait qu’il pouvait être utile à la poursuite de leur mission, et elle était suffisamment maître de ses émotions pour passer au-dessus de son ressentiment après ses propos désobligeants. Gildarion accorda donc au Nain sa poignée de main, bien qu’il n’en eût aucune envie.
« Très bien, maintenant qu’on s’entend de nouveau avec Monseigneur le chef de la bande, dites-moi un peu où on va. J’ai cru entendre qu’on parlait d’un artefact dans un sanctuaire... Quand il s'agit de dénicher un trésor, vous pouvez toujours compter sur un Nain !
– Et je suppose que c’est même la seule raison pour laquelle tu veux nous rejoindre, n’est-ce pas ? accusa Braegor.
– Aïe, je vois que j’ai vexé tout à l’heure notre Frère de la Marche... Quand je disais que la Confrérie est devenue le vassal de l’Hégémonie, ça n’était pas contre toi. C’est un fait objectif, il ne faut pas le prendre personnellement. Tout comme le fait que tu n’es pas à la hauteur de Raegorn. C’est normal, il faut l’accepter, mon gars, on ne t’en demande pas tant. Même si c’est dommage quand même. »
Etchmiéazna posa sa main sur le bras de Braegor pour le calmer et prévenir un éventuel dérapage. Cela fit son effet, et le Parangon se consola de ce contact avec les doigts délicats mais la poigne ferme de l’Abbesse. « Mettons-nous en route aussitôt, nous aurons tout loisir de discuter en chemin, conclut-elle. Tache toutefois de surveiller ta langue, tu ne sais manifestement pas à qui tu as affaire. Je ne voudrais pas trahir mon vœu de ne jamais porter mes armes que contre les serviteurs des Malveillants. » Braegor apprécia l’intervention d’Etchmiéazna qui prouvait qu’il comptait pour elle et qu’elle cherchait à le ménager. Gildarion, de son côté, restait renfrogné.
Le groupe suivit l’invitation de l’Abbesse et se mit en marche. Il se trouva bientôt à portée de voix du régiment de longues-cornes, qui commençait à rassembler les cadavres en vue du bûcher funéraire. Leur champion, un homme-bête robuste mais d’un âge avancé, s’approcha des aventuriers et s’inclina avec lenteur. « À travers ma voix, le Brave Kyrion et la forêt vous remercient. Mon peuple vous est redevable et les lois de l’hospitalité me commandent de vous porter tout le secours dont nous serons capables. Quelle assistance pouvons-nous vous prêter ? »
Etchmiéazna prit la parole naturellement, par habitude de gouverner. À sa propre surprise, l’intermédiaire de Flamme-Ardente ne s’était pas révélé nécessaire pour dialoguer avec la Harde. Ces bêtes ne semblaient pas aussi sauvages que les préjugés humains les dépeignaient. « Fiers guerriers de la Harde, nous n’exigerons rien de vous que de continuer à défendre votre terre avec la même ardeur et de nous laisser circuler librement. Notre mission nécessite de voyager dans la discrétion et de nous rendre auprès de Raghar, ce fourbe. Il est préférable que l’ennemi ne se doute pas que nous nous soyons rencontrés. Depuis le sommet du Mont Kolosu, les Lumineux dominent les cieux. Et tant que nous ne douterons pas de leur puissance, ce qui est issu des Abysses retournera aux Abysses. »
Et sur cette prière, elle repartit, aussitôt imitée par ses camarades. Le champion longues-cornes, tout en les regardant s’éloigner, leur lança de sa voix puissante : « Sachez que vous pourrez avancer sans crainte sous le couvert des bois. Aussi longtemps que nous serons debout, la forêt veillera sur vous. »
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[Je distinguais maintenant clairement un Elfe, debout mais chancelant, soutenant d’un bras une humaine évanouie. Son autre main reposait sur le ventre de la dame, là où celle-ci tenait dans ses mains jointes un bâton qui semblait fait de diamant noir. Les deux personnages n’avaient pas de visage, mais malgré ça, la subtilité de la sculpture leur donnait une expression de souffrance terrible.]
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Les cinq compagnons avançaient en file indienne car la végétation était dense dans cette partie de la forêt, de sorte qu’ils ne discutèrent pas durant cette première étape. Ils ne purent ainsi échanger leurs réflexions après le combat et les révélations du chef centaure. Gildarion, surtout, ruminait. C’est pourquoi, lorsqu’ils traversèrent une clairière causée par les bombardements des trébuchets, l’Elfe se précipita aux côtés de la Basiléenne et lui chuchota :
« Sachez que je ne souffre vos dernières décisions qu’en vertu de la considération que j’ai pour vous. Je n’approuve aucunement la présence de ce Nain au sein de notre compagnie, et... Cela est plus délicat à exprimer... Je me considère comme étant à l’initiative de cette expédition. Je me sens responsable vis-à-vis de vous tous. En conséquence, je supposais devoir endosser jusqu’au bout la responsabilité de ce qui pourrait nous arriver...
– Voulez-vous dire que vous estimez devoir prendre seul les décisions qui nous concernent tous ? le coupa sèchement Etchmiéazna. Peut-être pensez-vous être mieux à même de nous diriger, parce que vous détenez des informations que vous n’avez pas souhaité nous partager ? » Elle enfonça ainsi le clou, n’ayant pas abandonné ses soupçons au sujet des possibles omissions ou dissimulations de Gildarion, et sachant que la culpabilité était chez lui un ressort particulièrement sensible. Il ne répondit pas tout de suite, cherchant prudemment ses mots.
« Vous avez toute ma confiance, et je ne douterai jamais de vos choix. Je suis prêt à les accepter tous, y compris celui qui me serait le plus douloureux. Car... si mon jugement se trouve malgré moi troublé, en dépit de la gravité de notre mission et des obligations que j’ai contracté envers vous tous... Et je crains de ne pas réussir à le dire autrement qu’avec une fatale maladresse... Je ne puis vous cacher plus longtemps que je n’éprouve pas à votre égard des sentiments communs, mais qu’au contraire... vous m’inspirez les plus nobles élans de l’âme...
– Que de circonvolutions, Gildarion ! Enfin ! Vous savez que les Lumineux sont assez grands pour occuper toute la place en mon cœur. Je connais la pureté de vos intentions, je respecte la décence de votre conduite, et j’approuve la prééminence de votre sens du devoir sur vos émotions. Il est inutile de revenir sur ce sujet. Nous combattrons, nous mourrons côte à côte s’il le faut, mais accordez-moi de ne jamais vous avoir causé la peine d’un espoir trompeur. Nous sommes compagnons d’armes et nous ne serons rien de plus l’un pour l’autre. D’ailleurs le soleil décline et il nous faut songer à trouver un camp pour la nuit. »
L’Elfe n’ajouta rien, sa gorge trop serrée pour prononcer la moindre phrase, et partit aussitôt en éclaireur à la recherche d’un lieu propice au bivouac.