La caverne des espoirs brisés
Gildarion venait de contourner l’armée vermine et s’approchait silencieusement des troupes de choc escortant le chef de guerre. Il avait rangé son arc car il n’espérait plus pouvoir atteindre au tir le général au milieu de ses gardes, lesquels remuaient frénétiquement autour de lui bien qu’ils soient les plus disciplinés des forces vermines. L’Elfe savait qu’il devrait le chercher au corps à corps, dans un affrontement singulier. Et pour cela, il lui fallait auparavant se tailler un chemin au travers de l’élite de l’armée ennemie. Il ferma un instant les yeux, expirant profondément tandis que ses poings enserraient fermement sa lance. Bientôt ses mains ne furent plus qu’une articulation supplémentaire, son arme devenant une extension inséparable de son corps. Il ouvrit alors les yeux, gonfla sa poitrine et, sans un cri ni un murmure, il courut droit devant lui, ou plutôt il bondit. En quelques enjambées, il rattrapa les troupes de choc et abattit sa lance sur sa première victime. Le rat n’eut pas le temps de crier, mais le bruit de la lame tranchant l’armure alerta ses camarades. Les Vermines se reformèrent, encerclant rapidement Gildarion. Toutefois, celui-ci avait déjà entamé une transe guerrière. Inarrêtable, infatigable, il paraît les coups et frappait ses ennemis d’un même geste, sans ralentir la course de son arme, avec des mouvements qui tenaient plus de la danse que de l’escrime. Loin de se décourager, les rats semblaient excités par le carnage, et le régiment de guerriers qui se tenait jusque-là en retrait s’apprêta à rejoindre le combat, ce qui pouvait faire pencher la balance en faveur des Vermines.
Cependant, on vit à cet instant l’Abbesse Etchmiéazna sortir de la forêt et fondre sur les guerriers rats. Elle avait finalement choisi de suivre Gildarion et d’attaquer par l’arrière des lignes adverses – un choix purement pragmatique. Elle enfonça les rangs ennemis, balançant au bout de sa chaîne son fléau d’arme, comme s’il était un pendule manié par les Lumineux eux-mêmes pour purger le monde des créatures maléfiques. La masse brisait sans mal les armures de fortune des Vermines, repoussant les soldats qui pourtant continuaient d’affluer, confiants dans leur nombre.
Malheureusement, Gildarion dut ralentir sa danse et affrontait désormais les rats les deux pieds au sol. En effet, les troupes de choc avaient gardé en réserve une ruse. Lorsqu’elles comprirent que le combat contre le héros elfe s’engageait mal, elles déversèrent le contenu pestilentiel d’un chaudron qu’elles avaient emporté au combat. Les effluves malsains et l’épaisse fumée verdâtre qui se répandirent brouillèrent la vue de Gildarion, tandis que le sol s’imprégnait d’un liquide visqueux et glissant qui entravait ses mouvements. Désormais encerclés, l’Abbesse et l’Elfe fournirent un dernier effort pour se rejoindre au milieu de la masse grouillante de rats. Ils purent ainsi se camper dos à dos et sécuriser leur position.
« Je me réjouis et m’enorgueillis de combattre de nouveau à vos côtés, Abbesse. Je constate que vous n’avez rien perdu de votre ferveur guerrière. Surtout, restez concentrée sur les adversaires qui vous font face et ne vous souciez pas de moi. Mon armure est de la meilleure facture, il faudrait une arme forgée par un Elfe pour la transpercer. Suivez mes déplacements, et nous pourrons bientôt défier le général en personne.
– Je l’espère, car dans le cas contraire, ces Vermines nous submergeront sous peu. Je suis avec vous Gildarion ! »
P endant ce temps, Braegor avait contourné l’amas de rochers par l’ouest. Il se déplaçait discrètement, accroupi et collé à la paroi, si bien qu’il ne fut pas remarqué par les Vermines alors même qu’il n’était plus qu’à quelques pas d’elles. Il chercha du regard le chef de guerre, et quand il le repéra au milieu de sa garde, le Parangon leva son gantelet droit jusqu’à ce que la croix rouge se retrouvât en face de ses yeux. Il se remémora son serment, se rappela qu’il avait juré de défaire en duel les champions des armées ennemies. « Qu’ainsi je venge le sang de mes Frères, et qu’ainsi je venge le sang de mon père », murmura-t-il avant de se redresser. Il aperçut Gildarion qui chargeait déjà. Courroucé de voir l’Elfe prendre de l’avance sur lui, il dégaina précipitamment sa courte épée, et se rua vers les Vermines. Mais alors qu’il ne lui restait plus qu’une poignée de mètres avant d’atteindre les troupes de choc, il se retrouva soudain au milieu d’une cohue indescriptible. Sans qu’il l’ait vu venir, trop absorbé par son objectif et l’arrivée de son rival, la horde de galeux s’était positionnée pour pouvoir s’interposer. Elle le percuta en pleine course et le renversa. Braegor se releva aussitôt et engagea le combat. Il comprit vite à qui il avait affaire. Ses adversaires étaient maigrelets, vêtus de haillons, et portaient contre lui des coups peu assurés. « Des galeux ! pesta-t-il. De la chair à canon négligeable, voilà contre quoi je dois me battre, cependant que Gildarion affronte l’élite de l’armée ! » Il enrageait, car s’il taillait en pièce sans peine les soldats de fortune qui lui faisaient face, il savait qu’il perdait un temps précieux. Et les Vermines se massaient autour de Braegor, le lacérant sans réussir à le blesser sérieusement, et lui se déchaînait en retour, abattant par poignées les viles créatures.
Plus loin à l’ouest, derrière cette mêlée sanguinaire, les coureurs des tunnels chargèrent les guerriers tribaux comme ceux-ci s’y attendaient. Les bêtes de la Harde se trouvaient loin de leur élément de prédilection, le couvert de la forêt, et leurs minces armures de cuir ne leur offraient qu’une protection dérisoire. Les chariots vermines s’enfoncèrent violemment dans leurs rangs et les décimèrent. Mais ce sacrifice ne fut pas vain car les guerriers, dans leur ténacité, avaient réussi à briser l’élan des coureurs des tunnels. Une fois immobilisés, les lames qu’ils arboraient représentaient une moindre menace et, sans vitesse, ils ne pouvaient plus manœuvrer aussi agilement pour contourner leurs ennemis et les prendre de flanc. Et quand les longues-cornes contre-chargèrent, leur vengeance fut aussi terrible que l’avait été le massacre de leurs frères d’arme. Machines et rats furent broyés jusqu’au dernier. Mais les longues-cornes ne s’en réjouirent pas. La Harde avait subi de lourdes pertes et le régiment d’élite se tenait désormais seul au centre du champ de bataille, loin du reste des affrontements. Trop loin pour pouvoir porter secours aux trois héros qui luttaient de toutes leurs forces dans l’espoir d’atteindre le général vermine pour un duel décisif. De surcroît, la motrice mortelle empaleuse s’avançait désormais vers les longues-cornes, ses bras mécanisés agitant leurs terribles lames. Réussiraient-ils à encaisser l’assaut d’un engin aussi destructeur ?
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[Suite du journal du Druide Almechior
Et puis je me suis rendu compte que malgré moi j’avançais. J’avançais vers l’autel d’un pas traînant, comme si mes pieds obéissaient à quelqu’un d’autre que moi.
Je m’en suis suffisamment approché pour pouvoir distinguer des inscriptions sur la table de l’autel. Je les ai reproduites dans ce journal alors même que mes pieds continuaient d’avancer inexorablement et sans l’intervention de ma volonté. J’ai essayé de recopier du mieux que j’ai pu ces signes d’une langue qui m’est inconnue, dans l’espoir que tu pourras les traduire. Assurément ces mots sont d’une importance capitale, assurément ils révéleront de terribles secrets !]
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Lorsque l’effet du chaudron se fut dissipé, Gildarion et Etchmiéazna reprirent leur percée. Les rangs des troupes de choc se clairsemaient sous les coups meurtriers de leurs armes et bientôt le chef n’aurait plus d’autre choix que de se battre pour son propre salut. Apercevant la progression du duo, Braegor redoubla de rage. Non seulement l’Abbesse avait choisi de suivre l’Elfe, mais de plus celui-ci allait ravir son trophée. Il laissa alors son épée pour frapper directement de ses poings les galeux qui ne cessaient de se porter contre lui. Rompant les nuques, brisant les crânes, piétinant les mourants, le Parangon faisait un véritable carnage. Mais lui ne se maîtrisait plus, ne distinguait plus rien. Il lui semblait s’enfoncer au cœur de sables mouvants, escalader une falaise et chuter en même temps, nager à contre-courant dans un torrent de rats, autant vivants que morts. Il broyait tout sur son passage, sans réussir à avancer, glissant sur les viscères répandus, ou peut-être transportés par des Vermines qui rampaient sous ses pieds. La vue trouble, l’esprit confus, rien ne comptait plus pour lui que de décharger sa haine et sa frustration.
Enfin Gildarion se trouva face au chef de guerre. Etchmiéazna tenait en respect les derniers guerriers qui n’avaient pas encore fui ou péri. L’Elfe porta un coup puissant, visant la tête du général. Malgré la force de l’attaque, ce dernier réussit à la parer de son épée en la tenant à deux mains. Puis... ce fut tout. Il s’effondra, et s’étala face contre terre. Gildarion vit alors un trait d’arbalète fiché entre ses omoplates. Regardant dans la direction du tir, il découvrit Meilyr qui sortait des bois, un sourire triomphant aux lèvres et son arbalète à la main. Tandis que les Vermines se dispersaient dans une débandade générale des plus chaotique, le Nain s’écria en direction de l’Elfe :
« Heureusement que j’étais là ! Sans moi vous étiez sûr d’y passer !
– Que me chantes-tu là, imbécile ! Il était à ma merci. Tu n’es qu’un opportuniste...
– Hého ! La remise des médailles se fera plus tard. Le chef des centaures gît blessé dans ces fourrés. Portez-vous au plus vite auprès de lui ! » rugit une voix sévère. C’était Flamme-Ardente qui venait de les tancer du haut du rôdeur sylvain.
À ces paroles, Braegor retrouva sa lucidité et se tourna en direction de la Salamandre. Un court instant leurs regards se croisèrent, et il crut discerner une pointe de moquerie dans son expression. Il se sentait couvert de honte, plus encore qu’il ne l’était de sang. Pourtant, il n’avait en rien démérité. Mais peu importait l’effort qu’il avait engagé, les habilités qu’il avait déployées, ou le courage dont il avait fait preuve, il avait de telles exigences envers lui-même qu’il ne s’autorisait aucune satisfaction.
Flamme-Ardente descendit du rôdeur aussi lestement que d’un tabouret, et se dirigea vers le bois. Gildarion arriva peu après au chevet du chef centaure. La Salamandre, qui l’attendait, déclara alors d’une voix solennelle et révérencieuse que ses compagnons ne lui connaissaient pas : « Voici justement l’Elfe dont je vous parlais, grand chef. »
Le centaure était à bout de force, prêt à abandonner le monde des vivants. Il fit un effort pour murmurer : « Il ne me reste qu’un court instant pour répondre à tes questions. Sois direct, ne perds pas ton temps en politesses.
– J’ai observé les tirs de trébuchets, ils semblaient vous pousser vers les Vermines. Cela signifie-t-il que l’Ordre de la Dame Verte et les Vermines ont conclu une alliance et coordonnent leurs forces ?
– Hélas oui, le doute n’est plus permis. Non seulement Raghar le Fourbe s’entend avec les rats pour nous prendre en tenaille, mais je crains qu’ils ne s’échangent leurs technologies. Les projectiles que lancent les trébuchets ont quelque chose de malsain qui ne peut sortir que des ateliers vermines. Ils pilonnent la forêt avec des substances toxiques, et la nature se meurt à leur contact. Nous perdons chaque jour du terrain. Les escarmouches comme celle d’aujourd’hui se font toujours plus fréquentes, et nos pertes s’accumulent, tandis que les Vermines refluent sans cesse en nombre. La guerre d’usure est perdue d’avance. Si vous êtes venus pour remédier à notre infortune, c’est en direction du sommet de l’île qu’il vous faut vous tourner. Mais prenez garde, les hommes de Raghar sont sous l’influence d’une magie puissante. Ils sont hargneux et gonflés d’une énergie surnaturelle.
– Qu’abrite donc cette île ? Pourquoi la Dame Verte la tient-elle à l’écart du monde, et pourquoi n’intervient-elle pas elle-même pour sa défense ? »
Le chef centaure haletait maintenant. « La Harde.... la Harde garde cette île pour le compte de la Dame Verte... Car la magie corruptrice est si forte... qu’elle pourrait même influencer la Dame... Il ne faut pas que... que les forces des Abysses s’en emparent... L’artefact au cœur du sanctuaire... Surtout pas... »
Et dans un dernier râle, il s’éteignit. Etchmiéazna, qui venait juste de les rejoindre, lui ferma les yeux, puis adressa cette prière : « Depuis le Mont Kolosu, votre Père le Brave Kyron approuve votre conduite. Il a vu votre courage. Puisse votre esprit retourner à Sa forge, et renaître dans le murmure des forêts. »