La caverne des espoirs brisés
[Suite du journal du Druide Almechior
Au centre de la salle se dressait un autel, haut comme un homme et large comme trois. Je ne le percevais qu’à peine, car je me tenais prudemment à distance, tu t’en doutes. Il y avait donc quelque chose posé sur cet autel. Une statue ? Un coffre ? Je ne pouvais le dire. Mais plus tard, j’ai vu que c’était une sculpture, sur laquelle était posé un artefact.
Le plus intriguant était qu’à chaque fois qu’un champion abyssal s’approchait de l’autel et tentait de s’emparer de l’objet, un prodigieux éclair jaillissait et foudroyait mortellement tous les êtres qui se trouvaient dans les parages. Et pourtant, elles ne se décourageaient pas, les malveillantes créatures, et elles reprenaient leurs luttes jusqu’à ce que se dégage un nouveau candidat.]
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Des bruits étranges parvenaient aux oreilles d’Etchmiéazna. Elle devinait qu’ils étaient émis par les engins infernaux des Vermines, et cela augmentait l’anxiété de son attente. L’Abbesse était restée en arrière avec Flamme-Ardente, tandis que Gildarion et Braegor étaient partis en éclaireur, l’un au sud-est, l’autre au sud-ouest, pour tenter de repérer les forces en lices et d’établir un plan d’action. La Salamandre ne montrait aucune impatience et ne semblait pas inquiète de la sudite des événements, aussi Etchmiéazna se demandait d’où elle tirait un tel sang-froid – au sens figuré bien sûr. Enfin, l’Elfe retourna à leur quartier général de fortune, qui n’était rien d’autre qu’un amas de rochers granitiques offrant au besoin des anfractuosités où se cacher. Il fut suivi de près par le Frère de la Marche, si bien qu’ils purent délivrer leur rapport simultanément.
Comme ils le craignaient, les armées étaient déjà sur le point de s’affronter. Les tirs de trébuchets pilonnaient au hasard la forêt à l’ouest, pour pousser les troupes de la Harde qui s’y réfugiaient vers une grande clairière, issue d’un défrichement anarchique et brutal. Les Vermines avaient certainement créé ce terrain vague lors de précédentes incursions. Quelques bosquets subsistaient, relativement intacts, au sein d’une étendue désolée, ponctuée par ailleurs de zones où le sol était tellement sillonné ou parsemé de souches que les déplacements en devenaient difficiles. Enfin, un imposant amas de roche, dans le tiers nord-est, obstruait les lignes de vue et empêchait tout passage. Le gros de l’infanterie vermine s’était massé derrière. Gildarion avait pu distinguer trois types de soldats. Plus grands que le commun des Vermines, équipés de hallebardes, des troupes de choc encadraient le chef de guerre. Celui-ci s’assurait ainsi d’une garde rapprochée d’élite, tout en ayant la possibilité d’éliminer discrètement dans le feu de l’action un potentiel rival. Un régiment de guerriers protégeait le flanc nord des troupes de choc, tandis que des galeux, plus petits et mal armés, se massaient en désordre sur leur flanc sud. Il apparaissait donc que, même au sein d’épaves de navires et isolées des autres colonies, les Vermines avaient reproduit une société hiérarchisée selon leurs codes habituels. L’Elfe se demanda comment une telle régularité de structure était possible, malgré le chaos qui caractérisait l’existence des rats. Les rumeurs prétendant que les nids des Vermines étaient ordonnés en sept cercles de la surface vers la profondeur, lieu du pouvoir, comme une reproduction grossière des sept cercles des Abysses, fournissaient une explication finalement crédible de ce phénomène. Mais ce n’était pas tout, et Gildarion avait également noté la présence d’inquiétantes machines. Deux petits groupes de chars en forme de roue, des coureurs des tunnels, rapides et maniables, mais aussi une plus imposante motrice mortelle empaleuse. Cet engin abominable se composait d’un assemblage hétéroclite de matériaux, dont probablement pour une bonne part de morceaux des épaves dans lesquelles les Vermines nichaient. Des lames circulaires se balançaient au bout de ses bras articulés, mais le plus dérangeant était la source d’énergie de la machine : celle-ci ponctionnait directement l’énergie vitale d’un Cauchemar, un rat géant enferré au centre de la motrice. Pour clarifier son propos, l’Elfe dessina sur le sol un schéma du champ de bataille.
Braegor eut peu à rajouter. Les forces de la Harde semblaient moins nombreuses. Autant qu’il avait pu en juger, elles s’organisaient autour d’un bloc d’infanterie composé de deux régiments de guerriers tribaux encadrant une troupe de puissants longues-cornes. Des centaures se tenaient plus loin au sud, sans qu’il ait pu estimer leur nombre, ni observer s’ils étaient équipés pour le combat rapproché ou pour le tir. Il s’en voulait de fournir un rapport aussi incomplet en comparaison de celui de Gildarion, bien que personne ne lui en tint rigueur, à l’exception peut-être d’un discret sourire en coin de Flamme-Ardente.
Après une courte réflexion, Etchmiéazna prit la parole : « L’intervention la plus judicieuse que nous puissions tenter serait de frapper au cœur des lignes ennemies, pour abattre le chef de guerre. Ce ne sera pas facile, car il est avantageusement entouré. Mais nous avons le bénéfice de la surprise...
– Et nous pouvons nous déployer de façon plus flexible que des régiments de soldats, ajouta Gildarion. Je propose de nous scinder pour attaquer non seulement depuis l’est, à l’arrière du champ de bataille qu’ils ne surveilleront certainement pas, mais aussi en contournant les rochers par l’ouest. Par là également nous ne serons pas visibles, ce qui nous permettra de surgir au dernier moment. Comme vous l’avez si justement suggéré, Abbesse, notre meilleure option est d’éliminer au plus vite la tête pensante de ce troupeau de rats.
– Fort bien Gildarion, intervint Braegor. Je vais donc me charger de l’attaque par l’ouest, et vous pouvez lancer votre assaut depuis l’arrière.
– À vrai dire, j’escomptais prendre le chemin ouest, qui est de loin la voie la plus périlleuse...
– Et c’est justement pour cela qu’elle me revient. L’Abbesse Etchmiéazna a fait un dangereux voyage aux abords d’une tribu orc pour me recruter en vue de ce type de mission, n’est-ce pas ?
– Bon... fit la Basiléenne, incommodée par cette prise à parti, il est hors de question de se quereller dans un moment comme celui-ci. Braegor tu feras comme tu as dit, et vous Gildarion, vous irez par l’est. Quant à Flamme-Ardente et moi, nous... » Elle s’interrompit en constatant que la Salamandre n’était plus là. « Par Domivar, où est-elle passée ? Ne perdons plus de temps, allons-y ! »
L’Elfe et le Frère de la Marche s’élancèrent en même temps, comme si l’Abbesse venait de donner le départ d’une course, et l’un comme l’autre ne pensait déjà plus qu’à son objectif : assassiner le général ennemi – avant son concurrent.
Pendant ce temps, dans la clairière, les forces de la Harde avaient entamé leur avancée. Habituées à vivre dans la forêt, l’infanterie comme la cavalerie centaure se déplaçaient sans se soucier des terrains irréguliers difficilement praticables pour le commun des armées. Ainsi les guerriers tribaux et les longues-cornes se positionnèrent rapidement presque au milieu du champ de bataille, au sud des rochers, de façon à être en vue des troupes vermines mais en arrière d’une zone que le défrichage anarchique avait rendu pénible à traverser. De la sorte, si les Vermines décidaient de lancer une charge, elles s’embourberaient avant de recevoir une contre-charge des guerriers de la Harde, qui eux ne seraient pas gênés par le terrain. Pour les pousser à cette faute, les centaures, qui s’avérèrent armés d’arcs courts, s’approchèrent des lignes adverses et les harcelèrent de leurs flèches.
L’infanterie vermine fit mine de lancer l’assaut, comme si elle était tombée dans le piège, et les centaures redoublèrent d’effort pour la cribler de tirs. Se faisant, ils ne virent pas dans leur dos le régiment de détaleurs qui armaient leurs arbalètes et les pointaient dans leur direction. Ces Vermines-là formaient une avant-garde qui avait pris position longtemps avant l’arrivée du gros de l’armée. Furtives de nature, et tapis dans les bois en attendant le moment opportun, elles étaient passées inaperçues, et se retrouvaient maintenant à l'arrière des centaures. Alors qu’elles déversèrent par surprise une première salve meurtrière de traits, à l’autre bout de la clairière un groupe de coureurs des tunnels s’élançait de façon à contourner les rochers par le nord. Ils pouvaient ainsi prendre à revers le bloc d’infanterie de la Harde.
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[Par cycles, la salle se vidait. Sonnait-on le repli parmi les forces abyssales ? Ou bien plus simplement, les belligérants étaient-ils tous morts, et il fallait attendre l’arrivée de renforts ? Le fait est qu’il y avait donc des accalmies, avant que ne se déversent par des entrées opposées que je ne pouvais voir des flots de démons avides de combats.
Combien de temps suis-je resté à contempler ce spectacle terrible ? Je n’en ai aucune idée. J’étais dans une sorte de torpeur, écœuré mais fasciné.]
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Spouik la Détale était considéré comme le meilleur coureur de tout le nid, et c’était pour cela qu’on lui avait confié le commandement de l’unité de coureur des tunnels. En vérité, Spouik n’avait aucune compétence pour commander une troupe et n’était doué que pour courir de toutes ses forces, dans cette sorte de roue propulsée par ses pattes. L’engin était un assemblage d’improbables matériaux maraudés çà et là, mais il fonctionnait admirablement. Au fil des combats, les lames qui le flanquaient de part et d’autre s’étaient émoussées, mais leur impact restait dévastateur. Malgré tout, la technologie vermine restait la technologie vermine, autant susceptible de produire des merveilles que d’emporter la moitié du nid dans l’explosion d’une expérience ratée. C’est pourquoi Spouik ne s’affola pas quand il entendit la détonation sur sa droite. Il dévia tout de même sa trajectoire vers la gauche en beuglant pour les autres fissent de même, afin d’éviter de s’empaler sur les débris du chariot qui venait d’exploser.
Flamme-Ardente rengaina son pistolet encore fumant et observa, satisfaite, la troupe de coureurs des tunnels infléchir sa course pour se rapprocher du bosquet situé à l’ouest des rochers. C’est alors que les Vermines virent les arbres s’avancer pour se mettre en travers de leur chemin. Lancés à pleine vitesse, les coureurs ne purent réagir à temps. Juste avant de s’y écraser, Spouik la Détale compris que ce n’étaient pas des arbres qui venaient de se déplacer, mais de terribles rôdeurs sylvains. Troncs, branches et tout ce qui composait la forêt fusionnaient pour former ces êtres élémentaires animés d’une magie puissante et ancestrale. Sans chanceler malgré la violence de l’impact, les rôdeurs piétinèrent ce qui pouvaient subsister des chariots et de leurs pilotes. La Salamandre s’avança sereinement et, sans prononcer un seul mot, elle escalada le plus grand rôdeur pour se jucher sur son épaule. Puis, de leur pas lent et inexorable, les élémentaires se dirigèrent vers le centre du champ de bataille.
À l’autre extrémité, les centaures avaient fait volte-face pour affronter les tireurs embusqués. S’ils réussirent à disperser les détaleurs, cela laissa le temps à la seconde troupe de coureurs des tunnels de les charger de dos. Celle-ci stationnait en effet derrière la ligne d’infanterie vermine, et avait déployé toute son agilité pour la contourner, ainsi que pour se faufiler entre les zones de terrain impraticable. Les chariots percutèrent donc à pleine vitesse et par surprise les malheureux centaures. Dépourvus d’armure, ils furent lacérés et taillés en pièce. Quelques-uns réussirent néanmoins à s’échapper et à se réfugier sous le couvert des arbres, emportant avec eux leur chef grièvement blessé. Devant cette nouvelle menace, les guerriers tribaux se réorientèrent, parés à encaisser une nouvelle charge des coureurs de tunnels. Même si cela relevait du sacrifice, ils se tenaient prêts, galvanisés par la présence des longues-cornes dont la carrure imposante incarnait la puissance sauvage de la Harde et faisait la fierté de ce peuple.