La caverne des espoirs brisés
Chapitre 21 : "Je crains les Elfes, même quand ils me tournent le dos"
3114 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour il y a 19 jours
[Suite du journal du Druide Almechior
En longeant les allées de colonnes qui décoraient les souterrains, j’ai eu le sentiment que je m’enfonçais vers les profondeurs de la Terre. Les distances que je parcourais étaient incohérentes avec les dimensions du rocher tel qu’on peut le voir depuis le monde extérieur. Je ne pouvais plus douter : ici-bas l’espace était distordu, comme on prétend qu’il l’est au sein de la Faille des Abysses.]
*******
Enfin, le Nain alluma sa pipe, tira dessus fébrilement, et expira avec satisfaction. « Par les tunnels de Dolgarth ! Voilà un "blend" qui fera date. Mais à vous la primeur, très chère Flamme-Ardente. » Il lui tendit sa pipe, et comme elle le regardait avec des yeux interdits, il s’empressa de préciser : « Oh, j’ai peut-être omis de me présenter. Je suis Meilyr du Chardon, Grand Maître de la Guilde du Commerce de la Fumée. Ma spécialité est d’agrémenter les meilleurs tabacs de plantes et d’épices qui en rehausseront la saveur. Et je peux vous dire que votre poudre est un ingrédient de choix, si l’on sait la doser. Goûtez donc, et vous verrez. Mais inutile de me demander la recette, c’est un secret de Nain. »
Flamme-Ardente prit alors la pipe, la scruta quelques instants, indécise, puis tira dessus goulûment. Un épais nuage noir sortit de ses narines.
« Houla, doucement, ma noble amie ! J’ai déjà terrassé un troll avec un tabac moins dosé que celui-là. Certes, c’était un troll des forêts domestiqué par les Halfelins, mais quand même... Il faut y aller graduellement, quand on n’est pas habitué au "souffle de Fulgria"... »
Toutefois, la Salamandre ne toussota même pas. Elle affichait un sourire satisfait. « C’est fort agréable, cette délicate chaleur qui vous envahit les bronches. » Meilyr l’écouta les yeux écarquillés. Il ne mentait pas sur la force de son tabac, et il fallait bien la résistance au feu des Salamandres pour pouvoir parler de « délicate chaleur ».
Gildarion cependant avait maintenu son arc bandé en direction du Nain. « Cela ne nous dit pas ce que tu fais là, ni comment tu es venu. Mes compagnons sont peut-être des âmes trop bonnes pour se méfier de toi, mais ne compte pas sur moi pour baisser ma garde.
– Dis-donc, il est bien mal élevé, celui-là. Mais puisqu’il a l’honneur d’être l’ami de ma chère Flamme-Ardente, je vais lui répondre. » Tout en parlant, Meilyr s’efforçait de ne pas regarder l’Elfe. « Mais s’il était plus malin, il aurait déjà compris, puisque c’est évident, que je suis ici pour chercher des plantes aromatiques qui agrémenteront mes mélanges à tabac. Bien sûr, les Elfes n’y connaissent pas grand-chose en botanique – Gildarion s’étrangla – sinon ils sauraient que les îles isolées comme celle où nous nous trouvons sont des mines d’or pour les herboristes. Ceux qui sont un tant soit peu proches de la nature, je pense à ma chère Flamme-Ardente, n’ont pas besoin d’explications pour comprendre l’intérêt des biotopes isolés. Mais pour les Elfes arrogants et malpolis, un bref exposé s’impose, à ce que je vois. Les organismes vivants évoluent, au fil des siècles et des millénaires. Les descendances se croisent, se mélangent, s’influencent. Cela aboutit à une certaine homogénéité au sein de zones géographiques, que nous appelons un biotope. Les zones de transition entre différents biotopes sont assurément des endroits très riches et foisonnants. Mais pour qui cherche l’exclusivité d’un parfum unique, il faut se rendre dans des lieux à l’écart, où les végétaux ont pu suivre une évolution singulière, sans le contact avec d’autres espèces. C’est pourquoi je m’évertue à découvrir des endroits comme cette île. Des terres au climat unique, dont les essences ont suivi une trajectoire unique, loin du reste du monde. En quelques heures seulement j’ai déjà pu mettre la main sur plusieurs baies et herbes parfaitement inédites qui sauront ravir les amateurs avertis, et je pense notamment à ma chère Flamme-Ardente. »
Tandis qu’il parlait, il avait rangé ses affaires, et en avait profité pour glisser dans son sac la poire à poudre de la corsaire, qui l’avait vu faire sans autre réaction qu’un sourire amusé. Ces deux-là semblaient faits pour s’entendre, malgré leurs nombreuses différences. Meilyr ayant bouclé son sac, il se redressa et le fit passer dans son dos. Puis il reprit la parole, s’adressant à toute l’assemblée, sauf Gildarion, qu’il évitait toujours de regarder :
« Quant à savoir comment je suis arrivé ici, c’est une autre histoire. Une histoire plus triste celle-là. Je suis venu sur le dos de Cornoak, mon corbeau géant, un griffe-de-pierre...
– C’est sûrement celui que j’ai vu, tandis que je guettais l’arrivée de Gildarion ! Mais je ne crois pas qu’un corbeau puisse traverser l’étendue de mer depuis la côte jusqu’ici...
– Excellente observation, ma très chère Flamme-Ardente. Je vois là que vous êtes instruite des choses utiles de la vie, contrairement à d’autres. » Meilyr accompagna cette phrase d’une inclinaison de tête en direction de Gildarion. « En effet, j’ai dû faire une partie de la traversée sur un navire. J’ai eu la chance de tomber sur une flottille de frères Nains qui se dirigeaient justement dans la bonne direction. »
L’Elfe s’écria alors, plus menaçant que jamais : « Une flottille naine, dis-tu ? À tout hasard, s’agissait-il de treize Chasseurs, s’apprêtant à commettre un crime odieux ? »
Surpris, Meilyr, balbutia : « Euh... hum... j’étais à bord d’un Chasseur, il est vrai. Mais le reste... Je n’ai pas bien fait attention aux autres navires... Combien étaient-ils ? Qui peut le dire ? De plus, je n’étais que passager. Les affaires du capitaine ne me regardaient pas... Secrets de Nain... Même entre frères Nains nous ne sommes pas très expansifs...
– Allons, du calme, intervint Braegor. Tâchons les uns les autres de ne pas nous prêter à tort de mauvaises intentions. Qu’est-il arrivé à ton corbeau, Meilyr ? Je crains de comprendre qu’il s’agit-là de la partie triste de ton histoire.
– Hélas, tu as deviné juste. J’ai contourné l’île par l’est, car je ne voulais pas atterrir trop près de la falaise nord et de son sommet noir. Simple pressentiment. C’est alors que j’ai aperçu des épaves de vaisseaux nains... J’ai voulu les survoler de près, et je fus accueilli par des tirs de projectiles bizarres. Je n’ai pas compris tout de suite. Mais à la deuxième salve, j’ai identifié d’où ils provenaient : de Vermines ! Des tireurs étaient embusqués sur le pont d’une des épaves. Des griffes-gâchettes, comme on les appelle. La fabrication de leurs carabines échappe à toutes les règles du bon sens, mais je dois reconnaître qu’elles sont efficaces, même à longue portée. Et ces saletés de rats ne sont pas aussi mauvais tireurs que devraient l’être d’aussi vilaines bestioles. Pour preuve, ils ont touché mon Cornoak à deux reprises. Le pauvre a tout fait pour me sauver, en usant de ses dernières forces pour adoucir son atterrissage forcé. Il s’est dirigé vers la côte en catastrophe et a trouvé une clairière peu après la plage. Une clairière tout sauf naturelle, si vous voulez mon avis. Les arbres avaient été fraîchement abattus et il y avait des traces de combat un peu partout. Des armes brisées et des morceaux de cadavres. J’ai quitté cet endroit maudit au plus vite après avoir abrégé les souffrances de mon corbeau. Le malheureux s’était brisé les pattes sur une souche. Je suis parti tout droit, traversant l’île de part en part pour m’éloigner le plus possible des épaves et des Vermines qui les ont investies. En chemin, j’ai entendu plusieurs fois des bruits de bataille. Je ne sais pas vraiment ce qu’il se passe dans ces bois. Mais ce ne sont pas mes affaires. Je suis là pour la cueillette. Une honnête activité de Nain honnête. Voilà tout. »
Il croisa les bras, attendant les réactions de son auditoire. Ce fut Etchmiéazna qui pris la parole à sa suite. « Je vois que nous avons eu de la chance d’aborder l’île depuis l’ouest. Et de la chance de vous rencontrer vous aussi, Maître Meilyr. Voulez-vous vous joindre à notre groupe d’aventuriers ? Ainsi nous serions cinq, un juste nombre pour une assemblée : nous pourrions délibérer et prendre des décisions au vote sans craindre une égalité.
– Et bien... pourquoi pas. Ce serait judicieux en effet, approuva Braegor.
– Héhé ! Elle ne perd pas le Nord, celle-là. À cinq, une voix chacun, cela serait équitable en théorie... Sauf qu’il y a deux humains, et quels humains ! Une Basiléenne ! De tous les Hommes, les Basiléens sont ceux qui ressemblent le plus aux Elfes, avec leur air hautain et leurs armures rutilantes ! Et l’autre est un Frère de la Marche, c’est-à-dire clairement son vassal ! Le jeu est pipé, je ne marche pas dans votre combine. »
Sans laisser le temps à Etchmiéazna et Braegor de répliquer, tous deux outrés par tant d’ingratitude et d’insolence, il enchaîna : « Et puis, des aventures... Non merci. Mon clan est neutre par conviction, je ne me mêlerai pas de ce qui ne regarde pas les Nains. D’autant que je me dois de ne pas prendre de risques inutiles pour ma vie si je veux que le noble Clan du Chardon perdure. Je ne voudrais pas mourir sans descendance. C’est bien beau de jouer les héros et les martyrs, mais il faut penser aux générations suivantes. Tiens par exemple, toi qui es un Frère de la Marche, tu dois connaître le grand Raegorn, le Chapelain très puissant. Bon, il s’est bien battu contre les Abysses, on est d’accord. Il a été formidable, même, mais il est mort au combat. Et après ? Est-ce qu’il a laissé un fils pour reprendre son flambeau ? Non. Et la suite, on la connaît : la Confrérie prend l’eau et se retrouve à lécher les bottes de Basiléa... »
Gildarion s’exclama aussitôt, avant que Braegor n’explosât : « Et bien retourne donc à ta cueillette ! Je n’ai nul désir de partager ma route avec un pleutre et un complice du meurtre de mes gens. Ce Nain a déjà suffisamment abusé de notre temps. S’il dit vrai et que la Harde subit des attaques dans l’est de notre position actuelle, c’est dans l’est que vous me trouverez désormais. » Et sur ces paroles il s’enfonça dans la forêt sans un regard en arrière.
« Peuh, souffla Meylir, dédaigneux, avant de poursuivre, avec emphase :
Je crains les Elfes, même quand ils me tournent le dos !
– Allons Braegor, Flamme-Ardente ! Tant pis pour ce Nain. N’oublions pas ce pour quoi nous sommes ici. Notre devoir est d’être auprès de Gildarion. Je ne voudrais pas perdre sa trace », déclara Etchmiéazna, avant de se lancer sur les pas de l’Elfe.
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[Je n’ose raconter tout ce que j’ai vu. Je peux néanmoins te dire que je me suis finalement infiltré dans une immense salle dont la voûte et les contours se perdaient dans l’obscurité. La nature des cris et des bruits que j’entendais me fut révélée, horriblement. Succubes et Molochs, porte-flammes et guerriers abyssaux s’affrontaient, se torturaient, se dévoraient, dans un ballet grotesque et infernal entre bandes rivales qui se constituaient et se dispersaient continuellement. Parfois, un champion émergeait de la masse grouillante et se dirigeait vers l’objet des convoitises de ces êtres maudits.]
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Peu après, alors que les deux humains et la Salamandre suivaient la direction plein est tout en cherchant les indices du passage de Gildarion, Braegor interrogea Etchmiéazna : « Curieux personnage que ce Nain. Qu’a-t-il voulu dire à la fin, Je crains les Elfes, même quand ils me tournent le dos ?
– C’est une citation d’un des rares poèmes nains qui aient trouvé un écho en dehors de leur peuple. Ils gardent volontiers leur poésie pour eux, et c’est d’ailleurs tant mieux pour les autres races, car elle est brute, dure, et insipide. D’aucuns la décrivent, non sans raison, comme le martèlement d’une tête contre un mur en pierre. D’une tête de bois, bien sûr. Mais les Nains ont diffusé à outrance certains de leurs textes, ceux qui traitent du déshonneur de leurs adversaires – selon les critères nains, évidemment. Sachant qu’ils considèrent comme infamant toute stratégie s’écartant de la leur, c’est-à-dire d’un bloc d’infanterie bien abrité derrière des armures massives avançant tout droit vers l’ennemi. Ils estiment que c’est là la valeur suprême du courage militaire. Mais s’ils étaient si courageux, pourquoi revêtiraient-ils de si lourdes armures ? »
Ces mots confirmaient l’intuition de Braegor sur les raisons pour lesquelles les autres races méprisaient les Nains. La jalousie en était bien l’un des principaux motifs. Une jalousie féroce pour leurs nombreux domaines d’excellence, dont naturellement les arts de la forge et la qualité proverbiale de leurs armures. Mais après les propos outranciers de Meilyr, il n’eut guère envie de prendre leur défense.
Etchmiéazna reprit : « Un épisode en particulier est abondement développé dans la littérature naine. Il s’agit de la bataille du Col Noir. On raconte que des Elfes attirèrent une armée de Nains dans un canyon étroit en faisant mine de fuir, déclenchant une charge désordonnée de ces derniers qui les amena juste en dessous de batteries d’artillerie installées à l’avance par le prince elfe. Celles-ci firent feu, tandis que les soi-disant fuyards se retournaient pour cribler leurs poursuivants de flèches, bientôt suivis par une contre-charge de lanciers. Ce fut une boucherie, la pire débâcle de l’histoire des Nains. Pour purger ce souvenir douloureux, les Nains ont écrit de nombreux poèmes et chants. Dans l’un des plus célèbre, un officier voyant les Elfes s’enfuir mettait en garde son général par cette phrase : Je crains les Elfes, même quand ils me tournent le dos. Bien sûr, cette citation est totalement apocryphe. Tu peux être certain que sur le moment il ne s’en est pas trouvé un seul pour réfléchir deux secondes avant de foncer tête baissée.
– Et vous feriez mieux de ne pas les imiter. »
Ils s’arrêtèrent net. La voix venait de derrière eux, un peu sur leur gauche et, surtout, légèrement au-dessus d’eux. Il fallut quelques secondes pour qu’ils reconnussent la voix de Gildarion. Braegor le localisa en premier, perché dans un arbre. Il croyait suivre sa trace mais s’était laissé duper, tout Parangon de la Chasse qu’il était. Il comprit l’ingéniosité de l’Elfe : celui-ci s’était d’abord enfoncé dans les bois sans chercher à dissimuler son passage, puis avait repéré un chemin laissé par un animal et l’avait suivi un moment, confondant ses traces avec les siennes, avant de poursuivre sa route dans les arbres. Et Braegor avait continué à suivre les indices du passage de l’animal, sans se douter que Gildarion avait pris un autre chemin, presque parallèle mais en hauteur. Le Parangon s’inquiéta de ce subterfuge. Pourquoi l’Elfe s’était-il montré si prudent ? Avait-il des raisons de redouter d’être poursuivi ? Et si c’était le cas, par qui ? Il serait aberrant qu’il se méfiât de ses anciens compagnons, tout comme il était impensable qu’il craignît d’être rattrapé par Meilyr, quand bien même celui-ci se serait mis en tête de l’attaquer. Les Elfes étaient naturellement beaucoup plus rapides à pied que les Nains. Non, il devait y avoir une autre raison. Voulait-il démontrer ses habilités, sa supériorité sur les humains ? Après tout, il était à l’initiative de cette expédition, et les propositions d’Etchmiéazna sur une prise de décision au vote avait pu lui faire craindre de perdre le contrôle du groupe... Son coup de force était-il ainsi un rappel à l’ordre ? Ou encore Flamme-Ardente avait-elle eut raison à propos des sentiments amoureux de l’Elfe ? Gildarion avait-il agit pour le mettre lui, Braegor, Parangon de la Chasse, en flagrant échec devant l’Abbesse ?
Il en était là de ses réflexions quand Gildarion sauta de son perchoir, se réceptionnant avec une facilité qui irrita Braegor. « Il y a des combats non loin d’ici. Il nous faut bifurquer au Sud.
– Comment pouvez-vous savoir cela ? s’enquit Etchmiéazna. Je n’entends ni ne vois aucun indice de bataille.
– Être en hauteur ne permet pas seulement d’éviter de laisser des traces au sol. Cela offre la possibilité de voir ce qui se passe au-dessus de la cime des arbres. Plusieurs tirs de trébuchets se sont abattus dans cette direction, c’est-à-dire, et cela n’augure rien de bon, assez loin de la côte où les Vermines ont établi leur base. Il est clair que la Harde perd du terrain. Dépêchons-nous. »