La caverne des espoirs brisés
[Suite du journal du Druide Almechior
De loin en loin, j’ai entendu des cris. Des cris de douleurs, ou des cris de plaisir, je ne saurais le dire. Je crois qu’il y avait des deux. Parfois des grondements sourds me parvenaient. J’étais effrayé mais je continuais d’avancer, toujours mu par cette étrange attraction qui me semblait étrangère et qui pourtant s’imposait à ma volonté.]
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Etchmiéazna et Braegor furent soulagés de se retrouver à nouveau sur la terre ferme. Flamme-Ardente avait passé la plus grande part de sa vie sur la mer et le roulis de vagues s’était gravé en elle. C'est pourquoi, bien qu’elle se réjouît d’avoir atteint l’île sans encombre, elle n’était pas plus satisfaite que ça, et lançait des regards mélancoliques vers le large où l’attendait peut-être son navire. Gildarion lui posa subitement la question qui le tourmentait depuis qu’il l’avait reconnue : « Vous ne m’avez pas dit dans quelles dispositions vous aviez trouvé ma sœur.
– Hum... À vrai dire tout cela n’a pas été une mince affaire... Les gens de la Maison du Récif Patient sont odieux et arrogants. Ils ne voulaient pas me laisser approcher la Dame Isiciella en personne, et m’ont demandé de leur remettre le colis. Mais ce n’est pas à une Naïade qu’on va apprendre à manier un harpon. Je me doutais bien que ces serviteurs auraient ouvert le courrier et l’auraient fait lire à leur maître plutôt que de l’apporter à son véritable destinataire. Alors j’ai un joué gentiment du sabre – gentiment, hein, pas d’inquiétude – et j’ai rusé – d’honnêtes ruses de corsaire – pour délivrer le paquet à un serviteur personnel de la Dame, qui était issu de la Maison de l’Écume d’Acier et dont je pouvais m’assurer de la loyauté. Aussi, je n’ai pas grand-chose à vous dire au sujet de votre sœur, sinon qu’elle est mariée à un bien vilain personnage, si je peux le déduire de l’ambiance qui règne dans sa Maison. »
Ces paroles furent cruelles aux oreilles de Gildarion. Elles ne lui apportèrent que la confirmation de ses craintes concernant le mariage de sa sœur, sans le réconfort d’avoir des nouvelles de son état.
Ce fut Braegor qui rompit le silence qui s’installa à la suite de ces révélations :
« Peut-être est-il temps de nous concerter à propos de ce que nous avons à faire sur cette île ?
– Bien, intervint Etchmiéazna. Votre frère, Raghar, a établi son campement sur les hauteurs de l’île, dans une zone déboisée. La forêt qui occupe la partie basse de l’île est sous la surveillance de la Harde. Je propose que dans un premier temps nous établissions un contact avec les bêtes de la forêt pour en apprendre plus sur cette île et sur le rapport de force qui s’est installé entre elles et l’Ordre de la Dame Verte. À ce sujet, la présence d’une Salamandre dans notre équipe sera certainement utile. Qu’en pensez-vous Gildarion ?
– Cela me semble la plus sage façon de procéder. Et je vous rejoins, les bêtes de la Harde seront plus enclines à dialoguer avec une Salamandre qu’avec nous autres. Ce sont des races liées depuis des temps immémoriaux, et il n’est pas rare de les voir côte à côte sur un champ de bataille. Accepteriez-vous d’être notre porte-parole ? » ajouta-t-il à l’attention de Flamme-Ardente. Celle-ci acquiesça en soulevant son tricorne.
« Alors allons-y ! » conclut Braegor en hissant son bagage sur son dos avant de se diriger vers la forêt sans attendre ses compagnons.
Ils marchèrent quelques temps, avançant vers le cœur de l’île. Les arbres se faisaient de plus en plus hauts, le sous-bois de plus en plus touffu. Malgré tout, les rayons du soleil filtraient au travers des végétaux, dont le feuillage n’était pas si dense. Ainsi faisait-il clair, et leur progression n’était pas si difficile. Braegor était dans son élément. Il cherchait le chemin le plus praticable, guettait les bruits, observait la végétation. Flamme-Ardente était moins à l’aise et fermait la marche. Bientôt le silence prudent fut remplacé par le murmure de conversations. La corsaire et Gildarion se mirent à deviser de navigation, et le Parangon et l’Abbesse échangèrent timidement sur leur vie de défenseurs des royaumes humains.
À un moment, Braegor, tout en marchant et discutant, fit passer son sac de son dos à son ventre. Il put ainsi plonger les mains dedans. Etchmiéazna ne comprit pas ce qu’il trafiquait, elle le voyait simplement s’affairer nonchalamment au fond de son bagage. Doucement, il ralentit le pas. Elle pensa qu’il marchait moins vite car il était occupé à son bricolage. Et puis soudain, il s’arrêta. Braegor sortit brusquement de son sac une petite arbalète démontable et la pointa vers un buisson.
« Sort de là sans faire d’histoire, mon arbalète est braquée sur toi ! lança-t-il, sans qu’Etchmiéazna ne vit qui que ce soit dans la direction où il s’adressait.
– La mienne aussi, répondit une voix rocailleuse. Mais mon arbalète est issue de la même forge et du même forgeron que celles qui équipent la troupe de forestiers d’élite d’Hernéas. Alors tu vas me faire le plaisir de te calmer et de ranger ton jouet. Et on va pouvoir discuter tranquillement. »
Braegor savait que son arbalète de voyage était peu puissante, et surtout qu’il était loin d’être un tireur habile. Le Parangon avait embarqué cette arme de trait pour gagner en polyvalence, mais il n’était à l’aise qu’en combat rapproché. Et puis l’évocation d’Hernéas le Chasseur et de ses forestiers l’avait troublé. Ces Nains Libres comptaient parmi les plus célèbres éclaireurs de Mantica. Si l’inconnu dissimulé dans les buissons disait vrai au sujet de son arbalète, il devait nécessairement être un Nain d’exception lui aussi. Braegor s’exécuta donc et baissa son arme. « J’aime mieux ça, l’ami. » répondit la voix.
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[Je me suis enveloppé d’un Voile des Ombres, dont j’espérais que l’efficacité serait accrue par la faible luminosité des lieux. Je me suis félicité d’avoir fait un voyage d’étude à la Bibliothèque d’Euhedral. Car c’est en profitant de la formidable collection d’ouvrages arcaniques qui s’y trouve que j’ai appris ce sort. Ah, les belles années, passées à explorer les rayons sans fins des grandes allées, à découvrir des passages oubliés, des galeries dérobées, en quête de secrets perdus ou interdits ! Et la compagnie de cette magicienne, qui profitait de sa physionomie ambiguë et se débrouillait pour dissimuler en permanence ses oreilles pour ne pas révéler si elle était elfe ou humaine ! Qu’est-ce qu’on a pu... Mais qu’est-ce qui me prend ? Je n’ai plus le temps pour les souvenirs ! Je n’ai plus le temps pour le temps...]
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Effectivement, à la satisfaction de Braegor, ce fut un Nain qui sortit des feuillages. Sa tenue était celle d’un patrouilleur, c’est-à-dire une armure conséquente mais considérée comme légère selon les standards nains, recouverte en partie d’un tissu à la teinte évoquant l’écorce du chêne. Il était coiffé du modèle de casque plébiscitée par sa race, une barbute à sommet plat et à large ouverture, de laquelle dépassaient un nez camus et une épaisse barbe brune. Le nouveau venu affichait un visage jovial mais gardait son arme pointée sur le Parangon. « Avant toute chose, dis-moi comment tu m’as repéré. Je suis à peu près sûr d’être resté silencieux et invisible pendant que je vous suivais. »
Braegor hésita à répondre franchement, cependant il savait qu’il valait mieux être direct avec les Nains. « Je t’ai repéré... à l’odeur. » Son respect pour les Nains ne l’empêchait toutefois pas d’être lucide. Son interlocuteur partit d’un rire gras. « Hahaha. Bien vu ! C’est vrai que je ne m’en rends plus compte, à force de voyager seul. Il y a bien quelques lunes que je n’ai pas pris de bain ! »
Etchmiéazna frémit en entendant cela, mais elle savait rester polie et hospitalière en toutes circonstances, et elle s’adressa respectueusement au Nain : « Bien le bonjour, Maître Nain. Je serais ravie de connaître votre nom, mais également de savoir à quel clan vous appartenez. En effet, j’ai beau étudier votre habit, je m’étonne de ne pas y trouver les signes d’appartenance aux Clans Libres ni à l’Empire de Golloch.
– Et moi ce que je trouverais étonnant, c’est qu’une étrangère y connaisse quelque chose aux Nains. C’est d’ailleurs la première et la dernière chose que les étrangers apprennent de nous : vous n’apprendrez rien de nous. Un Nain n’est pas près de livrer les secrets millénaires de son peuple au premier venu.
– En ce cas, pardonnez ma curiosité. Je n’avais nul dessein de vous faire trahir votre...
– Mais puisque vous avez mis le doigt dessus, je peux quand même vous répondre par cette question : et si... je dis bien : et si... je n’appartenais ni aux Clans Libres, ni à l’Empire ? Impossible me direz-vous, n’est-ce pas ? » Il ne laissa pas le temps aux deux humains de répondre, et enchaîna : « C’est pourtant la vérité. Incroyable mais vrai, vous avez devant vous l’un des derniers membres vivants du mythique Clan du Chardon ! »
Il semblait ravi de sa révélation, mais Etchmiéazna et Braegor s’échangèrent un regard mêlé d’interrogations et d’amusement pour ce Nain plus bavard qu’il ne le prétendait.
« Je regrette de ne pas connaître ce Clan, dont la réputation est certainement méritée. Je ne suis hélas que peu instruite en ce qui concerne le noble peuple nain, reprit l’Abbesse.
– Héhé ! Et comment pourrait-il en être autrement ? C’est bien ce que je vous disais : nous savons garder nos secrets pour nous. Et l’histoire du Clan du Chardon est l’un des chapitres les plus glorieux de notre glorieuse histoire. Ce n’est pas au premier étranger rencontré qu’on va raconter que le Clan du Chardon était celui qui faisait le lien entre les Nains Libres et les sujets de Golloch. Que c’était le Clan qui tenait le Chemin de chaînes de Culloch Mor, cette grande chaîne suspendue au-dessus du vide qui reliait le Nord et le Sud, les Nains Libres et les Nains Impériaux. Un lieu neutre, tenu par le seul clan neutre. Tenu jusqu’à l’invasion des Nains Abyssaux, qui chassèrent les Nains Libres des Monts Halpi, lesquels évacuèrent de justesse grâce à notre Chemin. Et pour empêcher les Nains Abyssaux de les suivre, ce fut Baine du Chardon en personne, mon oncle et chef de notre clan, qui brisa les chaînes du mécanisme, actant une nouvelle ère de l’histoire des Nains. »
Braegor n’en revenait pas. Il avait en effet entendu autrefois cet épisode de la guerre contre les Abysses, bien qu’il ne se souvînt plus du nom des Clans impliqués. C’était d’ailleurs lors de l’évacuation des Nains Libres qu’Hernéas avait acquis ses premiers titres de gloire. Il avait couvert la retraite de son peuple jusqu’au bout, luttant vaillamment pour retarder l’avancée des Nains Abyssaux, et avait été parmi les derniers à emprunter le Chemin de chaînes pour gagner le sud de Culloch Mor.
« Et bien, c’est un honneur de te rencontrer ! s’exclama Braegor sans feindre son admiration. Permets-moi de te présenter l’Abbesse Etchmiéazna. Quant à moi je suis...
– Hé là, pas si vite ! Qui sont ces deux-là ? » Le Nain interrompit le Parangon en pointant son arbalète quelque part derrière celui-ci, tout en reculant pour gagner le couvert d’un arbre.
« Hein... Mais que... ? » balbutia Braegor. Il avait complètement oublié ses deux autres compagnons. La Salamandre et l’Elfe s’était cachés lorsqu’ils avaient compris que Braegor mettait en joue un inconnu. Gildarion avait alors empoigné son arc et le tenait pointé sur le Nain depuis le début, prêt à tirer si la situation dégénérait. En réponse au Nain, il se mit à découvert, son arc toujours au poing, et lui lança sur un ton de défi : « Tu as devant toi le garde maritime Gildarion de la Maison de l’Écume d’Acier. Et le Parangon de la Chasse Braegor ici présent pourra t’en conter au sujet de la précision de mes flèches. Alors prend garde à rester à ta place, Nain... et ne menace pas plus grand que toi. »
Ce fut au tour de la corsaire de se montrer au grand jour. Elle fit une petite courbette, ce qui lui permit d’attraper discrètement son pistolet. Lorsqu’elle se redressa, il était déjà braqué sur le Nain. « Hum... Je n’ai pas l’habitude de sortir les armes à chaque rencontre, mais il semble que ce soit devenu la mode de se mettre en joue pour se présenter. Me voici donc, Flamme-Ardente, pour vous servir », fit-elle avec un sourire indéfinissable.
Le Nain, toujours méfiant et retranché derrière son arbre, s’esclaffa : « Flamme-Ardente ! C’est ça, et moi je suis Sveri Egilax, le roi berseker ! »
La Salamandre se tourna alors vers ses compagnons avec un air qui signifiait « je vous l’avais bien dit ». Mais le Nain huma soudain l’air et reprit : « Mais dites-donc, qu’est-ce que je sens-là ? »
Abandonnant sa prudence, il s’avança vers Flamme-Ardente. « Permettez-moi... » Il renifla le pistolet sous les yeux ébahis du groupe. « C’est que je n’ai jamais senti une poudre noire avec une odeur si poivrée... Cela n’a rien à voir avec celle que l’on fabrique chez nous, ni avec celle produite par la Ligue de Rhordia. En vérité, ce n’est pas tant son côté poivré que son côté iodé qui est intéressant. Oh, oui... une complexité aromatique que l’on ne retrouve qu’avec une longue maturation dans les cales humides des navires, comme pour les meilleures liqueurs de malt... Puis-je vous en emprunter une pincée, très chère Flamme-Ardente ? »
Sans attendre la réponse, il commença à fouiller les poches de la Salamandre et dénicha sa poire à poudre. Elle le laissa faire, amusée par le culot – ou l’inconscience – du Nain. Celui-ci se mit ensuite à fourrager dans sa propre besace pour en extraire plusieurs pochons et petites boites, qu’il ouvrait et reniflait, avant de les ranger ou les laisser de côté. À la fin, il se trouva avec une dizaine de récipients, dont celui contenant la poudre de l’arme de Flamme-Ardente. Il prit une pincée de ci, une pincée de là, et déposa le tout dans sa pipe. Il se lécha les doigts et tapota le mélange. « Mieux vaut ne pas oublier d’humidifier un peu la poudre noire, sinon... »
Etchmiéazna et Gildarion détournèrent le regard, autant écœurés par l’évocation de la salive du Nain qu’inquiets d’une éventuelle explosion.