La caverne des espoirs brisés
[Suite du journal du Druide Almechior
Je ne cache pas que j’étais terrorisé à l’idée de devoir m’enfoncer dans les ténèbres de cette caverne. Mais est-ce que je pouvais encore reculer ? Non, assurément pas. Et je le confesse, ce n’était pas l’amour de la Dame Verte qui m’encourageait. C’était une sorte d’attraction étrange qui me commandait d’avancer.
À l’intérieur de la grotte, il ne faisait pas complètement noir, comme je le craignais. Il n’y avait pourtant aucune torche. Je crois que ce sont les parois elles-mêmes qui diffusaient une faible lueur, verte et glauque. Le sol semblait pavé, mais il était en fait taillé à même la roche. Les dalles étaient plus larges que dans n’importe quel royaume où je me suis rendu. Des fissures les ponctuaient.]
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Etchmiéazna, Gildarion et Braegor, bercés par le balancier de la barque et forcés à l’inactivité par leur capitaine, commençaient à somnoler quand le soir tomba.
« Hardi équipage, se moqua Flamme-Ardente, réjouissez-vous. Demain à la même heure nous verrons poindre à l’horizon cette île qui nous appelle, comme elle appelle monstres et animaux extraordinaires. Qu’y découvrirons-nous ? Mieux vaut peut-être ne pas le savoir encore, pas tant que nous sommes en mesure de rebrousser chemin... »
Gildarion s’inquiéta des paroles de la Salamandre, il craignit qu’elle ne révélât des secrets du journal du Druide qu’il avait caché à ses compagnons. Il fut soulagé qu’elle restât aussi évasive, et Flamme-Ardente lui adressa un regard complice. Elle avait bien compris qu’il n’avait pas tout dit aux humains qui l’accompagnaient.
« Mais pour l’instant, tachez de vous reposer tout à fait. Je garderai la barre, soyez sans crainte.
– Ne devrions-nous pas instaurer des quarts de nuit... ? » commença Etchmiéazna, avant d’être brutalement interrompue. Flamme-Ardente venait de brandir son sabre.
« Je ne sais pas comment fonctionne la marine humaine, ni même l’elfique, et je m’en contre-fiche. Mais sur ce vaisseau, je suis seule maître à bord et nul ne contestera mes ordres sans passer par le fil de mon sabre ! »
Surpris par l’agressivité et la vivacité insoupçonnées de la Salamandre, ils se résignèrent en silence. Gildarion fut quelque peu flatté de voir son canot de sauvetage prendre le titre de vaisseau, mais cela ne compensa pas sa frustration de se retrouver ainsi dépossédé de toute capacité d’initiative, au cours d’une mission qu’il considérait comme la sienne, et sur une embarcation dont il avait lui-même conçut le plan dans sa jeunesse. Tout de même, Flamme-Ardente partageait son estimation de la durée du trajet qu’il leur restait, et cela le rassura.
L'Elfe se retourna vers Etchmiéazna et lui proposa sa cape pour la nuit. Elle refusa assez froidement, et s’allongea au fond de la barque. La courbure de la coque était douce et le bois tendre, si bien qu’une fois installé au fond on s’y sentait comme dans un hamac. « Permettez-moi au moins de vous bercer par un de nos chants », tenta Gildarion.
Mais Flamme-Ardente se mit aussitôt à chantonner, plus fort que juste :
Je ne suis pas une bonne patte,
Les pirates se carapatent
Quand ils voient les éventails
Qui sont formés par mes voiles
Hey !
Je suis une corsaire solitaire,
Qui n’manque pas d’eau, qui n’manque pas d’air.
Je suis une corsaire solitaire,
Et j’ai pour compagnons... trente-six canons ! »
Avec un clin d’œil, elle glissa à Braegor tout bas : « J’ai horreur du lyrisme elfique... ». Puis elle reprit sa chanson :
J’aime remonter le courant
Et ne pas suivre le vent.
D’mon destin je tiens la barre
Brûle la vie, brûle poudre noire !
Hey !
Quelques temps plus tard, Etchmiéazna et Gildarion dormaient, allongés à quelques centimètres l’un de l’autre, mais Braegor ne trouvait pas le sommeil et restait assis. Il observait la nuit étoilée et l’eau devenue noire, parfois striée d’argent lorsqu’une crête de vague reflétait la lune. Il jetait régulièrement des regards en direction de la Salamandre. Il n’avait guère confiance en elle. Il craignait tout autant qu’elle faillît à son engagement et s’endormît, ou qu’elle les égorgeât dans leur sommeil. Mais celle-ci se contentait de barrer et de surveiller les environs. Au bout d’un moment, comprenant que Braegor ne dormirait pas de sitôt et qu’il l’observait en cachette, elle s’amusa à le taquiner : « Pas trop dur de voyager avec les deux tourtereaux ? »
Braegor, sursauta, indigné, mais avant qu’il pût répliquer, Flamme-Ardente poursuivit :
« Ben oui, dans ce genre de situation, on se retrouve un peu comme la troisième roue du char, ou si on préfère, comme la troisième lame du Deuz’ache...
– Ou le troisième Roi du triumvirat du Trident, ou encore le troisième sommet formant la chaîne volcanique des Trois Rois, que vous devez bien connaître pour en être issue... Vos exemples sont stupides Salamandre ! Etchmiéazna est une Abbesse basiléenne, elle est imperméable à tout sentiment amoureux !
– Si tu le dis, Braegor, si tu le dis... »
Et avec un sourire malicieux, elle donna un coup de barre et la barque fit une brusque embardée. La secousse fit rouler le corps inerte d’Etchmiéazna dont la tête vint se poser sur l’épaule de Gildarion. Si l’Elfe se réveilla, il ne le laissa pas paraître, et ne remua pas une paupière. Et Flamme-Ardente de reprendre, à demi-voix, comme une berceuse :
Je suis une corsaire solitaire,
Qui n’manque pas d’eau, qui n’manque pas d’air.
Je suis une corsaire solitaire,
Et j’ai pour compagnons... trente-six canons !
Dansent les sabres, claquent les sabords !
Les assaillants, par-dessus bord !
On n’attaque pas impunément
Le fier Tyran des océans !
Hey !
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[Plusieurs galeries s’offraient à moi. J’ai choisi au hasard, suivant mon intuition. Parfois je bifurquais. Pendant un certain temps, je n’ai rien rencontré que des dalles et des ouvertures de galeries parallèles. Et puis soudain, j’ai découvert une grande salle. Elle était presque aussi vide que le reste, excepté qu'en son centre j’ai trouvé un tas de roche effondrée.
Je ne voyais pas grand-chose, mais en fouillant les décombres, j’ai compris que ce devait être une statue. Sur certains morceaux un peu moins endommagés, j’ai vu ce qui était probablement des inscriptions, dans un alphabet qui m’était parfaitement étranger. J’ai repris ma route quand j’ai compris qu’il n’y avait rien d’autre à tirer de cette salle. Malgré tout, quelque chose en moi me disait qu’elle avait de l’importance, pas forcément pour mon exploration en particulier, mais dans l’ordre du monde en général.]
*******
Braegor reçu un coup sur la tête. Il avait fini par s’endormir, et il lui fallut quelques secondes pour comprendre ce qui se passait. Flamme-Ardente lui indiqua d’affaler la voile en vitesse, tandis qu’elle relevait le gouvernail. Le Frère de la Marche s’exécuta sans discuter, le ton de la corsaire était sans équivoque : la situation urgeait. La Salamandre enjamba la plage arrière et se retrouva ainsi suspendue à l’extérieure de la barque. Elle plongea sa queue dans l’eau et commença à l’agiter de droite à gauche.
« Mais enfin, que se passe-t-il ? Et que faites-vous donc ? chuchota Braegor, qui s’irritait par ailleurs de voir l’Elfe et la Basiléenne toujours endormis l’un contre l’autre.
– Regarde donc derrière toi, mais avant, finis-moi de descendre cette voile, imbécile ! »
Quand toute la toile fut repliée, il se retourna et vit une hydre qui fonçait droit sur eux. Il étouffa un cri. « Serre les fesses et remercie le ciel de m’avoir mise sur ta route ! Avec ma queue, je vais faire passer notre embarcation pour un gros poisson, » lui intima la corsaire.
Le monstre marin se rapprochait à toute vitesse, et Braegor doutait fortement du subterfuge de Flamme-Ardente. Bientôt l’hydre ne fut plus qu’à une vingtaine de mètres. Il retint son souffle et regarda la Salamandre, plein d’interrogations muettes. Doutait-elle, elle aussi ? Il était bien difficile de lire les expressions de son visage rugueux.
La bête plongea. Son ombre immense restait visible sous l’eau, malgré la noirceur de la mer. Les secondes s’écoulèrent au ralenti. Braegor percevait la masse du monstre sous ses pieds. Il sentit la barque remuer au passage de l’hydre. Et puis... plus rien. Elle était passée. Elle poursuivait sa route, négligeant le canot qu’elle avait pris pour un animal insignifiant grâce à la ruse de Flamme-Ardente. Le Frère de la Marche se laissa retomber dans un soupir de soulagement. Etchmiéazna et Gildarion se réveillèrent alors et virent avec étonnement la Salamandre qui remontait à bord de la barque.
« Qu’est-donc que...
– Oh, ce n’est rien, cher Gildarion. Je prenais simplement un petit bain. N’est-ce pas Braegor ? » Elle ne voulut rien dire de plus et lui n’ajouta rien d’autre, avec une certaine rancune pour les deux qui étaient restés assoupis.
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[Et puis, enfin, je suis entré dans une autre partie de la grotte. Si le sol état toujours sculpté des mêmes dalles, les galeries et les salles étaient ornées de piliers et de sculptures faits d’autres matériaux. Du marbre, peut-être, et du jade, principalement. Les décorations étaient d’une élégance ténébreuse. Elles étaient raffinées, et superbes à leur manière, mais représentaient des êtres maléfiques et effrayants.
C’est dans cette seconde partie de la grotte, que j’ai compris que je n’étais pas seul.]
Le reste de la nuit fut paisible, ainsi que la journée du lendemain. Dans l’après-midi, Flamme-Ardente commença à sourire lorsqu’elle pointait sa longue-vue droit devant. Pour les trois autres, rien n’était encore visible à l’horizon. Gildarion espérait que la corsaire lui prêtât l’instrument qui était encore le sien la veille. Il n’osa le réclamer directement, mais fit quelques tentatives détournées pour suggérer à Flamme-Ardente de partager la longue-vue. En vain, car celle-ci conserva jalousement l’instrument, sans se soucier de son impolitesse.
Plusieurs heures encore passèrent, et elle apparut aux yeux de tous. L’île, avec son sommet caillouteux à qui répondait l’immense rocher noir émergeant des eaux quelques brasses au nord. À mesure qu’ils s’approchaient, ils commencèrent à ressentir la puissance mystique du lieu. Comme ils le craignaient, d’inquiétants remous signalaient la présence de nombreuses hydres, et Flamme-Ardente ordonna d’affaler la voile et de sortir les rames. Elle demanda à Gildarion et Braegor de ne pas faire ressortir les rames de l’eau, pour éviter un clapotis qui les auraient trahis. De plus, ils ne devaient pas ramer trop en cadence, afin d’émettre un son irrégulier qui n’attireraient pas l’attention des hydres. Cela rendait la tâche considérablement plus fatigante qu’ils ne l’avaient imaginée, mais Braegor était encore imprégné du souvenir de la nuit passée et ne se plaignit pas.
Lentement, la nuit tomba. Et lentement, un nuage ténébreux se forma au-dessus du rocher. Gildarion assista à cet étrange phénomène, qui se déroula de la même façon que la dernière fois qu’il l’avait vu.
« Je rêve ou cet orage prend forme directement depuis le rocher ? Comment est-ce possible ? s’inquiéta Braegor.
– Je suppose que c’est précisément ce que nous sommes venu découvrir... répondit Etchmiéazna. Pourquoi ce sourire Gildarion ? Y-a-t-il quelque chose que nous devrions savoir ?
– Oh, ce n’est vraiment rien, Abbesse. Ma mémoire est parfois facétieuse, et me renvoie à des images si décalées qu’elles en sont amusantes. Ici, ce sont des vers qui me sont revenus :
La montagne est si belle, et les nuages si parfumés.
La montagne et les éclairs sont si magiques.
Or, cette montagne que nous voyons là est hideuse, et les nuages qui la surplombent évoquent tout sauf un délicat parfum. »
Gildarion avait parfaitement raison en ce qui concernait l’île qu’ils avaient devant eux. Mais Etchmiéazna apprécia le poème elfique. Il lui rappelait les fresques de son monastère représentant le Mont Kolosu : une montagne magnifique, baignée de nuages aux couleurs flamboyantes parmi lesquels virevoltaient des Elohi aux armures dorées. L’allure martiale de la peinture n’empêchait pas de traduire une douceur et une quiétude paradisiaques. Ainsi Etchmiéazna comprenait bien que l’on puisse décrire les nuages comme « parfumés ».
Il faisait tout à fait nuit lorsqu’ils accostèrent, après avoir esquivé les terribles hydres. Ils remontèrent le canot sur la plage et Gildarion le bâcha avant de le recouvrir de sable, pour le camoufler. Puis il tâcha de mémoriser les lieux, afin de pouvoir retrouver son embarcation le moment venu. Alors seulement il s’autorisa à se reposer. « Enfin, pensa-t-il. Pour le meilleur ou pour le pire, nous y voilà. »
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Remerciements:
Merci à ma fille de m'avoir permis d'utiliser son poème :
"La montagne est si belle, et les nuages si parfumés.
La montagne et les éclairs sont si magiques."