La caverne des espoirs brisés

Chapitre 17 : Les maîtres des vagues

2499 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a environ 1 mois

[Suite du journal du Druide Almechior

Voilà longtemps que je n’ai pas écrit, me semble-t-il. Quoi que, qu’est-ce que le temps ? J’ai l’impression que le temps n’existe plus, que cette notion n’a plus de sens ici. Suis-je devenu fou ? C’est tout à fait possible. Mais peut-être me faut-il d’abord raconter comment je suis entré dans ce lieu. Cela me paraît déjà appartenir à une autre vie, une autre dimension. Et c’est probablement le cas, d’ailleurs.]


*******


Qui des trois souffrait le plus ? Qui laissait derrière lui la plus belle part de son âme ?

Braegor abandonnait un univers enchanté, un paradis hors du temps où l’art et la science, dans la prospérité d’une paix révolue, avaient fait éclore le génie d’un peuple béni.

Gildarion vivait un second exil, en abdiquant son titre de capitaine et en se séparant de l’équipage qui l’avait si fidèlement suivi depuis son départ d’Alaenn Amar. Des compagnons qui avaient accepté d’embrasser sa peine, bien qu’ils ne partageaient pas sa faute, et qui s’apprêtaient à mourir pour lui permettre de prendre la fuite.

Etchmiéazna mesurait toute sa responsabilité, ayant condamné au martyr ces Elfes innocents et hospitaliers. Elle s’était montrée trop imprudente, elle avait pêché par défaut de précautions, et le résultat était là : le Brume Amère et son équipage se retrouvaient pris au piège sans espoir d’en réchapper, alors même qu’elle n’avait apporté à Gildarion que la promesse d’une enquête, sans garantie du soutien de Basiléa. Et d’ailleurs, une fois la sombre besogne des mercenaires Nains accomplie, le Haut Paladin Agamus tiendrait l’Abbesse pour morte. Il serait bien difficile ensuite pour Etchmiéazna de présenter une quelconque requête auprès de l’état-major de l’Hégémonie.


C’est pourquoi aucun d’entre eux n’eut le cœur à regarder en arrière. Aucun ne vit l’affrontement entre le Limbe elfe et la flottille naine. Les Nains n’avaient envoyé que leurs vaisseaux les plus rapides, qui étaient aussi les plus petits. Les Chasseurs, équipés de canons légers sur les flancs, étaient au nombre de treize, ce qui leur conférait un avantage certain sur le Limbe isolé. Malgré tout, les Elfes se préparèrent fièrement au combat. Nikaryon ordonna de virer de bord pour faire face à ses opposants. Ironie du sort, la brise se levait, trop tard pour permettre aux Elfes de s’enfuir, mais cela leur redonna néanmoins un peu de manœuvrabilité.

Les Nains, eux, s’étaient déployés en ligne comme pour une battue, afin d’augmenter leurs chances de prendre le Brume Amère en tenaille. Voyant qu’il leur faisait maintenant front, et pensant qu’il s’apprêtait à traverser leurs rangs, les Nains ralentir leur allure et préparèrent leurs canons. N’ayant pas d’arme de proue, ils n’avaient d’autre choix que d’attendre que le Limbe leur passe par le travers. Mais au dernier moment, grâce à cette agilité qui valait aux Elfes le titre de maîtres des vagues, le Brume Amère pivota presque à angle droit et se retrouva en position de tirer en enfilade à bout portant. Tous les canons du flanc bâbord se déchaînèrent sur les Chasseurs surpris, envoyant une poignée de ceux-ci par le fond.

En dépit de ce premier succès, les Nains gardaient l’avantage du nombre et se dispersèrent puis se repositionnèrent de façon à ne plus subir une volée de tir aussi dévastatrice. Bientôt le Limbe se retrouva encerclé, et bien qu’il dominât largement chaque navire ennemi individuellement, il ne pouvait faire face au nombre et à l’acharnement des Nains. Peu à peu, les tirs des Chasseurs entamèrent la structure du vaisseau. Les voies d’eau l’alourdissaient et le ralentissaient, plusieurs batteries de canons furent mises hors de service, un premier mât céda.

Mais Nikaryon ne se décourageait pas. Il savait pourtant que cette bataille n’avait qu’une seule issue. Tout comme il savait que détruire un ou douze navires nains aboutirait au même résultat : le Brume Amère était condamné, et Gildarion était dans tous les cas déjà hors de danger. Cependant le capitaine déployait tout son talent, tout son sang-froid pour faire payer aux Nains leur affront. La vengeance l’animait, assurément. Il haïssait la marine naine et ses bateaux à vapeurs, et il détestait plus encore ces mercenaires qui n’avaient à ses yeux aucun motif légitime de se battre. La vengeance l’animait, mais pas seulement. Pour Nikaryon, il restait peu de temps à vivre, et il lui fallait donner du sens à ses derniers instants. Il voulait déployer son savoir-faire, tout comme il voulait démontrer l’efficacité de la navale elfe. Pas simplement pour faire honneur à ses pairs, pas seulement pour la gloire de sa Lignée. Il se retrouvait tout à fait dans les paroles de Braegor. Celui-ci avait vu juste : il y avait chez les Elfes « une recherche de perfection du geste si poussée qu’elle en prenait une dimension spirituelle. » Ainsi il tomberait au combat tel qu’il avait vécu, dans cette quête d’excellence. Et sous ses ordres, l’équipage du Brume Amère excella, et coula encore plusieurs Chasseurs. Malgré les dégâts de leur navire, les Elfes viraient de bord à l’improviste, surprenant les Nains. Ces derniers se retrouvaient subitement dans les angles de tir des armes de combat rapproché situées à la proue et à la poupe du Limbe, dont les impacts étaient dévastateurs.

Cinq... huit... dix... Nikaryon comptait avec fierté les vaisseaux adverses hors d’état de marche. Mais il observait aussi l’état de son propre bateau, dont les avaries s’accumulaient inexorablement. Bientôt le deuxième mât s’effondra. Sur le pont, les soldats de la garde maritime se tenaient prêt à repousser tout abordage, que les Nains se gardaient bien de tenter. Nikaryon n’avait pas eu le cœur de les envoyer à l’assaut. Il lui semblait important de rester groupés, de ne pas se séparer de ses camarades pour cet ultime combat. Ils mourraient tous ensemble, à l’unisson. Alors qu’il sentait le Brume Amère s’enfoncer dans les eaux, il n’éprouvait aucune amertume. Il avait tenu sa promesse : nul Nain n’avait souillé le pont de son navire. Son devoir de capitaine achevé, il lui restait juste le temps de rejoindre le chœur de la garde et d’entonner un dernier refrain :


Ainsi nous veillons,

Depuis le pont du Brume Amère.

Et Valandor repose, tout en haut de Therennia Adar,

Pour la gloire éternelle

Des Elfes

De la Lignée des Mers.


*******


[Ainsi donc, j’ai remonté la trace jusqu’au bout. J’ai complété cet éprouvant parcours. Et je me suis retrouvé au sommet de l’île, à l’aplomb de la falaise. Une falaise noire, recouverte de nuages noirs et orageux, et dominant des eaux noires et agitées. Et face à moi : ce rocher, non moins noir que le reste du décor. Je compris que le chemin continuait jusqu’à lui. Je sentais qu’il fallait enjamber ce bras de mer pour découvrir la véritable destination de cet itinéraire magique.]



À bord du canot, un silence de mort régnait. Après quelques minutes, qui semblèrent une éternité, Etchmiéazna osa enfin parler.

« Ne pourrions-nous pas désormais hisser la voile ?

– Non, répondit Gildarion. Il est encore trop tôt. Il est possible que les Nains suspectent que nous ayons pu nous échapper, et qu’ils scrutent l’horizon. La voile nous rendrait trop visibles, nous continuerons en conséquence à la rame jusqu’à la nuit tombée. Nous ne devrions plus être très loin de notre but, de toute façon. Si mes projections s’avèrent exactes, nous serons en vue de l’île demain au soir. »


La nuit venue, Gildarion gréa le canot et hissa la petite voile latine. La brise nocturne soufflait nord-ouest, ce qui les faisaient aller au portant, une allure favorable. L’Elfe trouva dans cette navigation paisible un peu de réconfort, un peu de l’oubli que réclamait son âme. Il ne lâcha pas la barre ni l’écoute jusqu’au petit matin, où il s’endormit malgré lui. Doucement, Braegor et Etchmiéazna l’allongèrent et prirent en main la barque. Ils avaient observé la façon dont Gildarion manœuvrait et l’imitèrent du mieux qu’ils purent. L'Elfe se réveilla lorsque le soleil se trouva au zénith. Il en profita pour relever leur position et parut satisfait du trajet parcouru. Bien qu’ils n’eussent aucune expérience de la navigation, les deux humains avaient su maintenir une vitesse convenable sans trop dévier de cap.

Même si le soleil était bien visible dans le ciel, une brume flottait, basse sur l’eau, et obstruait la vue, surtout à l’ouest où elle était plus dense. C’est pourquoi ils ne virent que tardivement la chose qui se rapprochait d’eux sournoisement. Ce fut Braegor et non Gildarion, qui avait pourtant des sens plus aiguisés, qui remarqua le premier quelque chose d’anormal. L’Elfe était en effet trop absorbé par le réglage de la voilure, dans sa recherche d’évasion après les tourments de la veille.

« Il me semble qu’il y a des remous par là-bas », déclara le Frère de la Marche en indiquant de la main la limite de la zone où le regard se perdait dans la brume. L’Elfe ne réagit pas, mais le Parangon resta vigilant. Soudain, il crut voir quelque chose sortir de l’eau, pour y replonger aussitôt. Il n’eut pas le temps de discerner ce que cela pouvait être, mais il était certain d’avoir vu quelque chose. « Encore ! s’écria-t-il. Gildarion, vous devriez regarder par-là, je ne sais pas ce qu’il y a, mais je n’aime pas ça ».

Comme Gildarion ne décrochait toujours pas le regard de sa voile, et qu’il semblait plus triste que jamais, Etchmiéazna prit Braegor en aparté : « Voyons Braegor, nous devrions laisser Gildarion tranquille, je crois qu’il a vraiment besoin de se ressourcer. Il peut s’agir de n’importe quel banc de poiss... Par Domivar ! qu’est-ce que ce monstre ? »

Elle venait d’apercevoir non pas une, mais trois têtes de serpent, chacune plus grande qu’un homme. Cette fois-ci l’Elfe se retourna.

«  Une hydre des mers ! Si elle nous prend en chasse je vous demanderais, Abbesse, de prier pour notre salut, car nous n’aurons pas d’autre arme à la mesure de cette créature.

– Hélas, il ne fait aucun doute que cette hydre se dirige sur nous, constata le Parangon. Etchmiéazna, je partage votre foi en les Lumineux. Je vous serai reconnaissant de me prouver que j’ai choisi le bon camp. »

Sans répondre, l’Abbesse se retira et entama une prière. Elle le fit avec ferveur, mais elle doutait que les Lumineux puissent intervenir. Même s’Ils envoyaient des Elohi à leur secours, ceux-ci n’arriveraient jamais à temps. Toutefois, elle ne pouvait rien faire de plus et ses compagnons, tout au moins Braegor, semblaient se reposer sur l’espoir que sa prière fut entendue. Elle ne voulait pas les décourager.

« Prenez la barre, Braegor. Je tâcherai de repousser ce monstre de mes flèches, en espérant que cela laisse le temps à un miracle d’advenir ! » conclut l’Elfe avec détermination.


L’hydre fut bientôt sur eux. Quand elle se retrouva à quelques brasses du canot, elle se redressa, ses trois têtes hideuses se balançant lugubrement hors de l’eau. Gildarion tira une salve de flèches. Sa vivacité étonna Braegor et sa précision était non moins surprenante, car des quatre projectiles qui s’envolèrent vers le monstre, deux touchèrent leur cible. L’une des flèches se planta dans le cou du milieu, sans que cela ne blessât la bête : ses écailles et sa chair étaient bien trop épaisses pour craindre une si petite pointe métallique. Mais l’Elfe s’en moquait, car sa deuxième flèche avait atteint ce qu’il visait. Elle s’était fichée dans l’une des orbites de la tête de gauche, éborgnant l’animal. L’hydre se rejeta en arrière sous le coup de la douleur, en poussant un horrible sifflement. Elle s’agita confusément pendant quelques instants, avant de repartir à l’assaut.

Gildarion avait eu le temps de réarmer son arc et tira de nouveau, mais le monstre marin se méfiait désormais, et il plongea pour esquiver les flèches. Dans une secousse qui faillit faire chavirer la barque, l’hydre ressurgit alors juste devant eux, leur coupant la route. Ses petits yeux brillaient d’une lueur vicieuse, ses langues fourchues claquaient, ses cous écailleux ondulaient frénétiquement.

« Cette fois nous sommes perdus ! s’écria Braegor.

– Que Valandor guide mon bras ! » répliqua Gildarion, abandonnant son arc pour empoigner sa lance et s’élançant à l’avant du canot.

L’hydre venait d’envoyer l’une de ses gueules en direction d’Etchmiéazna, prête à la dévorer d’une seule bouchée. Mais l’Elfe arriva juste à temps et d’un geste désespéré il frappa le monstre. Sa lance s’enfonça sous la mandibule et trancha la langue par en-dessous. L’hydre, folle de rage et de douleur, secoua si brusquement sa tête qu’elle projeta Gildarion à plusieurs mètres de là. Braegor était horrifié. Il chercha du regard son compagnon, scruta l’eau là où celui-ci avait chu, mais ne vit rien. Malgré la violence du combat, Etchmiéazna continuait sa prière et semblait être entrée dans une sorte de transe. Le Parangon poussa la barre à fond, et évita de peu la collision avec l’hydre qui maintenant se ressaisissait. Il la vit tourner vers lui ses trois têtes, plus affreuses que jamais avec leurs plaies d’où jaillissait un sang mauve. Il ne pouvait plus rien, le prochain assaut serait fatal. Alors il ferma les yeux, préférant ne pas assister à la suite.

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