La caverne des espoirs brisés
Chapitre 14 : Les quais de Thurrania
2733 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour il y a environ 1 mois
[Suite du journal du Druide Almechior
J’ai enfin trouvé. Seul, en pleine nuit, j’ai fermé les yeux, je me suis ouvert au monde qui m’entourait. Et j’ai perçu une présence magique, très discrète. Comme une douce mélodie, ou un parfum agréable qui appelle à remonter vers sa source. Comme un fil auquel s’accrocher pour se guider.
Une piste.]
*******
Thurrania était une ville portuaire située sur l’estuaire du fleuve Thur, aux confins ouest de l’Hégémonie. Selon les ressacs de l’Histoire, elle avait appartenu tantôt aux Royaumes Successeurs, tantôt à Basiléa. Sa situation géographique comme son rôle de centre d’échanges de marchandises et de voyageurs en faisait un lieu cosmopolite, plus ouvert sur les autres cultures que la majorité des villes de l’Hégémonie. En conséquence, son architecture n’avait rien de typiquement basiléen et la ville ressemblait à n’importe quelle cité humaine. Toutefois, des fanions blancs et bleus suspendus aux façades des bâtiments officiels et en travers des principales rues rappelaient que Thurrania appartenait bel et bien à Basiléa.
Etchmiéazna et Braegor s’attendaient à trouver une certaine animation sur les quais, mais ils furent surpris par l’effervescence qu’ils y rencontrèrent. Ils en découvrirent rapidement la cause : un navire de classe Dictateur faisait escale pour se ravitailler. De par son tirant d’eau, un classe Dictateur ne pouvait pas remonter l’estuaire jusqu’à Thurrania. Il patientait donc dans la baie, au mouillage. En regardant vers la mer, on ne pouvait manquer sa silhouette colossale. Il semblait veiller sur les eaux, comme un gardien de l’estuaire. Une flottille de petites barques assurait les embarquements et débarquements des marins et des soldats, ainsi que du matériel et des vivres. Et il en fallait, du monde, pour manœuvrer un tel vaisseau, avec ses quatre mats, ses trois ponts et sa centaine de canons. La figure de proue en or, représentant un oiseau, illuminait les flots. Les ailes déployées de la statue dégageaient une impression de légèreté malgré la masse prodigieuse du bâtiment. Ni Etchmiéazna ni Braegor n’avaient vu de si grand navire, et ils restèrent muets d’admiration quand ils l’aperçurent. Il faut dire que les navires de classe Dictateur sont de loin les plus imposantes constructions maritimes humaines, sinon de toutes les races confondues.
« Avec toute cette cohue, il sera difficile de retrouver Gildarion », songea l’Abbesse, qui n’avait pas convenu d’un point de rendez-vous précis. Toujours sur le qui-vive, elle guettait la présence du navire elfe tout en tentant de débusquer d’éventuels espions. L'impression d'être observée ne l'avait pas quitté.
À un moment, elle entendit des marins qui chantaient pour se donner du courage alors qu’ils chargeaient de lourds tonneaux de poudre. Elle s’arrêta pour les écouter.
… de notre pavillon,
L’or brillant et l’azur ! L’or brillant et l’azur !
Si l’Elfe est plus rapide à voguer sur les flots,
C’est que les vagues s’écartent de devant son bateau.
Agile à la manœuvre, l’Elfe est bon matelot.
Mais qu’il veuille bien passer tout près de nos canons,
Si vite qu’il glisse sur l’eau, il ira par le fond !
Si vite qu’il glisse sur l’eau, il ira par le fond !
À bord de l’Horacius, à bord de l’Horacius,
Le fier classe Dictateur aux cent puissants canons,
Aux cent puissants canons !
Je suis maître des mers, des fleuves, des océans.
Tremblez, pirates, krakens et sombres mécréants !
Quand vous apercevrez, de notre pavillon,
L’or brillant et l’azur ! L’or brillant et l’azur !
Les Gobelins, un jour, nous encerclèrent en rond,
Alors que nous n’avions plus aucune munition.
C’est donc à blanc que nous fîmes tonner les canons.
À ce point sont médiocres leurs viles embarcations,
Qu’elles cédèrent sous le souffle de la déflagration !
Qu’elles cédèrent sous le souffle de la déflagration !
À bord de l’Horacius, à bord de l’Horacius,
Le fier classe Dictateur aux cent puissants canons,
Aux cent puissants canons !
Je suis maître des mers, des fleuves, des océans.
Tremblez, pirates, krakens et sombres mécréants !
Quand vous apercevrez, de notre pavillon,
L’or brillant et l’azur ! L’or brillant et l’azur !
Ramassis de mollusques, écailles et carapaces,
Les Néréticains et leur drôle de populace
Se prétendent des eaux, les seuls rois et seules reines.
Mais si sur toutes les mers, mon navire je promène,
C’est pour de mon canon, tirer leurs belles sirènes !
C’est pour de mon canon, tirer leurs belles sirènes !
Encore un éloge de la suprématie... toujours ces apologies de la force, de la rivalité... Même sans relever la conclusion du dernier couplet, Etchmiéazna fut déçue de constater que les Hommes restaient hantés par l’ambition et la volonté de dominer, y compris au sein de la nation la plus pieuse qui fut. Non, devait-elle admettre, Basiléa n’était pas un royaume de lumière, tout au plus un royaume en chemin vers la lumière.
*******
[Une piste frêle, fragile, furtive. Si l’on s’en écarte elle disparaît, comme si le fil se rompait, et il faut repartir du début. Le tracé est toujours le même, je le sais car j’ai dû recommencer plusieurs fois. Le problème, c’est qu’il faut marcher en terrain accidenté tout en restant concentré sur la trace magique. Alors j’ai commencé un balisage : quelques cailloux entassés par ici, une branche cassée par là. Surtout des cailloux en fait. J’espère que le ruissellement de la pluie ne les déplacera pas. Ce sont des repères subtiles, impossibles à repérer si on passe à côté sans être au courant de leur existence. Mais il me permettra de gagner beaucoup de temps. Et pour toi aussi, s’il le faut : je récapitulerai l’ensemble du parcours quand j’en aurai fini. Car je suis encore loin d’arriver au terme de cette piste. Mon instinct me dit qu’elle mène au sommet, mais si on ne la suit pas de bout en bout, on ne découvrira pas ce vers quoi elle nous guide.]
*******
Les deux compagnons venaient de traverser le quai principal de Thurrania, laissant derrière eux l’agitation engendrée par le ravitaillement du titan des mers basiléen. Ce faisant, ils arrivaient vers une zone plus calme, à l’écart des commerces et des ateliers de la ville. De petits bateaux de pêche étaient amarrés à des pontons de bois qui paraissaient bien modestes en comparaison des solides quais de pierre de la zone commerciale du port. Un bras de l’estuaire s’ouvrait sur leur droite, masqué jusque-là à leur vue par une imposante tour défensive. C’est alors qu’ils aperçurent enfin ce qui, indéniablement, devait être le vaisseau du capitaine Gildarion. Un splendide navire Limbe se tenait devant eux, ses trois immenses voiles latines repliées avec soins, immobilisé par ses ancres de proue et de poupe. Dans la quiétude des eaux fluviales, le vaisseau semblait démesuré. Ce type de bateau était le plus grand de la marine elfe après les majestueux classes Valandor. Il avait pu s’avancer aussi loin sur le fleuve car, en dépit de sa longueur, il restait léger et peu profond, grâce aux secrets de la charpenterie navale elfe. Le bois du navire semblait presque vivant, comme si les arbres avaient prêté leur substance sans avoir été déracinés, comme s’ils continuaient à pousser quelque part dans les vertes forêt d’Elvenholme et lui transmettaient leur vitalité. Le raffinement des décorations était une source intarissable d’émerveillement, surtout pour Braegor qui avait grandi dans le décor rustique et brutal des châteaux-forts des Frères de la Marche. Sur le pont, quelques Elfes jouaient de la lyre et chantonnaient, d’autres s’entraînaient au tir ou au maniement de la lance dans une ambiance légère et sereine.
C’est alors qu’un bruit de sabots retentit derrière eux. Un Elfe qui se trouvait assis près d’une petite barque à quai se redressa prestement et se porta au-devant du cavalier, qui n’était autre que Gildarion. Etchmiéazna le reconnut sans peine à ses vêtements de voyage qu’il n’avait pas changé depuis leur dernière rencontre. Elle entendit quelques bribes de la conversation entre le capitaine et l’Elfe de la barque, et crut comprendre que ce dernier s’inquiétait de la durée de l’absence de son supérieur.
Mais avant qu’elle n’en découvrît plus, Gildarion l’aperçut et vint la saluer : « Très chère Abbesse, je vous remercie de m’avoir accordé votre confiance et de me faire l’honneur de m’accompagner. Notre navire, le Brume Amère, est fin prêt et nous pourrons lever l’ancre avant la nuit. Une cabine vous a été attribuée, et j’espère qu’elle vous donnera pleine satisfaction. » Un léger malaise se faisait sentir dans son attitude. « Cependant, les couchettes de notre vaisseau, aussi confortables qu’elles puissent être, ne sont prévues que pour une seule personne...
– Je vous remercie pour votre accueil, capitaine. Je vous présente le Parangon de la Chasse Braegor, qui m’épaulera dans ma mission. Je l’ai recruté en raison de ses compétences de pisteur, qui nous seront certainement utiles là où nous nous rendons. Braegor est habitué à dormir dans les conditions les plus difficiles. N’importe quel coin de vos cales lui paraîtra un nid douillet, vous n’avez aucune inquiétude à avoir de ce côté.
– Na.... Naturellement, s’empressa Braegor, qui souhaitait dissiper au plus vite tout malentendu.
– J’ai pu constater que votre navire est en effet en parfait état, au contraire de votre tenue, et votre équipage semble bien reposé... Vous m’aviez annoncé devoir superviser des travaux de réparation assez important pour justifier votre prompt départ. Je suppose que vous les avez menés à bien plus vite que prévu ? », interrogea Etchmiéazna sur un ton suspicieux.
Gildarion hésita, visiblement gêné, ce qui permit à Braegor d’intervenir : « Vous voyez bien, Abbesse, que notre hôte a bien fait de superviser les travaux dont il vous avait fait part, puisqu’ils ont été menés à bien avec un résultat si parfait. Et il est tout à son honneur de capitaine de se donner plus de peine qu’il n’en exige de son équipage. »
On installa finalement les deux humains dans deux cabines voisines du pont supérieur du Brume Amère. Bien qu’il fût trop fier pour le laisser paraître, Braegor fut soulagé de ne pas dormir au fond d’une cale. Sa cabine était celle d’un officier, et si le Parangon avait été charmé par l’extérieur du navire, il n’en finissait pas de s’émerveiller de ce qu’il trouvait à l’intérieur. Il tâtait et retâtait le moelleux des coussins, il caressait la soie des draps sans se lasser. Il fouillait la pièce avec une excitation d’enfant, ravit de découvrir de nouveaux accessoires dont il devinait parfois la fonction, parfois pas, mais toujours admiratif de la subtilité de leur confection. Un unique hublot éclairait la cabine. Toutefois, il était façonné de telle sorte qu’il diffractait astucieusement la lumière. Ainsi, tout se trouvait baigné d’une lueur douce également répartie dans toute la pièce, sans ombre ni éblouissement. Et quand on cherchait à observer le dehors, notre vue semblait s’ouvrir et l’on pouvait embrasser le panorama comme si l’on se trouvait sur le pont, alors même que le hublot ne faisait pas trois pieds de large.
Au bout d’un moment, il dut se résoudre à retourner voir Etchmiéazna, car il devait lui parler seul à seule. Il toqua à sa porte, et dès qu’il fut entré et la porte refermée, il s’écria : « Mais enfin, qu’est-ce qui vous a pris de mettre ainsi mal à l’aise notre hôte ? Une fois à bord de son navire nous sommes entièrement à sa merci ! Vous devriez le ménager un peu plus, d’autant qu’il n’est pas capitaine d’une barque de pêche ! Je n’y connais rien en matière navale, mais je suppose que s’il pilote un tel navire, cet Elfe doit être quelqu’un de sacrément puissant !
– En effet, nous voici à bord d’un Limbe. Un vaisseau rapide, solide, bien armé. Il est une preuve concrète de l’excellence elfe en matière de navigation. Mais Gildarion est isolé. Il a perdu l’appui de sa Maison, il est discrédité dans tout Elvenholme. Son navire et son équipage sont sa seule force. Il a besoin de notre aide, comme passerelle vers une alliance avec Basiléa, aussi il ne s’en prendra jamais à nous. Mais je sens qu’il nous cache quelque chose. Je suis convaincue que ce bateau n’avait aucunement besoin de réparations, mais qu’il cherchait un prétexte pour justifier son départ juste après qu’il soit venu me chercher. Qu’est-il allé faire pendant ce temps-là ? Je me le demande. Restons sur nos gardes.
– Je ne suis pas sûr que vous soyez la mieux placée pour faire ce type de reproche. Ne cachez-vous donc rien ? Vous m’avez recruté pour mes talents de pisteur, n’est-ce pas ? Il me semble pourtant que les Sororités basiléennes comptent dans leurs rangs des éclaireuses de talents. Des éclaireuses tout à fait aptes à pister je ne sais quoi, je ne sais où, d’ailleurs, puisque nous en somme au chapitre des petits secrets...
– Très bien Braegor. Très bien. Je ne suis pas venue vous chercher pour vos habilités, bien que vous soyez l’un des chasseurs les plus renommés. Je vous ai choisi en raison de votre parenté. Nous devons enquêter sur une situation étrange qui implique votre frère, Raghar. Il s’est installé avec sa compagnie sur une île qui n’est pas cartographiée. Il semble avoir bien changé depuis lors, et il est entré en confrontation avec un groupe de la Harde malgré leur allégeance commune envers la Dame Verte. Je n’en sais pas beaucoup plus, mais Gildarion suspecte des forces magiques corruptrices, et il redoute que ces forces en question ne soient bientôt complètement libérées.
– Voilà des perspectives fort réjouissantes... Mais pour ce qui est de mon frère... je crains de ne pas vous être d’une grande utilité. Il y a bien longtemps que nous ne nous sommes pas vus, et nous ne nous sommes pas quittés dans les meilleurs termes. Vous savez sans doute quel déchirement a été le schisme de la Confrérie, et quelles violentes disputes l’ont préparé. Tout particulièrement pour mon frère et moi, en plein deuil de notre père... »
Il avait dit cela avec une peine si profonde, la tête baissée et des larmes se formant aux coins des yeux, qu’Etchmiéazna se sentit coupable. Elle n’avait jamais considéré les souffrances auxquelles sa mission pouvait exposer Braegor. Elle avait occulté sa sensibilité pour le traiter comme un simple objet. Mais tel était le prix de la discipline basiléenne, le prix pour faire partie de l’élite de l’Humanité : l’abnégation et la soumission aveugle à la volonté des Lumineux.