La caverne des espoirs brisés

Chapitre 13 : Les secrets du Druide

2515 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a environ 1 mois

Tandis que Gildarion ressassait ses souvenirs, Tagarynn s’était mis à se promener le long des colonnades du temple. Il allait d’un pas lent, disparaissant derrière les colonnes pour réapparaître quelques instants plus tard.

Le Demi-Elfe rompit enfin le silence : « Je vais te révéler quelque chose, qui pourra peut-être soulager ton cœur. Ma mère n’était pas le modèle de vertu que tu crois. Dans les rues de Froideur ainsi que dans les vastes étendues sauvages du Royaume du Nord, les Demi-Elfes et les rebuts d’Elvenlholme comme moi avons un dicton. Nous nous plaisons à dire que les Elfes seraient parfaits s’ils étaient capables d’admettre qu’ils ne le sont pas. C’est là le paradoxe de la condition elfique. Ma mère avait ses failles, ses blessures et ses doutes, et elle agissait imparfaitement en conséquence de cela. Sinon, pourquoi se serait-elle entichée d’un humain arrogant et colérique ? Ne va pas penser pour autant que je ne l’aimais pas. Je l’aimais, elle et ses failles, ses blessures et ses doutes. Contrairement à toi, qui l’aimais parce que tu ne voyais en elle qu’un être de perfection, une projection de tes fantasmes ! Et pour honorer sa mémoire, ou plutôt pour honorer cet amour chimérique, tu es allé jusqu’à te décharger de tes responsabilités sur ta sœur que tu as condamnée à un mariage forcé, alors que ton amour fraternel, lui, était pourtant bien ancré dans le réel. Nous sommes tous pétris de défauts, Gildarion ! J’ai moi-même mes failles, mes blessures et mes doutes. Mais je les accepte, je me suis construit en les accueillant, et c’est là le meilleur garde-fou pour m’éviter de pencher vers les ténèbres. Tandis que ton idéalisme passionné, ton romantisme ascétique et ta soif inextinguible d’absolu te transformeront tôt ou tard en un monstre sanguinaire. »

Gildarion ne répondit pas. Les paroles de Tagarynn, lui faisaient mal car elles étaient justes. Il n’y avait aucune haine dans ses propos, seulement une vérité dure à entendre. Comment d’ailleurs pouvait-il être aussi perspicace ? Gildarion croyait que son introversion, sa discrétion et ses silences faisaient de lui un être impénétrable et mystérieux, et pourtant Tagarynn avait mis au jour ses pensées les plus intimes.


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[Suite du journal du Druide Almechior

Deuxième essai pour le trébuchet, nouvel échec. Cette fois c’est une corde qui s’est rompue. Six hommes innocents en ont payé le prix de leur vie. J’ai bien observé Raghar et je n’ai plus de doute cette fois : il a bien souri quand la corde s’est cassée. Qu’est-ce que ça signifie ? Est-ce lui qui sabote les engins pour gagner du temps ? Gagner du temps pour le laisser mener ses excursions nocturnes ? Il y a quelque chose d’étrange avec cette île, mais quoi ? Si seulement je pouvais interroger un centaure qui vit ici, je pourrais mieux comprendre...]


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Toujours longeant les colonnes du temple, qui le dissimulaient périodiquement, Tagarynn interrogea Gildarion : « Tu ne m’as toujours pas dit pourquoi tu es venu me chercher. Mais avant cela, je suis curieux de savoir comment tu m’as retrouvé.

– C’est moi-même qui t’ai déposé ici, ne t’en souviens-tu pas ?

– Si, bien sûr. Et comment oublier nos adieux muets, notre dernière embrassade lourde de tous nos non-dits ? Mais c’était il y a tellement longtemps ! Comment as-tu deviné que je suis resté ici ?

– Je connais ta détermination, Tagarynn. Tu n’aurais jamais quitté ce lieu sans avoir accompli ton destin. Et si tu avais réussi, le monde entier ne serait plus ce qu’il est. Je vais te dire les raisons de ma venue, mais j’ai moi aussi deux questions à te poser auparavant. Pourquoi n’es-tu jamais allé à Ophidia ? Pourquoi n’as-tu jamais voulu étudier auprès de ceux qui sont reconnus comme les plus grands maîtres en matière de nécromancie ? »

Tagarynn parti d’un petit rire. « Justement parce qu’ils sont les plus grands maîtres de la nécromancie telle qu’on l’entend couramment, et que le monde est toujours ce qu’il est. Or, je veux transformer l’ordre des choses, et tout le talent des Ophidiens n’en sera jamais capable. Leur magie leur vient d’Akshun’ara, une Maléfique qui s’abaissa à lier son essence à des corps humains pour se dissimuler et survivre à la vengeance des Lumineux. Quel bien peut-on attendre d’un savoir dont l’origine est si funeste ? J’ai choisi une autre voie, radicalement différente. Je suis parti en quête de vérités plus anciennes que les Célestes eux-mêmes. Hélas, à ce jour il me reste encore beaucoup de chemin, car tant a été perdu de ce temps-là que j’avance presque à tâtons.

– Soit. Mais pourquoi mener tes expérimentations à Primantor ? Depuis des siècles les ruines de la République sont à la merci des pillards, et il ne doit plus rester une seule sépulture de Primovantorien prestigieux qui n’ait été profanée. 

Une fois de plus Tagarynn laissa échapper un rire moqueur.

« Une sépulture de Primovantorien prestigieux... Le prestige, la puissance ne viennent pas sans l’orgueil et la démesure. L’histoire de mon père, un homme prestigieux selon les critères que l’on emploi communément pour définir la gloire, m’a suffi pour me détourner de cette catégorie d’êtres. » Il marqua une pause. « Apprécies-tu l’atmosphère de ces ruines ? poursuivit-il en balayant de sa main l’étendue des vestiges de l’antique cité. J’aime ce lieu car il rappelle que les idées peuvent survivre à ceux qui les ont conçues. La République de Primovantor.... La République ! Je crains que tu ne sois, comme tous nos contemporains, incapable de saisir le concept de République, n’est-ce pas ?

– J’ai du mal, en effet, à concevoir qu’une société puisse fonctionner si l’on accorde des privilèges et des responsabilités égales à des individus aux qualités inégales.

– C’est bien ce que je pensais. Tu crois qu’une République ne peut fonctionner que si elle est composée dès l’origine de citoyens de grande valeur. Or, c’est parce qu’ils vivent en République que les gens ordinaires acquièrent une grande valeur. Le sens des responsabilités leur vient de ce qu’ils en exercent. Le respect qu’ils ont pour les autres est la conséquence du respect qui leur est accordé. Chacun porte en lui toute la gloire de la République, chacun la défend comme il défendrait sa personne, chacun se préserve du vice de peur de voir le vice s’immiscer dans la société et lui nuire en retour. Les nécromanciens ordinaires recherchent des serviteurs. C’est pourquoi ils s’évertuent à relever des foules autrefois esclaves d’un tyran, ou des tyrans esclaves de leur tyrannie. Mais moi, je veux rappeler à la vie des êtres capables de percevoir la supériorité de l’intérêt général sur les intérêts privés et d’exercer un jugement libre. C’est dans les caveaux publiques de Primovantor que l’on peut trouver ces individus d’exception, et nulle part ailleurs. »

Gildarion ne fut pas entièrement convaincu par l’enthousiasme de Tagarynn, mais il fut cependant complètement rassuré sur un point : le mage demi-elfe avait conservé son cap, il continuait d’œuvrer pour le plus grand bien du monde sans se laisser corrompre par la soif de pouvoir et d’immortalité qui pervertissait immanquablement les autres nécromanciens.

« Et c’est moi que tu accuses d’idéalisme... répliqua Gildarion.

– Valandor lui-même a cru en ces Hommes, il les a aimés et les a défendus de toutes ses forces !

– Tout comme il aima les Elfes ! Il se battit, il mourut pour nous ! Et sa dépouille repose aujourd’hui dans le plus somptueux des mausolées, au sommet de la plus haute tour de Therennia Adar, et non pas au milieu de ces ruines où se côtoient pillards et nécromanciens...

– Oui... Valandor repose tout en haut de Therennia Adar, pour la gloire éternelle des Elfes de la Lignée des Mers... Je connais la chanson... » Le sourire moqueur de Tagarynn s’étira encore un peu plus.


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[Malgré les orages violents qui nous tourmentent chaque nuit, malgré la nourriture qui se fait de plus en plus rare, et malgré la terreur avec laquelle Raghar gouverne le camp, les hommes semblent en bonne forme. J’ai même l’impression que certains sont moins ridés, ou que des chevelures grises retrouvent leur brun. Je me fais peut-être des idées.

En tout cas j’ai pris une décision, je dois agir. Ce soir j’irai explorer moi aussi les flancs de la montagne.

Et je ne suivrai pas Raghar, je suivrai mon instinct.]


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Gildarion se calma et reprit : « Je vois en tout cas que tu n’as pas changé, et rien ne pouvait plus me réjouir. Voici donc l’objet de ma venue. » Il sortit de son vêtement quelques feuilles de parchemins enroulées et retenues par une ficelle. « J’aimerai que tu me traduises un texte, écrit dans une langue ancienne. » 

Tagarynn tendit sa main et le rouleau s’envola jusqu’à lui. Devant le regard surpris de Gildarion, il précisa sarcastiquement : « Le vent, Gildarion, rien que le vent. Et peut-être un peu de ton imagination... »

Le Demi-Elfe se remit en marche, en déroulant les pages pour commencer à les feuilleter. De nouveau il sortit du champ de vision de Gildarion, alors qu’il passait derrière une colonne. Mais cette fois il ne réapparut pas. Un silence tendu s’installa, puis la voix de Tagarynn retentit de derrière la colonne : «  Te joues-tu de moi ? » Son ton était désormais sec, dénué de moquerie.

« Que veux-tu dire ? demanda Gildarion, perplexe.

– Je vais reformuler : s’agit-il d’une plaisanterie... ou d’un piège ? » 

Cette fois-ci la voix venait de derrière Gildarion. Lequel se retourna pour voir d’où provenait le son, mais ne vit qu’une allée de colonnes tout aussi déserte que celle qui lui faisait face.

« Je t’assure que je ne comprends pas ce que tu insinues ! J’ai besoin de déchiffrer ce texte, voilà tout », répondit Gildarion.

Il se sentait déjà désorienté et de plus en plus angoissé, quand la voix accusatrice de Tagarynn lui parvint de toutes les directions à la fois, comme si elle retombait depuis la voûte aujourd’hui disparue du temple : « Tu as pactisé avec les Basiléens, c’est ça ? Tu t’es vendu à cet Ordre de paladins qui œuvrent en secret à chasser les nécromanciens des ruines de Primovantor ? »

Gildarion se tournait et se retournait à la recherche du Demi-Elfe, pointant fébrilement sa dague devant lui en prévention d’un assaut. « Que t’imagines-tu Tagarynn ? Je te promets que je suis sincère. Ces feuilles m’ont été transmises par un Druide qui a relevé ces inscriptions sur une île inconnue. Pourquoi t’inquiètes-tu ? Qu’est-il écrit de si suspect ? »

À ces mots Tagarynn reparut devant son ami, et s’avança lentement vers lui. Il ne semblait plus ni inquiet ni en colère, mais plutôt consterné.

« Mais enfin, Gildarion, ce n’est rien d’autre que du Vieil Elfique ! Tu as fait tout ce chemin, tu as pris tous ces risques pour... ça ? N’importe quel Elfe cultivé... et même la plupart des bibliothécaires humains sont capables de le lire ! Tu manques donc à ce point d’éducation ? »

Gildarion baissa les yeux. Oui, au désespoir de ses parents, et malgré le talent des précepteurs qu’ils avaient fait venir des quatre coins d’Elvenholme, son instruction avait été catastrophique. Ce fut seulement grâce à son aptitude presque innée pour le maniement des armes et la navigation qu’il put maintenir sa place au sein de sa Maison.


Tagarynn poursuivit, compatissant : « Permets-moi de te faire un petit cours de rattrapage. Le Vieil Elfique correspond à l’état de la langue elfique tel qu’elle s’est stabilisée au Temps de la Lumière, c’est-à-dire entre l’avènement des Célestes et le début de la Guerre des Dieux. Notre langue a ensuite évolué pour devenir l’Elfique en usage aujourd’hui, sous l’influence de cette terrible guerre : elle est devenue plus simple, plus directe. Mais tout au long du Temps de la Lumière, le Vieil Elfique ne s’est presque pas transformé. On ne distingue que deux grandes étapes : la forme classique, et la néo-classique. La principale distinction est d’ordre graphique. Vois-tu la fluidité de la transition entre ces lettres ? » Il pointa une portion du texte où s’imbriquaient d’élégantes arabesques, mais Gildarion ne reconnut rien. « L’écriture néo-classique est le résultat de différentes innovations qui ont porté notre langue au sommet du raffinement. Elle a su rendre visible la mélodie de la langue parlée, elle a rendu perceptible la grâce des mouvements du scribe. Oui, l’écriture néo-classique a dépassé l’art calligraphique pour se situer quelque part entre une partition et une danse... »

Il reprit son souffle, car il s’était laissé emporter par sa verve. « Ces innovations ont été le fruit d’un seul Elfe, un Elfe particulièrement brillant, lorsqu’il était au zénith de sa sagesse. Le plus brillant de tous, en vérité. Et non seulement le plus brillant, mais aussi le plus puissant, le plus célèbre, le plus malheureux et le plus honni. Tu comprends où je veux en venir ? Je peux d’ores et déjà affirmer avec certitude que le texte que tu me demandes de traduire a été écrit par un contemporain... de Calisor Fenulian, et qu’il date de cette période de grand bouleversement qui court des dernières années du Temps de la Lumière au tout début de la Guerre des Dieux. »

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