La caverne des espoirs brisés

Chapitre 12 : Face au nécromancien

2603 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a environ 1 mois


Bien qu’il n’ait pas voulu cet affrontement et qu’il se fut légitimement défendu, Gildarion se sentait coupable de la mort de ces hommes. Il quitta prestement le théâtre de ce massacre, abandonnant la soi-disant épée d’or qui ne lui servirait plus et qui constituait un bien mauvais souvenir de cette nuit-là. De toutes façons, il conservait encore une dague dissimulée sous son habit. Il se rendit alors là où il devait se rendre, selon le plan qu’il avait établi. Gildarion n’éprouvait nulle angoisse à l’idée que les choses ne se déroulassent pas comme il l’escomptait. Son entreprise dépendait de nombreuses inconnues et l’embuscade dont il venait de se tirer d’affaire aurait pu le refroidir, mais il restait confiant, rassuré par son intuition qui lui promettait la réussite.


Il se retrouva bientôt sur les marches d’un temple, au sommet d’une petite colline. En contre-bas s’étendait la vaste nécropole de Primantor. Entre deux colonnes, qui s’étiraient encore fièrement vers le ciel malgré le poids des siècles, il tendit une corde à laquelle était attachée un drapeau. Ou plutôt un pavillon. Du fond plain gris acier se détachait une caravelle et une épée noires. On reconnaissait là les armes de la Maison de l’Écume d’Acier, à ce détail près que l’épée était pointe en bas et non en haut, car s’était ainsi que Gildarion avait modifié son pavillon à la suite de son exil. L’étendard flottait donc en haut de la colline, visible depuis la nécropole et reconnaissable par ceux qui avait croisé sur les mers le capitaine elfe. Gildarion se chercha une cachette à proximité et fit sonner sa corne de brume, afin d’attirer l’attention de ceux qui fréquentaient ce secteur des ruines. Peut-être que plusieurs paires d’yeux importunes se lèveraient et découvriraient le pavillon, mais une seule devait comprendre le message.

L’Elfe s’ankylosait progressivement, tapis dans sa cachette, gagné par le froid du cœur de la nuit. Les minutes passaient, emportant avec elles un peu de son optimisme. Il guettait les moindres sons à la recherche de signes du succès de son opération, sans ne rien découvrir que le vent et l’activité furtive de petits animaux nocturnes. Il commençait à désespérer, quand des bruits de pas résonnèrent sur les marches du temple. Gildarion n’avait nullement perçu l’approche de l’individu, et il était clair que ce dernier se déplaçait maintenant exagérément bruyamment pour signaler sa présence.

« Tiens, tiens. Le capitaine Gildarion me rendrait-il visite ? Mais a-t-il oublié la plus élémentaire des politesses, qui est de ne pas rester accroupi au fond du vestige du puits qui se trouve sur ma gauche ? » Le nouveau venu avait prononcé haut ces paroles, tout en tournant un visage amusé vers la cachette de Gildarion. Celui-ci en sorti tout honteux d’avoir été découvert si facilement, mais soulagé que son attente ait pris fin.

– Te voilà enfin, Tagarynn. Permets-moi de te saluer de loin et de garder quelque temps ce périmètre de sécurité. Je ne sais pas encore si tu es toujours celui que je suis venu chercher.

– Je vois en tout cas, et non sans plaisir, que j’ai toujours le rare honneur d’être à tu et à toi avec le noble héritier de la Maison de l’Écume d’Acier. » Il avait dit ceci avec un sourire moqueur, car il n’ignorait pas le déshonneur du capitaine et son exil.


Gildarion observait son interlocuteur à la faveur de la pleine lune. Le Demi-Elfe avait gardé les traits qu’il lui connaissait. Les sourcils épais et sévères de son père, le nez fin et la large bouche de sa mère ainsi que ses oreilles pointues. Ses cheveux paraissaient blancs sous les rayons d’argent de la lune, mais ils devaient certainement être toujours d’un blond pâle. Il n’avait pas quitté sa robe d’érudit de la Lignée du Sud, qu’il avait acquis au terme de ses études à Ej. Le capitaine elfe fut rassuré par ce détail, espérant que ce fut bien le signe que Tagarynn poursuivait ses recherches dans le même état d’esprit qu’alors. Car le Demi-Elfe avait dû prouver la noblesse de ses intentions, en plus d’une persévérance hors du commun et d’un travail acharné auprès de ses maîtres durant plusieurs décennies, pour avoir accès à la bibliothèque d’une grande maison de la Lignée du Sud. Rien d’aussi prestigieux ni sélectif que la légendaire bibliothèque du Prince Mathaleer, bien entendu. Mais tout de même, une bibliothèque de la Lignée du Sud, c’est-à-dire recelant des écrits si vieux qu’ils ont été oubliés de tous, les autres Lignées elfes comprises. Alors, si Tagarynn portait encore ce vêtement avec fierté, c’était peut-être qu’il n’avait pas dévié de la route étroite et périlleuse qu’il s’était fixée à l’époque.


Le Demi-Elfe reprit la parole après un court silence : « J’essaierais bien de dissiper tes doutes sur mes projets, si cela était possible. Mais je crains que tu ne restes toujours méfiant à leur égard. Une méfiance alimentée par la culpabilité de m’avoir assisté dans mes recherches, si je ne me trompe ? »

Gildarion ne répondit pas tout de suite. Il devait admettre que Tagarynn avait raison, il avait été d’une certaine façon son complice et le regrettait aujourd’hui. 

– Je ne doute pas de tes intentions. Je sais dans quel but tu as embrassé ta voie. Mais je sais également combien celle-ci peut être corruptrice, combien d’autres se sont laissés emporter, se sont laissés engloutir par des forces qui les dépassaient tant.

– Il y a pourtant Jarvis...

– Justement, il y a déjà un Jarvis en ce monde. Il y a déjà un nécromancien au cœur pur. Et je crains que ce ne soit déjà beaucoup pour une magie si sombre... D’ailleurs, rien ne dit qu’il est à l’abri d’être conquis par l’aspect maléfique de son art, tôt ou tard.

– C’est un homme, comme le sont d’ailleurs presque tous les nécromanciens. Leur propre mortalité est la motivation première de ces êtres égoïstes. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’ils basculent si facilement vers l’obscurité. Ma moitié elfe me garantit déjà l’immortalité ; je ne partage pas leur vil mobile. Et du reste, tu n’es pas le mieux placé pour me faire la leçon... ce n’est pas moi qui ai du sang sur les mains ce soir... » Gildarion regarda instinctivement ses mains, puis son habit, et ne vit nulle trace de son combat. « Au sens figuré, j’entends... se moqua Tagarynn. Mais le résultat est le même. »


Comment le Demi-Elfe avait-il pu être au courant de son affrontement avec la bande d’humains ? Comment avait-il de même découvert sa cachette ? Tagarynn disposait manifestement de plus grands pouvoirs que Gildarion ne l’avait supposé. Il devait rester sur ses gardes. Les quelques pas qui le séparaient du mage ne lui semblaient plus qu’une précaution dérisoire. Il empoigna sa dague, car il avait laissé sa lance et son arc, trop encombrants pour cette escapade dans les ruines de Primantor.

« C’était de la légitime défense, dit-il, et je n’hésiterai pas à faire couler le sang de nouveau, si les circonstances l’exigent. » Son ton de défi n’était pas aussi affirmé qu’il l’aurait souhaité, et Tagarynn ne parut aucunement impressionné. Au contraire, il conservait son air moqueur. L’Elfe poursuivit néanmoins : « Tu aurais pourtant un motif personnel de vouloir faire revenir les morts... »

Gildarion marqua une pause, ravalant péniblement sa salive, ce qui laissa le temps à Tagarynn de l’interrompre : 

– Penses-tu toujours que je souhaite ressusciter ma mère ? Ma pauvre mère, si cruellement assassinée par son époux ? Une Elfe si belle, n’est-ce pas ? Si douce, si sage, si patiente, si bienveillante, si cultivée, si habile de ses mains, si créative, si... Si parfaite qu’il est difficile de savoir si le noble capitaine Gildarion redoute que je parvienne à mes fins, ou s’il espère au contraire que je réussisse. Que je réussisse cette entreprise prodigieuse, à savoir ramener à la vie des êtres vertueux, au premier rang desquelles se trouverait ma mère, Doralënn... » Le sourire sardonique du Demi-Elfe s’étirait à mesure que grandissait l’embarras de Gildarion.

– Comment peux-tu.... bredouilla-t-il. Je ne t’ai jamais dit que j’avais connu ta mère.

– Tout comme je ne t’ai jamais dit que mes recherches portaient sur la nécromancie... enfin, une certaine forme de nécromancie. Et tu m’as percé à jour, sans me le dire, tout comme je t’ai percé à jour, sans te le dire. Un mélange pour le moins original de complicité et de défiance... »


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[Suite du journal du Druide Almechior

Un premier trébuchet a enfin été monté. Mais lors du tir d’essai des clous ont lâché et une poutre s’est déboîtée, entraînant l’effondrement de l’engin. C’est curieux que des clous se cassent ainsi... J’ai cru voir un bref sourire de satisfaction sur le visage de Raghar quand le trébuchet s’est écroulé. Si bref que je me demande si ce n’était pas le produit de mon imagination, et puis il s’est ressaisi et a ordonné l’exécution de trois soldats pris au hasard, pour l’exemple.

J’aimerai bien avoir des nouvelles des combats en contre-bas, dans la forêt, mais tous les contacts avec la Harde sont rompus, et nous ne faisons plus aucune excursion hors du campement. Nous chassons les quelques oiseaux qui survolent notre plateau, et nous ramassons les œufs des vipères qui se cachent dans les rochers.

Cette nuit j’ai de nouveau aperçu Raghar qui s’en allait vers le sommet. Je n’ai pas pris le risque de le suivre cette fois.]


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Gildarion repensa à leur première rencontre, sur les quais de Valentica, où Tagarynn attendait pour embarquer avec un groupe d’Halfelins qui faisaient leur Longue Marche entre les Comtés et la cité d’Ej. Il avait reconnu immédiatement le Demi-Elfe, sa physionomie trahissant sa parenté. Il pouvait voir sur son visage le souvenir de la belle Doralënn, comme celui du terrible Seigneur humain Créonymus. Le capitaine elfe avait écouté avec la plus grande attention le récit de la vie de Tagarynn. Son départ, à la mort de sa mère, avant même que ne soit prononcé le jugement de son père. Comment il avait gagné le Nord, dans les pas de tant de Demi-Elfes avant lui. Tagarynn se retrouva alors à Froideur, ville mystique fondée par Talannar et capitale de l’Alliance du Nord. Là-bas, il prit goût aux études, et sa curiosité débordante l’amena à rêver plus loin que dans les livres des bibliothèques. Il explora les contrées hostiles du grand Nord, et découvrit le peuple des fils de Korgaan, les redoutables Varangurs. Au contact de ces Hommes étranges et de leurs croyances, il appréhenda une vérité qui le marqua profondément. Il était des Dieux plus anciens que les Célestes. On considérait le plus souvent que ce n’était que des superstitions absurdes, sinon une coupable hérésie. Mais Tagarynn prit les Varangurs très au sérieux. Qu’est-ce qui avait pu le convaincre ? Il ne le dit jamais. Toujours était-il qu’il conçut alors un projet, et partit courir le monde à la recherche de savoirs enfouis. Il se rendit d’abord à Euhendrale, dans la Vallée du Soleil, au sein des Royaumes Successeurs. Le prestige de la Grande Bibliothèque d’Euhendrale était immense. Mais Tagarynn n’y trouva pas ce qu’il cherchait. Il voulait dénicher des connaissances plus anciennes, et il quitta les Hommes pour se rendre chez les Elfes.

De nombreux navires elfes assuraient le transit entre la cité humaine de Valentica au nord et la ville portuaire elfe de Lethuia au Sud. Cette voie maritime permettait aux Halfelins de relier leurs deux principales communautés, mais elle était aussi fréquentée par toutes sortes de voyageurs issus des races nobles. En ces temps-là, Gildarion faisait partie des escortes de ces convois. L’Elfe et le Demi-Elfe se découvrirent instantanément une affinité mutuelle. Gildarion n’était pas encore tombé en disgrâce et il usa de tout son poids pour permettre à Tagarynn de rencontrer les plus grands savants de Therennia Adar. La mémoire de Doralënn et Créonymus s’était estompée, et Gildarion présenta Tagarynn simplement comme un étudiant prometteur dont il garantissait la probité. Et de fait, le Demi-Elfe ne souhaitait enrichir ses connaissances que pour mettre fin aux tourments du monde. Il ne révéla jamais rien de la voie originale par laquelle il entendait le faire. Cependant, Gildarion entrevit son projet, grâce à la profonde complicité qui s’installa entre eux durant ces années où ils se fréquentaient régulièrement, se retrouvant à chaque fois que le capitaine faisait halte à Therennia Adar.

Et puis Tagarynn, toujours insatisfait de son apprentissage, partit pour le sud, là où l’on disait que les plus anciens savoirs jamais consignés étaient jalousement gardés. C’est ainsi qu’ils se perdirent de vue, pour un temps. Un temps durant lequel Gildarion refusa un mariage de raison, au grand malheur de sa Maison, et fut déchu de son héritage. Mais ils se retrouvèrent, presque par hasard, alors que Tagarynn venait de quitter la cité d’Ej pour se rendre au nord de la Mer Naissante. Le navire qui le transportait fut sauvé d’une attaque de pirates par Gildarion et son équipage. Ils finirent ensemble la route jusqu’à la destination de Tagarynn : Primantor. Leurs retrouvailles ne fut pas l’effusion de joie que l’on pouvait s’imaginer. En effet, l’un était honteux de son sort et l’autre voulait garder secret le but de son voyage. Mais ils n’avaient pas plus besoin de paroles pour se comprendre qu’autrefois.


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[Le manège de Raghar se poursuit toutes les nuits. C’est au moins la septième fois qu’il part en exploration. En quête de quoi ? Je me souviens de l’intensité de son regard quand il a aperçu le rocher dominant cette île, lorsque nous nous en approchions par la mer. Je me demande s’il n’a pas insisté pour installer notre camp sur ce plateau ingrat dans le but de nous rapprocher des pentes raides qui mènent au sommet.]

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