La caverne des espoirs brisés
Chapitre 11 : Dans les ruines de Primantor
2786 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour il y a environ 1 mois
[Suite du journal du Druide Almechior.
Les coupes continuent. J’ai l’impression que nous avons abattu plus d’arbres que nécessaire pour la fabrication des trébuchets, mais Raghar insiste pour poursuivre le déboisement. Nous aurons bientôt fait reculer la forêt d’une dizaine de mètres. Je crois que c’est le véritable objectif de Raghar : défricher pour nous isoler des bois. Et même avec ça, il a ordonné de déplacer le camp vers le sommet, nous éloignant encore. Il répète que les bêtes de la Harde ne sont pas fiables et que nous devons nous protéger d’elles. Une partie des hommes, les plus superstitieux, le croient. Les autres suivent, par discipline ou par peur. Je n’aime pas ça.
De l’orage ce soir. Comme tous les soirs depuis que nous sommes arrivés, en fait. Je ne m’en rends compte que maintenant, mais il pleut toutes les nuits, et il ne pleut jamais le jour. Et d’ailleurs, avec toute cette eau, il est curieux que le plateau où nous nous trouvons présente une végétation de steppe aride.]
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La lune brillait dans le ciel clément de cette nuit sans nuage et ses reflets argentés scintillaient à la surface paisible de la baie de Geneza. Du haut d’une coupole à demi effondrée, Gildarion savourait le spectacle. En dépit de l’éprouvante ascension jusqu’aux ruines de Primantor, il avait accompli un dernier effort pour se hisser au sommet d’une antique basilique, afin de s’y reposer. De là-haut, en effet, la vue était imprenable. Les vestiges de la capitale de la République de Primovantor étaient d’une grande beauté pour qui savait apprécier ce spectacle mélancolique. Les ruines s’étendaient en conservant encore un reste de l’harmonie de ce qui fut le plan d’urbanisme le plus sublime de l’histoire de l’Humanité. Et soudain une falaise délimitait brutalement les contours de la ville pour laisser place à la beauté grandiose de la baie de Geneza. Car Primantor, à l’instar de la Corne Dorée, fut autrefois bâtie au sommet d’un rocher montagneux. Puis, après la chute d’Hiver et le Grand déluge qui entraîna la formation de la Mer Naissante, Primantor se retrouva dominant une avancée de terre séparant les baies de Geneza à l’est et celle de Rimenese à l’ouest.
La large voie pavée qui permettait autrefois à une foule de charrettes d'importer des marchandises des quatre coins du monde n’était plus praticable depuis bien longtemps, tout comme les divers escaliers taillés à même la roche qui offraient alors une voie d’accès commode aux piétons. Il fallait désormais emprunter des sentiers étroits et glissants qui se perdaient souvent au milieu d’éboulis, escalader ici un pan de falaise, là un poste de contrôle dont la herse rouillée ne se relèverait plus jamais. C’était l’une des raisons qui expliquaient que Primantor n’était guère visitée, malgré sa glorieuse renommée. Et pourtant, il s’en trouvait encore quelques-uns qui venaient admirer ces vestiges, par goût des belles choses ou intérêt pour l’histoire des civilisations. Gildarion avait rencontré autrefois un de ces explorateurs curieux. Un vieil homme, pour ainsi dire au seuil de sa vie. Un homme heureux, satisfait de la façon dont il avait vécu, et qui regardait la mort sans peur ni regret. « Je me souviens de mes visites de Primantor, lui confia-t-il. On n’y voyait que des ruines, et alors on apprenait la sagesse, car on comprenait que tout est éphémère. » Le récit de ce vieillard avait convaincu Gildarion d’aller voir de ses propres yeux Primantor. C’était il y a bien longtemps. Mais les ruines ne semblaient pas avoir changé depuis cette première visite, et l’atmosphère unique du lieu restait à la hauteur de ses souvenirs. Une atmosphère où pouvaient s’épanouir ses rêveries de promeneur solitaire. Car, paradoxalement, ce n’était que lorsqu’il était parfaitement seul que la souffrance de son exil s’estompait. Son vague à l’âme devenait alors presque doux, presque réconfortant. C’est pourquoi l’Elfe ne se pressait pas, quelle que soit la gravité du motif qui l’avait ramené à Primantor pour la seconde fois, quel que soit ce qu’il était venu y chercher. Ou plutôt qui.
Car si Primantor était peu visitée, c’était aussi parce qu’elle n’était pas vide de tout habitant. Comme dans la plupart des anciennes villes de Primovantor, de modestes communautés subsistaient. Des constructions de fortunes occupaient une partie des ruines. Ces habitants étaient pauvres et exposés aux raids des pillards. L’Hégémonie de Basiléa manœuvrait à ce qu’aucune communauté ne gagnât suffisamment en puissance pour constituer un pouvoir stable, et entretenait une rivalité perpétuelle entre petits chefs. « Diviser pour mieux régner » trouvait ici l’un de ses meilleurs exemples d’application. Certains individus recherchaient cet environnement politique affaibli et vacillant pour se livrer à des recherches que l’on aurait empêchées partout ailleurs. Les nécromanciens, apprentis ou confirmés, profitaient là de conditions idéales : une quasi-absence de milice et de juridiction, et des cadavres humains à profusion. La plupart d’entre eux, bien entendu, étaient animés par les plus sombres intentions, mais Gildarion espérait de tout son cœur que quelques-uns échappassent à cette norme. Au moins un, en particulier.
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[La construction des trébuchets piétine, mais cela ne semble pas irriter notre Parangon. « Nous avons tout notre temps », qu’il répète. Malgré tout, il devient chaque jour plus tyrannique, plus brutal. Le moral des troupes est bas. La présence de l’imposant rocher noir qui nous domine n’arrange rien. Il dégage quelque chose de malsain. Je ne peux pas tenter grand-chose pour le moment, au risque de me révéler. Le Druide de la compagnie est trop fidèle à Raghar pour que je puisse le sonder sans éveiller ses soupçons.]
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L’Elfe venait de redescendre de la coupole et avait repris sa déambulation le long de ce qui devait être l’une des artères principales de la ville. Il se plaisait à deviner la fonction qu’occupaient autrefois les bâtiments dont il ne voyait plus que les fondations ponctuées par endroit de colonnes, de portions de façade ou même de porches encore debout. Des frises, des chapiteaux et quelques statues démembrées laissaient entrapercevoir le raffinement des arts décoratifs au temps de l’apogée de la République. Le blanc des pierres de taille dominait le tableau, reflétant la lueur sereine de la lune. Des marbres colorés venaient occasionnellement rompre cette uniformité chromatique. La végétation se faisait rare malgré l’absence d’entretien des lieux, car Primantor avait été bâtie sur un rocher nu où seuls quelques buissons opiniâtres avaient réussi à s’accrocher.
Peut-être Gildarion avait-il sous-évalué sa fatigue après sa pénible ascension. Peut-être s’était-il laissé engourdir par la quiétude du lieu. Peut-être que le besoin de se ressourcer, lui que la vie avait tant malmené, avait finalement supplanté son autodiscipline. Toujours était-il qu’il ne vit pas venir le piège dans lequel il se dirigeait. Un éboulement massif lui bloquant le passage, il avait bifurqué et s’était retrouvé dans une sorte de ruelle étroite flanquée de deux murs délabrés mais toujours dressés sur plus de la hauteur d’un étage.
Soudain, deux silhouettes firent irruption devant lui, obstruant le chemin. Il se retourna instinctivement pour découvrir un troisième protagoniste qui le tenait en joue, l’arc tendu, à l’autre bout de la ruelle. « Inutile d’essayer à t’échapper, l’ami. Ou tu te retrouveras transpercé comme une saucisse à la broche ! » La menace émanait d’un nouvel archer, positionné en haut du mur à la droite de l’Elfe, et qui venait de sortir de sa cachette.
« Alors comme ça on se promène, sans avoir prévenu qui de droite ? demanda la plus haute des silhouettes qui faisait face à Gildarion.
– C’est pas bien, ça. Il faut toujours demander la permission à Monseigneur Gradfije, ricana le second personnage.
– Apportez-moi la lumière les gars, il me targue de voir quelle tête a notre invité !
– Z’avez entendu les ordres ? Magnez-vous les fesses. »
Deux nouveaux individus firent leur apparition, torche à la main, chacun à une extrémité de la ruelle. Le capitaine elfe comptabilisa donc six adversaires. Ou plutôt : au moins six.
À la lueur des flammes, Gildarion put observer les membres de la bande. Vêtus de haillons, édentés et maigres, ils collaient parfaitement à l’image que l’Elfe se faisait des habitants des taudis de Primovantor. Leurs armes étaient bricolées, autant les arcs que les gourdins, mais elles n’en restaient pas moins menaçantes. Le chef, ce « Monseigneur Gradfije », comme il se faisait appeler par ses gens, faisait exception. Bien bâti, il semblait mieux nourri que ses compagnons. Ce devait d’ailleurs être le cas, car c’était certainement le genre de petit potentat qui s’arrogeait toujours les meilleures parts du butin et pouvait s’empiffrer sans gêne alors que ses subordonnés jeûnaient. Son équipement aussi paraissait de meilleure facture, et son arme en particulier était issue d’une véritable forge. « C’est cette épée que tu regardes ? Elle te plaît, hein, cette la lame en or massif ? C’est un cadeau des Basiléens. Un cadeau pour remercier leur allié Gradfije, qui surveille pour eux la cité de Primantor. Et ouais l’ami, je suis comme qui dirais le maître du cellier. » Ce disant, Gradfije faisait des moulinés avec son épée. C’était certes un robuste gaillard, mais son arme aurait été trop lourde pour qu’il pût la manier ainsi si elle avait été effectivement composée d’or pur. Gildarion compris que Gradfije avait été dupé par les Basiléens, qui lui avaient fourni une épée d’un métal ordinaire plaqué d’or pour s’attacher ses services à moindre coût. Il ne devait pas être difficile de tromper des individus aussi vils et ignares, dont la maîtrise approximative de la langue soulignait l'absence d'éducation.
« Noble Seigneur, je suis subjugué par votre grandeur, s’exclama Gildarion. Je confesse ne pas avoir soupçonné profaner le territoire d’un si grand guerrier, devant qui les Basiléens eux-mêmes tremblent et s’inclinent, offrant de si somptueux présents pour se placer sous sa protection. J’implore votre pardon, et si vous daignez dans votre mansuétude épargner mon humble vie, alors je ne souhaite qu’une chose : la dévouer à votre service. Permettez que je prête serment selon les coutumes de mon pays, la forêt de Galahir. »
Gildarion n’était pas plus issu de Galahir que vous et moi, mais il supposait, à juste titre, que ces hommes incultes et isolés ne connaissaient rien des Elfes que le nom de cette forêt enchantée, fief des Elfes Sylvains, relativement proche au nord-est de leur territoire. Il poursuivit : « Selon cette coutume, le vassal pose un genou au sol devant son Prince, tête baissée, puis le Prince vient apposer son pied sur la nuque de son sujet. »
Gradfije ricana. « Cette couture me plaît ! Elle est humiliante à souhait ! J’ai toujours rêvé d’humidifier un Elfe. Tu auras la vie sauve, et je te laisserai même ta liberté, mais nous viderons ta bourse avant.
– Grâce vous soit rendue pour votre miséricorde, Monseigneur », répondit-il. Mais en son for intérieur il pensait « c’est bien à propos que vous parlez de bourses... »
Gildarion se prosterna donc, genou gauche à terre, l’autre jambe fléchie. Se faisant, il joignit ses mains autour de sa botte droite. Gradfije leva son pied, toujours ricanant, et le passa par-dessus la tête de l’Elfe, s’apprêtant à le reposer sans ménagement sur sa nuque. Avec toute la vivacité dont il était capable, Gildarion retira une dague dissimulée dans la doublure de sa botte, et d’un geste vif et précis il émascula Gradfije. L’Elfe se redressa presque instantanément, avant que le pied crotté ou le sang de sa victime ne souillât sa tenue de voyage.
La bande de malfrats n’avait pas encore compris ce qui se passait, qu’il lança sa dague sur l’archer posté en haut des ruines et l’atteignit en pleine gorge. Puis il saisit l’épée que Gradfije, maintenant étalé au sol et gémissant de douleur, avait lâché pour porter ses mains à ses parties manquantes. Ainsi armé, il trancha la tête du porteur de torche avant de saisir par le col le dernier humain debout à cette extrémité de la ruelle. Avec une force que ne laissait pas transparaître son corps gracieux, l’Elfe amena son adversaire entre lui et l’archer restant, de manière à s’en faire un bouclier humain. La suite lui donna raison, puisque que l’archer venait de décocher une flèche à la hâte, ayant eu enfin le temps de réagir. Le projectile se ficha dans la poitrine de son malheureux compagnon. En vérité, le tir était tellement médiocre qu’il serait passé à trois pas de sa cible si Gildarion n’avait déporté son « bouclier » pour que la flèche l’atteignît.
Le temps que le brigand se prépare à tirer de nouveau, l’Elfe était sur lui et abattait son épée avec tout l’élan de sa course. La lame traversa l’homme de part en part, sous le regard médusé du dernier humain. Celui-ci ne chercha pas à fuir, pétrifié, et tombant à genoux les mains jointes, il supplia Gildarion : « Pitié, Seigneur Elfe, pitié ! Épargnez-moi, je ne suis qu’un pauvre homme !
– Oui, tu n’es qu’un pauvre homme. Et c’est justement la pitié qui m’enjoint à mettre un terme à ton existence misérable. »
Croyez-le ou non, il était sincère, et c’est le cœur lourd que Gildarion décapita l’infortuné, dont la plus grande faute avait été de naître en cette époque et sur ces terres de malheur.
[Je me suis réveillé cette nuit, sans raison apparente. Suivant mon intuition, je suis sorti de ma tente malgré l’orage. Et je l’ai vu. J’ai vu Raghar qui quittait discrètement le campement et s’en allait vers le sommet. Je l’ai suivi de loin. De temps en temps il s’arrêtait, tournait la tête à droite et à gauche, comme s’il cherchait quelque chose. Et il repartait. Manifestement, il n’a pas trouvé ce qu’il voulait, car il est revenu plusieurs fois sur ses pas, et je l’ai entendu jurer. Après peut être plusieurs heures de filature, j’ai glissé sur un caillou, et je crois bien qu’il m’a entendu. Je me suis terré dans l’ombre d’un rocher, renforçant les ténèbres autour de moi par un sort de dissimulation. Il a regardé dans ma direction pendant un long moment. La foudre est tombée subitement, éclairant pendant une seconde son visage tourné vers moi. Il était à la fois inquiet et hargneux. M’a-t-il vu ? Le Voile des Ombres que j’avais invoqué pour me cacher était-il assez puissant pour masquer la lumière de l’éclair ? J’ai cru qu’il allait s’avancer vers moi, quand un oiseau a décollé à quelques pas de ma cachette. Raghar a dû croire que c’était l’oiseau qui avait fait du bruit, et il est reparti. Mais pas longtemps. Peut-être qu’il se sentait épié, peut-être qu’il n’était pas tout à fait rassuré. En tout cas, j’ai pris mille précautions sur le retour pour ne pas me faire repérer. Il s’en est vraiment fallu de peu.]