La caverne des espoirs brisés

Chapitre 10 : Au Mammouth Gourmand

1356 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a environ 1 mois

[Suite du journal du Druide Almechior

Les centaures voulaient que nous prenions le bois de nos bateaux pour la construction du trébuchet afin de ne pas toucher aux arbres de la forêt ; Raghar a refusé. Nous avons débuté les coupes malgré les supplications des émissaires de la Harde. En protestation, nos naïades et nos centaures ont quitté le campement pour rejoindre leurs cousins. Le Parangon les a regardé partir avec un sourire cruel et dédaigneux. Désormais, il ne reste plus que les Hommes sur la steppe dominant la forêt.

Je sens que les choses iront encore en s’empirant, et c’est pourquoi j’ai décidé d’entamer ce journal.

Ce soir encore il pleut à verse.]


*******


Enfin Etchmiéazna réapparut devant Braegor et lui tendit un étui cylindrique en cuir. « Voici votre mandat officiel, dit-elle. Conservez-le précieusement. En temps voulu, il pourra attester que vous intervenez au nom de Basiléa.

– Une mission dont vous aurez peut-être l’amabilité de me dévoiler enfin la nature ?

– Patience, Parangon de la Chasse. Je vous informerai en temps et en heure de ce qu’il vous sera nécessaire de connaître. Pour l’instant, nous devons nous mettre en route pour le sud, vers le port de Thurrania, où un navire elfe nous attend. J’espère atteindre le prochain relais avant la nuit. »

Elle ne savait combien de temps Gildarion l’attendrait, tant il avait semblé pressé lors de leur rencontre. « Un relais ? s’étonna Braegor. Voulez-vous dire je devrai abandonner mon fidèle cheval ?

– À moins que vous ne préfériez le voir mourir d’épuisement, il le faudra. Vous pouvez aussi emprunter l’une de nos panthères... Si elle vous adopte. »

Le Parangon, qui avait vu Myrza en action contre les mercenaires ogres, ne voulut pas tenter l’expérience et se résolut à ré-harnacher sa monture.


Il n’y eut aucun cérémonial pour leur départ. Même Daphnaë n’était pas présente lorsqu’ils franchirent les portes du monastère. La route devenait plus gaie à mesure qu’ils s’enfonçaient vers le cœur de l’Hégémonie. Un sentiment de sécurité gagnait Braegor, alors qu’ils croisaient de plus en plus de voyageurs et d’habitations. Mais Etchmiéazna conservait son appréhension, que la présence de ses compatriotes basiléens ne dissipait pas, au contraire. Elle savait que les délateurs, pour ne pas dire les espions, étaient légion au sein de l’Hégémonie. Et leur équipage pour le moins inhabituel, un membre de la Confrérie et une Abbesse, ne manquerait pas d’attirer l’attention.

Son sentiment d’être épiée se fit plus fort lors de l’une de leurs étapes. Ils venaient de s’arrêter à une auberge à la tombée de la nuit. Un panneau annonçait « Au Mammouth Gourmand », mais c’était surtout les deux défenses de mammouth encadrant la porte d’entrée qui indiquait au voyageur qu’il se trouvait au bon endroit. Car ce lieu était renommé et devait sa notoriété en grande partie aux trophées de chasse du propriétaire, dont faisaient partie ces défenses monumentales. Bien sûr, il fallait absolument éviter de questionner le tenancier sur ces trophées, sous peine de passer la soirée à écouter ses récits. Mais cela lui conférait une certaine aura, et les rares disputes qui pouvaient naître dans son établissement cessaient aussitôt qu’il haussait la voix. De fait, le Mammouth Gourmand était l’auberge la plus sûre et la plus calme de la région, et cela lui valait un grand succès.

C’était l’heure du dîner et la salle à manger était pleine. La plupart des clients étaient des Basiléens, mais on y trouvait aussi quelques Nains des Clans Libres qui avaient élu domicile au sein de l’Hégémonie. Pour beaucoup d’entre eux, cette auberge était une étape sur la Route du Cuivre, qui permettait l’importation du précieux métal depuis la plaine d’Ardovikian au nord-ouest vers la Corne Dorée au sud.

Lorsqu’Etchmiéazna et Braegor entrèrent, la plupart des clients les dévisagèrent. Dans leur ensemble, toutefois, les regards se détournèrent rapidement, et chacun retourna à son assiette ou à sa discussion. À quelques exceptions près. Un petit nombre continuait d’observer le duo, un sourire malicieux aux lèvres, ce qui mit le Parangon particulièrement mal à l’aise. Mais ce qui dérangeait l’Abbesse, c’étaient plutôt les têtes qui ne s’étaient pas relevées lors de leur arrivée et qui se tenaient suffisamment loin des éclairages pour ne pas être identifiables.

Braegor prit quelques instants pour observer les trophées qui encadraient la cheminée centrale. Il ressentit une pointe de jalousie en voyant l’imposante tête de crocs-de-givre empaillée. À son grand regret, il ne s’était jamais rendu plus au nord que la steppe des mammouths. Les récits d’aventuriers luttant pour leur survie dans les étendues gelées et peuplées de bêtes féroces avaient pour lui la saveur de contes merveilleux. Il y avait aussi une peau de guivre tendue le long du mur, dont les écailles gardaient les traces du harpon qui l’avait terrassé. Le Parangon estima qu’elle mesurait sept mètres de long, ce qui signifiait que la bête n’était pas arrivée à maturité. « Un bébé guivre, tout juste bon à impressionner des colporteurs, se consola vilement Braegor. Ce chasseur-là n’est donc pas si redoutable que sa légende le laisse croire. »


Etchmiéazna s’avança vers le comptoir derrière lequel l’aubergiste surveillait sa salle, et demanda une chambre. « Désolé, Mademoiselle, lui répondit-il méchamment. On ne loue pas de chambre à l’heure, ici.

– Vous m’avez mal comprise, je souhaite une chambre pour la nuit. » Elle redoubla d’efforts pour se contenir, sachant que tout accrochage pourrait mettre en péril sa mission.

« Et bien, vous pouvez féliciter Monsieur pour son endurance, poursuivit le tenancier sur le même ton. J’ai besoin de votre identité, pour la tenue du registre, vous comprenez. »

Bien sûr qu’elle comprenait, elle connaissait la rigueur administrative de l’Hégémonie. Aussi elle s’exécuta, en parlant le plus bas possible pour ne pas être entendue depuis la salle.

« Et voici une chambre pour l’Abbesse Etchmiéazna, du monastère de Makrachirès, et son compagnon le Parangon Braegor, des Frères de la Marche. » Au grand désespoir d’Etchmiéazna il avait parlé tout haut, attirant l’attention des clients attablés.

Une rumeur se fit entendre. Braegor put discerner dans le brouhaha une conversation qui l’exaspéra : « Il a dit Raegorn, des Frères de la Marche ?

– Mais non idiot, le bon vieux Raegorn est mort depuis longtemps.

– Et c’est bien dommage, parce qu’il en nous en faudrait d’autres, des gars comme lui. Dommage qu’il nous ait pas laissé un fils pour reprendre son flambeau.

– Ça tu l’as dit, l’ami. Allez, trinquons à la santé du feu Raegorn et de la descendance qu’il n’a jamais eue ! »

C’en était trop pour le Parangon de la Chasse qui détourna son attention de la discussion. Ni lui ni Etchmiéazna n’eurent le cœur à dîner ce soir-là, et ils allèrent se coucher dans un silence gêné, chacun gardant pour lui les raisons de son malaise. La nuit ne leur apporta que peu de réconfort, et ils reprirent le lendemain leur route sans entrain. Heureusement, ils approchaient du terme de leur voyage, et bientôt ils virent se dessiner les contours du port fluvial de Turrhania.

Laisser un commentaire ?