La caverne des espoirs brisés
Chapitre 9 : Le banquet du Haut Paladin
2346 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour il y a environ 2 mois
[Suite du journal du Druide Almechior
Nous ne pouvions purger l’île des Vermines en les pourchassant ainsi. Il fallait dénicher la Mère de la portée, tapis au fond d’une des épaves. Alors Raghar a envoyé un commando de naïades en reconnaissance, pour tenter un assassinat ciblé, au cœur de leur nid.
Le premier groupe n’est jamais revenu.
Le second groupe était mieux préparé, plus méfiant, et quelques naïades survécurent. Leur rapport cependant ne laissait guère d’espoir : les brèches des navires nains, bien qu’ils se soient échoués contre les récifs, avaient été colmatées. Le blindage des vaisseaux dans son ensemble n’avait pas été altéré par le naufrage. Et les Vermines montaient la garde.
La voie des mers semblait donc compromise.]
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Après plusieurs heures de route, il fallut trouver un abri pour la nuit, ce d’autant que l’orage s’était rapproché et menaçait. Ils s’installèrent sous un gros rocher incliné. Son avancée offrait une sorte de toit naturel, qu’ils complétèrent en tendant une toile cirée. Elle faisait partie de l’équipement que le Parangon de la Chasse emportait toujours avec lui. Le paquetage de son cheval était rempli d’objets et d’outils de cette sorte : peu spécifiques, ils ne se destinaient pas à un usage prédéfini, mais pouvaient s’adapter à tout type de situations et d’imprévus.
Malgré l’insistance de ses deux compagnons, Etchmiéazna avait tenu à participer au tour de garde. Braegor prit le premier tour, jusqu’à ce que Daphnaë se réveillât d’elle-même. Il ronflait quand la porte-étendard passa le relais à son Abbesse. Elle s’endormit vite, mais d’un sommeil agité.
Etchmiéazna l’observait avec bienveillance. Qui des deux, finalement, veillait sur l’autre ? Qui des Sœurs ou de leur Abbesse étaient au service des autres ? Toutes, en vérité, vivaient en interdépendance. C’était probablement cette vie communautaire, où chacune avait besoin de son prochain, qui les préservait de l’arrogance et la vanité caractéristiques des Basiléens.
Il pleuvait dru, et une odeur âcre se dégageait de l’eau qui ruisselait sur les bords de la toile. « L’orage du levant déverse des tourments », se rappela Etchmiézana. Elle eut peur pour les animaux qui n’avaient pas d’abri. Mais elle entendait leur respiration calme, entre deux bourrasques qui faisaient siffler les cimes des sapins. S’ils avaient senti un danger, leur sommeil ne serait pas si profond. Les nuages avaient dû s’amasser sur les montagnes que le trio avait quittées, et le plus gros des substances malsaines s’était certainement déjà répandu. Ils ne récoltaient qu’une part diluée des vapeurs abyssales. Elle se félicita toutefois d’avoir encore des réserves d’eau suffisantes pour ne pas devoir s’approvisionner dans les rivières, le lendemain.
Etchmiéazna profita de sa solitude nocturne pour méditer. Elle repensait aux Abysses, si proches, et aux Malveillants qui s’y trouvaient enfermés. Le Mont Kolosu n’en était pas très éloigné, supportant à son sommet la demeure des Lumineux. Les Dieux, bons et mauvais, qui s’opposaient dans une lutte sans fin, n’étaient finalement séparés que par quelques jours de cheval. Contre, tout contre, en quelque sorte. Peut-être que ces êtres antagoniques, qui autrefois ne faisaient qu’un, ressentaient le besoin de se tenir dans une relative proximité de leur moitié ?
Le temps où les Célestes n’étaient pas divisés... Le Temps de la Lumière. De ce que l’on savait de cet âge, les Célestes vivaient parmi les races nobles et avaient partagé leurs savoirs avec elles, permettant un développement prodigieux des civilisations. Une ère de prospérité et de paix. De tels Dieux n’étaient-ils pas fondamentalement bons ? Comment expliquer alors qu’ils aient donné naissance en part égale à des êtres bienveillants et des êtres maléfiques ?
Le martellement de la pluie s’estompa pour laisser la place au silence de l’aube sans apporter de réponse aux interrogations de l’Abbesse. Il était temps de se remettre en marche.
À mesure qu’ils descendaient et se rapprochaient de la plaine, la végétation se clairsemait. Bientôt ils se retrouvèrent entourés de bruyère, de cailloux et de quelques arbustes. Leur vue portait loin, et ils pouvaient même entrevoir la petite tâche grise que formait le monastère de Makrachirès au milieu du brun sale de la campagne.
À leur grand soulagement, aucun Orc ne les avait attaqués, et ils étaient hors de danger. Toutefois, sans qu’elle comprenne vraiment pourquoi, Etchiméazna se fit la réflexion qu’ils étaient visibles de loin, avec le blanc de la panthère et le métal brillant de leurs armes et armures. Cela ne lui avait pourtant posé aucun problème lors du voyage aller. Après tout, qui aurait voulu espionner ses allées-venues ? Un léger malaise la gagna néanmoins et ne la quitta plus pour le restant du trajet. Cela n’avait rien à voir avec l’escarmouche contre les Ogres : elle n’avait pas oublié le cavalier solitaire qui avait quitté le campement au milieu de la nuit, la veille. Elle garda cependant tout cela pour elle, ne connaissant pas assez Braegor pour oser se confier à lui. Et elle ne voulait pas prendre à part Daphnaë, qu’elle devinait encore perturbée par la commotion de Myrza. Ainsi Etchmiéazna se contenta-t-elle d’observer, aussi loin que sa vue le lui permettait, et de rechercher toute activité anormale qui aurait pu justifier chez elle ce sentiment d’insécurité.
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[Raghar a convoqué à nouveau son état-major. Apparemment ce n’était pas pour prendre conseil, car, en dépit des doutes et des contre-propositions de l’assemblée, il imposa son projet.
Il voulait construire des trébuchets pour pilonner les coques des bateaux nains depuis notre position. Certes, du haut du plateau aride où nous avions établi notre campement, nous pouvions viser les navires échoués. Mais suite au schisme de la Confrérie, l’Ordre de la Dame Verte ne s’est jamais plus servi de trébuchet. Personne au sein de notre troupe n’était en mesure d’en assembler un, ni de le faire fonctionner. « Cela prendra le temps que ça prendra. Nous ne sommes pas pressés. Laissons les bêtes défendre leur forêt et concentrons-nous sur les trébuchets. » Raghar avait dit cela avec tellement de mépris pour nos alliés que beaucoup d’hommes ont été choqués, pour ne rien dire des naïades et des centaures de la compagnie. Moi-même, j’étais étonné par ce ton que je ne lui connaissais pas.
Il me semblait que notre Parangon avait changé, qu’il s’était assombri.]
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Mais rien ne troubla la fin de leur voyage, et le trio se retrouva enfin aux portes du monastère. Etchmiéazna s’excusa et s’en alla aussitôt dans ses quartiers pour préparer le prochain voyage, tandis que Daphnaë conduisit Braegor aux écuries, afin que son cheval soit nourri. On apporta au Parangon de la Chasse une cruche d’eau fraîche et une miche de pain noir. Un accueil rudimentaire mais efficace, une attention dont il apprécia la décence.
En attendant le retour de l'Abbesse, il flânait et observait la vie du monastère. Des Sœurs allaient et venaient, vêtues de leurs habits sobres et fonctionnels du quotidien, s’occupant du potager, puisant de l’eau, transportant diverses caisses et sacs. Il entendit un martèlement métallique sur sa gauche, et apercevant de la fumée dans cette direction, il devina qu’une forge était en activité. En plus du potager, se trouvait un jardin médicinal avec de nombreuses espèces bien ordonnées le long d’allées perpendiculaires. En somme, le monastère était bien conçu et bien entretenu mais, de ce que le Parangon pouvait voir, il était désespérément fade, modeste, banal. Il s’attendait à une démonstration de la splendeur de l’art basiléen, à un étalage de richesses et de magnificence. S’il avait eu accès aux lieux de culte, il aurait eu une tout autre impression, mais il n’en sut rien.
Profitant de cette pause, Brageor se remémora son dernier contact avec Basiléa, s’interrogeant sur la vraie nature de l’Hégémonie. En effet, il se souvenait de la venue du Haut Paladin Agamus à Fort Rougelame, un an auparavant, lorsque celui-ci avait placé la compagnie du fort sous la direction du Dictateur Wilhelm le Froid. Comme les autres avant-postes de l'Ordre des Frères de la Marche, le fort avait subi de lourds dégâts lors de la Croisade abyssale. Les Basiléens avaient aidé la Confrérie à restaurer leurs citadelles et à repeupler les garnisons, au prix d’une forme d’allégeance insidieuse.
Ce jour-là, Agamus était venu récupérer sa mise. Il se présenta en grande pompe, montant un destrier blanc, son armure d’or et d’argent finement ciselée resplendissante. D’imposants Ogres de la Garde du Palais le suivaient de près, dans un silence intimidant. Ils étaient autant magnifiques que terrifiants, avec leur équipement de la plus belle facture conservé depuis des générations, presque des reliques. Et leurs lances ! Combien d’hommes pouvaient-elles empaler, d’un unique geste de leur puissant détenteur ? Braegor avait déjà vu des Ogres au combat. Leur matériel était souvent de qualité, mais sans aucune considération esthétique. Les mercenaires ogres pouvaient accumuler des richesses considérables, mais nuls ne savaient ce que devenait leur or. En tout cas, ils ne le dépensaient pas en tenues somptuaires. C’est pourquoi les rangs de la Garde du Palais, dans leurs armures vénérables forgées de métaux précieux, offraient un spectacle vraiment unique, fantastique et inoubliable. À leur suite, un cortège de paladins encadrait un porteur de la Sainte-Icône. Des musiciens faisaient sonner leur trompette, jouant un air criard et guilleret qui sonnait faux dans le décor hostile des terres de la Confrérie.
Fort Rougelame était placé sous la protection du Haut Chapelain Gottfried, un ancien compagnon de Raegorn. Ce fut donc lui qui reçut Agamus et lui fit visiter les lieux. Sa grande sagesse lui permit de rester courtois et serviable malgré l’attitude déstabilisante du Paladin basiléen. En effet, celui-ci était difficile à cerner : tantôt mielleux, tantôt méprisant. Il annonçait des promesses de protection et d’entraide, qu’il faisait suivre de menaces. Basiléa était puissante, Basiléa défendrait ses alliés, prétendait-il, mais à ses yeux l’Ordre des Frères de la Marche n’en faisait pas assez pour mériter la bénédiction des Lumineux. Il ajoutait que la Confrérie devait redoubler d’effort, qu’avec tout l’argent apporté par l’Hégémonie les murailles auraient dû être plus hautes, plus épaisses. Gottfried n’était pas dupe, il avait bien compris le manège d’Agamus. Mais il se savait impuissant, aussi continuait-il à flatter son hôte, le promenant dans le fort comme s’il en était le propriétaire, lui vantant les mérites des régiments d’arbalétriers fournis par les Basiléens.
Et puis il y eut un banquet, avec des mets amenés par l’escorte du Haut Paladin. Les tables avaient été dressées dans la cour centrale, la salle à manger étant trop petite pour accueillir la délégation de l’Hégémonie. Des braseros étaient disposés autour des convives, moins nombreux auprès des Frères que de leurs invités. Les Ogres étaient placés un peu en retrait – et ils furent servis en premier.
Le repas fut somptueux, un véritable étalage de ce que le climat favorable de l’Hégémonie produisait de meilleur, et qui contrastait cruellement avec les cultures ingrates des abords de la Faille, lesquelles nourrissaient péniblement les Frères de la Marche. Ce fut cependant un banquet sans joie, les discours d’Agamus à l’assemblée sur la puissance de Basiléa et les devoirs de la Confrérie ne faisant rien pour dissiper la gêne, bien au contraire, et l’ambiance resta pesante.
À un moment, comme sorti de nulle part, apparut le Dictateur Wilhelm le Froid. Personne ne sut avec certitude s’il était issu de l’Hégémonie ou des rangs de la Confrérie. Le Haut Paladin l’introduisit brièvement et déclara qu’il encadrerait désormais les interventions des Frères en dehors du fort. Autrement dit, il prenait le commandement militaire de la compagnie. Ce fut un choc pour tous les Frères de la Marche. Gottfried en particulier était déconfit, malgré sa volonté de garder la face. Les Basiléens repartirent le lendemain à la première heure. Ils laissèrent derrière eux Wilhelm, les déchets du banquet et un souvenir amer.
Qu’est-ce qui représentait au fond le mieux Basiléa ? L’arrogance, la profusion de richesses, la fausseté, les dorures ostentatoires, le despotisme d’Agamus ? Ou la rigueur d’Etchmiéazna, l’hospitalité simple de la Sororité, le dévouement sincère des Sœurs, l’humble gouvernance de leur monastère ? Peut-être qu’après tout les Basiléens étaient des humains comme les autres : disparates, nuancés, inconstants ? Et peut-être, corollairement, que le soutien qu’ils recevaient des Lumineux n’était pas irrévocable...