La caverne des espoirs brisés

Chapitre 7 : L'Ordre du Loup Solitaire

3152 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a environ 1 mois

Alors qu’Etchmiéazna observait le Dictateur, avec un mélange de peur quant à la suite des événements, d’admiration pour son courage, et d’interrogation sur l’absurdité de son obstination, elle sentit quelque chose dans sa main droite. Instinctivement, ses doigts enserrèrent l’objet cylindrique, dont la forme et le poids lui rappelèrent immédiatement la nature. Sortant de sa torpeur, elle s’élança vers le chef orc en poussant un cri strident. Celui-ci n’eut que le temps de tourner vers elle un visage ahuri, sa bouche dégoulinante de salive tordue dans une expression de surprise, avant que ne s’abattît le lourd fléau de l’Abbesse. Dans sa fureur, il n’avait pas remarqué la présence d’Etchmiéazna, ni celle de Daphnaë qui venait de placer discrètement l’arme dans la main de sa maîtresse. L’instant d’après, la masse de fer hérissée de pointes pulvérisa le crâne de l’Orc, et se ficha à la base de son cou, en lieu et place de la tête qu’elle venait d’écrabouiller. Reprenant son souffle et encore tout étonnée de son exploit, Etchmiéazna s’exclama : « Et bien, il semble que mon fléau n’était pas au goût du Krudger Mâch’aches ! »

Le temps qu’elle réalisât tout à fait qu’elle était désormais hors de danger, elle entendit résonner le cor des paladins chevaliers. Ragaillardis par la mort du général ennemi, ils s’élancèrent au travers du champ de bataille, le purgeant des derniers Orcs qui s’y trouvaient. Car la plupart des Peaux-Vertes avait déjà tourné les talons, et une cacophonie s’élevait de la vallée boisée. Entre ceux qui fuyaient et ceux qui s’entre-tuaient déjà pour la succession, les Orcs ne valaient plus grand chose un fois leur chef disparu. Sur ce point Wilhelm avait vu juste.


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[Suite du journal du Druide Almechior :

Tu comprendras facilement la suite : les Vermines ont établi leur nid dans les bateaux, ont commencé à pulluler et à se répandre dans les grottes. De là, elles ont attaqué les habitants de l’île, enfin, les habitants... les troupes de la Harde qui y sont postées pour la garder. La fameuse Harde... ces bêtes qui servent la Dame Verte comme nous, mais qu’on préfère savoir le plus loin possible de nous, parce qu’elles sont vraiment repoussantes. Et puis il y a tous ces préjugés et toutes ces superstitions profondément ancrées chez les Hommes. Moi-même, pour renforcer ma couverture, j’emploie comme les autres l’expression « menteur comme centaure sauvage ». Les centaures vivent paisiblement à l’écart des humains, au cœur de leurs forêts. On pourrait se dire que cela devrait nous satisfaire. Mais non, aux yeux des humains, s’ils se tiennent loin de nous c’est parce qu’ils complotent, s’ils se cachent c’est pour fomenter de mauvaises actions. On a quand même fini par rajouter « sauvage » au dicton pour faire une distinction entre les centaures de la Harde et ceux qui sont entrés dans nos rangs – et qui nous rendent bien service, il faut le reconnaître.

Et que dire du grand vilain minotaure ? Quel jeune humain n’a pas grandi dans la peur de ce monstre qui enlève les enfants pour les dévorer dans les bois ? Quel parent n’a pas entretenu la légende en se servant de cette menace pour rappeler à l’ordre sa progéniture lorsqu’elle n’était pas sage ? Je me souviens encore de ces nuits d’orages où le vent faisait couiner les maigres planches de notre maisonnette... Pour moi, ce n’était pas la tempête qui faisait craquer les branches dans la forêt toute proche, mais le grand vilain minotaure qui approchait ! Ah, ces nuits d’angoisse, où je fixais de mes yeux apeurés la porte d’entrée, m’attendant à tout instant à la voir se dégonder pour laisser apparaître, à la faveur d’un éclair, la silhouette terrible et cornue du monstre ! J’en ai tremblé, de ce minotaure. Et notre cabane semblait tellement dérisoire, tellement fragile... Quelle sécurité pouvait m’apporter ses bardeaux mal assemblés par des clous rouillés et son toit de paille dont on ne comptait plus les fuites ? C’est peut-être pour ça que ces Messieurs les nobles et les riches, qui ont grandi à l’abri derrière de solides murs de pierres, ont moins peur des bêtes de la Harde, qu’ils se montrent plus ouverts à leur égard. Ils nous méprisent pour nos esprits obtus de ploucs superstitieux. Mais c’est facile quand on n’a pas dormi dans la peur. La peur de la précarité de notre vie, finalement. Cette précarité qu’on percevait, nous les gosses, sans pouvoir la formuler, et que les parents espéraient nous cacher. Il y avait tellement de chose dont ils auraient voulu nous protéger, tout en sachant bien qu’ils ne le pourraient pas : la famine, le froid d’un hiver un peu trop long, la maladie, les incursions des Orcs, les bandes de pillards, la guerre, la violence ordinaire du régime féodal... Alors se transmettaient ces histoires de grand vilain minotaure, pour qu’on projette plutôt nos peurs sur un monstre, qui rôderait quelque part dans la forêt. Qu’on cristallise les problèmes sur un être, un « autre », pour ne pas voir qu’ils étaient intrinsèques à notre condition. Car la vérité nue, elle était plus effrayante qu’un minotaure affamé : la mort était tapie partout dans notre vie, parce que nous étions des Hommes et que nous étions des pauvres.]


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Etchmiéazna se retrouva pour la seconde fois dans la tente d’état-major de la Confrérie. Elle venait d’apposer sa signature en bas du contrat de recrutement de Braegor, le Parangon de la Chasse. Le document plaçait le chasseur sous les ordres directs de l’Abbesse pour une durée de trois mois, non reconductibles, moyennant une somme considérable. Etchmiéazna avait espéré obtenir un rabais à la suite à son intervention contre Gorgbork, laquelle avait sauvé la vie de Wilhelm. Mais ce dernier était non seulement avare, mais aussi mauvais seigneur, et il voyait dans le prix élevé qu’il exigeait une façon d’exercer son pouvoir sur la basiléenne. Le montant restait toutefois acceptable pour les finances florissantes de l’Hégémonie et Etchmiéazna n’avait pas souhaité perdre de temps à négocier. Elle en conçut simplement un peu plus de mépris pour cet homme qui avait certes montré des capacités à mener une armée, mais ne disposait pas de ce qui était selon elle la qualité principale d’un dirigeant : être un humble serviteur des Lumineux. Il avait également été présomptueux, sous-estimant la puissance du chef de guerre orc, et il s’en était fallu de peu que lui et toutes ses troupes ne fussent massacrés. Ce qu’elle avait pu prendre pour du courage s’était finalement révélé de l’orgueil.


« Voici justement votre serviteur, annonça Wilhelm, d’une voix exagérément mielleuse. Je vous présente Braegor, fils du célèbre Parangon Chapelain Raegorn. » 

Le nouveau venu s’inclina respectueusement, et répliqua, en s’adressant à l’Abbesse : « Parangon de la Chasse Braegor, de l’Ordre du Loup Solitaire, serait plus approprié pour me présenter. Les titres de mon père, aussi honorables soient-ils, et avec tout le respect et l’amour que j’ai pour lui, ne sauraient me définir. »

Il avait terminé sa phrase avec un regard de défi pour Wilhelm. Etchmiéazna devina que Braegor exécrait ce statut de « fils de », un statut auquel Wilhelm se plaisait cruellement à le rabaisser. Elle supposa que c’était d’ailleurs pour échapper au poids de l’héritage symbolique de son père, pour fuir les inévitables comparaisons avec son glorieux géniteur, qu’il avait choisi la vie solitaire de Parangon de la Chasse.

Au soulagement de l’Abbesse, le chasseur qu’elle venait de recruter était tout à l’opposé du Dictateur, et correspondait presque caricaturalement à l’idée qu’elle se faisait d’un Parangon. De stature commune, il n’en dégageait pas moins une impression de force et d’agilité supérieures à la moyenne. Des cheveux bruns, une barbe fournie et bien taillée, encadraient un visage anguleux mais agréable, où trônaient des yeux d’un bleu profond. Il y avait de la noblesse dans son maintien, de la retenue et du respect dans sa voix, et son allure fière n’avait rien d’arrogante. En somme, il apparaissait sous les atours d’un homme puissant et de confiance : un authentique chevalier servant. Une image si parfaite qu’Etchmiéazna se demanda si son jugement n’était pas biaisé. Après les émotions du combat contre les Orcs, la désillusion au sujet de Wilhelm et de son plan de bataille, et face aux défis qui l’attendaient encore et auxquelles elle ne s’était jamais préparée, elle avait plus que tout envie de quelqu’un sur qui se reposer et qui puisse la rassurer. L’Abbesse se ressaisit. N’avait-elle pas accepté la charge d’un monastère de Basiléa ? Dès lors, elle ne pouvait se permettre de faiblir, et ne devait s’appuyer sur autre chose que sa foi ni placer sa confiance ailleurs que dans les Lumineux ! Elle se servirait de cet homme, mais ne lui accorderait pas plus de crédit que ne le méritaient les habitants de ces royaumes « où l’on cherche encore le chemin du Mont Kolosu », selon la célèbre expression du Grand Maître Paladin Gnaeus Sallustis.

On raconte en effet qu’un Archimage elfe avait été impressionné par sa visite de la Bibliothèque d’Euhendral, non seulement par la quantité de savoirs qui y étaient conservés, mais aussi par les recherches qui y étaient menées sous l’impulsion d’une communauté de savants cosmopolites. Il avait poursuivi son voyage d’étude jusqu’à la plaine d’Ardovikian, où il fut frappé par la vie intellectuelle foisonnante de la Ligue de Rhordia, quand la magie côtoie une science enrichie par les idées originales des ingénieurs halfelins. Plein d’admiration pour les Hommes et leur soif de savoirs et de nouveautés, il se rendit à la Corne Dorée, s’attendant à trouver une vie universitaire florissante, à la mesure des richesses de l’Hégémonie. Il fut surpris par la rigidité de la culture basiléenne, par son dogmatisme étouffant. Il interpella alors son hôte, le Grand Maître Paladin : « Je vis à Euhendral et Eowolf des humains comme vous. Mais au contraire de vous, ils innovent, inventent, et investissent chaque jour de nouveaux champs de recherches. Ne craignez-vous pas qu’ils finissent par vous dépasser ? » Gnaeus aurait alors répondu : « En effet, ils cherchent. Justement, ils cherchent. Dans la course à la vérité divine, ils cherchent encore le chemin du Mont Kolosu. » La sentence du Grand Maître était sans appel et traduisait parfaitement le sentiment de supériorité des basiléens envers les autres royaumes humains : il n’y avait que l’Hégémonie qui vivait sous la protection des Lumineux, littéralement d’ailleurs, puisque ceux-ci avaient élu domicile au sommet du Mont Kolosu, en territoire basiléen. L’attitude de Basiléa vis à vis de la science en découlait : la technique n’était rien en regard de l’appui direct des Dieux, que matérialisaient les légions d’Elohi prêtes à fondre sur ses ennemis. Comme tous ses compatriotes, Etchmiéazna tirait une grande fierté de cet apophtegme, tandis qu’en dehors de l’Hégémonie il s’était répandu comme une preuve de l’entêtement et de l’aveuglement irrémédiables des Basiléens.

L’équipement de Braegor était de bonne facture, et sa côte de maille était parfaitement ajustée pour ne pas entraver ses mouvements. Etchmiéazna nota la croix rouge qui ornait son gantelet droit, indiquant qu’il avait juré de venger les siens en défiant en combat singulier un champion des forces ennemies. « Un détail qui ne devrait pas influencer sa mission, pensa Etchmiéazna. Quoique... quoique... » Et elle chassa la trop sombre pensée qui la traversa à l’instant.

Le Parangon s’empressa d’ajouter : « Eh bien, si les formalités sont terminées, je suggère de nous mettre en route au plus vite. Il y a des nuages noirs en provenance de l’est et je n’aime pas ça. Les paysans du cru ont coutume de dire "l’orage du couchant fertilise les champs, l’orage du levant déverse des tourments". »

Wilhelm sourit à l’évocation du dicton populaire, mais Etchmiéazna perçut la sagesse des paysans et en comprit la rationalité. Les orages venant de l’ouest devaient se former au-dessus de la forêt enchantée de Galahir. Ils emportaient certainement des pollens extraordinaires et peut être un peu de la magie qui y régnait. Quant à ceux qui provenaient de l’est... Etchmiéazna les imaginait avec dégoût naître aux dessus des fourneaux maléfiques de Deiw, ville-temple maudite des Nains Abyssaux. Qui savait quelles substances malsaines, résultats d’expérimentations perverses, ces nuages noirs pouvaient-ils charrier ?


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[Bon, je crois que je me suis égaré. Reprenons le fil. Tu comprends donc mieux maintenant pourquoi surveiller cette île isolée et méconnue était un rôle parfait pour la Harde.

Les forces de la Harde présentes étaient puissantes, et avec la complicité de la forêt elles auraient pu repousser n’importe quelle armée en bataille rangée. Mais les Vermines sont fourbes, et elles ont mené une guérilla vicieuse depuis leurs grottes et leurs épaves blindées, des lieux où les bêtes forestières de la Harde étaient mal à l’aise pour se battre et dont elles n’ont pu les déloger.

Alors on a fait appel à nous. Est-ce la Harde directement, ou par l’intermédiaire de la Dame Verte, je ne sais pas. Ce n’est pas moi qui ai reçu le message, mais le Druide « officiel » de la compagnie. Je sais seulement qu’un corbeau est venu, puis que nous avons levé le camp pour le suivre jusqu’à cette île. Notre garnison était probablement la plus proche à ce moment-là, en tout cas je pense que c’est pour cette raison que nous avons été choisis plutôt que d’autres. Et puis nous étions plus polyvalents que les Elfes Sylvains, plus disponibles que les forces du Royaume du Trident.

Nous avons contourné la côte ouest, laissant une bonne distance de sécurité avec les épaves naines investies par les rats, mais prenant le temps d’étudier leur configuration, ainsi que la géologie de l’île. Je me souviens du regard de Raghar, de sa fascination pour le piton rocheux qui domine l’île depuis sa côte nord. C’est vrai que ce sommet a quelque chose de surnaturel. Et puis cette roche noire et acérée, elle a quelque chose de lugubre.]



Lorsqu’elle sortit de la tente, accompagnée de Braegor, l'Abbesse ne put s’empêcher de le questionner : « Sommes-nous donc si proches de la Faille des Abysses, que son influence néfaste se ressente même dans les eaux pluviales ? » Et, sans attendre la réponse, car elle était malgré elle intriguée par cet homme, elle enchaîna : « D’ailleurs, comment connaissez-vous les proverbes locaux ? Je ne vous crois pas originaire de ces montagnes ? »

Il sourit, cherchant à se donner un air à la fois détaché et mystérieux. À l’évidence, il n’était pas indifférent au charme d’Etchmiéazna. « Nous serons toujours trop proches des Abysses, ne croyez-vous pas ? répondit-il. Mais imaginez seulement ce que c’est que de vivre dans une forteresse de l’Ordre des Frères de la Marche. De prendre son tour de garde pour observer depuis les créneaux de nos murailles cette plaie béante qui défigure la terre... De voir la brume qui l’enveloppe, de chercher à discerner ce qui n’est qu’une volute et ce qui est une nuée de gargouilles prête à se déverser sur le monde... J’ai grandi à Fort Rougelame. Les pavés de la cour intérieure gardent encore les traces des griffes des goules qui l’avaient assaillie lors de la Croisade abyssale, avant que l’inondation des Abysses ne les repoussent... pour un temps. L’odeur du souffre fait partie de ma vie. La peur aussi. Mais cette peur, celle que tous les Frères de la Marche ont en partage, n’est pas un fardeau mais notre aiguillon. Et nous tenons, fiers et prêts à nous battre jusqu’à la mort, la mince frontière qui sépare notre monde des enfers. »

Il marqua une pause, et chercha à lire les effets de sa tirade sur le visage d’Etchimiéazna. Il était plutôt satisfait de son intervention, mais ne sut dire si l’Abbesse était impressionnée par le courage des Frères de la Marche comme il l’escomptait, ou effrayée par l’évocation des Abysses. En vérité, elle était restée impassible. Braegor ne se découragea pas et poursuivit : « Quant aux dictons, et bien... cela fait partie de mon métier de me renseigner auprès des gens du coin, dans quelque coin où l’on m’envoie. Mais permettez-moi de vous aider à monter. »

Ils venaient en effet d’arriver devant le cheval du Parangon de la Chasse. Braegor était tout autant enthousiaste de se mettre au service d’Etchmiéazna que de quitter celui de Wilhelm. Une fois installés, le Parangon tenant les rennes et l’Abbesse derrière lui, celle-ci déclara : « Merci. Nous suivrons Daphnaë et sa panthère. D’ailleurs les voici, prêtes à nous escorter jusqu’à notre monastère. »

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