La caverne des espoirs brisés
Chapitre 6 : Le plan du Dictateur
3103 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour il y a environ 2 mois
L’Abbesse et sa porte-étendard trouvèrent Wilhelm le Froid entouré d’une troupe de paladins tueurs de monstres, reconnaissables au dragon transpercé par une lance peint sur leur bouclier. Etchmiéazna dut laisser paraître son étonnement de voir ces guerriers d’élite à l’écart du champ de bataille, et Wilhelm s’en aperçu. Il devança ses questions : « Ces hommes sont des combattants spécialisés dans la traque et la mise à mort des plus grandes créatures de ce monde. Il n’y aura rien qui soit à leur mesure en bas. Mais approchez, je vais vous détailler notre plan de bataille. »
Etchmiéazna s’exécuta, et intima d’un geste l’ordre d’aller s’allonger à Daphnaë. Celle-ci accepta à contrecœur, et s’installa à l’écart entre deux rochers. Depuis son poste d’observation, l’Abbesse pouvait embrasser l’ensemble du terrain d’affrontement.
Le campement de la Confrérie se trouvait au sud. À l’est du camp s’étendait une falaise, presque en ligne droite en direction du nord, fermant ce côté-ci de la zone. De cette falaise se détachait l’avancée sur laquelle elle se trouvait avec le Dictateur et ses paladins, une avancée relativement plate, de forme oblongue et d’une vingtaine de mètres carrés. En face du camp, plein nord, s’avançait une forêt comblant une vallée étroite creusée par un maigre ruisseau. C’est de là que venaient les Orcs, en provenance des montagnes s’élevant plus loin au nord. Les arbres étaient hauts et touffus, et dissimulaient complètement l’armée des Peaux-Vertes. Au sortir de la forêt, le ruisseau bifurquait à l’ouest pour poursuivre son cours dans une plaine peu pentue et dépourvue d’arbres. À l’est du coude formé par le cours d’eau, c’est-à-dire entre la forêt et le campement de la Confrérie, se trouvait une petite colline, au sommet de laquelle était postée un régiment de pénitents paysans.
Au pied de la colline, sur son versant sud, de manière à ne pas être vus par les Orcs, des hommes d’armes équipés de lances patientaient. Depuis le versant ouest de la colline, des troupes d’archers paysans étaient déployées en ligne en direction du nord-ouest, formant avec la falaise à l’est une sorte d’entonnoir dont le col d’entrée était la forêt et la sortie débouchait sur la colline. Des pieux étaient enfoncés dans le sol pour briser les charges et aider les archers à tenir leur position. Derrière eux se trouvaient deux régiments d’hommes d’armes épéistes. Enfin, aux abords du campement, des chevaliers s’apprêtaient et des servants positionnaient les balistes.
Wilhelm prit la parole : « Voyez-vous, les Orcs sont "prévisiblement" incontrôlables... si vous me permettez l’expression. Il ne fait aucun doute que les chevaucheurs de sanglier ne seront pas capables de se retenir et s’élanceront au-devant de l’infanterie. Au sortir de la forêt, ils aviseront les pieux défendant les positions des archers. Ils sont brutaux mais pas si stupides pour s’empaler bêtement, et chercheront une meilleure cible. Les pénitents au sommet de la colline sont là pour les appâter. Mais, tenez : vous aller assister en direct à l’exécution de mon plan. »
Il s’interrompit alors qu’effectivement les premiers Orcs sur sangliers s’avançaient hors du bois, éperonnant leurs effrayantes montures. Car ces sangliers n’étaient pas des créatures moins puissantes et meurtrières que leurs cavaliers. Leur piétinement était destructeur, leurs défenses et leurs crocs étaient autant acérés que leurs charges s’avéraient fracassantes.
Le Dictateur transmettait des ordres à ses troupes en contre-bas via des drapeaux de couleurs vives. Autour de lui, les armures des paladins tueurs de monstres reflétaient les premiers rayons du soleil, et les oriflammes de la Confrérie ondulaient dans le vent. Ils ne cherchaient nullement à se cacher des ennemis. Au contraire, il semblait à l’Abbesse qu’ils s’exposaient pour mieux les provoquer, tout autant que pour donner du courage aux soldats dans la plaine.
Et ils allaient en avoir besoin, de courage, car, comme l’avait annoncé Wilhelm, les chevaucheurs de sangliers se détournèrent des archers, négligeant les flèches imprécises qui ricochaient sur leurs armures. Ils foncèrent droit sur la colline, droit vers les pénitents. La charge des Orcs fut terrible, barbare, impitoyable. Les rangs des paysans éclatèrent sous l’impact. Les corps furent broyés, déchiquetés. Sans qu’ils aient pu riposter, sans qu’ils aient pu chercher à s’enfuir, ces soldats de fortune, mal entraînés, plus mal encore équipés, avaient été décimés, balayés par la tornade de la cavalerie orc.
Etchmiéazna, choquée, observait le Dictateur. Wilhelm le Froid méritait bien son nom. Son visage ne trahissait aucune émotion, sinon peut être un soupçon de satisfaction. D’un geste sévère, il donna l’ordre aux hommes d’armes cachés derrière la colline de contre-charger. Grâce à leurs lances, ils purent désarçonner les cavaliers et les désorganisèrent. Un sanglier était une bête de combat frénétique, canalisée avec peine par son dompteur. Mais une fois libérée de celui-ci, elle redevenait sauvage et attaquait sans considération quiconque se trouvait sur son passage, se retournant éventuellement contre ses anciens maîtres. Aussi ce fut une véritable pagaille au sommet de la colline et les deux camps furent rudement malmenés.
Wilhelm aperçu le regard accusateur de l’Abbesse. « Vous avez de la peine pour ces paysans ? Ils ont vécu et sont morts dans le respect de leur foi, assurés de s’être battus dans le camp des justes. Quel meilleur sort pouvions-nous leur souhaiter ? »
Sur le moment Etchmiéazna n’eut pas la répartie qu’elle aurait souhaité pour contredire une telle mauvaise foi, alors elle se tut, à regret. Le Dictateur poursuivit donc : « Ces lanciers sont valeureux, ils ont littéralement une volonté de fer. Ils tiendront la ligne face aux chevaucheurs de sangliers suffisamment longtemps, condamnant toute cette partie du champ de bataille. Ce qui obligera l’infanterie à s’orienter vers l’aval du ruisseau, en direction de nos archers. Et d’ailleurs quand on parle du Gigas... on en voit la carapace. »
Et en effet, des hordes d’Orcs à pied jaillissaient de la forêt. Les premiers rangs, conformément aux habitudes, étaient composés des plus jeunes. Sans aucune compassion, les chefs de guerre envoyaient les derniers nés au carnage, pour qu’ils y fassent leurs preuves et leurs armes. Dépourvus des solides armures de leurs aînés, ces « jeunaches » encaissèrent les volées de flèches des paysans. Ils payèrent cher la distance qui les séparait des archers, mais ils finirent par les atteindre et déchaînèrent leur soif de vengeance. Derrière cette avant-garde se pressait désormais le cœur de la tribu, les « aches », ces guerriers en armure, et les « grandaches » maniant de redoutables armes à deux mains. Les deux régiments d’épéistes avaient reculé au lieu de se porter au secours des archers. Les « jeunaches », dont les rangs étaient désormais clairsemés, les chargèrent. Ils furent bientôt suivis par le reste des troupes orcs.
« Voyez comme il est facile d’appâter un Orc... Voyez toute cette masse grouillante qui ne se rend pas compte qu’elle expose son flanc... Qu’on sonne la charge de la cavalerie ! » ordonna le Dictateur.
Un cor retentit, suivi par les cris de guerre des paladins chevaliers. Wilhelm porta sa main à son oreille, comme s’il était aux aguets, avant de poursuivre : « D’ailleurs, entendez-vous les tambours de nos ennemis ? »
Etchmiéazna réalisa qu’elle ne les avait pas entendus, mais n’avait pas relevé ce fait notable, trop absorbée par le déroulement des combats. Braegor avait donc réussi !
Les chevaliers enfoncèrent les rangs des Orcs sans perdre leur élan. On pouvait voir de loin le sang vert des brutes gicler, les têtes arrachées qui roulaient, figées dans une expression d’étonnement. Privés du son enivrant des tambours de guerre, même l’élite de l’infanterie orc ne put tenir face à la puissance de la charge des fanatiques paladins. La marée verte reflua alors vers la forêt.
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[Suite du journal du Druide Almechior.
Et donc ces Vermines ont pu faire fonctionner les machines propulsant les vaisseaux nains et prendre la mer, pas très adroitement, mais elles ont atteint cette île. Est-ce tout simplement par hasard qu’elles s’y sont échouées ? C’est bien possible, car les Vermines n’ont aucune expérience de la navigation, et c’est à ma connaissance la première fois que des rats naviguent autrement que clandestinement dans les cales. Mais peut-être ont-elles été attirées par une force inconnue, ou encore envoyées par un Malveillant qui, si l’on croit les rumeurs, murmurent parfois aux oreilles de leurs sorciers. Cette hypothèse-là, si elle est plus dure à croire que la première, explique mieux le comportement si inhabituel de ces Vermines.
En tout cas, le résultat était le même : des bateaux nains, qui sont de vraies forteresses flottantes, se sont retrouvés échoués sur la côte ouest de l’île, une côte parsemée de récifs et de grottes à demi immergées.]
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« La manœuvre est habile, mais j’ai deux questions, si vous me permettez ? » osa enfin l’Abbesse. Wilhelm répondit par un rictus vaniteux et un regard de défi.
Elle poursuivit sans se décourager : « J’ai relevé un nombre assez élevé de balistes lourdes, qui, de là où elles ont été positionnées, ne peuvent pas viser grand-chose d’autre que la plate-forme où nous nous trouvons. Pourquoi ? Et puis, comment dire... Avec tout le respect que je vous dois, vous avez presque sacrifié la totalité de vos paysans – que leurs âmes s’élèvent jusqu’au Mont Kolosu – et vos lanciers ne vont plus pouvoir tenir très longtemps. Les Orcs ont été repoussés, mais pour peu de temps je le crains. Que va-t-il se passer lors du prochain assaut ?
– Vos questions trouveront bientôt leur réponse... Une réponse commune. Combien d’Orcs estimez-vous qu’il reste, tapis dans cette vallée ?
– Encore autant que ce que nous avons vu, hasarda Etchmiéazna.
– Plutôt le double ou le triple de ce que nous venons d’abattre », corrigea le Dictateur. Elle sursauta, de surprise et d’angoisse. Wilhelm continua, satisfait de la réaction de l’Abbesse : « Voyez-vous, je n’ai jamais eu pour objectif d’éliminer tous les Orcs de la région. Il serait illusoire de vouloir les éradiquer. Autant en tuez-vous la veille, autant les remplacent le lendemain. C’est une lutte sans fin, et qui a peu d’intérêt, car les Orcs ne représentent une menace pour nos royaumes que lorsqu’ils s’organisent et se regroupent en grand nombre. » Il marqua une pause. « Je ne cherche pas à gagner une bataille, avant de rentrer tranquillement dans mon monastère, ajouta-t-il avec un regard méprisant. Je mène une campagne, une campagne de longue haleine contre une tribu orc. Précisément la tribu Gorgbork Mâch’aches, qui sème le chaos sous la bannière de ce chef prometteur. Un Krudger en pleine ascension, et qui pourrait bien agréger d’autres tribus à la sienne dans les prochains mois si l’on ne lui barre pas la route. Gorgbork... »
Un grognement féroce se fit entendre dans la forêt, avant que Wilhelm ne reprît son discours : « En dépit de son nom insupportable, il est assez malin pour avoir réussi ce que peu d’Orcs ont accompli avant lui... chevaucher un dragon, un éventreur ailé ! Toutes mes manœuvres n’ont eu pour but que de l’irriter et de l’amener à m’affronter en personne ! » Il ricana d’autosatisfaction, et, comme en écho à son rire, le dragon prit son envol dans le craquement des arbres qui l’entouraient, et s’élança dans la vallée.
Dégainant son épée, le Dictateur héla ses hommes d’une voix puissante : « Paladins, Frères de la Marche ! Avec moi ! Souvenez-vous du jour où vous avez prêté serment ! Rappelez-vous de votre vœu, car c’est aujourd’hui qu’il sera exaucé, dans le triomphe ou la mort !
– Dans le triomphe ou la mort ! » Reprirent en cœur les tueurs de monstres. Chacun frappa ensuite son épée sur le bouclier de ses compagnons pour se donner du courage, pour renforcer la cohésion de leur troupe d’élite, pour témoigner de leur fraternité. Malgré son aversion pour le personnage de Wilhelm, malgré le dégoût que lui inspirait son absence de compassion pour les paysans qu’il sacrifiait sans ménagement, Etchmiéazna dut lui reconnaître en cet instant un certain panache. La bravoure de ces paladins lui forçait également le respect, eux qui s’apprêtaient sans trembler à un combat si inégal et périlleux.
En quelques battements d’ailes, le reptile aux écailles d’un bleu profond fondit sur l’avancée rocheuse et les hommes qui la défendaient. Il fit un premier passage, survolant le groupe trop rapidement pour qu’ils pussent riposter. Deux paladins y perdirent la vie, saisis dans les serres de la bête, laquelle rejeta leurs corps quelques dizaines de mètres plus loin. Alors qu’elle amorçait un demi-tour pour un second assaut, les balistes ouvrirent le feu. L’éventreur ailé esquiva sans mal les deux premiers traits. Un troisième atteignit le monstre, mais ricocha sur les épaisses écailles de son dos. Enfin, un quatrième parvint à trouer son aile gauche. Il en fallait bien plus pour ralentir la bête, qui ne dévia même pas sa trajectoire et chargea de nouveau le groupe de soldat qui formait désormais un cercle défensif autour de Wilhelm. Cette fois-ci le dragon se posa sur le promontoire, dans un nuage de poussière et un grondement féroce. Un homme gisait, broyé sous l’une de ces pattes. Sa queue balaya un autre, qui s’écrasa au bas de la falaise. Mais les tueurs de monstres tinrent bon et contre-attaquèrent. Ils s’avancèrent au plus près du danger, cherchant les points faibles de la créature, car ils savaient que les écailles ventrales étaient les plus fines. Quelques coups adroits réussirent à blesser l’animal, et son sang noir se répandit sur le sol. Maintenant plus enragé que jamais, le monstre balançait sa tête de droite à gauche, ouvrant et refermant sa gueule pourvue de crocs aussi tranchants qu’un harpon de naïade perce-cœur. Dans un craquement sinistre, les armures et les os de trois guerriers furent brisés par les terribles mâchoires.
En contre-bas, sur le reste du champ de bataille, le temps était comme suspendu. Pas un bruit, pas une rumeur ne s’échappait des bois. Hommes d’armes et chevaucheurs de sanglier s’étaient séparés et profitaient de cette trêve improvisée pour observer l’affrontement au sommet du promontoire. Les paladins chevaliers eux aussi s’étaient immobilisés, et même leurs montures semblaient guetter l’issue du combat.
Alors que les choses paraissaient particulièrement mal engagées pour les membres de la Confrérie, un sifflement aigu se fit entendre : les balistes avaient eu le temps de recharger, et envoyaient une nouvelle volée de projectiles. L’un d’entre eux perfora le flanc de l’éventreur, qui chancela sous le choc. Un autre rata sa cible et emporta un tueur de monstres, sous les yeux horrifiés d’Etchmiéazna. Puis un dernier réussit à atteindre le cou de la bête, l’achevant. Elle fut secouée d’un violent spasme, et dans un dernier cri, ou plutôt un effroyable borborygme car sa bouche était gorgée de son sang, elle roula pour chuter de la falaise.
Mais aux hourras des survivants, répondit soudain un grognement de rage. Gorgbork venait de se redresser, l’écume aux lèvres et la hache au poing. Il avait eu le temps de sauter de sa monture avant qu’elle ne tombât. Deux paladins l’assaillirent immédiatement, et le payèrent aussitôt. D’un seul mouvement de balayage, son arme trancha de part en part les malheureux. Il arma alors sa hache à deux mains et se jeta sur Wilhelm. Le dernier tueur de monstres s’interposa et encaissa la frappe. Ni son bouclier ni son armure ne purent lui épargner la même fin que ses frères d’armes. L’Orc, contrarié de ce contre-temps mais satisfait de cette débâcle de sang et de viscères, porta un nouveau coup contre le Dictateur. Cette attaque-ci fut moins puissante, le Krudger n’ayant pas pris le temps d’armer, et sa hache enfonça le bouclier de Wilhelm sans le traverser tout à fait. La lame s’arrêta à quelques centimètres de sa tête, et le Dictateur se félicita d’avoir payé le prix fort à son forgeron. Mais avant qu’il n’ait pu se remettre de la frappe et reprendre l’initiative, Gorgbork retira sa hache d’un coup sec, emportant l’écu au passage. Wilhelm tituba, secoué. Il saisit son épée à deux mains, prêt à parer le prochain assaut. Il avait peu d’espoir de l’emporter face à la masse de muscles et la maîtrise du combat de son adversaire, néanmoins il gardait le menton haut et le regard droit.