La caverne des espoirs brisés
Chapitre 5 : La tribu Gorgbork Mâch'aches
2168 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour il y a environ 2 mois
[Journal du Druide Almechior
Hypothétique lecteur, je me présente Almechior, Druide infiltré au sein de l’Ordre de la Dame Verte. Officiellement, je ne suis qu’un homme d’armes fervent, dans une compagnie de taille moyenne sous le commandement de Raghar, Parangon de la Confrérie et fils du célèbre Raegorn. Cela peut te sembler surprenant que je sois infiltré parmi cet Ordre qui est voué à la Dame Verte et qui emploie ouvertement des Druides. Mais il se trouve que la Dame Verte a besoin d’yeux discrets partout, même chez ses alliés, et qu’Elle ne peut faire confiance qu’à Elle-même – la suite te le prouvera. Je n’ai pas l’habitude de tenir un journal. Le risque d’être découvert est trop grand, et j’utilise d’autres moyens que l’écrit pour communiquer avec les Forces de la Nature, comme tu peux t’en douter. Mais je suis aujourd’hui sur une île où la Dame Verte semble ne plus vouloir, ou ne plus pouvoir me répondre, bien que ce soit l’un de ses fiefs. J’ai essayé plusieurs fois d’entrer en contact avec Elle, en vain. Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi.]
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L’Abbesse pénétra dans le campement de la Confrérie sans avoir besoin d’être annoncée. Sa venue avait été signalée depuis longtemps par les sentinelles, qui l’avaient aisément reconnue. L’Ordre des Frères de la Marche avait détaché un bataillon sous la conduite du Dictateur Wilhelm le Froid pour déloger une tribu orc qui avait investi les montagnes au nord-est de son monastère. Aussi Etchmiéazna avait déjà eu affaire avec Wilhelm, lui proposant un soutien logistique et militaire, un juste échange de bon procédé entre alliés – de son point de vue. Mais le Dictateur avait hautainement dédaigné l’offre : il partageait à l’égard de l’Abbesse le même mépris que le Haut Paladin Agamus qui l’avait nommé à ce poste.
Depuis la croupe de la panthère menée par la porte-étendard Daphnaë, Etchmiéazna observait les hommes, leurs armes et leur équipement. Son esprit méthodique calculait les forces dont disposait la Confrérie, évaluait le degré d’organisation et de préparation des troupes, sondait leur moral. Elle estima trois cents soldats, d’après le nombre des bivouacs qu’elle pouvait voir. Le campement était divisé entre les paysans, les hommes d’armes et les paladins. Il était installé dans une sorte de clairière qui avait été agrandie par un défrichage dont le but était certainement de fournir du bois pour le feu, mais aussi de faire reculer l’ombre menaçante de la forêt. L’état d’usure des tentes témoignait d’une campagne qui se prolongeait, mais les bouillons fumants dispersés dégageaient une odeur agréable, signe que les denrées étaient loin d’être épuisées. Le commandant de ce détachement était donc non seulement versé dans la stratégie militaire, mais aussi dans la logistique que requiert une armée en déplacement – des compétences vitales qui faisaient parfois défaut à certains meneurs, et il arrivait souvent que ce soit la faim qui arrachait la victoire. Elle nota un grand nombre de balistes lourdes, pourtant peu faciles à transporter dans cette zone de moyenne montagne. Peut-être était-ce pour compenser l’absence d’engin de siège, la plus puissante pièce d’artillerie de l’Ordre, qui surpassait même les armes de Basiléa, mais qui était impossible à déployer ici. Ce faisant, elle tentait de ne pas prêter oreille aux divers sifflements sur son passage, parfois accompagnés de phrases à la hauteur de l’éducation et de la frustration de ces soldats éloignés de leur compagne, telles que : « Viens donc lustrer ma lance ! », ou encore « Abbesse ton pantalon ! ».
Etchmiéazna se fit conduire auprès du Dictateur, dans sa tente d’état-major. Deux torches en éclairaient péniblement l’intérieur. Wilhelm et quelques officiers devisaient autour d’une carte déployée à même le sol. Son regard sombre et ses lèvres pincées reflétaient bien la personnalité peu amène de Wilhelm, tandis que son front proéminent et son nez grossier trahissaient ses origines paysannes. Une partie de l’Abbesse le méprisait pour son ascendance roturière, mais une autre admettait que cela renforçait son mérite d’avoir atteint une position aussi élevée. Une troisième part d’elle se demandait si ce n’était pas justement en raison de son humble naissance qu’il avait été désigné pour prendre le commandement de cette compagnie des Frères de la Marche. Les autorités basiléennes avaient peut-être voulu humilier les nobles chevaliers de la Confrérie en leur imposant un dirigeant issu du bas peuple. Etchmiéazna faisait partie de ceux qui estimaient que l’Hégémonie jouait avec le feu dans ses rapports avec la Confrérie et qu’elle gagnerait à ménager ses alliés. Mais comme toutes les voix dissidentes, elle gardait ses réflexions pour elle, n’osant les partager à personne, pas même à ses plus fidèles conseillères. Il en allait ainsi à Basiléa : aucun écart au dogme n’était toléré, aucune contestation de l’ordre établi ne s’envisageait.
« Abbesse Etchmiéazna, quelle joie de vous revoir ! lui lança Wilhelm avec un sourire sardonique.
– Merci pour votre accueil, Dictateur, qui est plus courtois que celui de vos hommes... Je viens aux nouvelles de votre expédition contre les Orcs, et vous réitère mes propositions de soutien. Mes Sœurs se tiennent prêtes.
– Notre campagne se passe on ne peut mieux. Elle verra d’ailleurs sa conclusion demain, si tout se passe comme prévu. Quant à votre aide, je n’en ai pas besoin. Et si d’aventure je devais faire appel à un allié, je me tournerais vers le Haut Paladin Agamus, qui est à la tête de la seule force digne de ce nom dans le secteur. »
Le dédain dans son regard se fit plus vif. Etchmiéazna savait que Wilhelm et Agamus étaient proches et que la mésestime qu’ils éprouvaient à son égard n’était qu’un de leurs nombreux points de convergence. C’était d’ailleurs certainement en raison de cette proximité qu’Agamus avait commandité Wilhelm plutôt qu’un autre pour cette campagne. Celui-ci poursuivit : « Je me doute bien que vous n’avez pas fait en personne tout ce chemin pour renouveler des promesses dont vous savez que je n’ai cure. Aussi je me permets de vous le demander sans plus de ménagement : qu’attendez-vous de moi ? Avant de répondre, sachez toutefois que je ne formule pas moins de pensées salaces à votre égard que tous mes paysans réunis, et si mon langage est plus diplomatique, c’est que j’ai appris la valeur du silence... et de la parole. »
Il était manifestement content de lui, satisfait de sa provocation, du sous-entendu et de l’argent qu’il s’imaginait déjà soutirer à l’Abbesse en échange de ce qu’elle était venue chercher.
« Puisque la franchise est de mise, je suis ici pour recruter votre Parangon de la Chasse, Braegor, répondit l’Abesse.
– Braegor, le fils du Parangon Chapelain Raegorn ... Un homme de grande valeur... Il est actuellement en mission, et ne sera pas de retour avant l’aube. Nous attendons l’assaut de de la tribu Gorgbork Mâch’aches demain...
– Mâch’aches ? l’interrompit Etchmiéazna, amusée par ce nom étrange.
– Oui, le Krudger Gorgbork, en sus d’une appétence pour les noms imprononçables, s’est illustré en avalant les armes de ses ennemis – et de ses prédécesseurs – vaincus. D’où ce sobriquet de Mâche- Haches. Mais ce n’est pas vraiment en raison de cette "capacité" qu’il est devenu un chef de guerre en pleine ascension. Bref, j’ai envoyé Braegor saboter les tambours de guerre orcs. À l’heure qu’il est, il doit être aux abords de leur camp, attendant la tombée de la nuit et guettant la ronde des sentinelles en vue de son infiltration. Il devra ensuite enduire la caisse de résonance des trois tambours d’une sorte de pâte d’argile qui en atténuera le son. Le tout sans laisser aucune trace de son passage. Aucun mort, pas même un ennemi assommé, pour que personne ne se doute de rien. Ainsi, demain, lorsque les Orcs donneront leur assaut, ils feront sonner les tambours comme à leur habitude. Mais au lieu d’un martellement infernal qui envahirait la vallée, propre à leur donner du courage autant qu’à intimider mes hommes, c’est un son faible et disgracieux qui s’échappera de leurs instruments sacrés. Croyez-moi, cela fera une grande différence sur l’issue des combats. Une telle mission, vous en conviendrez, n’est pas sans risques et requiert la plus grande expertise. Vous devrez donc accepter sans négociation le prix que je vous proposerai pour les services de Braegor, après consultation de mes conseillers.
– Naturellement.
– Bien. Dans ce cas je vais vous faire dresser une tente, et je vous propose de nous retrouver avant les premières lueurs de l’aube sur le promontoire que voici. »
Wilhelm tendit la main pour montrer une avancée rocheuse qui se détachait du flanc abrupt de la montagne sur leur droite, et qui les surplombait d’une trentaine de mètres. Un chemin était praticable entre le camp et le promontoire, mais de l’autre côté, celui qui donnait vers la vallée d’où viendraient les Orcs, le terrain était trop pentu pour permettre une attaque. Le Dictateur poursuivit : « Rassurez-vous, la tribu Gorgbork Mâch’aches est tout ce qu’il y a de plus basique pour des Orcs : pas d’archers "planqués", pas de ces soi-disant sorciers qu’ils nomment "Voix des Dieux". Que de la force brute déployée au corps à corps. Nous n’aurons donc pas à redouter des tirs adverses ni une éventuelle magie depuis notre poste de commandement. »
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[Mais je vais reprendre du début. Tu es certainement au courant des affrontements qui eurent lieu récemment dans les Monts Halpi. Tu dois aussi savoir que les Vermines en avaient investi les souterrains, mais qu’elles en furent chassées. La plupart de ces rats hybrides se dispersèrent, et recréèrent des nids on ne sait où. Un groupe d’entre eux, une petite armée même, attaquèrent des navires nains sur la côte sud des Monts Halpi. Ces vaisseaux étaient isolés et mal défendus car les Nains pensaient, à ce stade des combats, que la victoire était acquise et que le front s’était déplacé vers le Nord, suivant le repli des Nains Abyssaux. Toujours est-il que ces Vermines sont parvenues à s’emparer des navires par surprise. Il est vraiment étonnant qu’elles aient ensuite réussi à les manœuvrer. Mais il est vrai qu’elles ont une certaine intuition des technologies, qu’elles ont dérobé des connaissances aux Nains Abyssaux, et qu’il y a une forme de parenté entre ces savoirs-ci et la science des Nains Impériaux. Après tout, les Nains tirent leur savoir de Fulgria et leurs cousins Abyssaux d’Ariagful, respectivement l’aspect Lumineux et Malveillant d’un même Céleste.]
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Daphnaë réveilla Etchmiéazna à l’heure prévue. Elle avait veillée toute la nuit devant la tente de l’Abbesse sans sourciller, sans ressentir de fatigue, fière d’accomplir son devoir.
« As-tu remarqué quoi que ce soit de notable cette nuit ? lui demanda l’Abbesse.
– Rien, si ce n’est un cavalier parti seul, deux à trois heures après votre coucher.
– Un cavalier solitaire ? C’est curieux. Un coursier probablement... Mais pourquoi envoyer un message au milieu de la nuit ? Si le combat d’aujourd’hui doit être déterminant, comme le prétend Wilhelm, il était plus logique d’attendre ce soir pour donner des nouvelles. Et s’il fallait prendre des mesures en vue de cet affrontement, il était trop tard pour le faire cette nuit.
– Je n’en sais rien, ma Mère. Mais je sais cependant qu’il faut nous hâter. Je tiens à avoir le temps d’ajuster votre armure avant que nous ne rejoignions le Dictateur.
– Tu es toujours aussi prévenante ! Mais rassure-toi, nous ne courrons aucun danger là-haut, et tu pourras te reposer. »