La caverne des espoirs brisés

Chapitre 4 : La Sororité de Makrachirès

1671 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a environ 2 mois

Etchmiéazna se redressa, pour se retrouver face à l’autel qui trônait au centre de la chapelle dédiée aux Lumineux Disparus. Il était en marbre blanc et, comme tout l’intérieur de la chapelle, d’un style plus que minimaliste : l’autel n’était en vérité qu’un bloc uniforme. Pour autant, il avait nécessité les talents des plus grands maîtres artisans, car ses proportions avaient été rigoureusement définies pour être en harmonie parfaite avec la voûte qui le surplombait et l’allée de colonnes qui le desservait depuis le porche d’entrée. Lors du solstice d’hiver, durant une poignée de minutes autour de la mi-journée, les rayons du soleil se concentraient sur l’autel qui semblait alors émettre lui-même la lumière de l’intérieur. Ce phénomène quasi-mystique n’était cependant pas visible à l’heure tardive où l’Abbesse venait de finir sa prière. À la suite de son entrevue avec le Capitaine elfe, elle avait ressenti le besoin de méditer et avait passé le reste de la journée agenouillée là, dans le silence et la fraîcheur du marbre.

Ce n’était pourtant pas le lieu le plus saint ni le plus prestigieux du monastère. L’Église Majeure, au cœur du culte de la Sororité de Makrachirès, était consacrée à Domivar. Sa décoration était d’une richesse saisissante, presque suffocante. Chaque centimètre carré était ouvragé, peint ou sculpté. Des motifs ornementaux à la symbolique complexe côtoyaient des statues à l’effigie du Lumineux, et des tapisseries et fresques le mettaient en scène. Les dorures foisonnaient, reflétant les lueurs des centaines de cierges qui y brûlaient en permanence pour rappeler que la flamme de la foi ne devait jamais s’éteindre. Les vitraux majestueux retraçaient les exploits de Domivar. Ceux du mur est racontaient le combat contre son rival, Oskan, le Père des Mensonges, jusqu’au bannissement des Malveillants au fond de la Faille des Abysses. La rosace du mur sud le représentait mort, épuisé après cet exploit. Enfin, les vitraux du mur ouest narraient son retour, lorsqu’il répondit à la prière de l’Hégémon Boliséan, et envoya des légions de guerriers Elohi renverser les hordes d’Orcs qui menaçaient d’annihiler l’humanité. Oui, l’Église Majeure était assurément grandiose. Mais lorsqu’elle voulait se recueillir, Etchmiéazna préférait un lieu moins chargé et recherchait la quiétude de la chapelle des Lumineux Disparus, ces Lumineux qui avaient péris sous les coups de leur moitié maléfique lors de la terrible Guerre des Dieux.


Elle quitta la chapelle pour se diriger vers la bibliothèque séculière et traversa le cloître. Comme les autres parties du monastère qui n’étaient pas des lieux de prière, et contrastant avec la splendeur de ceux-ci, il était sobre, voire austère. La Sororité voulait ainsi marquer la séparation entre une vie quotidienne ascétique et une vie spirituelle exaltée. Au centre du jardin, encadré par les arches du cloître, se dressait un olivier. Ou plutôt son tronc noirci, l’arbre ayant été pétrifié par la foudre plusieurs siècles auparavant, avant même que la Malveillante Hiver ne répandit son influence glaciale sur le monde. Un lieu de culte s’était construit autour de cet olivier au temps de l’antique République de Primovantor, peut-être sur des vestiges d’un sanctuaire plus ancien encore. Puis, il avait été abandonné, vidé de ces habitants par la circonscription et les ravages de la guerre contre Hiver. Après la victoire sur la Malveillante, arrachée de justesse par les efforts du légendaire héros Valandor, l’Hégémonie de Basiléa se réappropria les terres environnantes. Un monastère fut alors construit sur les ruines primovantoriennes. La symbolique de l’olivier foudroyé avait été perdue à la chute de Primovantor et faisait toujours l’objet de débats au sein de la Sororité de Makrachirès. Cela n’empêcha pas les Sœurs d’agencer leurs bâtiments autour de cet arbre comme le firent leurs prédécesseurs, et de le respecter comme une relique sacrée.


Alors qu’elle passait devant la porte de la Crypte de Valandor, elle entendit des chants plaintifs. Il devait donc être aux alentours de minuit, car c’était à cette heure que chaque soir, à tour de rôle, un groupe de Sœurs entonnait les complaintes honorant le sacrifice de Valandor. Autrefois, ces lamentations contaient l’épilogue de la guerre contre Hiver, le Grand Déluge, et la destruction de la République de Primovantor. Mais depuis l’avènement de l’actuel Hégémon, les références à la République avaient été drastiquement limitées et toute évocation de sa gloire était devenue suspecte, bien que Basiléa revendiquât toujours son héritage. Le système politique de Primovantor était en effet radicalement opposé à l’autoritarisme du régime de l’Hégémonie. De plus, Etchmiéazna soupçonnait également l’Hégémon d’orchestrer un culte autour du personnage de Valandor tout en se positionnant comme son héritier et son successeur.


Elle pénétra enfin dans la bibliothèque séculière, qui jouxtait la bibliothèque sacrée. Mais au contraire de cette dernière, on n’y trouvait nulle enluminure sophistiquée, nulle reliure de cuir ouvragée ou de soie précieuse. Si le corpus de la bibliothèque sacrée était rigoureusement contrôlé, imposé par les autorités centrales de l’Hégémonie qui définissaient jusqu’à l’ordre de classement des livres, le contenu de la bibliothèque séculière ne dépendait que de l’administration du monastère. Il n’en résultait pas moins une tendance à une organisation rigide du répertoire, à la pléthore des références, et la préférence pour la compilation sur la synthèse.

Elle fut accueillie par la Sœur documentaliste, qui la salua respectueusement dès qu’elle reconnut son Abbesse. Son rôle était autant d’accompagner la consultation des documents que de surveiller le lieu et les usages qui en étaient faits. Ce dernier point expliquait la présence d’une documentaliste de jour comme de nuit, sans interruption.

« Que les Lumineux vous guident, ma Mère, et que puis-je pour vous servir ?

– J’ai besoin d’informations concernant des membres de la Confrérie. Plus exactement sur la descendance du Parangon Chapelain Raegorn. »

La documentaliste hocha la tête, signifiant qu’elle savait de qui il en retournait. Etchmiéazna observa la Sœur s’affairer au milieu des archives. Elle admirait ce labeur complexe qui lui semblait aussi minutieux que rébarbatif. La documentaliste allait et venait, d’index en sommaires, de répertoires en almanachs, pour finalement dénicher une poignée d’ouvrages - en vérité quelques feuillets reliés entre eux par de la cordelette. Il s’agissait principalement de « rapports d’actualisation des données diplomatiques », des textes produits régulièrement par des scribes de l’Hégémonie et dont les formulations liturgiques qui les parsemaient ne retiraient rien à la lourdeur du jargon bureaucratique. Des scribes consciencieux qui n’étaient pas découragés de savoir que le fruit leur travail ne serait probablement jamais consulté et finirait oublié au fond d’une bibliothèque parmi des milliers d’autres rapports sur des sujets les plus divers et voués au même sort. Mais les quelques pages qui se trouvaient maintenant sur le bureau devant Etchmiéazna allaient enfin se révéler utiles. L’Abbesse s’y plongea avec toute la concentration que l’on pouvait attendre d’une personne accoutumée à la méditation et dont la fonction était de planifier. Au fur et mesure de ses lectures, les traits sévères de son visage se déridèrent toutefois jusqu’à laisser transparaître sa satisfaction.

« Appelez la Soeur Intendante, commanda-t-elle à la documentaliste, quand elle eut terminé de parcourir le dernier livret. Je dois partir dès l’aube. » Et elle ajouta pour elle-même : « Ce sera plus rapide qu’escompté... »


Il y avait bien longtemps qu’Etchmiéazna ne chevauchait plus, aussi avait-elle fait appel à la porte-étendard Daphnaë pour la conduire. Une pointe d’envie la tirailla lorsqu’elle vit la Sœur mener la puissante panthère Gur simplement en caressant de sa main le cou de la bête. L'Abbesse posa alors sa paume sur son torse, plaquant son pendentif contre sa poitrine à travers les vêtements qui le dissimulaient. Ce pendentif n’avait rien de commun. Etchmiéazna avait récupéré la dague de l’Elfe du Crépuscule qui avait tranché la gorge de sa monture. Et elle avait décidé de la garder toujours avec elle, tout contre elle, pour se rappeler la promesse qu’elle s’était faite à l’époque, dévastée par le deuil. Elle avait juré de ne jamais laisser la haine la détourner du chemin qu’elle et sa panthère avaient entamé ensemble : vivre dans l’adoration des Lumineux et protéger Basiléa des forces du mal. Aussi, chaque fois que la colère ou la jalousie la gagnait - des émotions traîtres, comme elle les appelait -, l’Abbesse pressait la sinistre lame. Si ce geste ravivait sa blessure, il la ramenait aussi à sa tristesse originelle, une émotion pure, et donc juste et saine. Daphnaë la tira délicatement de son introspection par sa voix douce : « Quelle est notre destination, ma Mère ?

– Nord, nord-est. Je t’expliquerai en chemin. »

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