La caverne des espoirs brisés

Chapitre 3 : Le Capitaine et l'Abbesse

2764 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a environ 2 mois

Le voyageur s’agenouilla dès qu’il fut à portée de voix et déclara : « Soeur Etchmiéazna, je n’espérais pas être accueilli par vous-même, et j’en suis honoré, et je m’en réjouis, bien que je ne le laisse transparaître dans le ton de ma voix car une ombre plane sur mon cœur. Je vous exposerai ma requête et m’en retournerai aussitôt, le temps venant à manquer et mon navire nécessitant certaines réparations que mon équipage, malgré toute la confiance que je lui accorde, ne pourra mener à bien sans ma supervision.

– Il convient désormais de m’appeler Abbesse Etchmiéazna. Je ne sais qui vous êtes, n’ayant pas la vue d’un Elfe pour vous reconnaître à une telle distance. J’en déduis cependant que nous nous sommes rencontrés il y a un certain temps, une époque révolue dont je ne puis me souvenir sans amertume. Approchez donc et n’ayez crainte si votre cœur est bon, car nous sommes ici sous la protection des Lumineux.

– Pardonnez-moi, Abbesse, de n’avoir su vous donner le titre qui vous revient. En effet, nous nous sommes connus il y a de cela plus d’hivers que je n’ai de doigts, lorsque nous affrontions conjointement les légions d’un sinistre Ferromancien. Vous dirigiez alors la charge des lancières sur panthères Gurs.

– Et vous devez donc appartenir à cette garde maritime dont les flèches puis les lances ont sauvé mon régiment de la contre-charge des vicieux sang-mélés. Cette garde maritime qui se prétendait mercenaire mais qui n’a réclamé pour prix de son courage que la certitude d’avoir servi le camp du Bien. Oui, je vous reconnais à présent, Capitaine Gildarion de la Maison de l’Écume d’Acier. Hélas, j’ai depuis perdu ma partenaire, et ne pouvant me résoudre à la remplacer, j’ai abandonné le commandement de la cavalerie pour empoigner le fléau d’arme. »

Le fléau lourd, dont la masse de fer était renforcée de pointes, était l’arme de prédilection des Abbesses basiléennes. Elles étaient les seules à l’utiliser, car si c’était une arme efficace, il s’agissait avant tout d’un de leurs attributs, un symbole de leur autorité. C’est pourquoi l’expression « empoigner le fléau d’arme » était passé dans le langage courant pour signifier que quelqu’une accédait à la fonction d’Abbesse.

Après un silence où elle se perdit dans ses pensées, Etchmiéazna conclut : « Mais de grâce, ne remuons pas le passé, et expliquez-moi plutôt les raisons de votre présence ici. »


Peut-être Gildarion crût-il que l’Abbesse souffrait du souvenir de cette bataille particulièrement sanglante contre les cruels Nains Abyssaux. En vérité, c’était surtout la mémoire de sa panthère qui affligeait Etchmiéazna. Beaucoup d’êtres peuplant Pannithor avait un lien puissant avec les animaux, mais nul ne pouvait éprouver celui qui attachait les Sœurs à leur félin issu de la forêt de Gur. L’entraînement au combat occupait le plus clair de leur temps, et l’une ne s’entraînait jamais sans l’autre. Peu à peu, la monture comprenait tacitement la volonté de sa cavalière, tout comme la lancière percevait les réactions animales de sa panthère, anticipant ses mouvements sans avoir à réfléchir. Ceci expliquait leur efficacité redoutable sur les champs de bataille, toutefois ce n’était pas ce qui liait si intimement le duo. Faire face à la mort ensemble, aux premières lignes de l’armée, certes. Mais surtout, qui pouvait ressentir la sensualité, chez ces femmes vouées à l’abstinence, de la chevauchée de ces bêtes aux muscles saillants, ces bêtes féroces et gracieuses à la fois, au poil soyeux et au ronronnement suave ? Qui pouvait comprendre qu’il s’agissait aussi d’un confident en qui votre confiance pouvait être totale, sans crainte d’un jugement sévère ou d’une dénonciation fallacieuse pour hérésie, un compagnon qui n’exigeait rien de vous, ni dévotion constante ni obéissance aveugle ? Car si les Sœurs étaient sincèrement pieuses et loyales envers Basiléa, le choix de s’isoler en communauté loin des centres du pouvoir n’était pas étranger à une méfiance, une défiance envers l’autoritarisme écrasant et impitoyable de l’Hégémon. Dès lors, qui d’autre au sein de l’Hégémonie de Basiléa, où la tradition était étouffante et le mode de vie figé, pouvait mieux entrevoir ce qu’était la liberté qu’une Sœur lancée au galop sur sa panthère ?


*******


[Suite de la lettre de Gildarion:

C’est ainsi qu’une nuit et un jour plus tard nous avisâmes une île à la topographie singulière. En effet, un piton rocheux s’élevait au nord de l’île à cinq ou six cents mètres d’altitude. Il était bordé de falaises abruptes et découpées sur tout le versant nord, et un immense rocher s’élançait à la verticale depuis la mer pour disputer au sommet de l’île le titre de point culminant. On peut penser qu’il fut détaché de l’île, qu’il fut arraché à la ligne brisée et farouche de la falaise : il était noir et hostile tout comme elle.

Si l’on descendait vers le sud de l’île depuis le sommet, on trouvait d’abord un plateau recouvert d’une sorte de steppe aride, puis la pente devenait très douce et l’on découvrait une forêt luxuriante. J’observai tout cela grâce à la longue vue héritée de notre père, laquelle n’a pas d’égale parmi les nombreux équipages que j’eus l’occasion de rencontrer depuis mon exil.

La délimitation de la steppe et de la forêt était curieusement nette, mais mon attention fut retenue par un cumulonimbus qui semblait se former au-dessus du sombre rocher alors que le soleil déclinait. Il ne paraissait pas possible qu’il fût porté jusque-là par les vents, car je voguais alors vent en poupe, et je n’aurais pu manquer de le voir me passer au-dessus.

Non, vraiment, malgré tout ce que cela avait d’incroyable, je voyais littéralement naître sous mes yeux le nuage chargé d’éclairs. Perturbé mais vigilant, j’observais les alentours. C’est ainsi que je vis une lueur au pied de la falaise, plus distinctement à mesure que la lumière du jour déclinait. Une lueur que j’identifiais rapidement comme un feu, de ceux que font les naufragés pour se signaler aux navires de passage. Nos voiles, reflétant le soleil couchant, devaient être teintées de rouge à cette heure-là, et donc être visibles depuis l’île même sans instrument.

Je sentis le vent tourner progressivement, mais plus vite que cela ne se produit habituellement. Nous ne perdîmes toutefois pas notre allure, j’eus même le sentiment que nous gagnions en vitesse, comme portés par un puissant courant. L’orage éclata au sommet de l’île, sans se déplacer ni s’étendre au-delà d’un périmètre qui correspondait peu ou prou à l’étendue de la steppe aride. Au loin, la lueur commença à vaciller, à perdre en intensité, alors que la nuit venait de tomber tout à fait. J’entendis, malgré le tonnerre, une voix portée par le vent. La distance qui nous séparait de la côte était pourtant trop grande pour que cela soit vraisemblable. Et cependant, les mots me parvinrent, étirés, sifflants et fugaces comme s’ils étaient de l’essence du vent lui-même : « Je suis un Druide... Je sais que tu es bon... Je t’envoie un journal... Récupère-le et lis-le... À tout prix... Tu comprendras... Adieu... » À l’instant où la voix se tût, une vision s’imposa à mon esprit. Je le vis, ce Druide, près du feu qui avait attiré mon attention. Son teint était cireux, il se déplaçait péniblement. Il déposa une bouteille à la mer comme s’il la confiait aux flots, murmura quelque chose, puis s’effondra.

Nous récupérâmes la bouteille et son précieux contenu quelques temps plus tard sans l’avoir cherchée. Je ne peux le dire autrement : elle avait trouvé notre vaisseau. Je décidais de ne pas m’approcher plus de l’île avant d’avoir pris connaissance du journal du Druide, aussi nous mîmes cap au large pour la nuit.

Et nous n’avons pas changé de direction depuis.]


*******


Que devait décider Etchmiéazna ? Elle avait retourné de nombreuses fois la question. Pour commencer, il lui fallait résumer les faits.

Cet Elfe, d’abord. Elle savait qu’il était un capitaine de la garde maritime d’une Maison des îles du Mur Brisé. Ces îles, toutes dirigées par des Maisons rivales, composaient avec Therennia Adar la Lignée des Mers. Ces Elfes étaient proches géographiquement, mais aussi culturellement et politiquement : entreprenants, dotés d’une flotte puissante, et plus enclins que leurs semblables à se mêler des affaires du monde. Elle avait compris, à l’époque de leur première rencontre, que Gildarion s’était exilé pour fuir un mariage de raison. Une histoire d’alliance avec une autre Maison qui aurait ouvert la voie à sa famille vers un poste important à la cour de Therennia Adar. En refusant ce mariage, il condamnait sa sœur à prendre le relais et à s’unir contre son gré avec un membre de ladite Maison. Etchmiéazna ne savait pas si Gildarion était amoureux d’une autre au moment où il refusa son mariage forcé, et s’il avait agi pour vivre librement avec la personne qu’il aimait. Le résultat était cependant qu’il était désormais seul, sans autre compagnie que l’équipage qu’il avait emmené avec lui. Un échec total, du point de vue de la Basiléenne. Elle se demandait même s’il ne s’était pas inventé un personnage de grand romantique ayant une idée exaltée de l’amour et tourmenté par la culpabilité. En quelque sorte la quintessence de l’âme elfe depuis la tragédie de Calisor Fenulian.

Toujours était-il qu’Etchmiéazna trouvait pathétique la notion de devoir chez les Elfes : manœuvrer pour obtenir une place à la cour d’un royaume secondaire... Le devoir, chez les Basiléens c’était tout de même autre chose, c’était dédier son existence à la protection de l’humanité contre les forces du mal ! C’était risquer sa vie, ou pire, risquer son âme éternelle, dans une lutte sans merci pour repousser les Abysses ! C’était porter la lumière des Dieux dans les recoins les plus obscurs d’un monde menacé de toute part par la corruption et la décadence ! Dès lors, que pouvait valoir ce Gildarion ? Elle estimait ses talents militaires, aussi bien en tant que combattant que comme commandant. Il lui avait sauvé la vie, et ses troupes avaient renversé le cours de la bataille lorsqu’ils affrontèrent conjointement les Nains Abyssaux. C’était il y a longtemps, certes, mais les Elfes avaient cette chance  ou cette malédiction  qu’ils ne perdaient pas en vigueur ni en jugement avec les ans. Il devait donc rester un allié de qualité.

Autant qu’Etchmiéazna pouvait en juger, Gildarion était déterminé, courageux et loyal. Sa faute originelle l’avait poussé à chercher la rédemption dans une abnégation totale. Et il s’était destiné à chasser les mêmes ennemis que Basiléa. Elle supposait donc qu’elle pouvait lui accorder sa confiance. En somme, c’était un capitaine disposant d’un navire et de soldats d’élite, partageant le même but qu’elle et fidèle à ses engagements. Le seul point d’ombre à ce tableau était ses états d’âmes, qu’elle trouvait excessivement et inutilement torturés, et que le fossé culturel qui les séparait ne lui permettait pas de saisir.


Maintenant, l’objet de sa requête. Gildarion était venu pour lui demander d’intercéder auprès des autorités de l’Hégémonie pour engager l’armée basiléenne. Des forces de l’Ordre de la Dame Verte, sur une île qu’il avait localisée, semblaient corrompues par un mal inconnu. Elles se détournaient de leur allégeance envers la Dame, allant jusqu’à affronter leurs alliés de la Harde. L’Elfe s’inquiétait de la possibilité que la source du mal ne gagnât en puissance, ou ne fût libérée d’entraves qui la contenait jusque-là par l’intervention des hommes pervertis de la Confrérie. Il resta évasif sur ce point et n’apporta pas d’éléments concrets pour corroborer ses hypothèses. Ce qui était ennuyeux, car c’était probablement l’élément le plus important de l’affaire, au moins pour en déterminer le degré d’urgence. Etchmiéazna avait bien sûr demandé des précisions, mais il n’avait pas ajouté grand-chose en dehors de l’identité du commandant de ces forces : le Parangon de la Confrérie Raghar, fils du Parangon Chapelain Raegorn. Elle connaissait le nom et l’histoire de Raegorn. Ses talents de Chapelain avait fait de lui l’un des plus puissants mages humains de sa génération et sa dévotion dans la lutte contre les Abysses lui avait acquis un grand respect et une relative célébrité au sein de l’Hégémonie, et même au-delà. L’Abbesse n’avait cependant que quelques vagues notions au sujet de ses fils, et se dit qu’elle devait faire des recherches à ce sujet. Au moins avait-elle un point de départ pour appréhender la situation que lui décrivait Gildarion, pour envisager une solution diplomatique. Car si elle avait vécu par la lance, elle n’éprouvait aucune joie à faire couler le sang. Et la raison lui enjoignait de ne pas sous-estimer l’Ordre de la Dame Verte. Elle n’ignorait pas que l’élite des chevaliers de la Confrérie était capable de se déplacer au galop au plus profond des bois comme d’autres le faisaient en terrain découvert. Sans compter ceux qui lançaient leurs charges depuis les airs, sur le dos de majestueux destriers ailés. Même si les dires de Gildarion laissaient espérer qu’il n’y avait pas de cavalier sur l’île, elle ne pouvait tenir ces informations pour certaines.


L’Elfe parut très déçu, bien qu’il n’en dît rien, lorsqu’Etchmiéazna lui répondit qu’elle n’agirait qu’après avoir mené en personne une enquête sur les lieux. Comment avait-il pu croire qu’il obtiendrait si facilement satisfaction pour une demande aussi lourde de conséquences ? Les Elfes étaient réputés pour leur sagesse, mais elle se dit qu'il était décidément difficile de se représenter leurs sentiments et de suivre leurs raisonnements.


*******


[C’est désormais à votre tour qu’il convient de lire les écrits du Druide, et, si vous les jugez dignes de confiance, d’en tirer les conséquences. Je vous préviens cependant : c’est un lourd fardeau que d’être dépositaire de ces secrets. Un fardeau que je vous aurais volontiers épargné, si j’avais eu la possibilité de contacter directement nos Seigneurs ou notre Reine-Mage. Mais il n’est plus nul lieu en Elvenholme où je puis être entendu, sauf peut-être dans votre souvenir fraternel.


Mon cœur me réclame de terminer cette lettre par les mots les plus doux que puisse exprimer notre langage, et votre âme les mérite amplement. Je ne serais pas à la hauteur de cette tâche, hélas une fois de plus. Je vous dirai donc simplement adieu, ma sœur.

La nudité de ce mot peut au moins rendre l’état de désolation de mon être : Adieu.]

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