La caverne des espoirs brisés
Chapitre 2 : La lettre du Capitaine Gildarion
2721 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour il y a environ 2 mois
Le monde de Pannithor a connu plusieurs âges, son histoire s’écrit sur des millénaires. La région de Mantica fut le berceau foisonnant de nombreuses civilisations. Cette partie de la terre, telle que nous la connaissons aujourd’hui, s’étale autour de la Mer Naissante. Elle est délimitée à l’ouest par la Mer Sans Fin, au nord par des étendues glacées, au sud par un désert qui découragerait les aventuriers les plus téméraires, et, à l’est, son horizon se dissout dans le mystère.
Ainsi, il n’est pas évident de répondre à cette question, pourtant simple en apparence : où et quand devons-nous débuter notre récit ?
Faut-il remonter au jour funeste où Calisor Fenulian tomba dans le piège tendu par Oskan, le Père des Mensonges ? Ce jour où le miroir détenant le pouvoir de l’Étoile des Cieux fut brisé par la femme aimée de Calisor, séparant les Célestes en une part lumineuse et une autre malveillante, annonçant les ravages de la Guerre des Dieux ?
Si la mémoire de ce temps est imprécise, si elle s’est diluée à travers les âges, il se murmure encore qu’Oskan ramassa les éclats du miroir et qu’il s’en servit pour façonner des artefacts imprégnés de la magie primordiale de l’Étoile des Cieux et de la noirceur de son âme...
Mais ne vaut-il mieux pas partir d’une époque plus proche de la nôtre, et conter les mérites du Parangon Chapelain Raegorn, héros de la Garde Éternelle qui surveillait la Faille des Abysses ? Lui qui se battit jusqu’au dernier instant, jusqu’à ce qu’il soit emporté en même temps que ses ennemis démoniaques par l’inondation des Abysses. Rappelons-nous de cette inondation provoquée par la Dame Verte, déesse vivante qui règne sur les forces de la nature et veille à l’équilibre en toute chose, lorsque celle-ci comprit que la Croisade abyssale risquait de bouleverser irrémédiablement l’ordre du monde...
Puis devrions-nous narrer comment les deux fils de Raegorn prirent des chemins différents à sa mort, lors du schisme de la Confrérie entre l’Ordre des Frères de la Marche qui accepta la tutelle de Basiléa, et l’Ordre de la Dame Verte qui jura loyauté à celle-ci ?
Ne pourrions-nous pas plutôt commencer notre histoire dans un lieu qui appelle l’aventure ? Figurons-nous une taverne animée, dans un port fréquenté de la Mer Naissante. Nous ne savons pas dans quel royaume elle se situait, mais nous pouvons voir qu’un grand nombre de races s’y fréquentaient. Presque toutes en vérité, à l’exception des démons abyssaux, vous le comprendrez. Quoique... cette jolie Demi-Elfe qui aguichait un Huscarl enivré pourrait bien se révéler, dans l’intimité d’une des chambres de l’étage louée à l’heure, être en vérité une de ces Séductrices, maîtresses des illusions et reines parmi les succubes, qui dupaient leurs proies pour les attirer jusqu’au troisième cercle des Abysses où des tourments sans fin les attendaient...
On buvait beaucoup dans cette taverne, naturellement. Au milieu des marins, autant pirates que corsaires, des marchands et des mercenaires, se trouvait un Nain dont nul ne connaissait le métier. Il payait volontiers tournée sur tournée à ses compagnons d’un soir, il riait fort mais n’était pas aussi saoul qu’il le laissait croire. Nain des Clans Libres ou loyal sujet de Golloch ? Il était passé maître dans l’art d’éluder la question. Et il tendait l’oreille aux conversations. Il notait dans un coin de sa tête où allaient les marins, où ils ne voulaient pas avouer aller, et d’où ils ne revenaient jamais. Dans son esprit, il complétait sa carte, il envisageait sa prochaine destination. Il se préparait depuis des jours. C’était une tâche bien difficile, au milieu du brouhaha, dans un lieu où il fallait constamment rester sur ses gardes. Car les egos étant aussi fragiles que les gaillards étaient costauds, les rixes éclataient plus facilement que les chopes qui glissaient du comptoir. Un lieu où les apparences étaient trompeuses, et où l’Halfelin se révélait parfois plus dangereux que l’Ogre qui le dépassait de deux fois sa taille.
D’ailleurs nous préférons finalement débuter notre périple dans le cadre plus intime de la cabine d’un capitaine elfe. C’était une cabine sombre, mais élégamment décorée. Quelques coffres à la marqueterie superbe ornaient la pièce. Des instruments de navigation parmi les plus sophistiqués au monde étaient disposés çà et là, et, bien sûr, on y trouvait des armes. Un arc, un carcan et des flèches, mais aussi une lance, car le capitaine de ce vaisseau maîtrisait aussi bien le tir que le combat rapproché une spécificité de la marine elfe qui la rendait si redoutable.
Malgré cet inventaire de ce que l’artisanat elfique pouvait fournir de meilleur à un membre de la noblesse, c’était deux cartes affichées côte à côte qui étaient les objets les plus chers aux yeux du maître des lieux, derniers souvenirs d’un paradis perdu. La première était une carte marine de la région de Therennia Adar et des îles du Mur Brisé. La seconde détaillait l’île d’Alaenn Amar, siège de la Maison de l’Écume d’Acier. Au milieu de la pièce trônait un secrétaire. Et sur ce meuble, une lettre. Le papier, comme tout ce qui se trouvait dans la pièce, témoignait du savoir-faire poussé à la perfection des Elfes et de la richesse du propriétaire. Des lettres calligraphiées avec grâce côtoyaient des traces de larmes d’une profonde mélancolie. Mais lisons plutôt :
[Gildarion, Capitaine déchu de la Garde Maritime de la Maison de l’Écume d’Acier,
À Dame Isiciella de la Maison du Récif Patient, sa très estimée et adorée sœur.
Saurez-vous un jour combien il fut difficile de prendre la plume pour vous écrire, après tant d’années ? Et percevrez-vous combien il fut plus pénible encore de garder si longtemps le silence ? Je vous souhaite de ne jamais endurer une telle peine, moi qui vous en ai déjà affligé une si grande.
Je quittais le fief familial d’Alaenn Amar, notre île du Mur Brisé, pour ne jamais revenir, accablé par la honte d’avoir rejeté mon devoir, vous ayant laissé la charge de vous unir avec un membre de la Maison du Récif Patient, selon la volonté de nos parents. Aussi, en comparaison d’une si grande faute, n’avoir jamais donné signe de vie ni cherché à quérir de vos nouvelles pourrait paraître un péché négligeable. Ce fut en vérité le principal de mes tourments.
Vous comprendrez dès lors que le motif de ma lettre est impérieux. Et s’il s’agit bien de ma première correspondance après cette longue errance, il est probable que ce soit également ma dernière, car je sens que la réalisation de mon destin approche, qu’elle me soit heureuse et me permette de me rétablir aux yeux de ma Lignée, ou qu’elle s’avère fatale.
Je vous demande la lecture la plus attentive des lignes qui suivent, bien qu’elles puissent sembler fantaisistes par leur objet, confuses dans leur narration ou suspicieuses par leur auteur. Sur ces deux derniers points je ne peux qu’implorer l’amour fraternel qui je l’espère ne s’est pas éteint en vous, bien que je ne mérite que le mépris, et ne vous tiendrais jamais rigueur du ressentiment que vous pourriez nourrir à mon égard. J’ose également quémander l’indulgence envers un marin et un combattant qui n’a que peu de compréhension des forces magiques et moins encore de mémoire des temps anciens.
Je m’aventure à l’annoncer abruptement : il me paraît judicieux, sinon salutaire, de préparer une intervention militaire sur l’île dont je vous précise la position sur la carte ci-jointe.
Je tâcherai de mon côté de gagner au plus vite le concours des Basiléens, par le biais d’une ancienne connaissance, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je vous écris au lieu de me présenter devant vous en personne, comme il eût convenu, car le moindre délai n’est plus acceptable au regard de la situation.]
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L’Abbesse Etchmiéazna observait l’étranger approcher, plantée au pied de la porte du monastère de Makrachirès dont elle avait la charge. Elle tenait en effet à accueillir en personne les voyageurs et messagers, en dépit du danger que représente chaque inconnu dans ce monde perpétuellement en guerre.
Le cavalier qui s’avançait eut donc le loisir d’observer aussi bien les modestes murailles qui défendaient la Sororité que sa charismatique cheffe. Un charisme qu’Etchmiéazna devait à l’exercice quotidien de son autorité, de façon ferme et intransigeante dans la plus pure tradition basiléenne, sans pour autant verser dans l’arbitraire, car la justice était une valeur cardinale chez elle. Mais un charisme qui provenait tout autant de sa grande beauté. Une beauté d’Elohi, avait-on même osé murmurer par le passé. Toutefois, contrairement aux êtres angéliques vénérés par les Basiléens et redoutés par leurs ennemis, le temps commençait à laisser ses traces sur son visage. Quelques rides marquaient désormais les commissures de ses paupières et accentuaient la sévérité de sa physionomie, sans rien retirer cependant à son élégance. Quant à sa chevelure, elle s’était éclaircie pour passer d’un roux flamboyant à un orangé délicat, aux reflets dorés, que l’on appelle le « blond de Geneza », d’après cette ville insulaire où l’on tient cette teinte pour le signe d’une noble ascendance. Ses yeux, enfin, n’avaient pas changé et conservaient la couleur et l’éclat de l’émeraude.
On aurait pu croire que ce physique avantageux avait servi la carrière politique de l’Abbesse ; il n’en fut rien. Au contraire, Etchmiéazna dut affronter la jalousie des autres Sœurs et, pire encore, l’aversion d’hommes puissants qui savaient leurs désirs vains en raison de ses vœux de pureté. Des hommes de pouvoir qui ne supportaient pas de se voir éconduits, ayant été trop habitués à voir leurs moindres désirs exaucés. Parmi ceux-ci figurait Agamus. Ce Haut Paladin régissait, depuis la cour de la Corne Dorée, la portion du territoire où se situait le monastère de Makrachirès : les Marches de Basiléa. Contrastant avec la richesse du reste de l’Hégémonie, cette campagne triste et austère était faiblement peuplée et pauvre. La terre y était ingrate et les cultures maigres, rebutant les paysans de s’y installer. C'est pourquoi les monastères représentaient l’essentiel de la population. Les Marches était en définitive une zone-tampon, entre l’Empire basiléen à proprement parler et la chaîne de montagnes au nord qui le séparait de la Grande Steppe des Mammouths. Des montagnes cernées à l’est par la forêt de Galahir et à l’ouest par la Faille des Abysses. Des montagnes inhospitalières, comme on pouvait donc l’imaginer, où se tapissaient de féroces bêtes sauvages, ainsi que d’autres êtres malveillants plus dangereux encore.
Le cavalier mit pied à terre assez loin, probablement en signe de respect pour son hôte, pour ne pas la regarder de haut, ce qui laissa du temps à l’Abbesse pour imaginer son identité et le motif de sa venue. Elle nota que sa descente était maladroite, et en conclut qu’il n’était pas habitué à monter à cheval. Une cape de voyage dissimulait sa tenue, ne permettant aucune conjecture sur son origine sociale ou sa fonction. Sa silhouette et ses traits cependant étaient sans conteste ceux d’un Elfe. Ses longs cheveux, d’un noir de jais, encadraient un visage fin et délicat. Ses yeux étaient aussi noirs que sa chevelure, mais brillaient d’un éclat intense et soulignaient son expression grave et mélancolique.
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[Pour appuyer mes propos où les corriger si mon esprit tourmenté s’était égaré, vous trouverez également le journal que me transmit le Druide dont il sera question plus bas. J’espère que tout vous parviendra sans être altéré par le long voyage qui me sépare de vous. Pour cela, je n’ai d’autre choix que de faire confiance à la corsaire Salamandre qui vient d’accepter de détourner sa route pour vous porter ma lettre, la carte et le journal. Si elle ne change pas d’avis cette nuit, je lui verserais demain une somme considérable pour la dédommager, mais si elle n’était une Salamandre, je n’en serais pas assuré de sa loyauté pour autant ni, d’ailleurs, de sa capacité à mener sa mission sans encombre. Toutefois, dans cette partie peu fréquentée de la Mer Naissante, je ne pouvais espérer rencontrer un marin plus habile ni une âme plus bienveillante.
Mais revenons à ce qui doit, et doit seul, nous préoccuper pour le moment. Vous savez sans doute que, malgré les progrès constants de notre peuple en matière de navigation, certaines zones de la Mer Naissante ne sont toujours pas cartographiées. Et bien, il y a quelques jours de cela, mon équipage et moi découvrîmes une île se trouvant dans une de ces régions jusque-là méconnues. Nous nous y rendîmes par hasard, mais non sans raison.
En effet, nous poursuivions un de ces curieux vaisseaux ahmunites que l’on nomme les Chasseurs d’Âmes. Nous l’avions repéré de loin grâce à la lueur violette surnaturelle qui diffusait du portail que supportait son pont. Un portail en bronze massif qui enferme un Djinn assoiffé d’âmes, et dont la magie malsaine peut faire vieillir subitement les êtres comme les navires qui s’en approchent trop. Mais ce n’était pas cela qui nous incitait à la prudence.
Nous étions plutôt inquiets de voir ce bateau isolé, alors que nous n’aurions dû le rencontrer qu’au sein d’une flotte de l’Empire de Poussière, et qu’il ne naviguait pas non plus en direction des côtes désertiques du Sud de la Mer Naissante d’où il était issu. Nous restâmes donc sur nos gardes, l’observant à bonne distance. Il ne sembla pas nous remarquer, en tout cas il ne dévia pas son cap, qu’il suivait opiniâtrement, quelles que soient les conditions météorologiques rencontrées.
Enfin, après plusieurs jours de traque, quand nous fûmes suffisamment assurés qu’il était véritablement seul, et bien que nous n’ayons pu comprendre les intentions de ce navire, nous l’attaquâmes. Nous rencontrâmes moins de résistance qu’escomptée, à notre grand soulagement. C’était comme si nous l’avions pris en embuscade, alors même que nous n’avions pu dissimuler notre approche. J’eus l’intuition étrange que les occupants du vaisseau avaient le regard fixé droit devant eux, comme s’ils étaient fascinés par quelque force mystérieuse à l’horizon. Nous ne nous attardâmes pas après avoir coulé le Chasseur d’Âmes, désireux de distancer au plus vite son épave et les sombres pouvoirs qu’elle abritait.
Toutefois une idée germa en moi, et fut accueillie positivement par mon équipage : nous allions poursuivre notre navigation vers le point de fuite du vaisseau ahmunite, afin d’en découvrir la destination.]