Kaboum : Le réveil des Karmadors
Le taxi s'arrêta devant une grande maison aux grilles forgées et au jardin impeccablement taillé. La demeure avait l'air tirée d'un magazine d'architecture. Façade de pierres blanches, fontaine centrale, portique d'entrée orné de lanternes dorées. Rien ici ne laissait deviner la moindre faille.
Esther descendit, mal à l'aise dans ses baskets usées face à tant de raffinement. Elle n'avait jamais imaginé que Gina vienne d'un endroit si... luxueux.
Une domestique lui ouvrit, la toisant brièvement avant de l'inviter à entrer dans un vestibule vaste et lumineux. Marbre au sol, miroirs anciens, œuvres d'art modernes suspendues comme des trophées.
Puis elle arriva.
Une femme mince, la cinquantaine parfaitement entretenue. Tailleur beige perle, cheveux blonds relevés en chignon impeccable, des ongles vernis couleur champagne. Son regard était calculateur. Ses lèvres, presque figées.
« Bonjour. Vous êtes ? » dit-elle d'un ton poli, mais froid.
« Je suis une amie de Gina. Je voulais lui parler. »
Un sourire sans chaleur effleura à peine ses lèvres.
« Gina ne reçoit pas, en général. Et encore moins sans prévenir. »
Elle marqua une pause, avant de s'éloigner lentement.
« Mais vous avez déjà franchi les grilles, autant ne pas vous laisser dehors. »
Elle guida Esther dans un grand salon lumineux, tout en verre et en lignes épurées. Un piano à queue noir trônait au milieu. Mais aucun portrait de famille. Pas de rires figés sur papier glacé.
Alors qu'Esther promenait son regard sur les murs, elle crut d'abord à une erreur. Là, entre deux tableaux contemporains, une alcôve un peu cachée. À l'intérieur, plusieurs trophées, des cadres photo, des articles plastifiés... le nom de Gina apparaissait partout.
Haltérophilie, compétitions régionales, prix d'excellence en athlétisme. Une photo, en particulier, montrait une Gina souriante, levant des poids deux fois plus grands qu'elle sous les applaudissements.
« Elle était douée. » dit Esther à voix basse, sincèrement impressionnée.
« Douée, oui. Trop, même. » répondit la femme en s'asseyant d'un geste mécanique sur un fauteuil blanc.
« Mais vous savez, il y a une manière correcte de briller. Une manière convenable. Gina a toujours été... excessive. »
Esther se retourna, surprise. La femme caressait le bord d'une tasse de porcelaine sans vraiment la regarder.
« Elle s'est entêtée dans ces activités masculines. À s'entourer de gens... peu recommandables. »
Elle planta alors son regard froid dans celui d'Esther.
« Ce Simon. Et l'autre, Sébastien. Deux éléments perturbateurs. Sans éducation, sans avenir. Elle s'entête à les fréquenter, comme si cela l'ancrait dans une réalité plus... populaire. »
Elle avait dit « populaire » avec une moue légère. Mais le ton était clair. Méprisant. Raciste, même. Pas frontalement, non. Plus insidieux. Déguisé dans des phrases polies et bien tournées.
« Elle a besoin de discipline. De savoir où est sa place. Et ce n'est certainement pas avec ces garçons-là, ni avec cette... école pleine d'énergumène. »
Esther sentit sa gorge se nouer.
« Vous ne semblez pas très fière d'elle. »
Un éclat de rire bref sortit de la gorge de la femme. Mais il n'avait rien de joyeux.
« La fierté, mademoiselle... ça ne se mérite pas avec des haltères et des caprices de grandeur. Quand elle comprendra que la vraie réussite est dans l'ordre, la discrétion, les bonnes alliances... alors, peut-être. »
Esther comprenait maintenant. Gina n'avait pas fui un manque d'amour. Elle avait fui un monde étouffant, régi par l'apparence, la domination, et les attentes empoisonnées. Une maison qui ne manquait de rien, sauf de cœur.
Elle jeta un dernier regard aux trophées, presque dissimulés comme une honte.
« Merci pour votre accueil. »
« Je vous en prie. Faites attention, là-bas. Ces garçons ne sont pas tous bien intentionnés. »
Esther sortit, glacée.
Dehors, l'air semblait plus pur, malgré la chaleur étouffante. Esther avait les idées en vrac.
Elle vient d'ici ?
Elle a grandi entre l'or et le mépris... entre le luxe et l'indifférence ?
« T'as soulevé des montagnes, Gina... et pas seulement en salle d'entraînement. »
Esther regarda une dernière fois les grilles dorées, puis s'éloigna. Elle savait qu'un jour, elle recroiserait Gina. Et peut-être, cette fois, oserait lui dire :
« T'as pas à te battre seule. »
Le soleil glissait derrière les toits, sa lumière orangée découpant les contours irréguliers des immeubles. Dans une ruelle étroite où les lampadaires hésitaient encore à s'allumer, Esther repéra la silhouette familière de Gina, adossée contre un vieux mur tagué.
Gina leva les yeux en entendant les pas d'Esther, mais son visage se ferma aussitôt.
— Que fais-tu là ?
Esther ralentit, levant les mains, pacifique.
— Je voulais juste te parler.
— Pas le moment, Esther.
— Je sais ce que tu penses. Mais je veux pas t'espionner. J'ai vu quelque chose, c'est tout... et je crois que tu dois faire attention.
Gina croisa les bras.
— T'as vu quelque chose ? Encore une fois t'es allée fouiller, hein ? Après être allée chez moi, voilà que tu continues à t'incruster. Tu crois que tu sais mieux que moi ce qui est bon pour moi ?
— Non, c'est pas ça...
— Alors c'est quoi ? Une autre mission de sauvetage ? Tu t'es prise pour qui ?
Esther inspira profondément, pesant ses mots.
— Écoute... J'ai lu un article dans le Journal des Krashmals. Il y a des choses bizarres qui se passent ce soir. Des événements qui ont l'air de rien, mais qui pourraient mal tourner. Je te dis juste d'être prudente.
Gina la fixa. Un long silence s'installa, brisé seulement par les pas de deux garçons qui arrivaient par l'arrière. Simon, dreadlocks attachées négligemment, adressa un petit signe de tête à Gina, tandis que Sébastien salua Esther d'un regard discret.
Gina tourna légèrement la tête, leur lançant simplement :
— Elle va repartir. On s'occupe de nos trucs.
Simon jeta un regard vers Esther, intrigué.
— Elle te dérange ?
— Non, elle me "protège", répondit Gina avec une ironie glaciale. Elle croit qu'on va droit dans un piège, ou un truc du genre.
Sébastien leva un sourcil, sans parler. Simon, lui, posa doucement une main sur l'épaule de Gina.
— Si elle dit ça, c'est qu'elle a ses raisons. Tu sais qu'on tient à toi, mais s'énerver comme ça, ça te ressemble pas.
— Ce qui me ressemble plus, dit-elle en détournant le regard, c'est de pas faire confiance aux gens qui vont jaser chez ma mère.
Elle fusilla Esther du regard.
— Tu savais ce qu'elle dirait, hein ? Et tu l'as laissée parler, déballer sa version comme si c'était la vérité.
— Je voulais comprendre. Pas te trahir.
— Trop tard.
Simon tenta une dernière fois de détendre l'atmosphère.
— Regarde, Gina, peut-être qu'Esther sent un truc louche. On va rester prudents, c'est tout.
Mais Gina secoua la tête.
— On perd du temps.
Elle se tourna vers le fond de la ruelle, là où l'obscurité avalait déjà les premiers mètres.
— Esther, t'es gentille. Mais ça, c'est pas tes affaires. T'as ton monde. J'ai le mien.
Esther les regarda s'éloigner. Le trio s'enfonçait dans les ombres d'un quartier endormi, vers une destination qu'elle ne pouvait plus ignorer.
Elle serra les poings. Elle savait que ce n'était pas un simple concert. Quelque chose clochait, au fond de cette nuit qui s'annonçait.
Et malgré tout ce que Gina lui avait dit...
Elle n'avait pas dit son dernier mot.
Le ciel était teinté d'un bleu profond, piqué d'étoiles timides. La cour arrière de l'Académie des Karmadors baignait dans une lumière douce émanant des lampes suspendues au plafond vitré. Martin, assis sur le rebord d'une fontaine, triturait nerveusement une fleur cueillie quelques minutes plus tôt.
Esther approchait à pas feutrés, un petit appareil métallique en main, luisant d'une lueur bleutée. Elle s'arrêta, plissa les yeux.
— Tu comptes vraiment faire ça ? lui demanda-t-elle, moqueuse.
Martin sursauta, cachant maladroitement la fleur derrière lui.
— Hein ? Quoi ? Non. Je me... je me dégourdis les jambes.
— Et t'écris le nom de Anne Marie dans l'eau de la fontaine avec des pétales ? Elle va fondre, c'est sûr.
Il grogna, gêné.
— Je voulais juste lui dire ce que je ressens. Et peut-être... lui proposer qu'on forme une équipe, tu vois. Officiellement.
— Martin, tu peux pas faire ça ce soir. Pas maintenant.
— Pourquoi pas maintenant ? J'ai jamais été aussi prêt ! J'ai tout répété devant le miroir des toilettes du deuxième étage.
Esther leva son téléphone vers lui : un ancien cellulaire Karmador, doté d'une longue antenne télescopique, ressemblant à une relique du passé. Malgré son apparence rudimentaire, l'objet vibrait d'une énergie palpable.
— J'ai intercepté un signal dans la Goutte. C'est flou, mais j'ai reconnu les signatures de Gina, Simon et Sébastien. Ils se déplacent vite vers un endroit signalé dans la Gazpette. Et c'est pas pour aller pique-niquer.
Martin fronça les sourcils.
— Tu crois qu'ils vont à ce fameux concert de Krashiux ? Celui dont le journal parlait à demi-mot ?
— J'en suis presque sûre. Et j'ai un mauvais pressentiment.
Martin se leva, plus alerte.
— Alors t'as un plan, j'imagine ?
Esther esquissa un sourire. Elle fit un geste vers l'ombre d'un grand arbre, derrière lequel un engin étrange était dissimulé sous une toile sombre.
— Évidemment que j'ai un plan. J'ai modifié un ancien prototype de transport furtif. Je te présente... le KarmaJet.
— Un Karma-quoi !? s'écria Martin en s'approchant.
Il tira la bâche d'un coup sec, révélant une petite capsule aérodynamique à deux places, équipée d'ailes rétractables et de réacteurs miniatures. Des symboles Karmador anciens couraient le long de sa coque.
— Tu l'as construit toi-même ? siffla-t-il, ébahi.
— Disons que je l'ai « amélioré » avec ce que j'ai trouver dans le QG. Il peut voler bas, émettre des ondes de brouillage, et capter des fréquences Karmador. Idéal pour une mission de reconnaissance discrète.
Avant qu'il puisse répondre, une voix calme et assurée résonna :
— Et vous comptiez partir sans moi ?
Anne Marie venait d'apparaître dans l'ombre, les bras croisés. Elle les observait tous deux, sérieuse. Son regard se posa un instant sur l'appareil, puis sur Esther.
— Vous vous apprêtez à quitter le périmètre de l'Académie. C'est une violation des règles.
Esther ne recula pas.
— Ce qu'ils vont faire dehors est peut-être bien plus dangereux. On ne peut pas ignorer ça.
Anne Marie resta silencieuse. Elle marcha lentement vers le KarmaJet, observa ses contours, puis se tourna vers les deux Bordeleau.
— Ce genre d'engin attire l'attention. Vous devrez voler à basse altitude. Et surtout... rester loin du cœur de l'événement. Juste observer.
Martin haussa un sourcil, surpris.
— Attends... tu viens avec nous ?
Anne Marie le regarda avec calme.
— Vous auriez tout gâché sans moi.
Esther sourit discrètement. Martin, lui, était resté bouche bée. Il recula d'un pas et glissa discrètement la fleur qu'il tenait toujours dans la poche arrière de son pantalon.
Elle ne devait rien savoir. Pas ce soir.
Ce soir, Anne Marie venait de choisir son camp.
Esther marcha prudemment entre les containers silencieux du vieux hangar, son regard fixé vers l'ombre du bâtiment délabré. Le 122, comme elle l'appelait. Un entrepôt désaffecté en bordure de la rue Vinai qu'elle avait repéré quelques jours plus tôt, parfait pour tester discrètement son Karmajet. Durant la semaine, elle s'y était rendue en cachette, souvent à l'aube, pour ajuster les stabilisateurs et les commandes de vol. C'était devenu son petit sanctuaire.
Mais aujourd'hui, ce n'était pas un simple vol d'essai.
— J'ai détecté quelque chose d'étrange, murmura-t-elle à Martin et Anne Marie en leur montrant l'écran de son mini GPS. Il y avait plusieurs signatures thermiques dans ce secteur. Dont une... très familière.
Les trois adolescents s'étaient glissés discrètement à l'intérieur du hangar effondré, longeant les murs couverts de graffitis. Une lumière rougeâtre clignotait à travers les interstices d'un vieux mur métallique. Ils avancèrent lentement, jusqu'à ce qu'ils arrivent à une ouverture qui leur offrait une vue dégagée sur l'intérieur du bâtiment.
Là, devant eux, se tenait une silhouette.
— C'est Gina, souffla Martin, abasourdi.
Elle était presque méconnaissable. Habillée d'une tenue tactique noire, semblable à celle d'une espionne, elle portait une longue capuche sombre qui lui tombait jusqu'aux épaules. Un masque intégral dissimulait la moitié de son visage, et ses cheveux, laissés libres, cachaient ses traits. Elle se tenait droite, imposante, comme une chef. Autour d'elle, d'autres adolescents vêtus d'accoutrements variés, certains masqués, d'autres portant des brassards faits à la main.
Tous l'écoutaient avec attention.
Anne Marie, accroupie entre deux caisses, murmura :
— Je crois que... je comprends. Ce groupe... ils ne sont pas affiliés à l'Académie. Ils se font appeler...
Elle prit une pause, comme pour peser le mot.
— ...les Sentinelles. Un groupe indépendant. Ils veulent être des super-héros... mais sans passer par le système.
Esther échangea un regard tendu avec son frère. Martin fronça les sourcils.
— C'est quoi, encore, ce délire...?
Mais aucun d'eux ne fit un geste de plus. Ils restèrent dans l'ombre, silencieux. Car ce qu'ils voyaient, là, devant eux, n'était pas une réunion d'amis.
C'était l'émergence d'un nouveau clan.
Et ils savaient que, quoi qu'il advienne, rien ne serait plus comme avant.
Martin fronça les sourcils.
— T'es sûre que c'est Gina ? Je veux dire... on dirait qu'elle prépare un coup tordu. Elle est... différente. On dirait une espionne ou un genre de commandante de l'ombre.
Anne Marie, accroupie, observait la silhouette encapuchonnée avec une attention méfiante.
— Elle cache son visage. Et c'est qui ces autres autour d'elle ? On dirait qu'elle a formé un groupe.
Esther les regarda tous les deux, puis posa ses yeux sur la scène devant elle, dans le silence du hangar poussiéreux. Sa voix s'éleva doucement, mais avec une sincérité désarmante :
— Je sais ce que vous pensez... mais moi, j'ai pris le temps d'en apprendre un peu plus sur elle. Je ne l'ai pas vue agir à l'Académie — parce qu'elle n'y est jamais encore entrée — mais j'ai passé du temps dans le quartier où elle vivait.
Martin la fixa, intrigué. Elle continua :
— J'ai parlé à des voisins, à des anciens de son immeuble. Certains avaient peur d'elle, c'est vrai... mais d'autres m'ont dit que Gina avait déjà empêché des jeunes de sombrer dans la violence. Une femme m'a raconté qu'elle avait vu Gina nourrir un chat errant tous les soirs pendant des mois, alors qu'elle n'avait presque rien à manger. Et un vieux monsieur m'a confié qu'elle l'aidait à monter ses sacs sans jamais lui demander un merci.
Elle inspira profondément.
— Alors oui, son passé est flou, et on raconte des choses sur elle. Mais moi, j'ai entendu autre chose. Quelque chose de vrai, de plus grand. Et la directrice m'a dit un jour : « Malgré tout ce qu'on peut dire sur elle, Gina a toujours laissé entrevoir une forme d'espoir. Si le Grand Conseil décide un jour de l'accepter à l'Académie, je suis persuadée qu'elle deviendra différente. »
Un silence s'installa. Les ombres dansaient sur les murs de tôle rouillée. Anne Marie détourna les yeux de Gina pour les poser sur Esther. Martin resta pensif, le regard fixé sur la silhouette sombre de la jeune fille masquée.
— Peut-être que... ce qu'on voit, c'est juste la carapace, murmura-t-il.
— Peut-être, répondit Esther. Mais parfois, ceux qui se cachent sont ceux qui ont le plus souffert.
Esther, Martin et Anne Marie étaient accroupis derrière un amas de vieilles caisses, le souffle suspendu. Devant eux, dans l'obscurité tamisée du hangar, des voix s'élevaient entre les piliers de béton et les poutrelles métalliques rouillées.
Une silhouette encapuchonnée, vêtue d'un long manteau noir, se tenait au centre du groupe. Son masque noir dissimulait la moitié de son visage, et de longues mèches blonds tombaient sur ses épaules. C'était Gina. Autour d'elle, quatre adolescents se tenaient fièrement, comme une escouade secrète.
Avant qu'ils puissent dire un mot de plus, un craquement sonore résonna. Un pied avait glissé. Une caisse tomba sur le sol, et un éclair de lumière jaillit. Une jeune fille aux cheveux courts, habillée en tenue tactique, se tourna brusquement vers eux. Son bras tendu émettait un faisceau lumineux.
— Qui est là ?! cria-t-elle.
Trop tard pour fuir.
— C'est vous ?! lança une voix enragée.
Gina s'approcha à grands pas, le visage toujours à moitié dissimulé par son masque. Son regard, dur et déçu, se posa directement sur Esther.
— Tu nous as suivis ?
— Gina, écoute-moi... tenta Esther.
— Tu crois que tu peux tout résoudre avec ton fichu GPS et ton sourire d'ange ?! J'te croyais différente, Bordeleau. Mais t'es comme les autres. Tu veux me ramener là-bas, hein ? À cette Académie où tout le monde te dit quoi penser, comment te battre, à qui obéir ?
Autour d'elle, les autres Sentinelles se rapprochèrent.
Un garçon musclé, les bras recouverts de taches de brûlure, s'avança.
— Je suis Magma, dit-il. Et ici, c'est pas l'Académie. Ici, on choisit nos missions. Notre destin.
Une autre voix s'ajouta.
— Moi, c'est Mistral, fit un garçon plus mince, le sourire en coin. Il inspira profondément... et souffla, projetant une bourrasque qui fit vaciller Martin.
— Et elle, c'est ma sœur, Lumina.
Lumina, dans une combinaison moulante couverte de paillettes, leva une main, faisant apparaître un rayon doré entre ses doigts.
— Souris pas trop fort, lança-t-elle à Martin. Si t'as un appareil jetable sur toi, c'est le moment. J'ai pas sorti ma tenue fluo pour rien.
Martin, toujours ébloui, marmonna :
— Euh... je crois que j'ai laissé mon Polaroid dans mon sac de gym...
Gaïa s'interposa en croisant les bras.
— On n'a pas besoin d'un uniforme ou d'un grand conseil, déclara-t-elle. On a besoin de conviction. Et on agit pour ceux qui n'ont personne.
Gina s'avança encore.
— Je ne veux pas de leur diplôme, de leurs règles ou de leurs médailles. Je veux être libre. Comme eux. Et je n'ai pas besoin de ta pitié, Esther.
Esther resta silencieuse un instant, le cœur battant. Elle leva les yeux vers Gina, et sa voix résonna, calme, posée, avec une profonde sincérité :
— Ce n'est pas de la pitié, Gina. C'est de l'espoir. Tu veux vivre libre ? Soit. Mais j'ai vu, ou plutôt... j'ai entendu qui tu es. Tu as déjà agi comme une héroïne. Tu l'as fait dans l'ombre, sans badge, sans reconnaissance. Les gens autour de toi s'en souviennent. Tu veux être libre ? Alors sois-le. Mais n'oublie jamais pourquoi tu te bats. Pas contre l'Académie. Pas contre nous. Mais pour ce qui est juste.
Gina cligna des yeux, visiblement troublée, mais son masque ne laissait rien paraître.
Esther ajouta, sans trembler :
— Tu dis que tu refuses qu'on te dise quoi faire. Alors je ne te dirai rien. Mais sache que quoi qu'il arrive, que tu choisisses de marcher à nos côtés ou de tracer ta propre route... tu n'es pas seule. Pas tant que je suis là.
Le silence fut total.
Même Magma sembla suspendu dans le moment.
Un silence tendu régnait toujours dans le hangar, quand Magma prit la parole d'une voix grave.
— On a repéré un vaisseau furtif, ces derniers soirs. Pas de lumière, pas de trace thermique. Mais il atterrit toujours au même endroit, à minuit pile.
— On pense qu'il transporte quelque chose, ou quelqu'un, ajouta Gaïa. Et pas le genre à signer des autographes.
Gina hocha la tête.
— Je l'ai vu aussi. À deux rues d'ici. Un vrombissement sourd, presque inaudible. Et une ombre... massive. Je pensais que c'était une hallucination.
— C'est pas une hallucination, dit Lumina, plus sérieuse qu'à l'ordinaire. Parce qu'à chaque passage, la végétation crame. Même les rats disparaissent.
— Et on a capté un mot dans une transmission cryptée, intervint Mistral. Beurk.
Anne Marie éclata d'un rire nerveux.
— Beurk ? C'est quoi, ça ? Le nom d'un Krashmal ou d'un plat de cantine mal digéré ?
Mais Esther, elle, se figea.
Son cœur rata un battement. Ce nom, elle ne l'avait pas juste entendu. Sollonella lui en avait parler.
Elle leva les yeux lentement, le visage blême.
— Ce n'est pas un surnom, murmura-t-elle. C'est le Krashmal Suprême.
Un silence choqué s'abattit.
— Le... quoi ? répéta Gina, les sourcils froncés.
— Le Krashmal Suprême, répéta Esther, la gorge nouée. Le plus puissant ! Et avec lui, un nom : Viak Quedillux.
Les Sentinelles échangèrent des regards inquiets.
— Viak Quedillux ? fit Magma. J'ai jamais entendu ce nom.
Esther inspira profondément.
— C'est son associé. Ou son messager. C'est flou, même dans les récits anciens. Sollonella m'a dit qu'il ne fallait pas l'oublier. Et que si Beurk apparaissait... Viak ne serait pas loin.
Gaïa fronça les sourcils.
— Vous croyez que ce Viak serait à bord du vaisseau ?
— Ou pire, répondit Martin. Qu'il l'a déjà infiltré.
Le silence revint, pesant. Puis, doucement, Magma reprit, la voix adoucie :
— Ton père nous avait parlé de ces histoires. À l'époque. Il ne nous jugeait pas, tu sais. Il nous respectait. Même si on n'a jamais mis les pieds à l'Académie.
Esther releva les yeux, surprise.
— Vous le connaissiez ?
— Il nous a défendus, une fois, dit Lumina. Quand les autorités nous traitaient de voyous. Il a dit : "Si vous agissez pour protéger, vous êtes déjà du bon côté." Ces mots, je les ai jamais oubliés.
Mistral renchérit :
— On a tous été touchés par ce qu'il lui est arrivé. Il mérite mieux qu'un lit d'hôpital.
Une émotion traversa les visages des Bordeleau. Pour un instant, le fossé entre l'Académie et les Sentinelles semblait... moins large.
— Merci, dit Martin, la voix plus émue qu'il ne l'aurait voulu.
— On n'est peut-être pas dans vos couloirs dorés, répondit Gaïa, mais croyez-moi... on veut la même chose que vous. On veut que personne ne revive ce que vos parents ont affronté.
Et dans ce vieux hangar, au milieu de l'ombre et de la rouille, quelque chose venait de naître. Une alliance silencieuse, scellée par la menace d'un nom oublié.
Beurk. Et Viak Quedillux.
Un grondement sourd se fit entendre, lointain mais distinct. Tous levèrent les yeux en même temps.
— Ça recommence, dit Gina, tendue. Il est à l'heure.
Le plafond trembla légèrement. Un courant d'air glacial passa dans le hangar, comme si l'air lui-même reculait devant quelque chose d'invisible.
— Le vaisseau... murmura Gaïa. Il est proche.
— Ce n'est pas un simple appareil, ajouta Lumina. Son passage perturbe l'environnement. On l'a observé trois fois. À chaque fois, il devient plus... précis.
Un son aigu, presque imperceptible à l'oreille humaine, vibra dans l'espace, provoquant un frisson chez chacun d'eux.
— Il faut le suivre, dit Martin. S'il est lié à Beurk ou à Viak... on ne peut pas laisser passer ça.
— Vous plaisantez ? s'écria Mistral. On ne va pas affronter un Krashmal Suprême avec un bâton de bois et des bonnes intentions !
— Personne ne vous demande de vous sacrifier, répliqua Anne Marie, sèche. Mais si ce vaisseau transporte vraiment une menace, on ne peut pas se contenter de l'observer. On doit agir. Ensemble.
Gina baissa légèrement les yeux. Puis, d'un ton plus calme :
— Je savais que t'allais finir par débarquer ici, Esther. Et je savais qu'on finirait à parler comme ça, comme si... comme si c'était inévitable.
Esther lui offrit un demi-sourire.
— Parce que c'était inévitable. Ce combat-là ne choisira pas ses héros selon leur uniforme.
Magma recula d'un pas et observa les jeunes Karmadors un moment. Puis il hocha lentement la tête.
— Très bien. On s'allie. Pour cette mission.
Il tendit la main à Martin, qui hésita... puis la serra.
— Mais on fait ça à notre manière. Pas de chefs. Pas de grades. Juste des gens qui refusent de laisser Beurk ou Viak détruire ce monde.
Esther hocha la tête. Son regard se perdit un instant dans le ciel sombre visible par l'ouverture du toit, là où une forme indistincte se dessinait lentement.
Une silhouette... non, une masse. Immense. Sans bruit. Comme si le ciel lui-même se pliait à son passage.
— Il arrive, souffla-t-elle.
Et dans l'obscurité du hangar, alors que les ombres grandissaient, les Sentinelles et les Karmadors se préparaient à faire front. Ensemble.
Le vrombissement devint plus sourd, plus pressant. Il faisait vibrer chaque poutrelle du hangar, chaque caisse, chaque respiration. Une masse noire plana au-dessus d'eux, camouflée par l'obscurité du ciel, ne laissant qu'un silence pesant avant la tempête.
Martin leva lentement les yeux.
Puis Esther.
Leurs regards s'écarquillèrent, figés d'horreur.
— C'est lui... souffla Martin, blême.
— Le vaisseau de ce soir-là... murmura Esther. Celui... celui où tout a basculé.
Elle sentit son cœur se serrer. Sa gorge brûlait. Son souffle devint saccadé. Les souvenirs, si longtemps enfouis, remontèrent violemment. Les cris de leur mère. La lumière froide. La silhouette de leur père tombant à genoux. Ce vaisseau avait tout volé.
Gina, elle, levait la tête, les poings fermés. Un éclair de colère et de trahison passa dans son regard.
Puis elle lâcha, dans un murmure rageur :
— Ce traître de Riu... il me l'avait promis.
Esther se tourna brusquement vers elle, l'air foudroyé.
— Quoi ?! Tu viens de dire... Riu ? Tu le connais ?
Elle n'eut pas le temps d'entendre la réponse.
Un rayon d'énergie bleuâtre s'abattit d'un seul coup du ventre du vaisseau, déchirant l'air comme une épée céleste. Il frappa de plein fouet un coin du hangar.
BOOM !
Une onde de choc balaya l'espace, faisant voler les caisses en éclats. Un pan entier du mur arrière explosa, projetant des morceaux de métal et de béton tout autour.
Tout le monde fut jeté au sol. Les oreilles sifflantes. Le souffle coupé.
Un brasier d'étincelles retomba du plafond éventré, éclairant fugitivement le sol ravagé.
Esther, à genoux, se redressa péniblement, le regard perdu entre Gina et la lumière du vaisseau qui descendait peu à peu, menaçante comme un jugement venu du ciel.
La voix tremblante, elle murmura :
— Riu... Viak... Beurk... c'est eux. C'est vraiment eux... Ils sont ici.
Et cette fois, il n'y avait plus de doute : le cauchemar qu'ils avaient tous essayé d'oublier... venait de revenir en pleine lumière.
Le souffle à peine retrouvé, Martin se redressa, le regard rivé sur le vaisseau qui descendait lentement, comme un prédateur prêt à fondre sur sa proie. Son cœur battait à tout rompre, mais quelque chose en lui se déclencha — un réflexe. Un instinct.
— Reculez ! cria-t-il. Je vais essayer quelque chose !
Il leva les bras, inspira profondément, et canalisa l'air autour de lui.
— Cyclone, murmura-t-il pour lui-même, comme pour invoquer ce qu'il était censé devenir.
Un puissant courant de vent jaillit de ses paumes ouvertes, tourbillonnant en spirale devant lui. Il parvint à détourner quelques débris enflammés tombant du plafond, les envoyant rouler plus loin dans le hangar. Il cria de toutes ses forces, repoussant un pan de tôle qui menaçait de s'écraser sur Anne Marie et Gaïa.
Mais le souffle du vaisseau était plus fort. Trop fort.
— Martin, recule ! cria Anne Marie.
Elle tendit les bras, sa peau se mettant à luire d'un rouge incandescent. La température monta d'un coup.
— Lava pulse... maintenant ! hurla-t-elle.
Une vague de lave en fusion jaillit du sol, fendit l'air et tenta de frapper le ventre du vaisseau. Mais la trajectoire était instable. La chaleur, le bruit, la panique... et un fragment du plafond s'effondra à cet instant.
La lave dévia, ricocha sur un pilier métallique, et une gerbe brûlante éclata près de Gina.
— Gina ! hurla Esther.
Un cri de douleur perça l'air.
Gina tomba à genoux, la manche de son manteau partiellement calcinée, le bras touché. Gaïa accourut immédiatement vers elle, posant les mains sur la brûlure avec un cri d'angoisse.
— Elle saigne ! Magma, on doit la sortir de là ! On n'est pas prêts pour ça !
Magma, toujours debout, le regard dur et les poings serrés, restait immobile... mais ses yeux vacillaient.
— On... on a sous-estimé leur puissance, dit-il d'une voix grave. On pensait pouvoir gérer... Mais ce n'est pas un combat ordinaire. C'est une invasion.
Lumina, les bras levés, tentait de créer un écran de lumière pour dissimuler le groupe. Mistral haletait, un filet de sang au coin des lèvres après avoir hurlé trop fort.
— On est trop peu, murmura-t-il. On est que des gosses avec des capes...
Esther se précipita près de Gina, à genoux à ses côtés.
— Tu vas t'en sortir. On va te sortir de là, murmura-t-elle.
Gina ouvrit les yeux à peine.
— Riu... c'est lui... il nous a trahis...
Et au-dessus d'eux, le vaisseau descendait encore, les turbines vrombissant comme des tambours de guerre.
Un hurlement de métal retentit.
Le vaisseau s'était désormais penché au-dessus du hangar, tel un faucon géant prêt à frapper. Les lumières rouges qui pulsaient à son ventre éclairaient les visages des adolescents en contrebas — sales, effrayés, battus. Le hangar n'était plus qu'un amas de poussière, de fumée et de flammes rampantes.
Martin tenta une nouvelle rafale d'air, en vain. Anne Marie, à genoux, les bras tremblants, n'avait plus la force de déclencher une autre salve. Gina, blessée, était toujours soutenue par Gaïa. Magma, Lumina et Mistral formaient une barrière autour d'eux — une ligne bien mince face à l'enfer suspendu au-dessus d'eux.
Et alors que le rayon du vaisseau se mettait à crépiter, chargé d'une énergie qui semblait déformer l'air lui-même, le sol vibra d'un frisson sourd, profond, presque organique.
Puis, la lumière éclata.
Pas celle du vaisseau.
Une colonne aveuglante, blanche comme un éclair en plein ciel, fendit l'obscurité depuis le plafond éventré. Elle frappa le sol avec une puissance presque céleste, balayant la poussière, éteignant les flammes, projetant une onde qui repoussa jusqu'au vaisseau lui-même.
Un silence surnaturel s'ensuivit.
Dans le halo, une silhouette féminine descendit lentement, les pieds à peine effleurant le sol, comme si l'espace lui-même se pliait à sa présence.
Elle portait une longue robe en or, marquée de symboles anciens qui brillaient comme des constellations en mouvement. . Ses yeux — deux abîmes argentés — fixaient le ciel avec une détermination glaciale.
— Sollonella, souffla Esther, figée.
Martin, blême, hocha lentement la tête. Un souvenir l'étrangla à la gorge.
Le vaisseau sembla ralentir, puis gronder d'un son grave et lourd, comme un cri d'agonie technologique. Il émit une pulsation sombre, puis recula lentement dans les airs, presque repoussé par une force invisible.
Sollonella tendit une main vers lui, paume ouverte.
— Ce n'est pas encore le moment. Disparais, serviteur du vide...
Un sifflement aigu fendit l'air, puis, comme s'il était happé par l'horizon, le vaisseau fila soudain vers les nuages et s'évanouit dans le ciel nocturne en une fraction de seconde.
Le silence retomba. Un silence lourd, rempli de tension résiduelle, de peur contenue et de regards échangés.
Sollonella se tourna lentement vers les jeunes, sa voix douce mais ferme.
— Vous avez été courageux... mais imprudents !
Puis son regard croisa celui d'Esther. Un courant invisible sembla les relier, comme une mémoire ancienne ou une vérité cachée.
— Nous devons parler, dit-elle simplement.
Et tout le monde comprit que la nuit n'était pas terminée.