Les Angles et les obtus

Chapitre 4 : Partie IV - Langues entremêlées

Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/11/2016 21:25

La même pièce. Assis à une longue table, le roi Arthur, les seigneurs Perceval, Lancelot, Léodagan d’un côté, le chef Angle et son aide de camp en face, et le père Blaise assis en bout de table avec de quoi écrire.

LÉODAGAN, à Arthur, désignant Perceval
Rappelez-moi pourquoi il est là, çui-là ?

LANCELOT, légèrement irrité
J’avoue que je n’en saisis pas bien la raison moi non plus, Sire.

PERCEVAL, aux deux autres
Ben dites, hé, je suis aussi important que vous, ici, non ?

LÉODAGAN
Non.

LANCELOT, à Perceval, se rengorgeant légèrement
Je vous rappelle que je suis le bras droit du roi !

PERCEVAL
Ah bon ?

LÉODAGAN
Et moi que je suis roi de Carmélide.

PERCEVAL
Je sais même pas où c’est, moi, la Carm–

LANCELOT, ironique, regardant Léodagan
Oh, ben c’est facile, c’est là où y’a pas de routes pavées…

Le seigneur Léodagan s’apprête à répondre, mais le roi les interrompt.

ARTHUR
STOP ! Même si ils pigent rien en face, on va pas commencer à s’engueuler devant l’ennemi et futur allié : l’idée c’est de leur donner envie de nous rejoindre, pas de leur montrer que parce qu’on n’est pas foutus de s’entendre entre nous, ils peuvent espérer nous foutre sur la gueule un de ces jours…

LÉODAGAN
Oui ben si ils nous rejoignent, ils s’apercevront vite de l’ambiance générale, de toute façon.

LANCELOT, avec un soupir et un regard en coin vers Perceval
Du niveau général, aussi.

PERCEVAL
Mais, Sire… si le seigneur Léodagan est roi en plus d’être votre beau-père – c’est ça, hein, c’est bien votre beau-père, j’ai bon ? (acquiescement d’Arthur) – et que le seigneur Lancelot est votre bras droit, je suis quoi, moi ?

LANCELOT, bas, comme pour lui-même
Oh ben vous et vos pitoyables petits camarades, vous seriez plutôt ses bras gauches.

ARTHUR, entre ses dents, sur un ton d’avertissement
Seigneur Lancelot…

Perceval regarde le dos de sa main DROITE, puis remonte le long du bras.

LÉODAGAN, à Perceval
L’autre gauche.

PERCEVAL
Oh, ‘tain, nan ! Recommencez pas avec ces conner–

ARTHUR, d’une voix forte
BON ! Nous sommes heureux d’accueillir à cette table le chef Angle, le roi… (Entre ses dents, au père Blaise) c’est quoi son blaze, déjà ?

Le père Blaise cherche parmi ses parchemins, retourne plusieurs feuilles, puis abandonne.

PÈRE BLAISE
Bof, de toute façon j’aurais pas su comment l’écrire, c’est imprononçable cette langue, ça ressemble à rien…

ARTHUR, reprenant sa phrase
…le chef Angle, ainsi que son premier ministre. (Bas, au père Blaise) C’est bien son premier ministre, hein ?

PÈRE BLAISE
Allez savoir…

LÉODAGAN
De toute façon, ça pourrait aussi bien être son cuisinier, qu’est-ce qu’on en a à foutre ?

CHEF ANGLE, regardant son pied
“Foute” ?

LÉODAGAN
Qu’est-ce qui lui prend, à çui-ci, de regarder par terre ? Nos tronches lui reviennent pas ?

ARTHUR, entre ses dents
Beau-père, s’il vous plait…

Le père Blaise étale une grande carte devant le chef Angle.

ARTHUR, aux deux Angles
Ainsi donc, voici représentés les territoires du quart sud-est de l’île de Bretagne.

PERCEVAL, pour lui-même
Oh non, pas encore !

Léodagan attrape lentement mais ostensiblement un des registres du père Blaise tout en regardant Perceval avec insistance.

ARTHUR, à qui l’interruption n’a pas échappé
Territoires dont, pour l’heure, vous (il pointe du doigt les deux Angles) occupez cette partie (il désigne une zone sur la carte). En échange de l’acceptation de votre capitulation et de notre bon vouloir à épargner à vos troupes des pertes vaines et inutiles, nous (il se désigne lui-même ainsi que ses chevaliers) pourrions exiger de vous (il les montre du doigt) un tribut exorbitant (de la main, il fait le signe “argent” en frottant le pouce avec l’index et le majeur), en monnaie ou en nature, ou bien vous chasser des territoires que vous occupez (il fait le signe de balayer la zone de la carte correspondante, puis remontre les deux Angles du doigt et fait un signe qui voudrait signifier “oust”), ou même vous emprisonner (il mime avec ses deux mains le geste d’attraper deux barreaux imaginaires devant son visage).

Les deux Angles se regardent.

PÈRE BLAISE
Euh… vous êtes sûr de vous faire bien comprendre, là, Sire ?

Le chef Angle répète le signe “argent” avec les doigts à l’adresse de son acolyte, en tirant une tête de six pieds de long.

ARTHUR
Ils ont compris.

PERCEVAL
Putain, ils sont balèzes, les mecs.

LANCELOT, à Perceval
Faut dire qu’il vous en faut peu…

PERCEVAL
Ben quand même, ils pigent vite ! Moi, le seul mot que je connais en langue étrangère, c’est “biographie” !

LANCELOT, irrité
C’est pas une langue étrangère, ça.

LÉODAGAN
Ah… pour lui, si !

PERCEVAL
Quoi, c’est pas du latin, ça ?

ARTHUR
Non, pas du tout. (Il réfléchit un instant) Vous m’auriez dit du grec, à la rigueur… Enfin à la base, parce que “biographie”, on peut pas vraiment dire que‒

LE CHEF ANGLE, s’exclamant
Baille-o-gra-fi !

Tout le monde sursaute.

LÉODAGAN
Qu’est-ce qui lui prend, maintenant, à lui ? Il se sent pas bien ?

PÈRE BLAISE
Il essaie de communiquer, je crois…

LANCELOT
Non mais franchement, il pourrait pas baragouiner au moins un tout petit peu de latin, comme tout le monde ?

PÈRE BLAISE, pince-sans-rire
Vous voulez dire “un minimum”, je présume.

LANCELOT, vexé
Très drôle, Père Blaise, l’heure est bien aux jeux de mots, tiens. En attendant on n’avance pas.

PERCEVAL, largué
Ben qu’est-ce qu’il y a de drôle ?

PÈRE BLAISE, agacé, à Lancelot
Mais qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? Ils causent pas la langue, ni même une broque de latin de cuisine ! C’est pas en trois quart d’heure que j’allais leur apprendre ne serait-ce que des rudiments de conversation latine, désolé.

LÉODAGAN
Ça me rappelle, j’ai eu un type, une fois, en Carmélide, qui prétendait pouvoir vous apprendre à causer une langue étrangère en quelques semaines. Une arnaque, vous pensez bien. Alors il s’est présenté un jour avec plein de grimoires sous le coude en me disant que les voyages formaient la jeunesse, et patati et patata, et que si je voulais que mon gamin s’en sorte à l’étranger il pouvait lui apprendre le latin version express grâce à une toute nouvelle méthode révolutionnaire, et ça en échange de six mille pièces de bronze.

LANCELOT
Six mille ! Ah, quand même ! Il n’y est pas allé de main morte !

LÉODAGAN
Moi non plus. Le lendemain, il cramait dans la cour, avec ses foutus grimoires pour alimenter le bûcher. Des mois qu’il écumait toute l’île et arnaquait les rupins avec sa méthode à six mille ! Mais le jour où il a foutu les pieds chez moi, il se doutait pas qu’il m’embobinerait pas aussi facilement que les autres, et‒

ARTHUR
Oui, charmant, Beau-Père, j’adore vos souvenirs pittoresques, mais celui-là vous voudrez bien le garder pour le prochain repas de famille, hein ? J’aimerais bien qu’on avance…

PÈRE BLAISE
En tout cas c’est bien joué, Sire, de leur avoir rappelé qu’on pourrait être bien moins coulants avec eux que ce qu’on s’apprête à leur proposer, ça donnera un angle d’attaque pour aborder cette négociation.

PERCEVAL
Ah bon, alors maintenant ils attaquent, finalement ? Je croyais qu’ils avaient renoncé, les Angles…

LANCELOT, pour lui-même, levant les yeux au ciel
Eh ben voilà !

LÉODAGAN, à Lancelot
Fallait s’y attendre…

PERCEVAL
Nan mai quoi, c’est vrai à la fin ! J’y pige plus rien, moi !

PÈRE BLAISE, dans sa barbe
Comme c’est étonnant…

ARTHUR, au père Blaise
Alors primo ‒ puisque vous tenez au latin ‒ je ne suis pas coulant. Et secundo, je ne leur propose rien, j’exige.

LÉODAGAN
Ah ouais ? Ce serait nouveau, ça…

PÈRE BLAISE
Ça s’appelle “y mettre les formes”, Sire Léodagan.

LANCELOT
Ça se fait, dans les pays civilisés.

LÉODAGAN
À Rome, j’dis pas… Mais ce sont tous devenus des vraies tarlouzes maintenant, là-bas.

LANCELOT
Hmm, pour une fois, c’est pas totalement faux, ce que vous dites.

PERCEVAL, surpris
Sérieux, vous savez pas ce que c’est une tarlouze, Seigneur Lancelot ?

L’AIDE DE CAMP ANGLE, à son chef
“Tou louze” ? Yaiss oui loste.

LÉODAGAN
Ah ben tiens, v’là l’autre empaillé qui se réveille.

ARTHUR, au père Blaise
Qu’est-ce qu’il a dit, là ?

PÈRE BLAISE
Mais comment voulez-vous que je le sache ?

PERCEVAL
Moi il me semble l’avoir entendu dire “oui”. Ça voudrait dire qu’ils acceptent ?

ARTHUR
Accepter quoi ? On n’a rien eu le temps de leur proposer encore, vous parlez tout le temps, vous quatre !

LANCELOT
Pardonnez-nous, Sire, nous nous sommes peut-être un peu laissés emporter dans le feu de la conversation.

ARTHUR
Un peu ? Entre celui-ci qui capte rien et à qui il faut tout répéter trois fois‒

PÈRE BLAISE
Minimum !

ARTHUR
Celui-là qu’est tout content de nous étaler son latin, vous qui ne pouvez pas vous empêcher d’interrompre les uns et les autres tant vous pensez essentiel de nous faire partager vos remarques, et les souvenirs de mon beau-père qui va finir par nous raconter tout son curriculum‒

LE CHEF ANGLE
“Curriculum” ! Baille-o-gra-fi, curriculum vitæ !

ARTHUR
Hein ?

LANCELOT
Quoi ?

PÈRE BLAISE
Pardon ?

ARTHUR
Mais… mais… je croyais qu’il causait pas latin, c’t’engin-là !

PÈRE BLAISE
Oui ben si c’est le seul mot qu’il connait, ça va pas nous mener bien loin.

ARTHUR
Et pourtant on dit que tous les chemins mènent à Rome…

Léodagan, Lancelot et le père Blaise le regardent, à la fois étonnés et navrés.

ARTHUR
Mouais, vous avez raison, c’est nul… ça doit être la fatigue, la lassitude. (Au père Blaise) Essayez de lui dire encore quelque chose en latin, voir si ça éveille quelque chose en lui ?

PÈRE BLAISE
Mais j’ai déjà essayé cent fois !

ARTHUR
Eh ben ça fera une cent-unième fois. Allez zou !

Gros soupir du père Blaise.

PÈRE BLAISE
Vestifex meus dives est.

Pause.

LANCELOT
Aucune réaction.

ARTHUR, levant un sourcil
En même temps, je vois pas bien comment réagir à cette information capitale.

LANCELOT, ironique
C’est vrai qu’il faut le temps de l’encaisser.

PÈRE BLAISE, agacé
Eh ben allez-y, Seigneur Lancelot, puisque vous êtes si malin !

Lancelot se renfrogne. Il réfléchit une seconde.

LANCELOT, aux deux Angles
Alea jacta est.

Pause.

LÉODAGAN
Que dalle. Ils causent pas latin, ces deux andouilles.

PERCEVAL
Mais, je comprends pas bien, moi : jusque là je croyais que c’était une colline et pas une langue, le Palatin…

 
(Épilogue à suivre…)

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