Les Angles et les obtus

Chapitre 2 : Partie II - Objectif zéro mort

Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 00:58

LES ANGLES ET LES OBTUS - Partie II

 

Grande salle. Debout auprès d’une longue table sont présents le roi Arthur, les seigneurs Léodagan, Perceval et Lancelot, la reine Guenièvre et sa mère Dame Séli. Le père Blaise, lui, est assis en bout de table devant des parchemins. Les chevaliers ne sont plus en armure.

LANCELOT
Sans même combattre ?

ARTHUR
Sans combattre.

LANCELOT
Pas de bataille, donc ?

ARTHUR
Ben évidemment non, je viens de vous le dire, pas de bataille.

LEODAGAN
Et depuis quand on est obligé d’accorder à l’ennemi ce qu’il nous demande ?

LANCELOT
Je dois avouer que ça me fait bizarre de le dire, mais pour une fois je suis assez d’accord avec le Seigneur Léodagan.

LEODAGAN, étonné
Sans déconner ?

LANCELOT
Sire, la victoire est certaine, nous sommes bien plus nombreux qu’eux, la bataille a lieu sur notre terrain, l’ennemi est à découvert et pour peu que les seigneurs Caradoc et Perceval restent au château, je ne vois pas ce qui pourrait arriver qui–

PERCEVAL
Pourquoi ? C’est quoi le rapport avec nous ?

ARTHUR
Mais justement, Seigneur Lancelot, à vaincre sans péril, ne triomphe-t-on pas sans gloire ?

LANCELOT, pensif
C’est vrai que… Vu comme ça…

PÈRE BLAISE, plume à la main
Euh, Sire, vous voulez bien me la répéter plus lentement celle-là, j’ai trouvé ça plutôt bien, ça me ferait mal de pas la retranscrire.

ARTHUR
Mais, de toute façon, vous êtes pas censé retranscrire absolument TOUT de ce qui se dit ?

PÈRE BLAISE
Nan mais on n’est pas à la Table Ronde là, Sire, alors bon, faut bien faire un peu relâche de temps en temps… Et puis sans déconner, vous croyez que j’ai le temps de tout noter ? Vous vous rendez compte de la vitesse à laquelle vous causez, tous ?

LANCELOT, s’énervant
Nan mais à la fin, vous êtes scribe, oui ou non ? Vous faites quoi pendant les réunions de la table ronde depuis plus de dix ans, des dessins ?

SÉLI
Oh non mais regardez-moi ce lèche-cul !

LANCELOT, sortant de sa réserve
Dame Séli, si ce n’était tout le respect que je dois à une femme et à la mère de la reine, je–

PÈRE BLAISE, l’interrompant à temps
Pensez tout de même pas que je vais me péter le poignet à suivre le rythme, surtout que les trois quarts de ce qui se dit c’est quand même des conner–… euh… Bon, ben euh… disons que pour retranscrire, je résume, je ne garde que les grandes lignes et ensuite je rebrode par dessus, mais là je me souviens plus de la citation exacte…

ARTHUR
Eh ben là aussi restez dans les grandes lignes… L’important dans ce qui se dit, c’est l’idée ! Et laissez tomber les fioritures et les enluminures…

GUENIÈVRE, intervenant
Oh ben non, laissez-les, ça fait joli !

PÈRE BLAISE
Nan mais pour les conneries habituelles, d’accord Sire, mais pour une fois que vous dites quelque chose de bien–

Gros froncement de sourcils du roi.

PÈRE BLAISE
Enfin, je veux dire… Bref, elle était bien votre phrase, alors comparé aux tonnes de merd– de récits plus prosaïques que je me farcis d’habitude, ça me ferait mal de rater ça ! Imaginez que dans quelques années, un glandu la ressorte et soit le premier à la coucher par écrit, hein ? Je peux pas passer à côté de ça !

ARTHUR
Mais je me souviens même plus exactement de ce que j’ai dit ! Et puis bon, l’heure n’est pas tellement à causer belles lettres, alors si vous permettez, on gardera ça pour une autre fois, hein ? Et même si vous permettez pas, d’ailleurs.

PÈRE BLAISE, croisant les bras
Bon, ben je vois pas pourquoi je me fatig–

ARTHUR
Flûte ! Vous reprenez votre plume ou je vous fais foutre au trou !

LEODAGAN, au roi
Oh ben oui, ça manquera pas de place aux cachots, vu que vous envisagez pas d’y mettre des Angles.

PERCEVAL
Ah bon, elles sont rondes maintenant les cellules ?

ARTHUR
Flûte vous aussi, Beau-Père. Et vous aussi, Seigneur Perceval. Voilà. Bon, pour ce qui est de la bataill–

PERCEVAL
Mais Sire, si vous y allez sans nous, il vous manquera la toute dernière technique de combat qu’on a mise au point avec le Seigneur Caradoc : je vous explique, on–

ARTHUR
NAN nan nan nan nan nan, stop, arrêtez-vous là. De toute façon, il me semble avoir précisé pas plus tard qu’il y a une minute qu’il n’y aurait PAS de bataille.

GUENIÈVRE
Pas de bataille ? Ben comment on saura qui a gagné alors ?

ARTHUR
Ah mais y’a pas à chercher, c’est nous, c’est tout.

GUENIÈVRE
Ben non, pas encore puisqu’il n’y a pas eu de combat…

ARTHUR, articulant
Et il n’y en aura pas, puisqu’on va négocier un accord de paix. (Regardant sa femme d’un air étonné) Et depuis quand vous vous occupez de stratégie militaire, vous ?

GUENIÈVRE
Mais je comprends pas bien : quand est-ce que vous négocierez ? Une fois que la bataille rangée sera commencée ou bien une fois qu’elle sera finie ?

ARTHUR, les yeux exorbités
Mais– ? Mais ni l’un ni l’autre puisqu’il n’y aura PAS de bataille. Ça y est, ils renoncent, et ils demandent à négocier les termes de leur retrait !

GUENIÈVRE
Ah bon ? Alors personne n’a gagné, c’est ex-aequo !

ARTHUR, s’énervant pour de bon
ZUT ! Je vous dis qu’ils renoncent, ils baissent leur froc, ils reconnaissent qu’on est les plus forts, qu’ils ont aucune chance, qu’ils se feraient laminer si il y avait un combat !

SÉLI
Ben du coup, raison de plus pour nous de maintenir la bataille !

ARTHUR
Oh ben bien sûr, vous en parlez à votre aise, vous : c’est pas vous qui allez à la marave !

LEODAGAN, au roi
Non, mais moi par contre j’y vais, et je suis bien de son avis !

SÉLI
Eh ben, c’est nouveau ça… Père Blaise, j’espère que vous avez bien pris note : vous me donnerez le parchemin, que je le fasse encadrer…

LEODAGAN, à sa femme
Merde.

PÈRE BLAISE, à Dame Séli
Euh, ça aussi je vous le note ?

SÉLI, au père Blaise
Merde.

ARTHUR, désabusé
Ah y’a pas à dire, c’est beau, le mimétisme conjugal…

PERCEVAL
Euh… ouais, c’est pas faux !

GUENIÈVRE
Mais, pardonnez-moi si je ramène ça sur le tapis, mais comment on peut dire qu’on a gagné si–

Le roi, abattu, laisse échapper un énorme soupir d’exaspération, voire de désespoir.

GUENIÈVRE, agacée
QUOI ? Qu’est-ce que j’ai encore dit ?

PERCEVAL
Nan mais c’est vrai, Sire, avouez que c’est chaud, quand même. Tenez, même moi j’ai pas tout compris, c’est dire !

PÈRE BLAISE
Bon alors, je mets quoi ? Que l’ennemi s’est rendu sans combattre ? On peut pas vraiment dire qu’il se soit rendu puisqu’on va l’inviter à négocier… Qu’on a gagné sans bataille ?

ARTHUR
Ben d’accord, mettez ça. Et par la même occasion vous rajouterez « sans même un seul mort dans aucun des deux camps ».

PERCEVAL
Et euh… ça compte quand même, dans ce cas-là ?

LANCELOT
Faut reconnaître que c’est assez déroutant : proposer à l’ennemi de rejoindre la fédération plutôt que l’éliminer une fois pour toutes, c’est vrai que c’est plutôt innovant comme stratégie par ici.

ARTHUR
Alors, une fois pour toutes, je ne fais pas QUE ce que je veux, je reçois moi aussi des ordres d’en haut, j’ai une MISSION à remplir et c’est pour ça que j’ai CECI (il porte la main à la garde d’Excalibur). La Dame du Lac ne m’a pas vraiment laissé le choix. Enfin… si, elle m’a laissé le choix des personnes dont je voulais m’entourer pour remplir cette mission… (En aparte) Et finalement quand j’y pense, l’aurait peut-être mieux valu que là aussi elle me dicte sa propre liste !

(À suivre…)

 

NOTE DE L’AUTEUR

« à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire » : Pierre Corneille, Le Cid, Acte II, scène 2, vers 434 (repris sous la forme interrogative dans le film « Fanfan la tulipe » de Gérard Krawczyk)

« – Sans même un seul mort. » « – Ça compte ? » : dialogue issu de ce même film.

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