Monstres et compagnie

Chapitre 4 : "Vous savez, l'histoire, elle va changer !"

5905 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 22/11/2019 17:22

"Vous savez, l'histoire, elle va changer."


– Vous avez toujours mal ?

McCoy releva péniblement la tête vers l'imposteur qui prétendait être Merlin l'enchanteur. Ce n'était pas possible. Cet homme n'était pas le Merlin de la légende. Il n'était pas enchanteur, il n'était même pas druide. Et, de l'avis du médecin, il n'aurait même pas dû exister. En tout cas pas dans un rayon de cent années-lumière autour de lui.

Ça faisait près de quatre heures qu'il avait été mordu par cette saloperie de bestiole répugnante, et il ressentait déjà les premiers effets de l'infection qui se répandait dans son corps. Il se demandait, d’une façon relativement professionnelle et détachée, s'il parviendrait à conserver sa jambe, au cas où il arrive à temps sur l'Enterprise pour être sauvé.

Il avait toujours su que ce serait une mauvaise idée de sauter dans ce portail temporel. Mais Jim ne l'avait pas écouté, comme à son habitude. Leonard ne put s’empêcher de se demander si cela lui ferait de la peine d'avoir un médecin en chef unijambiste. Spock se contenterait probablement d'un commentaire lapidaire sur la diminution de son efficacité…

– Ho, vous m'entendez ?

Merlin secoua les épaules du médecin, qui poussa un grognement.

– Mais évidemment, je vous entends, gémit-il (assez indignement, il faut bien le dire, mais il n'en pouvait vraiment plus), vous n'arrêtez pas de parler ! Vous ne pourriez pas vous taire deux minutes ?

Ça faisait quatre heures que l'autre le bassinait avec la médecine par-ci, la médecine par-là, la posologie, la désinfection, les points de suture, les médicaments à la fiente de porc, les autres à la fiente de poule, et Dieu savait quoi encore. Pendant ce temps-là, McCoy avait nettoyé la blessure du mieux qu'il avait pu et entouré sa jambe d'un bandage de fortune, mais il savait très bien que ça ne servait pas à grand-chose. Son autosutureur lui manquait, et son protoplaseur, et ses hyposprays, et l'infirmerie de l'Enterprise, si propre, si calme…

Maintenant, il savait à quoi ressemblait l'enfer. L'enfer, c'était mourir lentement de septicémie dans une époque arriérée, sans possibilité de fuite, coincé avec un taré qui déblatérait des absurdités sur l'art de la médecine.

– Vous êtes vraiment pâle comme un cul, vous êtes sûr que ça va ?

Et grossier avec ça.

– Non, ça ne va pas, répondit Bones avec une sécheresse bien excusable compte tenu des circonstances. Je vais probablement crever très bientôt, et en plus j'ai un crétin qui n'arrête pas de me parler alors que j'ai besoin de calme !

Le druide tourna la tête de droite à gauche, comme s'il cherchait quelqu'un aux alentours.

– Si vous avez des hallucinations auditives, dit-il, visiblement inquiet, c'est que ça va vraiment pas. Il n'y a personne ici, vous savez.

Leonard poussa un nouveau gémissement, moitié douleur, moitié désespoir. Ce n'était pas possible d'être bête à ce point-là, ce n'était pas humainement possible ! Il choisit de ne pas répondre et ôta précautionneusement le tissu trempé de sang pour examiner la blessure. Les bords de la plaie étaient rouges, enflammés, purulents. Merlin poussa un sifflement.

– Eh ben c'est pas joli-joli tout ça ! Si vous m'aviez laissé désinfecter au gros sel…

La main du médecin partit. Toute seule, indépendamment de sa volonté, sans qu'il la dirige, de manière parfaitement autonome. Ses doigts entrèrent violemment en contact avec la joue du pseudo-enchanteur, qui poussa un cri indigné.

– Mais vous êtes pas bien ! Qu'est-ce que j'ai fait ?

– Vous voulez dire, à part avoir attiré cette créature à notre table ? Je vous rappelle que c'est grâce à vous que je me suis fait bouffer le mollet !

– Mais vous ne comprenez pas, une mogriave, c'est extrêmement rare ! (Tant mieux, pensa McCoy.) Quand on en voit une, ça porte chance ! (Pas à moi, ricana le médecin intérieurement.) Pourquoi vous vous marrez ?

– Parce qu'on ne peut pas vraiment dire qu'elle m'ait porté chance, votre bestiole.

Bones se passa la main sur le front et constata qu'il transpirait abondamment. Pourtant, il ne faisait pas si chaud que ça. Il était en train de pourrir de l'intérieur, c'était sûr, et l'autre ne se taisait toujours pas.

– D'accord, j'aurais dû me méfier, admit Merlin. Mais je ne pouvais pas deviner qu'elle allait vous sauter dessus ! Normalement, ça n'est pas si agressif que ça. Je suis sûr que son maître la nourrit très mal.

Le médecin appuya sa tête contre le mur de boue séchée qu'il avait évité de toucher jusqu'ici en raison de son aspect et de son odeur. Il se sentait très fatigué, et l'idée de dormir, de s'évanouir, de tomber dans le coma, de mourir même ne paraissait pas si désagréable en comparaison de la souffrance infligée à ses tympans (et à son cerveau) depuis presque quatre heures. Il ferma les yeux.

– Faites pas le con, vous pouvez pas crever maintenant, qu'est-ce que je vais dire à vos amis, moi ?

McCoy lâcha un petit rire.

– Vous n'aurez qu'à dire à Spock que je suis mort illogiquement, répondit-il avec un bâillement irrépressible. Dites-lui-même qu'illogique a été mon dernier mot. Peut-être que ça le fera réagir.

Alors qu'il se sentait glisser dans le sommeil, il entendit la voix de Merlin qui psalmodiait une incantation quelconque dans une langue inconnue.

Il l'aurait décidément fait suer jusqu'au dernier moment.

.

– Et si je vous expliquais les règles d'un jeu de cartes du pays de Galles ? suggéra Perceval. Comme ça on pourrait jouer ce soir en rentrant à la taverne.

Il avait tout tenté pour faire la conversation, mais le seigneur Spock (quel nom étrange !) ne répondait que par monosyllabes. (Monosyllabe, c'était un mot qu'il connaissait depuis peu, Arthur le lui avait appris. Et répété. A plusieurs reprises.) Perceval commençait à se demander si son compagnon de route était normalement intelligent et s'il comprenait bien tout ce qu'il disait, parce qu'il ne réagissait pas plus qu'une huître, alors que Perceval proposait des sujets de discussion vachement intéressants ! S'il ne comprenait pas, il était même prêt à partager avec lui sa botte secrète, parce qu'il y avait quelque chose chez cet homme qui l'attirait. Comme si la destinée dont lui avait une fois parlé Arthur était inexplicablement liée à ce grand type qui marchait à longues enjambées devant lui, sans un mot, concentré sur les eaux profondes du lac de l'Ombre. Il n'aurait pas su comment l'expliquer, mais il avait l'impression de le connaître depuis toujours.

– Si vous voulez, répondit Spock sans enthousiasme.

Perceval ne se le fit pas dire deux fois. Il était très rare qu'on lui laisse expliquer les règles des jeux de chez lui. Dès qu'il essayait, le tavernier et Karadoc faisaient comme s'ils n'avaient pas entendu et proposaient un cul de chouette, un jeu imbittable avec des règles à la con, où il perdait tout le temps.

– Au pays de Galles, commença-t-il en bafouillant tant il était heureux, il y a un jeu qui s'appelle le fizzbin. C'est pas très difficile : chaque joueur prend six cartes, sauf le joueur à la droite du donneur, qui en prend sept. La seconde carte, on la retourne comme une crêpe, mais pas le jeudi. Si vous avez deux valets, c'est la moitié du fizzbin. Mais si vous avez un autre valet, alors vous avez un skrall et vous êtes disqualifié. Pour faire un fizzbin, vous avez besoin ou d'un roi ou d'un deux, sauf la nuit bien sûr, où il vous faudrait une dame et un quatre. Si vous n'avez pas eu de valet et qu'à la place vous avez eu une reine, alors là je vous donne une autre carte, mais si c'est le soir, il faut la rendre après. Dans ce cas, vous pouvez espérer un royal fizzbin. La dernière carte s'appelle un kronk… [1]

Un bruit de branches cassées interrompit le chevalier au moment le plus intéressant de son explication. Trois gaillards venaient d'apparaître sur le chemin devant eux, armés de massues et de poignards. Perceval avala avec difficulté et posa mollement la main sur la garde de son épée. Son coéquipier n'était pas armé, il était envoyé par le roi Arthur, la mission de Perceval était de le protéger… mais il doutait fortement d'en être capable.

– Messieurs, je vous prie de nous laisser passer, demanda Spock poliment.

Perceval eut la confirmation de ce qu'il pensait déjà : le type n'était pas très intelligent. En face, les trois bandits ricanèrent, et à leur place, Perceval aurait certainement ricané aussi.

– Ouais, on te laissera passer quand tu nous auras donné tout ce que t'as, y compris ton froc.

Spock haussa les sourcils.

– Puis-je m'enquérir de ce que vous comptez faire de mon pantalon ?

Les voleurs se regardèrent avec une pointe de surprise. L'attitude du seigneur Spock n'était absolument pas normale et elle devait les perturber autant qu'elle perturbait Perceval. D'autant plus qu'il ne savait pas ce que voulait dire « enquérir ».

– Allez, envoyez vos affaires, tous les deux ! aboya l'un des bandits.

Le chevalier s'apprêtait à obéir lorsque son coéquipier tira de sa ceinture une sorte de petit objet. La suite se passa en un éclair : un rayon lumineux jaillit de l'objet et frappa le plus proche des brigands, qui tomba immédiatement à terre. Les deux autres se regardèrent, atterrés, et s'enfuirent sans demander leur reste. Perceval resta lui-même un instant bouche bée avant de s'écrier :

– Wahou, c'est génial ! Comment vous avez fait ?

Spock rangea son arme et reprit sa route sans dire un mot.

– C'était de la magie ? insista le chevalier.

– Si vous voulez.

– Mais comment ça marche ? Est-ce que je pourrais essayer moi aussi ? J'aime pas trop la magie d'habitude, mais là, c'était trop mortel ! Vous croyez que Merlin est capable de faire des trucs comme ça lui aussi ? Il sait balancer des pluies de pierre, mais…

Spock s'arrêta brusquement et se tourna vers Perceval.

– Vous arrive-t-il de vous taire parfois ?

La question prit le chevalier au dépourvu. Il réfléchit quelques secondes.

– Euh… Ben… Ouais, bien sûr, quand je dors.

– Alors, je vous en prie, dormez.

– Mais je ne peux pas dormir sur commande, protesta Perceval, à qui la requête semblait étrange.

– Ca peut s'arranger, déclara Spock en faisant un pas rapide dans sa direction.

Les doigts de l'homme se resserrèrent sur son épaule, et il se sentit soudainement tout mou. Le monde s'estompa autour de lui et il tomba lentement à terre, retenu par la poigne de fer de son compagnon de route.

Les machins magiques, il faut s'en méfier, il l'avait toujours su.

.

James Kirk était au bord de la crise de nerfs. C'était un état qu'il avait déjà expérimenté à plusieurs reprises dans sa vie, et il pensait avoir déjà atteint le bord extrême des limites de sa patience dans certaines situations, par exemple lorsque l'intégralité de son équipage, premier officier compris, complètement shooté par des plantes ridicules, avait décidé de déserter l'Enterprise pour aller gambader et batifoler dans les champs (encore une fois, premier officier compris, et ç'avait été un spectacle auquel il ne pensait qu'avec un frisson d'angoisse), ou encore lorsqu'une espèce de taré qui se prenait pour Dieu s'amusait à les coincer dans une fausse réalité qui ressemblait à leur XVIIIème siècle – mais il était en train de se rendre compte qu'il existait une autre façon de l'amener à exploser. [2]

Karadoc était en train de l'avoir à l'usure.

Car Karadoc était un compagnon de route épuisant. Ils marchaient depuis maintenant près de cinq heures, et le prétendu chevalier s'était aplati à terre, caché dans un buisson (où il avait également poussé le capitaine, « pour le protéger ») et même jeté dans le lac (encore une fois, avec Kirk, « pour le protéger ») à la moindre alerte. Alertes qui pour l'instant s'étaient avérées être des bestioles totalement inoffensives – chevreuil, faisan, lapin – mais qui n'en poussaient pas moins Karadoc à se cacher. Lorsqu'il ne jetait pas Kirk dans les orties, il parlait de choses totalement inintéressantes dans le meilleur des cas, sinon complètement absurdes, le plus souvent la bouche pleine (Jim ne voulait pas savoir quelle quantité de nourriture il transportait dans son sac), ou bien il chantait des chansons incompréhensibles, ou encore il « imitait les animaux de la forêt ». Cette dernière partie avait été particulièrement pénible à supporter. Kirk avait failli, à trois reprises, le faire taire d'un coup de phaseur bien senti.

Il se demandait comment s'en sortait Spock avec Perceval.

Il se demandait comment Bones s'en sortait avec Merlin.

Il aurait voulu être n'importe où, sauf ici et maintenant.

Pourtant, le paysage était magnifique. Seul, ou accompagné de ses amis, il aurait pu apprécier la beauté sauvage du lac et des collines qui l'environnaient.

– … Au début, on voulait mettre le siège de transport dans les chiottes de l'auberge, mais on s'est dit ensuite que si quelqu'un s'asseyait dessus sans faire exprès, il risquait de se retrouver à Kaamelott. C'est pour ça qu'on l'a mis à la sortie de la ville, bien planqué dans les buissons. C'est pratique, ces machins, y a pas à dire.

Mais évidemment, étant donné le fond sonore, admirer le paysage était plutôt difficile.

– Au début, avec Perceval, on n'avait pas capté que ça permettait de revenir, alors…

– Je suis désolé, mais est-ce que vous pourriez vous taire cinq minutes ? l'interrompit Kirk.

S'il n'avait pas au minimum cinq minutes de silence, c'était certain, il allait commettre un meurtre.

L'autre le regarda avec des yeux ronds.

– Pourquoi ? demanda-t-il en donnant un vigoureux coup de glotte pour avaler un bout de pain.

– Parce que j'ai besoin d'un peu de calme, répondit Jim en priant pour que la réponse satisfasse son interlocuteur.

– Ah bon. C'est marrant que vous trouviez pas que c'est calme par ici, parce que moi je trouve que c'est plutôt mortel comme ambiance.

Le capitaine s'apprêtait à répondre qu'autre chose allait devenir mortel si Karadoc ne se taisait pas dans la seconde qui suivait, mais un mouvement à la surface de l'eau le coupa dans son élan. Il se précipita vers le bord du lac. Ce dernier étant tout en longueur, il n'était pas difficile d'apercevoir l'autre rive. Or, c'était vers l'autre rive que se formaient les ridules qui avaient attiré son attention.

Une tête colossale émergea de l'eau, loin, très loin d'eux. Le chevalier poussa un cri.

– Vous avez vu ?

Kirk hocha la tête, incapable de parler. Il espérait de tout cœur que Nessie se dirigeait vers l'autre bord du lac parce que Spock s'y trouvait et avait réussi à communiquer avec lui.

– Ah ouais, c'est quand même plus gros qu'une anguille, commenta Karadoc. Parce que vous savez, la dernière fois qu'on est venus ici avec Perceval, on croyait que…

Jim retint un gémissement et pria pour que Spock se dépêche, qu'ils puissent regagner Kaamelott, se débarrasser des lézards géants et des chevaliers de la Table Ronde, et retourner à bord de l'Enterprise. Sitôt dans ses quartiers, il jetterait les œuvres complètes de Chrétien de Troyes qu'il avait tant aimées dans le réacteur principal du vaisseau. Ou dans les toilettes.

– … les émotions comme ça, ça creuse. Vous voulez un peu de pâté ?

.

Spock avait laissé le chevalier inconscient à terre et s'était redressé doucement, lentement, profitant de chaque instant de silence. S'il avait été humain, il aurait probablement poussé un soupir de soulagement. Voire même un hurlement de triomphe. Etant Vulcain, il se contenta de prendre une profonde inspiration et d'appliquer son esprit à la recherche de celui de la créature. Ils étaient suffisamment loin du petit village de Lochend, où le siège de transport les avait envoyés, au beau milieu d'une nature sauvage et désertique. Si Nessie était là, elle (car c'était une femelle) ne craindrait pas de se montrer.

Il se concentra donc pour appeler le « monstre ». Presque immédiatement, son esprit entra en résonance avec celui d'une entité aux pouvoirs incroyables. Ses boucliers mentaux, affaiblis par les 4,76 heures d'illogisme qu'il venait de vivre, chancelèrent. La créature diminua immédiatement la force de sa réponse télépathique.

Quelques minutes après, la tête reptilienne de Nessie, telle que Spock l'avait déjà vue sur les photographies d'époque, apparut à quelques mètres de lui, dans l'eau du Loch. Il lui était visiblement impossible d'avancer davantage en raison du peu de profondeur de l'eau. Le Vulcain s'avança dans le lac. L'eau était glacée, et le contact avec sa peau dépourvue de graisse protectrice [3] s'avéra encore plus désagréable qu'il ne l'avait anticipé, mais il continua sans hésiter jusqu'à arriver à la hauteur de Nessie. Ses yeux avaient la taille de la tête de Spock. Il avança avec précaution une main vers la créature, qui baissa sa tête comme si elle comprenait ce qu'il désirait.

Ses doigts se posèrent délicatement sur les écailles vertes et souples.

La fusion fut immédiate, et renversante. Des centaines de pensées affluèrent à l'esprit du Vulcain – sagesse millénaire d'un être qui avait passé presque toute son existence à observer, réfléchir et méditer. La similitude de leur façon de penser le saisit et le tourbillon immatériel de ses idées l'entraîna hors de l'espace et du temps.

Lorsqu'il ôta sa main, après ce qui aurait pu être une éternité, l'œil du reptile se referma lentement, comme pour donner son accord muet à la question que Spock avait formulée à la fin de leur échange. Nessie acceptait de leur venir en aide.

Il ne restait plus qu'à trouver le moyen de transporter une créature de dix tonnes jusqu'à Kaamelott, mais, étrangement, le problème ne semblait pas insoluble au premier officier. Il se sentait en paix, en harmonie avec tout ce qui l'entourait…

– La vache, c'est gros quand même !

… Enfin, avec presque tout.

– Vous… Vous lui avez parlé, hein ?

Quelque chose dans la voix du chevalier avait changé. Spock, quoique encore sous le choc de son échange avec le « monstre », s'en aperçut et se retourna pour apercevoir Perceval qui, parfaitement réveillé, à quelques mètres de lui, le regardait avec stupéfaction.

– En effet, répondit le Vulcain. Vous n'avez rien à craindre, elle va nous aider.

– Oh, j'ai pas peur, déclara le chevalier. J'ai bien vu pendant que vous lui parliez qu'elle n'était pas dangereuse.

– Parfait. Dans ce cas, vous n'aurez, j'imagine, aucune réticence à ce que nous l'utilisions comme moyen de transport afin d’aborder l’autre rive ?

– C'est pas faux.

Spock haussa un sourcil.

– Qu'est-ce qui n'est pas faux ?

– Ben, ce que vous avez dit.

Le premier officier prit un moment pour essayer de comprendre la réponse de son interlocuteur, sans succès. Il se contenta de le regarder, attendant des précisions.

– Non mais en fait je connais pas le mot que vous avez dit, répiscience ou j’sais pas quoi, j'ai pas compris ce que vous m'avez demandé.

Spock désigna la créature, qui s'était tournée sur le côté pour leur permettre d'embarquer sans trop se mouiller et attendait tranquillement la fin de leur discussion.

– Vous n'aurez pas peur de monter sur son dos pour traverser le lac ?

– Non, répondit Perceval. Avec vous, j'ai pas peur.

Le Vulcain ne jugea pas utile d'approfondir cette question et il prit place, à côté du chevalier, sur l'échine du reptile, qui entama immédiatement sa traversée à la surface du lac.

– Vous venez d'une autre planète, hein ?

Spock se tourna, peut-être un peu vivement, vers Perceval. Il ne s'attendait pas à cette question, ni à autant de perspicacité de la part de son compagnon de route.

– Pourquoi pensez-vous cela ? se contenta-t-il de demander à son tour.

– Parce que vous êtes allopathe.

– Télépathe ? proposa le Vulcain, qui commençait à comprendre comment fonctionnait l'esprit tordu du chevalier.

– Ouais, voilà. Vous avez parlé dans la tête du serpent géant, comme vous m'avez parlé dans ma tête à moi, pour m'endormir.

Spock fit un mouvement de tête non-compromettant, intérieurement impressionné. De façon surprenante, Perceval avait parfaitement compris le mécanisme de la prise neurale vulcaine, à demi physique (une pression sur certains nerfs) et à demi mentale (une injonction télépathique qui incitait au sommeil, qu'aucun humain n'avait jusqu'ici, à sa connaissance, ressentie comme telle) [4]. Peut-être cet homme n'était-il pas uniquement ce qu'il paraissait être, s'il était capable d'une telle sensibilité psychique.

– Et comme j'ai jamais vu ça, je me suis dit que peut-être vous veniez d'une autre planète. Parce que moi, mon rêve, ce serait d'aller dans l'espace, vous savez.

Décidément, songea Spock, cet humain était plein de surprises. Et, contrairement aux premières apparences, pas toutes mauvaises.

– Pourquoi ? demanda-t-il avec une certaine curiosité.

– Je sais pas. J'ai l'impression que je serais chez moi si j'y allais. Plus qu'ici. Ici, je suis toujours à côté de la plaque, il paraît. Quoi que je fasse, c'est jamais la bonne chose.

Un souvenir traversa soudain l'esprit du premier officier. Il était prouvé qu'une espèce humanoïde à présent disparue avait, par le passé, fait étape sur terre, bien avant le premier contact et la création de la Fédération, avant de disparaître à jamais en voulant franchir la grande frontière magnétique de la galaxie. Et si jamais…

L'hypothèse semblait fortement improbable, mais pas totalement impossible. [5] Et expliquerait en partie du moins l'étrangeté de l'esprit de Perceval. Les quatre heures d'absurdité totale que le Vulcain avait vécues lui apparaissaient sous un nouveau jour, vues sous cette perspective. Après tout, communiquer avec de nouvelles espèces était une expérience fascinante.

Même si ladite espèce était totalement dépourvue de logique.

.

– Il n'est vraiment pas mauvais, ce pâté.

Karadoc acquiesça, la bouche pleine. Evidemment qu'il n'était pas mauvais, il l'avait choisi lui-même selon une douzaine de critères, enveloppé avec amour dans un torchon et rangé dans sa réserve personnelle pour le conserver dans des conditions optimales.

Ils s'étaient assis tous les deux sur le bord du lac, observant la bestiole, à présent immobile de l'autre côté de l'eau. Chose étrange, Karadoc n'avait pas spécialement peur. Vu d'ici, le serpent ressemblait plutôt à un gros lézard qu'à un vrai monstre. Et puis il faisait bon au soleil, et ils avaient de quoi manger.

Il avait semblé au chevalier que, pendant leur marche, Kirk avait été… agacé. Par quoi, il ne savait pas au juste, mais il était certain qu'il n'était pas totalement détendu. Un peu comme quand le roi Arthur partait en mission avec lui et Perceval. Mais depuis qu'ils avaient aperçu le serpent géant et qu'ils s'étaient installés pour casser la croûte (le grand air, ça creuse !), il s'était tout de suite calmé. Mais ça, Karadoc aurait pu le lui dire dès le départ, dès qu'on mange, ça va mieux. Il aurait peut-être dû lui proposer du pâté dès la première alerte – un chevreuil qui avait déboulé comme ça sur le chemin, sans prévenir ! De quoi vous flanquer une crise cardiaque !

– C'est beau, ici, murmura Kirk en jetant un regard circulaire autour d'eux

De nouveau, Karadoc s'empressa de faire signe que oui. C'était vrai que c'était beau, surtout avec le soleil couchant.

– Regardez, le monstre bouge ! s'écria-t-il.

Kirk se redressa et tendit le cou pour observer ce que lui désignait son compagnon.

– Il vient vers nous, ajouta le chevalier, moyennement rassuré.

– Je vois.

Ils regardèrent la forme immense du serpent glisser à la surface de l'eau. Elle se rapprochait petit à petit, et Karadoc se sentait de moins en moins en sécurité.

– Faudrait peut-être penser à y aller, non ?

– Il y a quelque chose sur Nessie, dit Kirk pour toute réponse.

Le chevalier plissa les yeux. En effet, une silhouette se détachait sur le dos de la créature.

Deux silhouettes. Et l'une d'entre elles était…

– C'est le seigneur Perceval ! s'exclama Karadoc, stupéfait.

– Et Spock, compléta Kirk en se levant. Il a réussi !

Perceval agitait joyeusement les bras, l'air parfaitement à son aise sur le dos de la bestiole.

– Regardez qui on vous ramène !

Kirk s'inclina devant la créature, qui lui répondit par un clin d'œil que Karadoc aurait qualifié de malicieux.

– Spock, je vous ai déjà dit que vous êtes génial ?

Le dénommé Spock haussa un sourcil.

– Le moment me semble mal choisi pour cela, capitaine. Le problème du transport se pose toujours. Comment allons-nous faire pour regagner Kaamelott ?

Un silence s'abattit sur le petit groupe. Karadoc était en train de se creuser la cervelle pour essayer de calculer le temps que ça prendrait pour creuser un tunnel depuis le lac de l'Ombre jusqu'à Kaamelott, et ensuite le remplir d'eau, puis…

– Vous pourriez pas appeler la dame du Lac ? Je sais qu'elle est facilement impressionnable en société, mais c'est un cas de force magique.

– Majeure ? proposa Spock.

– Ouais, c'est ça. Avec vos pouvoirs allopathiques, peut-être que vous pourriez ?

Le grand type acquiesça pensivement.

– C'est une idée, dit-il avec un soupçon d'étonnement dans la voix, comme s'il était surpris que Perceval puisse avoir une idée. Laissez-moi me concentrer quelques instants.

Il ferma les yeux. Une minute s'écoula.

Puis il y eut un éclair, et le monde disparut autour d'eux.

.

Le « médecin » regardait avec ébahissement sa jambe totalement guérie. Il semblait ne pas en croire ses yeux, à tel point que Merlin trouva son scepticisme légèrement vexant. Il était druide, après tout ! Une plaie de ce genre, ce n'était rien quand vous connaissiez le bon sort !

– Comment avez-vous fait ça ? demanda McCoy en sortant enfin de son hébétude.

– Un sort de guérison. C'est rapide et efficace. La médecine, c'est bien, c'est sûr, mais des fois, on peut pas faire autrement. J'allais quand même pas vous laisser crever ici !

– Eh bien… merci.

– Ah ben de rien, c'est mon boulot, hein !

McCoy passait et repassait son doigt sur la blessure, qui avait (évidemment) totalement disparu, comme s'il avait toujours du mal à y croire.

– Tenez, buvez un coup, ça vous remettra d'aplomb, proposa Merlin en passant à son compagnon l'outre qui contenait son meilleur vin de châtaigne et qui ne le quittait jamais.

McCoy prit une gorgée et fit claquer sa langue de façon appréciative.

– Excellent.

– Merci. Je le fais moi-même, j'adore la châtaigne, je m'en ferais péter le bide.

– Moi aussi, avoua le médecin.

Un silence confortable s'installa. De là où ils étaient, ils voyaient les reflets du soleil dans le lac de l'Ombre. L'instant était presque magique.

– Vous en revoulez un peu ?

– Ce n'est pas de refus.

Une demi-heure et près d'un litre et demie de vin plus tard, l'ambiance s'était totalement décontractée. En fait, ce McCoy n'était pas un mauvais gars. Un peu colérique peut-être, mais plutôt sympathique. Il était aussi nul que Merlin pour faire des blagues, ce qui avait immédiatement créé un lien entre eux.

– Moi, j'essaye d'éviter le rassemblement du corbeau tous les ans, expliqua-t-il laborieusement – sa langue était devenue un peu pâteuse et il avait du mal à former des mots de plus de deux syllabes – parce qu'il faut faire des blagues. Et en plus, c'est sans alcool, alors…

– Oh, je vous comprends. Moi aussi j'évite les colloques de médecine où on ne peut pas boire. Mais nous, personne ne nous demande de faire des blagues, ajouta le médecin après un instant de réflexion. Heureusement.

Merlin acquiesça et reprit un peu de vin. Le poids de l'outre avait sensiblement diminué. Il se rendit compte que la nuit était presque tombée.

– Vous croyez qu'ils ont trouvé le monstre ? demanda McCoy.

Le druide n'eut pas le temps de lui répondre. Il y eut un éclair aveuglant, et le monde disparut autour d'eux…

… Pour se reconstituer immédiatement sous la forme d'un liquide glacé.

Merlin toussa, cracha, battit des pieds, agita les bras, et se rendit finalement compte qu'il pataugeait dans soixante-dix centimètres de flotte. A côté de lui se trouvait McCoy, qui tenait toujours dans la main droite le vin de châtaigne.

– Vous l'avez pas lâché, constata le druide satisfait. Ça va nous réchauffer.

Le médecin acquiesça.

– Vous avez une idée de ce qu'on fout ici ? demanda-t-il.

– C'est ce que j'aimerais savoir aussi, répondit une voix.

Une voix – tout sauf jouasse – que Merlin aurait reconnue entre mille. S'il reconnaissait bien l'inflexion, ils allaient se prendre une chasse.

.

Arthur était allé méditer près du lac sacré, en passant par le souterrain qu'il avait un jour découvert avec Léodagan et Bohort, et qui menait dans les bois. Il avait grand besoin de se ressourcer après ce qui s'était passé dans la grande plaine.

Ils avaient tout vu depuis les remparts du château : les lézards géants étaient arrivés, comme les visiteurs du futur l'avaient prédit, et s'étaient jetés sur les Saxons, apparemment pas dépaysés par le changement de décor – ni par la modification de leur menu. Visiblement, les barbares étaient à leur goût, car ils en avaient dévoré deux chacun (même Léodagan avait déclaré que « non mais là, c'est quand même dégueu »), et avaient égorgé ceux qui s'étaient attardés dans les parages. Les autres avaient fui sans demander leur reste.

Le problème saxon était donc réglé définitivement, mais il avait été remplacé par un problème plus gênant : les lézards, au nombre de treize, avaient repéré le château et entrepris d'escalader ses murs. Les chevaliers les avaient repoussés avec des piques, des flèches, de l'eau bouillante, mais les bestioles semblaient invulnérables. Elle s'accrochaient aux pierres, montaient à la vitesse de l'éclair et, lorsqu'elles avaient été rejetées à terre, se relevaient sans le moindre mal et reprenaient l'escalade. Sans Guenièvre (ça lui faisait mal au cul de l'avouer, mais oui, elle avait, une fois dans sa vie, fait preuve d'intelligence), qui avait proposé d'enduire les murs d'huile ou de toute autre substance glissante pour les empêcher de grimper, il y avait fort à parier que Kaamelott serait tombé, et que ses occupants auraient servi de casse-dalle à des lézards venus de l'espace.

Lesdits lézards avaient décidé d'assiéger le château et s'étaient installés au pied des murailles. Ça faisait trois heures qu'ils étaient là, Bohort hurlait comme un damné, Léodagan lui avait collé une beigne, Lancelot avait vaguement pris sa défense, Léodagan lui avait gueulé dessus, et là, Arthur en avait eu ras le bol. Il s'était donc faufilé au crépuscule par le passage qui partait de la salle du trône et aboutissait non loin du lac sacré. Là, il s'était assis sur une pierre et avait regardé la nuit tomber, goûtant le silence.

Il était découragé.

Pourquoi est-ce que tout allait de travers ? Pourquoi ne pouvait-il pas tomber sur le Graal au lieu de devoir se farcir, en plus d'une épouse complètement con, qu'il ne se farcissait pas d'ailleurs, des épreuves et des quêtes toutes plus débiles et irréalisables les unes que les autres ?

Il en était là de ses peu réjouissantes réflexions lorsqu'un éclair aveuglant l'éblouit (ou éblouissant l'aveugla, au choix). L'instant d'après, un bruit monstrueux d'éclaboussures se fit entendre et une vague le trempa de la tête aux pieds. Lorsqu'il rouvrit les yeux, une forme gigantesque se tenait au milieu du lac.

– Vous avez une idée de ce qu'on fout ici ? demanda une voix légèrement avinée.

– C'est ce que j'aimerais savoir aussi, déclara Arthur, légèrement énervé.

Il ne distinguait que vaguement des silhouettes dans le lac, sans parvenir à savoir de qui ou de quoi il s'agissait.

La voix de la dame du Lac retentit alors sur sa gauche.

– Bon, d'accord, l'atterrissage n'était pas super, mais au moins j'ai visé le lac !

– Certes, je vous l'accorde, répondit la voix sans émotions du dénommé Spock.

– Vous avez une idée de l'énergie que ça demande, un trajet comme ça avec une bestiole de dix tonnes ? fulmina la dame du Lac. La prochaine fois, vous n'aurez qu'à vous débrouiller tout seul si vous n'êtes pas content !

Arthur ricana.

– Vous voyez l'effet que ça fait ? demanda-t-il.

– De quoi vous parlez ?

– Eh bien, on vous sollicite pour une tâche un poil trop difficile pour vous, et vous vous faites engueuler quand vous ratez. Ça vous rappelle rien ?

– Sire ? C'est vous ? demanda la voix, toute proche, de Perceval.

– Non, c'est le pape.

– Ah bon, pardon.

Le roi soupira. Certaines choses ne changent pas. D'un certain côté, il était presque rassurant de voir que Perceval restait toujours le même.

 

[1] Cette règle du jeu farfelue provient directement d’un de mes épisodes préférés de Star Trek : « A piece of the action ». Kirk et Spock en gangsters sont irrésistibles (et tout l’épisode est hilarant car complètement n’importe nawak mais dans le bon sens du terme).

[2] Petites références à "This side of paradise" (avec Spock qui fait le cochon pendu dans les arbres, si, si, je vous assure) et "The squire of Gothos" dans TOS.

[3] Complètement non-canon. Mais il est communément admis dans le fandom que les Vulcains n'aiment pas l'eau.

[4] Pas canon non plus. Le mécanisme de la prise neurale vulcaine, inventée par Leonard Nimoy lui-même, demeure relativement mystérieux. J’en profite. :-D

[5] Je rappelle à toutes fins utiles que Perceval a été trouvé par ses parents adoptifs au milieu d'un cercle de culture... Je ne pouvais pas laisser passer ce possible lien entre les deux univers. Personnellement, je suis convaincue que Perceval EST bel et bien un extra-terrestre, d’où la proximité incompréhensible qu’il éprouve vis-à-vis de Spock.



Laisser un commentaire ?