JoJo's Bizarre Adventure : Lost Baby
Maneater n’avait que peu de souvenirs du début de sa vie. Une vague sensation de chaleur et une lumière rouge rassurante à l’intérieur de son œuf. Puis une éclosion solitaire dans un océan beaucoup trop grand. Il chercha des jours entiers une proie ou un congénère mais tout ce qu’il voyait était du sable blanc et des cylindres métalliques dont s’échappait du liquide noirâtre. Après avoir retourné chaque grain de sable sur plusieurs kilomètres, son corps épuisé se laissa choir sur l’étendue blanche. Le sable sur sa peau juvénile apaisait sa fatigue et le poussait lentement vers le sommeil. Qu’est-ce qui n’allait pas chez lui ? Était-il né au mauvais endroit ?
Une odeur vint le sortir de sa torpeur. Du sang. L’instinct le poussa à foncer vers la source de ce parfum. Même si ses muscles peinaient à affronter le courant, ses yeux et ses narines scrutaient l’eau à la recherche d’indices. Par un trou béant dans la coque, il s’engouffra dans l’épave d’un cuirassé où il vit un énorme monstre couverts de tâches blanches et à la bouche gigantesque. Il essaya de fuir mais le souffle de la bête l’attirait inexorablement vers elle. Cette odeur devait être un piège et il était tombé dedans, c’est l’idée qui hantait ses pensées tandis qu’il avançait vers l’abîme organique.
Le courant s’arrêta. Le monstre avait remarqué sa présence et le regardait d’un air béat. À le regarder de plus près, à part sa taille, il ne semblait pas si effrayant plutôt à un géant maladroit. La petite roussette avait presque l’impression de voir son reflet à une autre échelle : les mêmes nageoires, les mêmes ailerons, des tâches tout le long du corps. L’inconnu se mit à se débattre, agitant l’eau tout autour et emportant le petit requin manquant de le faire frapper la coque d’acier. Le courant s’arrêta.
Visiblement, par ses mouvements terrifiants de nageoires et de queue, l’autre requin voulait communiquer avec la petite roussette mais elle n’avait pas la moindre idée de ce que cela pouvait signifier. Elle nagea donc tout autour du géant pour essayer de comprendre et finit par voir la source de ses tourments. Une de ses nageoires étaient prises dans un filet, maintenant au fond par des poids de métal. Un nuage de sang s’échappait de la plaie, la même odeur que tout à l’heure. Le petit poisson s’accrocha à la blessure et commença à sucer le précieux liquide comme un nourrisson au sein de sa mère. À mesure qu’il récupérait ses forces, son instinct carnivore prenait le dessus. Pourquoi ne pas le laisser ici ? Ce géant ne s’était-il pas aventuré au mauvais endroit ?
Une pensée vint le sortir de sa torpeur animale. Il ne pouvait pas laisser ce géant mourir ainsi. Il se jeta vers le filet et commença à mâcher les mailles une par une. Ses petites dents abîmaient à peine les solides cordes tandis que la tentation de l’abandon abîmait sa détermination juvénile. Après les avoir toutes soigneusement tranchées, la petite roussette se laissa choir sur l’étendue métallique noire. La fatigue le poussa lentement vers le sommeil.
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Lorsque la petite roussette se réveilla, il était baigné d’une douce chaleur et une lumière rouge rassurante. Lorsque le géant sentit quelque chose s’agiter dans sa bouche, il ouvrit gentiment sa gueule pour laisser sortir son hôte. Ne sachant comment communiquer sa gratitude, le jeune requin frotta son museau contre son protecteur. Avec sa queue gigantesque, le sage traça une flèche vers lui puis une suite de symbole que le petit requin ne comprenait pas : “L-O-S-T-S-A-I-L-O-R”. Devant la mine déconcertée de son nouveau compagnon, il s’empressa de tracer une autre flèche le pointant et une autre suite de caractères incompréhensibles : “M-A-N-E-A-T-E-R”.
Pour le nouvellement nommé “Maneater”, la notion de nom était aussi vague que celle du ciel. Lost Sailor s’empressa de lui enseigner le langage des requins fait de mouvements de queue, de nageoires et de phéromones. Libéré de son mutisme, le géant, comme un Prométhée sous-marin, lui apprit tout ce qu’il savait du monde qui s’étendait en dehors des océans. Le petit requin écouta ces histoires qui lui paraissaient si lointaines : celles des continents, des autres animaux qui vivaient sur cette terre si mystérieuse et des humains. Ceux-là étaient de loin, les plus baroques, portant des peaux pour se protéger du froid et construisant ces curieuses coques de métal pour traverser les flots au lieu de nager comme les poissons. Ces “humains” portaient chacun un “nom” et en avait donné un à presque toutes les créatures peuplant cette terre. Son professeur était un “requin baleine” et Maneater était une “roussette” ou “un chat des mers” même s’il n’avait pas la moindre idée de ce qu’était “un chat”.
Lost Sailor, au-delà de son aspect de monstre marin, était le plus doux de tous les animaux. Il était tellement inoffensif qu’il avait bien du mal à apprendre au petit poisson à chasser. Après tout, comme les cétacés, il n’avait qu’à aspirer de l’eau pour collecter le plancton qui lui servait de nourriture. Cependant, le véritable handicap de Maneater finit par s’imposer à lui comme une évidence : il était totalement incapable de percevoir les signaux électriques de ses congénères et des ses proies, la moindre petite crevette avait le temps de s’échapper avant qu’ils n’abattent ses crocs contre elle. Même s’il le paraissait aux yeux de son protégé, le géant n’était pas immortel. Il devait retourner à la baie où il avait grandi.
Après de longues journées de nage, ils finirent par arriver dans une petite baie où un vieux panneau de bois portait une suite de symbole qui devait être le “nom” humain de cet endroit : “C-O-E-U-R-D-E-M-I-E-L”. Le vieux requin semblait nostalgique à l’approche de cette plage et de ses rochers. La roussette ne comprenait pas comment une plage comme celle-ci l’aiderait à apprendre l’électroréception. Avec quelques mouvements de nage plus habile que quelques mois auparavant, Maneater demanda comment Lost Sailor connaissait cet endroit.
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Alors qu’il était encore jeune, il s’était échoué sur la plage de cette même baie. Pendant plusieurs minutes, il agonisait, le flanc contre le sable, brûlé par les rayons du soleil, sentant chacune des gouttes de son corps s’évaporer comme le temps dans un sablier. La souffrance le poussait lentement vers le sommeil mais la fraîcheur de l’eau vint le sortir de sa torpeur. Un humain avec un large collier de poils gris au menton le regardait avec compassion. Avec un bâton, il traça une flèche vers lui puis une suite de symbole que le petit requin ne comprenait pas : “C-A-P-I-T-A-I-N-E”. Devant la mine déconcertée de son nouveau compagnon, il s’empressa de tracer une autre flèche le pointant et une autre suite de caractères incompréhensibles : “L-O-S-T-S-A-I-L-O-R”.
Le Capitaine, toujours une bouteille de rhum blanc à la main, s’occupa plusieurs jours du nouvellement nommé Lost Sailor entre les rochers pour s’assurer qu’il survive sans séquelles. À force d’entendre le vieux sage déblatérer les mêmes choses, le poisson finit par comprendre des bribes de ce qu’il disait et toutes les merveilles qui peuplaient ces continents qu’il ne pourrait jamais explorer. Une fois guéri, le poisson revenait souvent voir le Capitaine. Ils avaient l’habitude de regarder l’horizon ensemble pendant des heures jusqu’à ce que le Soleil ou le liquide de la bouteille du vieux marin n’ait disparu.
Un jour, le marin guida son ami à un autre endroit pour regarder l’horizon à plusieurs kilomètres de la baie Coeur-de-Miel. L’endroit paraissait banal mais, soudainement, il le vit. Il vit l'horizon se briser. Le spectacle était le plus beau qu’il aurait pu imaginer et il se sentait finalement complet. Cependant, ce soir-là, la bouteille de rhum blanc resta désespérément pleine et Lost Sailor dût profiter de ce spectacle seul.
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Maneater trouvait ces “humains” de plus en plus mystérieux. Comment ces singes bipèdes pouvaient-ils avoir la clé vers un lieu aussi mystérieux ? Était-il né dans la mauvaise espèce ? Lost Sailor l’amena vers une caverne isolée au cœur de la baie où se trouvait un étrange rectangle gris muni d’un long appendice au-dessus de la tête comme les antennes des crevettes. La petite roussette sentait de légers picotements chatouiller son museau quand elle s’approchait du mystérieux appareil. Était-ce la fameuse électricité dont tout le monde parlait ? Celle que les requins ressentaient et que les humains domptaient ?
Les jours passèrent et, des heures durant, Maneater restait face au monolithe gris comme s’il décelait la science d’un autre monde. Une suite presque infinie d’échecs s'ensuivit : un bruit maladroit pendant la chasse, un silence électromagnétique face à l’appareil, une nouvelle proie qui s’échappe, un nouveau sens qui lui échappe… Cependant, à chaque fois qu’il désespérait, le sourire bienveillant de Lost Sailor le faisait sortir de sa torpeur et il reprenait ses efforts de plus belle. Il était de plus en plus agile et discret au point qu’il finit par capturer des proies de plus en plus grosses. Une suite inattendue de réussites s’ensuivit.
Et, un jour, le miracle se produisit alors qu’il était en train de s’entraîner à la chasse. Tout le corps de la roussette frissonna alors qu’elle ressentait pour la première fois le sens qui lui manquait. Maneater tressaillait d’excitation d’en informer le requin baleine et se précipita vers lui avec agitation. De quelques mouvements de nage agiles, il en informa Lost Sailor qui lui adressa un regard tendre de félicitation. Le petit poisson était si fier de voir enfin tous ses efforts payer après tant de temps et d’énergie investi, il ne pouvait retenir sa joie et tournoyait dans les profondeurs. Il ressentait le courant de l’électricité traverser son corps. Le courant ne s’arrêta pas.
Maneater n’avait que peu de souvenir de la suite des événements. Un choc puissant qui le figea sur place. La souffrance dans les yeux de Lost Sailor. Un réflexe naturel de son corps de foncer vers la surface et de se retrouver prisonnier de mailles que ses dents n’arrivaient pas à entamer. Pendant plusieurs minutes, il agonisait, le flanc contre le métal du bateau brûlé par les rayons du soleil, sentant chacune des gouttes de son corps s’évaporer comme un mirage dans le désert. Au milieu d’une foule d’autres poissons à moitié morts, un humain habillé de jaune s’agenouilla à côté de Lost Sailor et commença à parler un langage qu’il ne comprenait pas.
Pêcheur : C’était ce balourd qui p’sait dans nos filets ! Qu’est-ce-qu’un requin baleine vient faire si près des côtes ?! Joe, coupe-lui son aileron. On pourra toujours en dégoter quelq’chose en le vendant aux ch’nois.
Un des humains posa la bouteille de rhum blanc qu’il était en train de boire et sortit une lame de sa poche. Lentement, il déchira la chair de l’aileron du vieux poisson le laissant baigner dans une mare de liquide rougeâtre. Par réflexe, Maneater se débattait pour que sa bouche ne touche pas le sang de son meilleur ami, trahi par les humains qu’il avait tant admirés. Tandis que le géant agonisait, l’Homme s’approcha du petit animal le fixant avec son œil de verre.
Pêcheur : Tiens, on a choppé une roussette… On pourra toujours la préparer, c’soir. Joe, replonge le filet avec les électrodes. C’est pas avec ça qu’on va payer le loyer ! Et fais attention, j’aimerais pas m’prendre un coup de jus comme la dernière fois ! Joe ! Joe !
L’humain gisait dans une mare de sang qui se mélangeait bientôt avec celle du cadavre de Lost Sailor. Un autre silhouette humanoïde était apparue sur le bateau, enveloppé d’un long manteau noir et se tenait à côté du cadavre de Joe. L’homme encagoulé tendit son bras vers le deuxième pêcheur en brandissant un instrument argenté mystérieux. Maneater vit une lumière s’échapper de celui-ci et leur tortionnaire s’effondra agonisant, le flanc contre le métal du bateau. L’inconnu s’apprêtait à partir mais, quand il vit qu’une étincelle de vie brillait encore dans les yeux de la roussette, il s’agenouilla à côté de lui.
Voyageur : Pauvre animal, aucune créature du Tout-Puissant ne devrait être traité ainsi.
Il laissa un peu de liquide noire glisser le long de sa paume et couler dans la bouche du jeune requin lui redonnant un peu de force comme le lait de sa mère à un nourrisson. Maneater utilisa ses nouvelles forces pour lentement se traîner le long du pont et retrouver sa mer bien-aimée. Il avait enfin compris que tout ce que lui avait dit Lost Sailor sur les humains étaient faux. C’était sa faute d’avoir cru à ces contes pour enfants. De toute façon, il n’avait besoin de personnes d’autres pour atteindre son objectif. Même s’il devait massacrer tous les humains de la Terre, il trouverait l’”Endroit où l’Horizon se brise”.