Laissez moi rêver...
Le monde autour de moi était d'un noir d'encre. Le souvenir que j'étais seulement dans une des cabines du dirigeable ne m'apaisa qu'une infime seconde. Celle d'après, une exclamation m'échappait quand je ressentis la pression qui écrasait mes épaules, c'était lui, c'était lui ! Ce médecin qui m'avait tuée ! Ma respiration s'emballa et je sautai du lit dans un sursaut compulsif, allant percuter un mur ou je ne savais quoi d'autre.
Je me recroquevillai sur moi-même, à la fois en sueur et parcourue de chair de poule. Mes doigts se crispèrent au tissu de mon t-shirt, au niveau de mon cœur palpitant. Il était là, il battait au même rythme effréné que le pouls pulsant dans mes oreilles, parvenant presque à couvrir le sifflement aigu qui résonnait encore dans ma tête. Il était la preuve que j'étais vivante. Dans ce monde-là, du moins. Mais qu'en était-il du monde réel, celui dans lequel j'avais grandi ? C'était ici que je voulais vivre !
— Norah ?
Je dus retenir un cri. Je ne m'étais pas aperçue que je n'étais pas seule dans la cabine.
— Kurapika, soufflai-je dans un murmure tremblant.
Je ne voulais pas qu'il me vît dans cet état. Mais après un petit claquement, la douce lumière d'une des lampes de chevet glissa sur moi. Je fermai les yeux, serrant mes genoux contre moi, presque en position fœtale. Je tressaillis quand une main se posa sur mon bras, mais trouvai le courage de croiser son regard ; je relevai la tête en reniflant. Il s'était accroupi devant moi, les cheveux en bataille et la mine inquiète. Vaguement, je fus prise d'une impression de déjà-vu : la scène avant l'entrée dans les marécages était quasiment similaire à celle-ci et me rappela la promesse que je lui avais faite. Je ne devais pas pleurer.
— Que se passe-t-il ? s'enquit-il.
— Tout va bien, expirai-je laborieusement.
Il tenta de m'aider à me relever, mais je refusais de regagner le lit, alors il s'assit à côté de moi, sur le sol. Sur l'autre lit, Léolio était adossé au mur et ronflait paisiblement. Ils m'avaient probablement rejointe pendant mon sommeil.
Maintenant que la lumière était revenue, mon affolement me paraissait ridicule, mais les battements de mon cœur se calmaient à peine.
— Tu as fait un mauvais rêve ?
Je cachai mon visage entre mes mains. Un rêve. Ce n'était qu'un rêve.
— Je-j'espère. Je veux dire... oui.
— Dans ce cas, tout va bien, me sourit-il.
Devant tant de gentillesse, je ne pus empêcher mes larmes de couler.
— Kurapika... gémis-je en m'essuyant le nez avec ma manche.
Il passa son bras gauche derrière mon dos et m'attira contre lui. Pendant quelques minutes, il m'autorisa à sangloter contre son épaule jusqu'à ce qu'un regain de vitalité me permette de me rendre compte de mon comportement pitoyable. Je m'écartai en le remerciant, un peu honteuse, mais très reconnaissante. Kurapika était vraiment quelqu'un de bien.
— Kurapika ? commençai-je après avoir plus ou moins séché mes larmes. Pourquoi tu veux devenir Hunter ?
Il baissa les yeux.
— Pardon, tu n'es pas obligé d'en parler...
Je m'en voulais d'avoir pu faire resurgir de mauvais souvenirs, car je voyais bien qu'il semblait préoccupé. Mais d'un autre côté, penser à ses soucis plutôt qu'aux miens ne pouvait m'être que bénéfique.
— Ce n'est pas grave, assura-t-il.
Il laissa sa tête choir contre le mur, pensif.
— Je suis... le seul survivant du clan Kuruta.
Il me jeta un œil, attendant peut-être une réaction particulière, mais je ne pouvais pas connaître ce nom.
— Il y a quatre ans, poursuivit-il, tous mes proches se sont fait tuer par la Brigade Fantôme. Je veux devenir un Hunter de la Black List pour les capturer.
— La Brigade Fantôme ? demandai-je, avant de me souvenir que Kurapika avait déjà raconté cette histoire dans l'un des chapitres que j'avais lus dans le bus.
— Une bande de voleurs sans scrupules, répondit-il en serrant les poings.
J'eus un pincement au cœur en le regardant. Il n'avait sûrement pas plus de dix-huit ans. Dans mon monde, la plupart des garçons de son âge sont stupides et n'ont pas d'autre inquiétude que celle de posséder les dernières chaussures à la mode. Ici, tout était bien plus compliqué.
Je lui tapotai doucement l'épaule dans une maigre tentative de consolation.
— Ça va s'arranger, dis-je.
— Seulement quand je les aurai tous arrêtés.
Son regard était implacable. Il n'y avait aucun doute, il ne trouverait le repos qu'une fois sa vengeance accomplie.
Il se détendit légèrement et se tourna vers moi.
— Et toi ? Quelles sont tes motivations à l'obtention de ta licence ?
Prise de court, je restai muette un instant. Je réalisai que je n'avais aucune réponse à lui fournir. Dans quel but poursuivais-je l'examen ?
— Tu as raison, pensai-je à voix haute. Je suis arrivée ici complètement par hasard et... j'ai continué les épreuves. Sans raisons particulières.
À son expression, je devinai que Kurapika ne comprenait pas un mot de ce que je disais. En temps normal, il était impossible d'accéder à l'examen Hunter ''par hasard''.
La raison m'aurait poussé à arrêter, mais cette décision m'effrayait. L'examen me fournissait un semblant de sécurité bien que j'étais consciente de risquer la mort à chaque instant. Mais au moins, je savais que faire. Si j'abandonnais, où irais-je ? Je me creusai les méninges, à la recherche d'un personnage que j'avais lu dans les premiers chapitres qui ne participait pas aux épreuves. Le capitaine alcoolique, les monstres qui pouvaient se transformer en humains... Mais où les trouver ? Et puis, pourquoi m'aideraient-ils ? Ce monde était si vaste, rempli de personnes hostiles...
— Norah ? fit Kurapika en penchant la tête sur le côté. À mon avis, remarqua-t-il, tu réfléchis beaucoup trop.
Un monde peuplé de gens hostiles ? Finalement, ça n'allait pas me changer de chez moi.
— Tu as raison, dis-je pour la deuxième fois.
Je sautai sur mes pieds, sous le regard étonné de mon ami.
— Je suis désolée, je crois que je vais m'arrêter là, pour l'examen.
Il fronça les sourcils et se leva à son tour.
— Tu es sûre ?
J’acquiesçai.
— Ça ne m'avancera à rien de continuer. Je devrais plutôt chercher une solution à mon... problème.
Je jetai un coup d’œil à Léolio, toujours profondément endormi. Je me doutais que tout se passerait bien pour lui, Gon, et le petit garnement aux cheveux blancs.
— Kurapika, hésitai-je. Quand tu auras terminé l'examen, on pourrait peut-être essayer de se revoir...
Je me sentis soudainement très ridicule.
— Pour t'aider à capturer la Brigade Fantôme, me justifiai-je inutilement, les joues virant à l'écarlate.
J'avais peur qu'il ne pense que j'avais le béguin pour lui comme une idiote alors que ça n'avait aucun rapport. Il était la seule personne en qui j'avais plutôt confiance et je ne m'imaginais pas parcourir le monde sans un repère tel que lui.
Il leva la main vers moi et la posa sur le haut de ma tête, aplatissant affectivement mes cheveux.
— Nous nous reverrons, je te le promets. Et je peux te garantir que je serai nouvellement Hunter.
— Essaie déjà de ne pas te faire découper en morceaux, soufflai-je avec une moue inquiète.
— J'y veillerai, me promit il en me faisant un bref câlin.
L'odeur des adieux flottait dans l'air, mais je refusais de l'accepter. Depuis mon arrivée ici, il m'avait toujours appuyée. J'avais besoin de lui, et puis, il me l'avait promis : nous nous reverrions.
Je récupérai ma veste en jean, et après avoir soufflé un baiser au Léolio ronflant, je m'éloignai dans les couloirs du dirigeable dans l'espoir de croiser l'un des responsables de l'examen. Après une courte recherche, j'aperçus un peu plus loin le personnage-haricot, celui qui distribuait les plaques numérotées dans le tunnel, en train de refermer la porte d'une cabine.
— Monsieur ! l'interpellai-je en courant vers lui.
Il fut très étonné quand je lui avouai mon abandon, mais me conduisit tout de même jusqu'au président Nétéro. Celui-ci était occupé à faire de la musculation dans une grande pièce dans laquelle j'eus la surprise de trouver Gon endormi – ou assommé ? – dans un coin. Je secouai la tête, peu importait ce qu'il s'était passé.
— Mademoiselle ? fit le vieux en jonglant avec ses deux haltères.
Quel crâneur, pensai-je en levant les yeux au ciel.
— C'est fini, annonçai-je. Je voudrais que vous me laissiez partir.
Il fronça ses longs sourcils touffus et je me félicitai d'avoir réussi à effacer son air supérieur.
— En voilà, une demande inhabituelle, commenta-t-il. Y a-t-il une raison particulière à ton abandon ?
Une nouvelle fois, quelqu'un me demandait une explication que je n'étais pas en mesure de fournir.
— Mes priorités ont changé, dis-je simplement.
Il se gratta le crâne puis jeta un coup d’œil à l'horloge attachée au mur dont la petite aiguille oscillait entre les chiffres 8 et 9. Il me semblait avoir vu au travers des grandes fenêtres des couloirs le soleil pointer derrière les montagnes, nous étions donc le matin. Le président m'informa qu'il restait environ une heure de vol avant que les derniers candidats ne soient déposés sur le lieu de la quatrième épreuve. Je refusais catégoriquement sa proposition de ''jouer à la balle pour faire passer le temps'', et allai m'asseoir à côté de Gon. J'ajustai la couverture négligemment jetée sur son corps et m'adossai au mur, en m'efforçant de ne pas trop réfléchir.
Quand je serais de retour sur la terre ferme, je trouverais des réponses à toutes mes questions, et surtout, une solution.
Ce monde était peut-être plus attirant que je ne l'avais premièrement pensé, mais je devais rentrer chez moi au plus vite.