Le Fantôme du Péloponnèse
Au fur et à mesure de mes discussions avec Thucydide, les scènes me reviennent en mémoire. Des couleurs, des sons et des odeurs que je pensais avoir oubliés resurgissent en moi, tel un courant furieux dévastant tout sur son passage. Progressivement, je me replonge dans mes souvenirs, quelque part sur la côte sud du Péloponnèse, trente et un ans plus tôt...
– Alors, comme ça, le grand Diodotos aurait la frousse ?
– P… Pas du tout ! réponds-je tout en écoutant attentivement les bruits de la forêt autour de nous.
La jeune fille qui m'accompagne me sourit avec un air narquois. La lumière de la lune rend les traits de son visage encore plus expressifs. Mais qu'est-ce qui m'a pris de suivre Aspasia en pleine nuit ? En y réfléchissant un instant, je ne pense pas que j'aurais pu y échapper. Quand elle a une idée en tête, il est quasiment impossible de lui faire changer d'avis. Elle peut être aussi têtue qu'un âne. Et puis… elle sait se montrer persuasive, surtout avec moi. Je pousse un soupir.
– Allons, allons, me dit-elle d'une voix faussement réconfortante, tu sais bien que les kryptoi évitent notre village depuis quelques années maintenant… Surtout depuis la mise en place des patrouilles !
– Et toi, ça ne te dérange pas de tomber sur l'une de ces fameuses patrouilles ?
– On a bien réussi à les éviter jusqu'ici, me réplique-t-elle immédiatement.
Je pousse un grognement pour toute réponse. A quoi bon argumenter ? Elle peut tout justifier, la bougresse ! Je lève la tête et me plonge dans la contemplation de la lune, pleine et entière. Sa silhouette est à peine cachée par la cime des pins maritimes et autres arbres typiques de la région. Aspasia fait une brusque embardée et se place à quatre pieds juste devant moi. Je m'arrête aussitôt, interloqué. Son visage est plongé dans l'obscurité, la lune étant dans son dos. Cela dit, je sais qu'elle m'observe intensément de ses yeux émeraudes. Elle se penche légèrement en avant, comme pour m'examiner de plus près.
– Tu sais que t'es mignon même quand t'es grognon ?
– Hein ?
Et voilà, du pur Aspasia. A chaque fois que l'on se retrouve seuls, elle prend un malin plaisir à me narguer. Le sang me monte à la tête. Mes joues doivent être devenues entièrement rouges. Visiblement, l'adolescente n'a rien manqué du spectacle malgré la semi-obscurité car elle éclate de rire.
Elle reprend son souffle au bout d'un petit moment… avant de glousser de plus belle. Bougon, je la contourne pour continuer sur le chemin forestier même si je n'ai absolument aucune idée de ma destination. Après tout, c'est Aspasia qui m'a amené ici. D'ailleurs, la jolie enquiquineuse me rattrape. Elle arbore un sourire jusqu'aux oreilles.
Je lui demande d'un ton exagérément indigné :
– Et ça te fait rire ?
– Oh que oui ! me répond-elle sans la moindre hésitation. Il faut bien que je travaille ma mesquinerie !
– Je vois ça…
La jeune fille reporte son attention sur le chemin que nous parcourons. Déjà, je peux sentir l'odeur de la mer et entendre le bruit des vagues.
– On ne devrait plus être très loin, remarque-t-elle.
Et, en effet, l'instant d'après, nous débarquons dans une petite crique surplombée de grands rochers avec, au milieu, une toute petite plage de sable fin. La beauté du lieu me cloue sur place. La lumière de Séléné semble lui conférer une atmosphère surnaturelle. Je pense que je suis déjà venu ici mais jamais de nuit. Nous devons être à quatre ou cinq stades de notre village.
– Ça en valait la peine, tu ne crois pas ? me demande-t-elle.
Je lui réponds, quelque peu ému :
– Je dois bien l'admettre.
Je suis sur le point d'ajouter quelque chose quand, ni une ni deux, la jeune fille se précipite en courant au bord de l'eau. Sa longue chevelure blonde se déploie sous l'effet de la brise. Sans rien dire, je contemple Aspasia. Son caractère bien trempé fait généralement fuir les autres garçons de son âge. Mais moi, je trouve que cela ajoute à son charme. Et en cet instant précis, je la trouve aussi belle qu'Aphrodite elle-même.
Alors qu'elle trempe ses pieds dans l'eau, elle émet un petit cri suraigu. Je ne peux m’empêcher de pouffer. Nous sommes à la fin du printemps et la mer est encore fraîche à cette période de l'année. Mes rires attirent son attention. Sans s'offusquer plus que ça, elle me demande :
– Diodotos, tu me rejoins ?
– Je préfère rester au sec, lui dis-je. Par ailleurs, tu ne veux pas me refaire le cri que tu as poussé ? Vois-tu, j'aimerais pouvoir graver ce moment exceptionnel dans ma mémoire.
– Petit con, me réplique-t-elle tout en me tournant le dos.
Je ris de plus belle avant de m'asseoir dans le sable. Je jette un coup d’œil aux étendues de hautes herbes situées à ma droite, à quelques dizaines de pieds de là. La légère brise fait courber les végétaux au rythme de ses caprices. On a l'impression que cette mer verte inspire et expire, à l'instar d'un véritable organisme vivant. Les rochers, de couleur blanche tirant vers le rose la journée, prolongent ce paysage saisissant jusqu'aux eaux de la Méditerranée.
– Tu as encore un bleu ?
La douce voix d'Aspasia me tire vite de ma rêverie. Sans que je m'en aperçoive, elle s'est faufilée juste à côté de moi. Tandis qu'elle prend place sur le sable, j'examine mon bras droit. La lumière lunaire met parfaitement en valeur une jolie ecchymose. Je ne l'avais même pas remarquée jusqu'à présent. Voyant l'expression de surprise sur mon visage, la belle blonde pousse un soupir.
– Tu devrais demander à ton père d'y aller moins fort avec toi.
Je lui rétorque sur un ton plus brutal que je ne l'aurais voulu:
– Les arts militaires ne s'acquièrent pas en se contentant de bien gérer son champ, Aspasia.
– Mais tu n'es pas un guerrier, Diodotos. Tu es un hilote. Comme moi, comme tout le monde au village…
Un hilote. Ce mot me donne un goût amer dans la bouche. Oui, nous sommes des hilotes : des êtres moins bien considérés que les Inférieurs dans la société lacédémonienne. Nous sommes les propriétés de l'état spartiate. En tant qu'hilotes, nous sommes attribués comme du bétail à chaque citoyen de Sparte afin de faire fructifier les terres du kleros qui lui est assigné. Il en est ainsi, dit-on, depuis que les Doriens ont conquis le Péloponnèse.
D'un autre côté, notre maître spartiate n'est pas autorisé à nous vendre à l'étranger et nous avons le droit d'établir notre propre famille. A dire vrai, nous sommes même incités à nous reproduire… Il serait bien fâcheux, en effet, que la puissance péloponnésienne vienne à manquer d'une main d’œuvre si bon marché. Étant donné que nous faisons partie des propriétés de Sparte, nous ne pouvons pas non plus être affranchis selon le bon vouloir de notre maître. Cependant, nous sommes susceptibles d'être prêtés à d'autres citoyens lacédémoniens pour dépanner, ou d'être déportés par familles entières dans un autre kleros selon la volonté de l'état.
Mon village est situé dans un kleros plutôt fertile. Même après avoir payé le lourd tribut à notre maître spartiate, il nous reste de quoi vivre presque correctement. Mais, malgré tout, ce n'est pas une vie. Nous envions parfois les chiens et les chevaux. Eux, au moins, sont bien traités.
Je déclare d'une manière déterminée:
– Je n'ai pas l'intention de rester hilote toute ma vie. Si l'on me remarque sur un champ de bataille, il est possible que Sparte m'affranchisse, moi et ma future famille. Voilà pourquoi mon père, après le travail aux champs, m'entraîne avec mon frère chaque jour une bonne partie de la soirée au maniement de l'arc et de l'épée.
– Je sais, je sais, Diodotos… Tu m'as déjà raconté ça une bonne dizaine de fois au moins. Mais tout de même, je n'aime pas te voir dans un tel état…
Elle a prononcé ces derniers mots dans un murmure presque étouffé. Je la regarde dans les yeux. Son visage exprime une tristesse diffuse. Quelque chose ne va pas. Je la connais depuis trop longtemps pour savoir que ce n'est pas mon bleu qui en est la cause. Au bout d'un petit moment, je finis par demander :
– Qu'y a-t-il, Aspasia ? Où est donc passée la joie de vivre de mon enquiquineuse de voisine ?
La jeune fille me sourit avant de porter ses yeux sur la mer, le regard vague. Elle plonge ses pieds dans le sable fin avant de les en faire ressortir. Elle répète cette action plus d'une fois. Je la laisse réfléchir à sa réponse. Il lui faut quelques instants avant qu'elle ne se décide enfin à parler.
– Sais-tu que je vais bientôt avoir quinze ans ? m'interroge-t-elle.
– Oui, bien sûr. Tu auras le même âge que moi d'ailleurs.
– Et sais-tu ce qui attend les filles lors de leur quinzième anniversaire ?
Je mets un certain temps à réfléchir avant de lui répondre :
– Elles sont en âge d'être mariées.
Aspasia opine de la tête. Puis, elle ajoute :
– Eh bien, moi, je ne veux pas être mariée. Je ne veux pas que mon père choisisse pour moi un homme que je ne connais pas et avec qui je vais devoir passer le reste de ma vie. J'en frémis rien que d'y penser.
– Laisse-moi deviner… Ton père a abordé le sujet aujourd'hui et tu t'es disputée avec lui. C'est pour cette raison que tu m'as traîné ici, ce soir. Remarque, j'admets que je n'aimerais pas, moi non plus, vivre avec quelqu'un qui ne me plaît pas.
L'adolescente me sourit à nouveau avant de commenter :
– Enfin une personne qui me comprend ! C'est pour ça que j'aime beaucoup passer du temps avec toi : quelle que soit la situation, tu respectes ma volonté. Si seulement tout le monde pouvait être comme toi…
Alors qu'elle parle, des larmes se mettent à couler le long de ses joues. Sa déclaration passionnée se transforme peu à peu en une série de petits reniflements. Je la prends dans mes bras tout en lui caressant le haut du crâne, le temps qu'elle se calme. Après quelques hoquets supplémentaires, elle finit par relever la tête.
– En vérité, m'annonce-t-elle, j'ai déjà choisi la personne avec qui je veux partager ma vie.
– Ah…
Ses paroles me font l'effet d'un coup de poing en pleine poitrine. Aspasia a des sentiments pour quelqu'un. Mais qui cela peut-il bien être ? La jeune fille qui proclamait à qui voulait l'entendre qu'elle ne tomberait jamais amoureuse car, je cite, « tous les hommes ne sont que des bêtes rustres et idiots », vient maintenant m'avouer le contraire ! Il me faut un moment pour remettre mes idées en place. Je parviens à demander :
– Et qui… qui est l'heureux élu ?
L'adolescente me regarde dans les yeux avant d'éclater de rire. Entre deux gloussements, elle parvient à me dire :
– Par tous les dieux, Diodotos… Tu es quelqu'un de rusé. Tu fais partie des hommes les plus vifs d'esprit que je connaisse. De temps en temps, tu es même capable de me cerner mieux que je ne le fais moi-même. Et pourtant... pourtant, à certains moments, qu'est ce que tu peux être lent !
Je penche la tête sur le côté. Alors que je réfléchis à toute vitesse aux mots qu'elle vient de prononcer, Aspasia saisit à deux mains mon exomis avant de m'embrasser. C'est un premier baiser d'adolescent mais c'est un baiser fougueux. Des frissons me parcourent tout le long du corps. Et surtout, il dure longtemps. Quand enfin ses lèvres quittent les miennes, j'en profite pour dire :
– Est-ce que je peux au moins en placer une ?
– Non, me répond-elle avant de m'embrasser de plus belle.
Sans briser notre étreinte, nous basculons doucement sur le sable. Alors qu'elle me maintient allongé sur le dos, Aspasia entreprend de se déshabiller. Je la dévore des yeux. Elle est vraiment magnifique.
Le temps s'arrête autour de nous. Nos corps s’entremêlent. C'est une première, pour moi comme pour elle. Nous sommes maladroits au début mais finissons par trouver notre propre rythme. De toute façon, comment résister à une telle passion, à une si belle fougue ? Nous dansons jusqu'à l'extase.
Puis, nous restons blottis l'un contre l'autre. Aspasia a posé sa tête sur ma poitrine. Même lorsqu'elle a les yeux à demi-clos, elle ne perd rien de sa beauté. J'en suis pleinement conscient désormais : dire que je l'aime n'est qu'un euphémisme.
Soudain, une odeur de brûlé me sort de cette parenthèse de félicité. Je demande à ma douce et tendre :
– Dis-moi, Aspasia, tu ne sens pas quelque chose ?
La jeune fille relève doucement la tête avant de se raidir. Elle se redresse brusquement. Elle tremble. D'une voix terrifiée, elle s'écrie :
– Par Zeus, Diodotos : regarde !
Je me retourne. La cime des arbres est auréolée d'une lueur rouge-orangée. Des nuages de fumée commencent à s'élever par delà la forêt. La lumière de la lune se reflète contre ces inquiétantes formations obscures. Aucun doute n'est plus permis. Notre village est la proie des flammes.