Le Fantôme du Péloponnèse
Après avoir laissé mon cheval de trait et ma charrette à l'une des écuries d'Amphipolis, près de la porte de Thrace, je pénètre dans le quartier des artisans. Le soleil n'a pas encore atteint son zénith dans le ciel. Les rues de la cité sont déjà très animées.
Sur le côté, deux marchands se disputent sur le prix d'une cargaison de bois patientant dans le port d'Eïon, qui est situé sur l'embouchure du Strymon, à vingt-cinq stades d'Amphipolis. Ils sont tellement investis dans leur conversation qu'ils ne se sont même pas aperçus que tous les regards sont tournés vers eux. Je souris avant de continuer mon chemin.
Cet épisode me rappelle les paroles d'Améiniadès à propos de cette cité. C'est une ville récente et dynamique. Elle a été fondée trente-cinq ans auparavant par Athènes si ma mémoire ne me fait pas défaut. Mon vieil ami m'a raconté qu'à l'époque, Athènes ambitionnait de contrôler toute la Thrace et de sécuriser ses approvisionnements en matières premières : or, argent et bois du Pangée. Inutile de préciser qu'Amphipolis s'est vite retrouvée au centre de nombreuses batailles, étant donné sa position stratégique. Pour un œil avisé tel que le mien, on peut encore voir, çà et là, les stigmates de son histoire violente. Et c'est au prix des larmes, de la sueur et du sang, qu'aujourd'hui, la cité grecque est indépendante.
Par ailleurs, Amphipolis a su habilement tirer parti de son emplacement. Nombre de marchandises provenant de toute la Thrace et de son port d'Eïon y font une étape obligatoire. Si j'ai besoin de quelque chose, je suis sûr de pouvoir l'acquérir dans cette ville. A voir le nombre d’échoppes, on peut dire que tous ses artisans, provenant d'Athènes pour la plupart, ont contribué à l'édification de son industrie aujourd'hui réputée dans toute la région. Dire que son économie est florissante n'est qu'un euphémisme.
Je passe devant un ergasterion, un petit atelier. A l'intérieur, deux hommes travaillent la céramique sous les yeux d'un troisième, sûrement leur client. Je pousse un soupir. Il existe plusieurs lieux de restauration dans le quartier des artisans. Thucydide m'a donné rendez-vous dans l'un d'entre eux. Je prends le chemin de l'établissement le plus important.
Lorsque j'y arrive, le soleil a presque atteint son point le plus haut dans le ciel. Déjà, une longue file d'attente grossit à vue d’œil devant les fourneaux en forme de L. Des ouvriers, des artisans, quelques citoyens accompagnés de leurs serviteurs : tous discutent avec enthousiasme de leurs affaires en attendant de prendre commande.
Je jette un coup d’œil dans la salle de restauration. Toutes les tables sont surchargées de clients à l'exception d'une seule. Un vieil homme, richement habillé, y est assis. Quelques papyrus, certains remplis de notes et d'autres immaculés, sont étalés à sa droite. Face à lui, les restaurateurs déploient un véritable festin : du mouton rôti et du cerf au miel, accompagnés de fruits et légumes divers à l'huile d'olive. Il doit y en avoir pour plusieurs drachmes de nourriture.
J'ai connu plus subtil. Mais, au moins, je n'aurais pas à chercher pendant longtemps mon interlocuteur. Je m'approche de la table somptueusement garnie et demande avec prudence :
– Thucydide ?
Le vieil homme lève les yeux vers moi. Il m'observe un petit instant. Son regard est espiègle et rusé. Je sens que cela ne va pas être une partie de plaisir. Il finit par me sourire.
– Vous n'usurpez pas votre réputation, Diodotos, commence-t-il. Ni en avance, ni en retard ; vous apparaissez précisément au bon moment et à l'endroit convenu.
– Je suis impressionné… Vous semblez bien renseigné sur vos interlocuteurs.
– Je m'informe toujours sur ceux que je souhaite rencontrer. Je vous en prie, ô redoutable guerrier, asseyez-vous.
Tout en prenant place, je jette un coup d’œil aux tables voisines. Certains convives observent avec envie notre tablée. D'autres, au contraire, semblent sur le qui-vive. Je prête attention à ce qu'ils tentent de cacher au niveau de leurs ceintures. Entre les tissus, je discerne quelques lames. Je vois…
Je lance une première remarque :
– Vous êtes venu bien gardé.
– Oh, voyons, j'ai passé l'âge de la naïveté depuis fort longtemps, dit-il en balayant mon observation d'un revers de la main.
J'arque un sourcil. Même s'il n'était pas venu avec ses serviteurs armés, je serais un idiot fini si je tentais de l'assassiner au beau milieu de tout ce monde. Les gardes de la ville ne me laisseraient certainement pas passer la nuit.
– Si vous êtes si bien informé et empli de sagesse comme on me l'a dit, vous devriez savoir que je n'offre plus mes services de mercenaire et…
– Qui vous dit que j'ai besoin d'un mercenaire ? m'interrompt-il.
J'ouvre la bouche avant de la refermer. A quoi rime tout cela ? Thucydide se met à rire à gorge déployée.
– Diodotos, si vous pouviez voir votre tête…
Je n'ai besoin que d'un instant pour cacher ma surprise et arborer une expression plus neutre. Mille questions assaillent mon esprit. Pourquoi me faire venir jusqu'ici ? Qui l'a informé de mon passé ? Thucydide, après avoir terminé sa coupe de vin, finit par déclarer :
– Pour commencer, mangez un morceau. C'est moi qui invite. Vous savez, le cerf au miel est délicieux.
Je ne me fais pas prier deux fois. La viande est un mets rare et cher. Par ailleurs, l'odeur alléchante des plats est irrésistible. Après quelques bouchées, je demande :
– Que me vaut donc ce repas digne d'un banquet, Thucydide l'Athénien ?
Le vieil homme termine tranquillement sa part de cerf en silence avant de me regarder dans les yeux. Depuis que je l'ai rencontré, c'est la première fois qu'il prend un air si sérieux. Il me demande, le ton grave :
– Avant toute chose, seigneur Diodotos : que pensez-vous du dernier conflit entre Sparte et Athènes, la guerre du Péloponnèse ?
Je réfléchis un petit moment avant de répondre, comme souvent lorsque la question me surprend, par une autre interrogation :
– Vous trouvez qu'il n'y a eu qu'une seule guerre généralisée et non pas deux, voire même une série de conflits régionaux, entrecoupés de la Paix de Nicias ?
– Une période de paix, dites-vous ? fulmine Thucydide. Comment peut-on parler de paix avec toutes les tueries qui se sont déroulées durant cet intervalle de temps ? Diriez-vous aux gens d'Hysiai, massacrés par les Spartiates, ou aux Méliens, exécutés en masse par les Athéniens, que l'on était en paix ? Non, on parle bien d'une seule guerre, totale, implacable, touchant l'ensemble de la Grèce et avec elle, une partie du monde barbare.
Visiblement, j'ai touché une corde sensible. Je dois choisir mes mots avec précaution. On dirait bien que ce sujet lui tient particulièrement à cœur.
– Je n'avais pas vu les choses sous cet angle, Thucydide. Effectivement, ce conflit fut probablement le plus important que notre monde ait connu, étant donné que les états impliqués étaient à l'apogée de leur puissance…
Les yeux de l'Athénien s'illuminent. Il s'écrit, tout en se penchant en avant :
– Oui ! Tout à fait ! Nous arrivons à la même conclusion, vous et moi. Je vois que vous savez vous servir de votre tête, Diodotos. Ce n'est pas donné à tout le monde, si je peux me permettre.
Flatté par cette remarque, je réplique :
– Certes, Thucydide, certes. Mais quel est le rapport avec moi ?
Le vieil homme reprend sa position initiale. Puis, à travers la fenêtre de la taverne, il se met à observer un moment les habitants d'Amphipolis vaquant à leurs occupations. Il pousse un soupir avant de me répondre :
– Vous savez, si un second conflit de cette ampleur venait à se reproduire, cela signerait la fin du monde grec. Ni plus, ni moins. L'Empire perse finirait par fondre sur les ruines encore fumantes de nos cités. Notre civilisation disparaîtrait. Il faut donc à tout prix éviter que cette situation se reproduise.
– Je suis tout à fait d'accord avec vous. Mais je ne vois pas ce que deux vétérans de guerre peuvent bien y faire, sans vouloir vous offenser…
Le riche Athénien me sourit, soutenant mon regard.
– Oh que si, Diodotos. Nous pouvons faire la différence, en partageant notre savoir. Pour cette raison, je me suis lancé dans un projet sans commune mesure. J'ai entrepris d'écrire un récit complet de cette guerre, en tentant d'être le plus factuel et objectif possible. Pour le construire, j'évite de prendre mes informations du premier venu et de me fier à mes impressions personnelles. Tant au niveau des faits dont j'ai moi-même été témoin que pour ceux qui m'ont été rapportés par autrui, je procède toujours à des vérifications aussi scrupuleuses que possibles. Après avoir été ostracisé d'Athènes, j'en ai profité pour voyager à travers la Grèce, y compris à Sparte, pour rassembler témoignages, écrits et discours prononcés par les différents protagonistes de ce conflit. A terme, j'espère pouvoir comprendre et déceler les mécanismes profonds qui ont mené à cette guerre.
Thucydide fait une pause, remplit sa coupe de vin et la boit d'une traite avant de poursuivre :
– Ceci est l’œuvre de ma vie, Diodotos. Et ce n'est pas facile car il se trouve souvent que les témoins d'un même événement tiennent des discours contradictoires. En effet, soit ils ont de la sympathie pour un camp ou l'autre, soit leur mémoire leur joue des tours… Dans tous les cas, je souhaite donner aux générations futures l'analyse des événements du passé afin que, je l'espère, aucune tragédie de ce type ne se reproduise à l'avenir.
Je considère le vieil homme, enflammé par sa tirade. Durant son discours, je me suis contenté de l'écouter silencieusement sans même toucher à la nourriture devant moi. Lorsqu'il a fini de parler, je prends à mon tour la parole :
– Vous vous êtes lancé dans une noble entreprise, je le reconnais. Et je suppose que vous souhaitez avoir ma version des événements, n'est-ce pas ?
– C'est toujours un plaisir d'avoir affaire à une personne intelligente, me répond-t-il par la flatterie. En effet, je serai plus qu'honoré d'entendre le récit des aventures du Fantôme du Péloponnèse.
Je jette un coup d’œil inquiet aux alentours. Mis à part les gardes de Thucydide, personne ne semble faire attention à nous. Je me décontracte avant de répliquer :
– Arrêtez de m'appeler ainsi, Thucydide… Je ne suis plus le fantôme depuis un certain temps maintenant. Cette vie appartient au passé.
En silence, le riche Athénien sort de sa bourse trois statères d'or qu'il dispose devant moi. Je réfléchis à la quantité de richesse présente sur la table. Un stratère équivaut à vingt drachmes. Certains de mes amis, qui sont ouvriers spécialisés à Athènes, ont un salaire journalier d'environ une drachme.
– Si vous consentez à me confier votre témoignage, ces statères sont à vous, déclare-t-il. Et si j'estime que ce que vous me racontez fera avancer considérablement mon récit, je vous en donnerai bien davantage.
Je pousse un soupir avant de regarder le plafond. Trois statères. C'est beaucoup d'argent. Dans le même temps, je m'étais juré d'enterrer mon passé de mort et d'échecs. L'ancien stratège a l'élégance de me laisser réfléchir. Je reporte mon attention sur lui.
– Très bien, Thucydide. J'accepte. Mais à une condition.
– Oui ? s'enquiert-il.
– Je souhaite que, dans votre récit, il n'y ait aucune mention de ma personne. Le fantôme du Péloponnèse doit rester un spectre, effacé des contes et des récits. De toute façon, ce qui vous intéresse, ce sont les faits et non les protagonistes, il me semble.
– Très bien, seigneur Diodotos, je ne ferai pas mention du fantôme dans mes écrits. Vous avez ma parole.
Je souris au vieil homme avant de conclure :
– Dans ce cas, c'est entendu. Mais je dois vous prévenir. Mon histoire sera longue, sale, pleine de souffrance et de rancœur. Elle ne sera ni épique ni extraordinaire mais terriblement réelle. J'espère que vous y êtes préparé…
Thucydide balaie de la main l'ensemble de notre tablée :
– J'ai tout mon temps, Diodotos. Et nous avons de la nourriture pour discuter jusqu'au bout de la nuit.
Je me ressers une part de cerf au miel, accompagné de choux et de salades à l'huile d'olive. Je prends mon temps avant d’entamer mon récit :
– Pour comprendre l'ensemble de mon histoire, il nous faut remonter loin dans le temps. C'était il y a trente et un ans. Je devais être âgé d'une quinzaine d'années à l'époque… Je me souviens encore de la brise printanière qui soufflait dans mes cheveux…
***
Remerciements:
Encore une fois, je tiens à exprimer ma profonde gratitude à Alresha pour la relecture de ce premier chapitre !