Le Fantôme du Péloponnèse
Notes de l'auteur : Ce récit repose en grande partie sur l'analyse historique réalisée par Thucydide dans son œuvre La Guerre du Péloponnèse, près de 2500 ans avant notre époque. Si cela vous intéresse, je vous conseille la version de Denis Roussel avec la préface de Pierre Vidal-Naquet, édition folio classique. Vous y trouverez des annexes très complètes ainsi que des cartes claires permettant de retracer les différents événements de ce terrible conflit.
Notes sur les mesures en Grèce Classique :
- Un stade attique représente 177,6 mètres et correspond à 600 pieds attique
- Un pied attique est donc l'équivalent d'une trentaine de centimètres
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Ma rencontre avec Thucydide, l'ancien stratège, commence – comme tout récit épique digne de ce nom – par une chèvre. Enfin, du moins, une chèvre poursuivant un jeune adolescent d'une douzaine d'années sur une distance d'au moins un stade et demi.
Je suis en train d'enseigner à deux des petits-fils de mon vieil ami athénien Améiniadès le maniement du xiphos, l'épée des hoplites. Nous sommes dans le jardin de son immense propriété, située à une quarantaine de stades de la ville d'Amphipolis, en Thrace, à effectuer des exercices de gainage. Travailler ses muscles abdominaux est d'une importance primordiale pour tout futur guerrier qui se respecte.
C'est alors que des cris tout droit sortis des Enfers nous font sursauter. Instinctivement, je mets la main à la garde de mon propre xiphos avant de porter mes yeux sur le chemin menant au bâtiment principal de la famille d'Améiniadès. Je dois confesser que, sur le coup, j'ai bien du mal à garder mon sérieux.
Le spectacle qui s'offre à mon regard est digne des plus drôles comédies qu'il m'ait été donné de voir. Imaginez : un garçon, les yeux emplis de terreur, bouche ouverte et criant à tue-tête, tente par tous les moyens de semer une biquette demi-portion de moins d'un an. Derrière moi, mes deux élèves de huit et dix ans commencent à pouffer. Je respire un bon coup, essayant de ne pas me laisser aller, moi aussi, à des rires incontrôlés. Puis, je me retourne, demandant aux deux énergumènes :
– Kécrops, Philèmon, attendez-moi là. Je vais voir ce qu'il en est et je reviens de suite.
– Bien, maître, me répondent-ils en cœur, les larmes aux yeux.
Je pousse un soupir avant de me placer, au pas de course, juste au-devant de la porte principale de la demeure familiale. Je n'ai pas à attendre longtemps l'arrivée du jeune adolescent. Ce dernier, sans même m'accorder un regard, se précipite pour se cacher juste derrière moi. La monstrueuse créature qui le poursuit a un peu plus de jugeote : elle s'arrête net à une dizaine de pieds de moi. Je foudroie du regard la biquette un peu trop téméraire.
N'y pense même pas, lui adressé-je mentalement.
La petite chèvre m'observe à son tour de ses yeux pétillants de malice. Visiblement, elle a pris bien du plaisir à tourmenter le jeune humain qui a eu l'audace de traverser son troupeau. Elle se fige un moment. Puis, soudain, elle me tire la langue tout en émettant un son saugrenu empli de défi. L'instant d'après, elle détale sans demander son reste. La petite teigne rejoint en trottinant son troupeau en train de paître paisiblement près des oliviers, à deux stades de là. Elle a du cran, celle-là.
Derrière moi, le garçon pousse un soupir de soulagement. Alors que je me retourne pour lui faire face, le jeune homme, comprenant sa situation, fait trois pas en arrière. Il faut dire, pour sa défense, que je suis plutôt intimidant. Je mesure près de six pieds de haut, une taille remarquable qui fait que je dépasse souvent d'une tête mes semblables. J'ai combattu et survécu à nombre de batailles durant les guerres entre l'ancienne ligue de Délos, menée par Athènes, et la ligue du Péloponnèse dirigée par Sparte. Ma musculature et certaines cicatrices témoignent des épreuves subies par mon corps. J’arque un sourcil avant de lui demander :
– Je peux savoir ce que tu fais là, p'tit satyre ?
L'adolescent me regarde enfin dans les yeux. Son visage se décontracte à mesure qu'il me reconnaît.
– Ah, c'est vous, Diodotos. Vous m'avez fichu une de ces frousses…
– Je ne l'avais pas remarqué, ironisé-je.
Le garçon se contente d'un grognement pour toute réponse. Il balaie du regard la façade de l'imposante maison et une partie du jardin avant de me demander :
– Améiniadès est-il présent ? J'ai ici une lettre pour lui. Ou, tout du moins, pour l'un des hôtes de sa maisonnée.
Tout en parlant, le jeune homme tire de son exomis, la tunique courte qu'il porte, un papyrus.
– Améiniadès est occupé pour le moment, lui réponds-je. Sais-tu à qui s'adresse précisément ce courrier ?
– Vous savez bien que je ne sais pas lire, Diodotos.
– Dans ce cas, puis-je y jeter un coup d’œil ?
L'adolescent me tend le petit rouleau. Je ne mets pas longtemps à trouver ce que je cherche. Sans avoir à dérouler le papyrus, le nom du destinataire de cette correspondance apparaît clairement : φάντασμα. Phantasma, autrement dit, le Fantôme. Cette missive m'est adressée.
Je relève la tête, livide.
– Qu'est-ce qu'il y a ? me demande le garçon, inquiet.
– Écoute-moi bien attentivement, p'tit satyre, lui dis-je sur un ton sérieux. Va demander à Kécrops et Philèmon que tu peux voir là-bas de quoi te rafraîchir le gosier. Pendant ce temps, je vais aller te chercher une drachme.
– Une drachme ? reprend-il avec étonnement. Mais c'est énorme ! Cela fait beaucoup d'argent !
– P'tit satyre, en échange de cette drachme, je veux que tu oublies absolument tout ce qui est en rapport avec cette missive. Tu n'en as jamais entendu parler et tu n'es jamais venu me voir pour me la remettre. Me suis-je bien fait comprendre ?
Le jeune homme déglutit et commence à trembler. Il me répond d'une voix peu assurée :
– Oui, Diodotos. C'est parfaitement clair.
Sans demander plus de précision, l'adolescent s'éloigne en direction de mes deux élèves. Rapidement, je reporte mon attention sur le petit rouleau avant d'entrer dans la bâtisse. Il ne me faut pas bien longtemps pour retrouver Améiniadès, au rez-de-chaussée de l'imposante demeure. Comme toujours, lorsqu'il doit gérer son domaine, il s'enferme des heures durant dans sa chambre à potasser des documents administratifs, aidé par l'un de ses serviteurs lettrés.
Lorsque j'entre dans la pièce après avoir frappé à la petite porte en bois qui la sépare du vestibule, l'ancien Athénien lève la tête de ses papyrus.
– Tu as mauvaise mine, l'ami, me fait-il sur un ton plaisantin. On dirait que tu as vu passer un fantôme.
– Tu ne crois pas si bien dire, Améiniadès, lui réponds-je tout en lui tendant le petit rouleau de papyrus frappé du mot φάντασμα.
Le visage du vieil homme se tend quelque peu. Bien qu'il ait dépassé les soixante ans, il n'a rien perdu de sa vivacité d'esprit. Avec précaution, il déroule le rouleau tout en le lisant à haute voix :
« A l'attention du Fantôme du Péloponnèse,
Je souhaiterais traiter avec vous d'une affaire d'importance pouvant influencer les générations futures… Veuillez me rencontrer à la taverne des ateliers d'Amphipolis le prôté de la décade du milieu du mois de Mounikhion lorsque le soleil sera à son zénith.
Je compte sur votre présence,
Θουκυδίδης Ἀθηναῖος (Thucydide l'Athénien) »
– Le prôté de la décade du milieu du mois de Mounikhion… Mais, c'est demain ! m'écrié-je.
– C'est demain, répète calmement Améiniadès.
Le silence retombe dans la chambre. Dehors, à travers les fenêtres, on peut entendre le vent souffler dans les arbres, les plantes et les hautes herbes du potager. Les oiseaux, par leurs piaillements, fêtent avec joie le retour du printemps. Je pousse un profond soupir.
– On ne m'avait plus appelé ainsi depuis la fin de la guerre, finis-je par dire.
– Tu ferais bien d'aller à sa rencontre, me recommande mon ami.
Je fais quelques pas avant de m'accouder à l'une des trois fenêtres de la pièce. Je regarde au loin la nature s'épanouir sous un soleil bienveillant. Je grommelle :
– Qu'est-ce qui me pousserait à aller voir un homme qui connaît mon ancienne identité ?
– La famille de Thucydide est puissante, me répond Améiniadès. Rien qu'ici, en Thrace, elle possède plusieurs mines d'or et les forêts du mont Pangée. Si j'étais toi, je ne me le mettrais pas à dos.
– J'en ai fini avec cette vie de mercenaire, mon ami. Aujourd'hui, j'ai épousé ta fille aînée et je vais bientôt avoir un enfant.
– C'est bien parce que tu fais partie maintenant de ma famille que je veux t'éviter des ennuis, Diodotos. Si Thucydide souhaite tes services de mercenaire, tu n'auras qu'à poliment refuser. Je l'ai connu avant qu'il ne soit ostracisé. C'est un homme bien, réfléchi et cultivé. Cela m'étonnerait fort qu'il te cherche des noises.
– Très bien, Améiniadès, j'ai compris… Il va falloir que je me prépare.
Le vieil Athénien me sourit.
– Tu m'en vois ravi, l'ami, me fait-il. Tant que j'y suis, profite de ton périple à Amphipolis pour me ramener les produits de cette liste. Je te prêterai une charrette ainsi que l'un de mes chevaux de trait en échange de ce service.
Tandis qu'il parle, il me tend un bout de papyrus. Ah, le vieux bouc ! C'était donc ça ton objectif final ? Tout en prenant sa liste de course, je me fends d'un commentaire :
– On peut dire que tu ne perds pas le nord, l'ami.
– Je serais un bien piètre marchand dans le cas contraire, se contente-t-il de me répondre tout en se replongeant dans ses papyrus administratifs.
Il me jette un coup d’œil furtif. Visiblement, nous en avons terminé. Sans le déranger davantage, je m'éclipse rapidement de la pièce.
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Remerciements:
Je tiens à exprimer ma profonde gratitude à Alresha pour la relecture de ce prologue ainsi que pour ses nombreux conseils avisés !