Le Kurgan
Le soleil de fin d’après-midi peignait la campagne d’or et de cuivre. La maison de Hammond, isolée à la lisière de Cleveland, baignait dans ce silence rare qu’on n’entend que loin des villes. Sous la véranda, Hammond observait calmement, un verre à la main, tandis que dans le jardin, le métal croisait le métal.
Elias Navarre était en sueur. Sa respiration hachée résonnait entre ses tempes. Il tenait son épée bâtarde à deux mains, les bras lourds. En face de lui, Dante — ou Dominic Ardent pour le reste du monde — restait en position d’attente, une main dans le dos, l’autre tenant sa spada da lato avec une désinvolture qui confinait à l’insolence.
L’ancien disciple et son maître. Le lourd contre le fluide. Elias attaqua en diagonale, puis enchaîna une riposte latérale. Mais Dante l’avait déjà prévu. Il pivotait, dansait presque. Aucun effort apparent. Chaque défense était une leçon.
Dante interrompit brusquement le duel.
— Non. Arrête. Arrête tout, dit-il en abaissant son arme.
Il s’approcha d’Elias, furieux, le regard incendiaire.
— Tu frappes comme un bûcheron en croisade. Ça a peut-être marché sur un champ de bataille contre des soldats paniqués, mais face à un Kanwulf, un Haresh Clay ou — que les cieux nous protègent — une Kyala... tu n’auras pas une seconde chance.
Il exécuta un X dans l’air avec sa lame.
— Tu veux que je te montre ce qu’ils te feraient, ces monstres-là ?
Il n'attendit pas la réponse. Il désarma Elias d’un coup sec, rapide comme un coup de fouet, et arrêta sa lame à un souffle du front de son ancien protégé. Elias ne bougea pas. Le métal vibrait encore dans l’air.
— Finesse, adresse, économie. Tu veux survivre ? Alors arrête de taper. Apprends à danser.
Il se redressa lentement, sans quitter Elias des yeux.
— Tu es prisonnier de ton style, Elias. C’est la pire des faiblesses. Un guerrier rigide, c’est un homme mort.
Elias inspira profondément. Ses muscles tremblaient.
— Je comprends...
Dante rangea sa lame et sourit légèrement.
— Bien. Alors recommençons. Mais cette fois... avec un minimum de raffinement. Je ne te demande pas la lune. Juste de rester en vie.
Mais ils furent interrompus.
Tous deux sentirent cette vibration, ce frisson subtil dans l’air : la présence d’un immortel. Comme une onde sourde qui traversait la colonne vertébrale et glaçait la moelle.
Une berline noire aux vitres teintées s’approcha lentement du chemin de graviers, moteur feutré, presque silencieux. Elle s’arrêta à quelques mètres d’eux.
Elias jeta un regard à Dante. Ce dernier fixait la voiture avec une gravité soudain redevenue guerrière, les mâchoires serrées. Qui cela pouvait-il être ? Hammond, alerté, était sorti à son tour sur le perron, observant la scène d’un œil prudent.
La portière s’ouvrit.
Une femme descendit avec lenteur.
Noire, grande, crâne rasé, les lèvres pleines, les yeux d’un vert presque surnaturel. Sa peau avait l’éclat sombre d’un bois poli. Elle portait une veste courte, sobrement coupée, un pantalon en cuir, et des bottes à talons hauts qui semblaient ne pas toucher le sol tant elle flottait en avançant. Elias la regardait marcher avec une forme d’appréhension : il y avait chez elle quelque chose d’archaïque, de contenu, mais profondément dangereux. Comme une tempête dans un vase d’onyx.
Son visage sévère s’adoucit en apercevant Dante. Elle s’arrêta à quelques pas, esquissa un mince sourire et dit d’une voix chaude, ronde, mais tranchante comme un rasoir :
— Bonjou, Dante. Kijan ou ye ?
Dante poussa un léger soupir de soulagement, ses traits se relâchèrent. Il se tourna vers Elias et Hammond.
— Tout va bien. Je la connais.
Il s’avança, la salua avec respect, sans effusion. Puis, en se tournant vers ses compagnons :
— Mes amis, je vous présente Augustine Joseph. Une… vieille amie.
— Enchanté, madame ! dit Hammond en s’approchant avec courtoisie. J’ai beaucoup entendu parler de vous.
Elle le toisa un instant, neutre.
— Vrèman ? Ou se yon vijilan ?
— De loin, bien sûr, répondit Hammond sans perdre son aplomb. Et avec le plus grand respect. Ce n’est pas tous les jours qu’on croise une femme qui fut contemporaine de Toussaint Louverture.
À la surprise d’Elias, Augustine sourit. Un vrai sourire. Un éclair d’amusement éclaira son visage, puis elle reporta son regard sur Elias, plus calme.
— Il me plaît bien.
Ils entrèrent dans la maison, Dante en tête, suivi d’Hammond et d’Elias. Augustine ne dit rien. Elle marcha lentement jusqu’au salon, jeta un coup d’œil aux lieux avec une neutralité presque hautaine. Elias, lui, la suivait du regard — et ce détail ne lui échappa pas : elle ne l’avait pas regardé une seule fois. Pas même un coup d’œil, un regard en biais. Comme s’il n’existait pas. Et ça, il n’aimait pas.
Ils s’assirent. Dante resta debout, dos à la fenêtre, bras croisés, comme s’il ne savait pas encore comment annoncer ce qu’il avait à dire.
— Je suis venue, dit Augustine enfin, parce que j’ai appris une nouvelle… difficile à croire.
Sa voix était grave, mais parfaitement contrôlée. Elias perçut dans son ton quelque chose qui n’était pas la colère. C’était plus profond. Une forme de tristesse recouverte d’acier.
— Marcus Octavius est mort.
Silence.
— Oui, répondit Dante après une pause. Il a été tué. Sur son propre territoire.
Augustine acquiesça lentement. Son regard émeraude semblait fixé sur un point au-delà des murs. Puis elle ajouta, presque doucement :
— Et c’est elle qui a repris son empire… Kyala. J’ai toujours considéré cette femme comme un sous-fifre, maintenant je me demande qui était le plus dangereux des deux. Marcus le romain, ou Kyala l’âme damnée.
Dante confirma d’un hochement de tête. Et c’est à cet instant seulement qu’Augustine se tourna vers Elias. Son regard le traversa comme un scalpel. Pas de mépris. Mais une forme d’analyse froide, distante.
— Tu étais là ? demanda-t-elle d’un ton neutre.
Elias s’humecta les lèvres, mais Dante répondit à sa place.
— Ils se sont battus. Kyala aurait pu le tuer. Elle a choisi de l’épargner.
Le regard d’Augustine s’attarda encore une seconde sur Elias. Cette fois, c’était un jugement silencieux. Pas une hostilité franche — mais une forme de réprobation. Elias soutint son regard sans flancher, même si quelque chose en lui bouillonnait. Cette condescendance l’irritait. Mais il garda le silence.
Elle reporta son attention sur Dante.
— Tu as fait un détour à San Francisco, avant de venir ici. Pourquoi ?
Dante baissa légèrement la tête. Et soudain, tout son corps sembla se charger d’un poids invisible.
— Nuri… est mort.
Augustine resta immobile. Les secondes s’étirèrent.
Elle cligna lentement des yeux. Et le masque se fendit.
Elle tourna la tête, comme si un coup invisible venait de l’atteindre. Sa respiration se fit plus profonde. Les lèvres serrées. Les yeux brillants.
— Non, murmura-t-elle en secouant la tête. Pas lui…
Dante s’approcha lentement, baissa les yeux.
— Il a été tué, Augustine…
Elle le regarda avec une colère terrible.
— Qui a fait cela ? Kyala ?
— Non c’était… un immortel du nom de Calloway, je m’en suis occupé.
Le silence retomba, lourd. Hammond, par pudeur, détourna le regard. Elias lui-même s’effaça légèrement, mal à l’aise. Ce n’était plus une guerrière qu’ils voyaient devant eux. Mais une femme brisée par la perte.
— C’était lui, murmura-t-elle. C’est lui qui m’a appris. Tout. Il m’a sorti du chaos. Je venais de me faire massacrer… par un anglais… un officier de Sa Majesté. Il m’a relevée. M’a tout expliqué. Les règles. L’épée. Le silence. C’est à cause de lui que je suis là.
Elle regarda Dante et ajouta d’une voix brisée.
— C’est lui qui m’a sauvé de la folie, zanmi mwen, frè mwen.
Elle se leva, fit quelques pas en arrière.
— Tu l’as vengé, dit-elle, plus sèchement. Mais Nuri n’aurait jamais perdu comme ça, cela ne tient pas la route.
— Ce n’est pas si simple, Augustine. Calloway l’a tué en traitre… pendant qu’il avait le dos tourné…
— …salo dezonorab, termina-t-elle dans un souffle.
Elle s’assit lourdement, les yeux encore brillants, mais la voix déjà redevenue ferme.
— Et Alex ? Qu’est-il arrivé à Alex ?
— Elle habite maintenant avec quelqu’un, dit Dante.
— Qui ?
Dante ne répondit pas, et Augustine comprit.
— L’un des nôtres ? reprit-elle un brin amère. Tu lui fais confiance pour lui confier Alex ?
— C’était aussi son ami, et Alex le connait très bien.
Augustine hocha lentement la tête. Puis son regard glissa à nouveau vers Elias, cette fois un peu moins dur.
— Alors c’est toi que Kyala a épargné.
— Oui.
— Et tu sais pourquoi elle l’a fait ?
Elias prit une seconde.
— Je crois. Pas complètement. En tout ce qui est sûr c’est quelle me tuera la prochaine fois.
Augustine acquiesça.
— Alors tu as intérêt à te tenir prêt.
Elle se leva, impérieuse.
— J’ai besoin d’air. De temps. Et de rhum.
Dante posa la main sur son épaule en passant. Elle ne la repoussa pas.
Ils sortirent ensemble, laissant Elias et Hammond seuls.
— Eh bien, dit Hammond en soupirant. Voilà qui change la température de la pièce.
Elias resta pensif. Il regardait la porte par laquelle Augustine avait disparu.
Il ne savait pas encore s’il venait de croiser une alliée ou un rappel.
Mais il savait une chose : Nuri Kayaman avait laissé un vide. Et même les plus solides tremblaient en essayant de le combler.
***
a nuit était tombée sur la campagne de l’Ohio. Le ciel, vaste et constellé, s’étirait au-dessus de la maison de Hammond. Un léger vent faisait bruisser les arbres. Augustine Joseph marchait lentement dans les allées de gravier, une bouteille à la main. Le rhum ambré dansait dans le goulot à chacun de ses pas.
Dante la suivait, sans un mot. Il savait qu’elle ne parlerait pas tout de suite. Il savait aussi qu’elle ne le repousserait pas.
Ils atteignirent une petite gloriette à l’écart, envahie de jasmin sauvage. Augustine s’y installa, dos droit, l’ombre de sa silhouette découpée dans la lumière tremblante d’une vieille lanterne suspendue. Elle servit deux verres, sans un mot. Tendit l’un à Dante, garda l’autre dans sa main, sans encore boire.
— Il m’appelait Pitit Sélèn, dit-elle enfin, d’une voix rauque, presque absente.
Dante sourit doucement en prenant le verre.
— Petite Lune. Oui. Il disait que tu étais née dans la nuit, et que tu avais des éclats d’étoiles dans les yeux.
Augustine pencha la tête en arrière, contempla le ciel.
— C’était il y a si longtemps… Il m’a trouvée dans une ruelle de Port-au-Prince. Tuée par un soldat anglais, laissée là comme un sac de linge sale. Quand je me suis réveillée… c’était lui. Il m’a dit : “Tout va bien. Tu es encore en vie, mais tout va changer.”
— Ça, c’est bien lui.
Elle sourit, triste.
— Il ne m’a jamais menti. Il ne m’a jamais adouci les choses. Il m’a appris à me battre, à survivre, à penser plus loin que mon sabre. Il m’a donné un code, Dante. Pas un code de guerrier… un code d’humain.
Elle se tut. Le silence n’était pas vide — il était plein de souvenirs.
— Et j’ai vu ce code se fissurer, siècle après siècle. À chaque frère qu’on enterrait. À chaque sœur qu’on brûlait. À chaque fois qu’on croisait un immortel devenu bête. J’avais peur qu’il se brise, qu’il devienne comme eux. Mais non. Jusqu’au bout, il est resté… Nuri.
Elle tourna son regard vers Dante.
— Tu sais… je n’ai jamais connu mon père. Pas vraiment. Mais Nuri… il a été ça pour moi. Plus qu’un mentor. Un frère. Parfois même un ange gardien. Youn nan pi gwo lanmou mwen yo…
Elle but enfin une gorgée. Grosse. Et serra les dents.
— Je l’aurais vengé. Je l’aurais fait hurler. Mais tu t’en es occupé. Alors… je n’ai pas le droit de t’en vouloir.
Dante fixait son verre, pensif.
— Il savait que Calloway jouerait sale. Mais il y est allé quand même. Il disait toujours : “Si je meurs, qu’au moins ce soit dans une ligne droite. Pas dans une ombre.”
Augustine rit — un son bref, cassé.
— C’est tellement lui.
Un silence. Long. Dense. Chargé.
Puis Dante murmura :
— Il m’a dit un jour : “Quand on perdra Augustine, je partirai en mer. Parce que le monde n’aura plus rien à me dire.”
Augustine baissa les yeux. Une larme roula sur sa joue.
— Et maintenant, c’est moi qui n’ai plus rien à dire.
Dante posa une main sur la sienne. Elle ne la repoussa pas.
— Reste ici quelques jours, dit-il doucement. Il y a du calme. Des amis. Et… tu m’as manqué.
Augustine esquissa un sourire, mais répliqua d’une voix douce :
— Je ne suis pas ici pour des vacances, Dante. Toi et moi… tu sais bien. On se croise… on couche ensemble… puis on disparaît cinq ou dix ans. C’est pas ça, la vie normale d’un couple.
— Ça ne change rien à ce que je ressens pour toi.
Elle rit, entre deux larmes.
— Salaud.
Ils burent en silence.
Sous les étoiles, deux vieux combattants partageaient un deuil sans mots inutiles. Ils n’étaient plus des armes. Juste deux âmes marquées, usées par le temps et par les absents.
Le silence s’était installé, mais il n’était pas pesant. Il appartenait aux morts. Dante avait posé sa main sur celle d’Augustine. Elle n’avait pas bougé.
Puis, au bout de longues minutes, elle releva légèrement la tête. Sa joue humide frôla l’épaule de Dante, et sa voix, quand elle parla, avait perdu toute chaleur.
— Gordon s’est fait avoir, dit-elle simplement. Je ne pourrais pas venger Nuri... mais j’aurai la tête de celui qui a tué Gordon.
Dante se figea.
Le nom avait claqué dans la nuit comme un caillou lancé dans un lac calme. Il tourna légèrement le visage vers elle, mais ne répondit pas tout de suite. Il connaissait cette intonation. Ce n’était plus la voix d’une femme en deuil. C’était celle d’une prédatrice en chasse.
Il finit par murmurer, presque à contrecœur :
— Gordon Mackay… Il cherchait les ennuis. Il s’en est pris à plus fort que lui, voilà tout.
Augustine ferma les yeux, les lèvres serrées.
— Il était arrogant. Je le sais. Il aimait trop les duels faciles, les adversaires fatigués, ceux qui doutaient. Je lui ai dit cent fois de se méfier de ceux qui ne parlent pas, de ceux qui gardent leur lame propre.
Elle se redressa, but une gorgée de rhum, et reprit, plus sèchement :
— Mais c’était un des miens.
Dante soupira.
— Je comprends. Mais tu sais comme moi qu’il n’y a pas de justice entre immortels. Il y a la mort, ou la survie.
Elle hocha lentement la tête, les yeux noyés dans les ténèbres.
— Je veux savoir qui c’était. Pas pour lui faire un procès. Pour lui faire comprendre ce que perdre signifie.
Il y avait une menace dans sa voix, quelque chose de très ancien. Une blessure qui venait de loin — pas seulement de Nuri. Pas seulement de Gordon.
— Si je trouve un nom, je te le donnerai, dit Dante.
Augustine le regarda. Longuement. Et dans ses yeux, une lueur glacée brillait.
— Tu sais ce qui est triste ? Il avait ton humour, Gordon. Il essayait toujours de faire rire, même quand il allait tuer quelqu’un.
— La différence, dit doucement Dante, c’est que moi, j’essayais aussi de les laisser en vie.
Un silence. Puis elle détourna le regard.
— Mwen fatige, Dante. M’ pa kapab kenbe tout sa ankò.
("Je suis fatiguée, Dante. Je ne peux plus porter tout ça.")
Dante la regarda. Il ne dit rien. Il ne pouvait rien promettre. Rien alléger.
Mais il était là. Et ce soir, c’était tout ce qui comptait.
***
Le soleil entrait à flots par les grandes baies vitrées de la cuisine. L’odeur du café, du pain grillé et des œufs brouillés emplissait l’air. Victor était assis à la table, calme comme toujours, une assiette devant lui, une tasse fumante à sa droite. En face, Alex découpait méthodiquement une quiche qu’ils avaient préparée ensemble, concentrée comme si elle opérait un cœur ouvert.
— J’espère que j’ai pas encore oublié le sel, dit-elle avec inquiétude.
— J’ai mis du sel, répondit Victor, rassurant.
Ils goûtèrent ensemble. Alex opina du chef, et Victor hocha la tête, satisfait. C’était plus que bon.
— Je t’apprendrai à faire une vraie quiche lorraine.
— Doucement, prévint Alex en riant. Ce que je veux surtout, c’est ta recette de café noir façon goudron.
— Ça se mérite, ça. Grande épreuve initiatique.
Un hurlement leur coupa la parole. Rebecca, au téléphone, entamait ce qui ressemblait à une négociation de paix entre puissances nucléaires… mais sans la paix.
— MAIS QU’EST-CE QUE TU VEUX QUE J’EN AI À BRANLER, DEVON ?! LE MEC ÉTAIT DÉJÀ FROID QUAND ON EST ARRIVÉS, PUTAIN !
Victor et Alex échangèrent un regard. Pas de panique. Routine.
Rebecca traversa la cuisine pieds nus, en t-shirt trop large pour elle — visiblement un à Victor — flottant autour de ses hanches. Aucun soutien-gorge, des cernes sous les yeux, les cheveux en pagaille. Elle avait l’air d’un ouragan dans une tasse de thé.
Elle piqua une patate sautée dans l’assiette de Victor, l’enfourna sans rompre son flot verbal, puis repartit.
— OUAIS BAH TU SAIS QUOI ? TU DIRAS À BRADSHAW QUE ÇA FAIT QUATRE JOURS QUE J’AI PAS FERMÉ L’ŒIL À CAUSE DE CETTE PUTAIN D’ENQUÊTE ! ET QUE C’EST PAS PARCE QUE L’ADJOINT DU PROC EST SON POTE QU’ON DOIT SE FAIRE PRESSURER COMME DES CONNARDS ! MOI JE SUIS FLIC, BORDEL, PAS POLITICIENNE !
Victor versa un jus de pamplemousse sans sourciller.
— Tu vois pourquoi je cuisine, dit-il à Alex. Si elle devait le faire, on finirait tous à l’hôpital.
Alex étouffa un rire derrière sa fourchette.
— Elle va nous tuer. Mais avec amour.
— C’est exactement ça. Elle tuera par amour. Et m’accusera de ne pas être assez mort.
Un vase tomba quelque part dans l’entrée, suivi d’un « merde » étouffé et du bruit d’un dossier froissé. Victor ne leva même pas les yeux.
— Je l’aime, souffla-t-il.
Alex hocha la tête.
— T’as intérêt. Parce que c’est une tempête, et personne d’autre que toi peut y survivre.
Rebecca réapparut, toujours au téléphone mais visiblement en fin de combat. Elle lança un regard noir à la table.
— Vous osez manger sans moi ?
— On t’a gardé une part, répliqua Alex. Si tu promets de pas nous bouffer avec.
— Deal, répondit Rebecca, repartant dans le salon : « Non mais sérieusement, Devon, t’as lu le rapport de presse ? »
Victor reprit une gorgée de café.
— Plus sérieusement, dit Alex, tu devrais l’emmener en vacances. Parce qu’à ce rythme, vous allez finir carbonisés.
— J’y ai pensé, répondit Victor. J’attends juste qu’elle cesse de vouloir brûler la ville pour qu’on puisse aller regarder la mer ailleurs.
— Elle dira non.
— Je sais.
— Et tu l’emmèneras quand même.
— Évidemment.
Rebecca revint dans la cuisine comme une lionne affamée. Elle balança son téléphone sur le plan de travail, sans ménagement, puis s’approcha de Victor — toujours assis à table, impassible comme un vieux chêne sous l’orage.
Sans un mot, elle tira sa chaise du pied, la fit glisser en arrière d’un geste sec… et s’installa à califourchon sur lui. À cheval sur ses cuisses, son t-shirt remonté, ses cheveux en désordre, les yeux encore chargés d’électricité. Sa peau, elle, brillait d’adrénaline.
Elle planta sa fourchette dans son assiette — dans son assiette — et se mit à manger comme si c’était la première fois depuis trois jours.
Alex ouvrit la bouche pour une remarque… puis se ravisa. Trop amusée, trop choquée pour briser la scène.
Victor, lui, n’avait pas bougé d’un millimètre.
— T’as faim, on dirait, murmura-t-il en la regardant dans les yeux.
— Faim de tout. Et j’ai pas envie d’attendre que ça refroidisse.
Elle enchaîna les bouchées, le dos droit, la bouche boudeuse et affamée. Chaque coup de fourchette semblait l’amener un peu plus près de lui. Victor posa une main sur sa cuisse, comme si c’était la chose la plus naturelle au monde.
— Tu comptes me laisser un truc ou c’est moi le plat principal ? demanda-t-il doucement.
— Absolument pas. Et en plus, c’est meilleur dans ton assiette.
Elle se tourna vers Alex :
— Passe-moi le sel, ma puce.
Alex obéit en silence, avant de hausser un sourcil.
— Tu devrais prendre des congés. Si tu continues comme ça, tu vas crever la bouche ouverte.
— Je peux pas, répondit Rebecca en mâchant son morceau de poulet. J’ai jamais su quoi foutre de mes journées sans boulot.
Victor la serra contre lui, sa voix glissant contre son oreille :
— Tu pourrais faire de l’exercice… avec moi.
Rebecca s’arrêta de mâcher, le fixa par-dessus son épaule et éclata de rire.
— Pas question. Je veux bien une bonne partie de jambe en l’air, mais ton idée du repos, c’est qu’on s’enferme dans le pieu jusqu’à plus soif. Moi j’ai besoin de hurler sur des suspects, pas de ronronner sous la couette.
— C’était juste une suggestion, dit Victor en souriant.
— Hé ! intervint Alex, faussement outrée. Pas de coït pendant que je mange, bordel !
— Aucun souci, répondit Rebecca en piquant une patate. Je suis complètement raide naze.
— Dommage… souffla Victor en glissant sa main le long de sa cuisse. J’avais prévu de t’aider à te détendre, tout à l’heure…
— Hé ! s’exclama Rebecca, mi-agacée, mi-amusée. J’ai dit raide naze, pas raide morte.
— On peut revenir à des sujets plus digestes ? lança Alex, en tapant sa fourchette sur son assiette.
Rebecca poussa un long soupir, pencha la tête contre l’épaule de Victor et grogna :
— Pas de congé pour moi. Si je reste là à rien faire, je vois double… et je commence à penser. Et ça, c’est toujours une mauvaise idée.
Victor l’embrassa sur la tempe.
— Dans ce cas, mange. Crie. Mord. Et dors un peu. C’est moi qui veille.
Rebecca ferma brièvement les yeux, un sourire invisible sur les lèvres.
— T’as intérêt, Kruger. Parce que je vais m’écrouler. Et si quelqu’un m’emmerde, tu seras ma dernière ligne de défense.
— Toujours.
Alex leva les yeux au ciel, puis reprit une bouchée.
— Vous deux, c’est vraiment pas humain.
— Non, confirma Victor, avec un éclat tranquille dans les yeux. C’est mieux.
— Bon ! Sur ce, dit Alex en se levant, moi je vous laisse. Je vais en ville chercher mon colis.
— Attends, je t’accompagne… répliqua Rebecca en se redressant vivement.
— Pas question, fit Alex en la fusillant du regard. Tu récupères tes trois jours de sommeil. Et de toute façon, j’en ai pas pour longtemps.
— Mais ça va, je finis juste de bouffer et j’enfile un…
— Fin de la conversation ! coupa Alex, en imitant à la perfection le ton autoritaire de Rebecca. Allez, salut !
Rebecca la fixa, bouche entrouverte, complètement sidérée, pendant qu’Alex quittait la cuisine, son sac à l’épaule.
— Mais comment elle me parle, celle-là ? grogna-t-elle à mi-voix en la suivant du regard. Hé ! Quand tu reviens, va falloir qu’on cause de tes manières, mademoiselle.
— Je t’aime aussi, Rebecca ! lança Alex depuis le couloir, avec un grand sourire qu’on entendait dans sa voix.
La porte claqua doucement.
Rebecca resta debout un instant, puis se tourna vers Victor, encore sur sa chaise, un sourire au coin des lèvres.
— Non mais t’as vu ? Je me fais bolosser dans ma propre baraque.
Victor haussa les épaules, serein.
— C’est peut-être parce qu’elle t’aime. Et qu’elle est plus têtue que toi.
— C’est pas une excuse. Dit-elle en regagnant sa place sur ses genoux. Elle croit quoi ? Que je suis en sucre ?
Victor la regarda, caressant paresseusement son dos nu sous le t-shirt.
— Non. Elle sait exactement de quoi t’es faite. C’est bien pour ça qu’elle te protège, à sa manière.
Rebecca grimaça, résignée, tout en chipant un dernier morceau dans son assiette.
— J’aime pas quand elle a raison.
— Personne n’aime quand les mômes grandissent trop vite, murmura Victor.
Rebecca se pencha, front contre front, son souffle effleurant les lèvres de Victor.
— Je te préviens… si elle se met à me faire la morale, je la déshérite.
— Tu n’as rien à lui léguer, fit-il remarquer, les yeux pétillants.
— C’est pas une raison, putain.
Ils éclatèrent de rire, leurs fronts toujours collés. Ce genre de moment leur appartenait. Rare, précieux, suspendu dans le silence complice d’un quotidien partagé.
À quelques mètres de là, dehors, un homme d’âge mûr observait la maison depuis la rue. Le soleil rebondissait sur le capot poussiéreux de sa vieille berline. Il fronçait les sourcils avec une expression mi-agacée, mi-hésitante. L’enveloppe dans sa main était froissée, trempée de sueur sur les bords, et il la tenait comme un objet radioactif.
Il balaya la façade du regard. Rien. Pas de boîte aux lettres. Pas de fente dans la porte. Que dalle.
Il grogna entre ses dents :
— Bon sang… comment une flic peut vivre dans un palace pareil ? Elle sort avec Rockefeller ou quoi ?
Il soupira longuement, se frotta le front du revers de la main, jeta un regard à gauche, puis à droite. Le quartier était calme. Trop calme.
Il jeta un nouveau regard à l’enveloppe. Pas le choix.
Il allait devoir entrer.
Pas pour voler. Pas pour espionner. Juste déposer ce foutu bout de papier et repartir aussi vite que ses vieilles jambes le lui permettraient. Il pria tous les saints pour que personne ne le voie. Que personne ne soit là. Que personne ne le reconnaisse.
Le soir venu, la maison baignait dans une douce lumière tamisée.
Rebecca était blottie dans les bras de Victor, nus tous les deux sous un drap froissé. Elle avait enroulé une jambe autour de lui, lovée contre sa peau, le souffle encore irrégulier. Un moment suspendu, presque irréel.
Jusqu’à ce que… crash.
Un bruit net. Le son d’un verre qu’on brise.
Rebecca ouvrit les yeux aussitôt, tendue comme une corde. Victor se redressa aussi, les sens en alerte, mais il secoua la tête doucement :
— Aucun immortel…
— Ça veut rien dire, grogna-t-elle déjà debout. Un connard reste un connard, immortel ou pas.
Elle enfila un short, un t-shirt, chaussa ses pieds nus, et attrapa son arme, qu’elle chargea d’un geste sec et bien huilé.
Dans le couloir, elle croisa Alex en pyjama, qui sortait de sa chambre, l’air hagard.
— J’ai entendu un bruit… c’était quoi ?
Rebecca lui fit signe de se taire, puis descendit les marches à pas de loup, arme levée.
Un souffle, un déplacement. Elle perçut une ombre filer sur sa gauche.
Sans hésiter, elle tira trois fois.
— AAAARGH ! BORDEL DE MERDE !!
Une voix de vieux fût de whisky s’éleva aussitôt, mêlée à un bruit de chute.
Rebecca se précipita, l’arme toujours tendue, et alluma la lumière d’un revers de main.
Et là… elle le vit.
Un homme au sol, la cinquantaine mal conservée, bedaine en avant et jean arraché au niveau de la fesse gauche, se tenait là, une main couverte de sang, l’autre pointée vers elle comme s’il voulait encore protester.
— TU M’AS TIRÉ DESSUS, PUTAIN ! T’ES COMPLÈTEMENT CINGLÉE OU QUOI ?!
Rebecca écarquilla les yeux. Puis elle serra la mâchoire. Et là, ce ne fut pas le choc. Ce fut l’implosion.
— Bordel de PUTAIN de merde ! hurla-t-elle en s’approchant d’un pas furieux. Je peux savoir ce que tu fous CHEZ MOI ?! Tu entres par effraction et tu oses ouvrir ta sale gueule ?
— C’ETAIT POUR EVITER QUE TU ME FASSE UNE SCENE ! répliqua le vieil homme en colère. Mais il faut toujours que tu en rajoutes…
Elle le pointa du doigt, arme abaissée mais regard meurtrier :
— Tu vas pas commencer à faire ta victime, pas toi, sale enfoiré. T’as quitté la table il y a plus de vingt ans, et maintenant tu t’incrustes par la fenêtre comme une merde qu’on racle de la chaussure ?!
Alex et Victor se regardèrent, stupéfaits.
— C’est qui ? demanda Alex à voix basse.
Victor, très calme, comme s’il traversait un champ de mines, s’avança d’un pas prudent.
— Rebecca… tu peux me dire qui c’est ?
Elle ferma les yeux une seconde, puis déclara d’une voix plus grave encore, sans lâcher Tom du regard :
— Je vous présente Tom Noonan. Mon paternel.
Silence. Le genre de silence qui fait bourdonner les oreilles.
Victor cligna lentement des yeux.
Alex ouvrit la bouche. Puis, comme toute personne dotée de bon sens :
— Ah ben merde.
Rebecca ne décolérait pas. Elle reprit, plus bas, mais plus froid encore :
— T’as deux secondes pour m’expliquer ce que tu fous ici avant que je recharge.
Noonan grimaça, sortit une enveloppe froissée et la jeta à ses pieds.
— C’était pour t’inviter à mon mariage… voilà pourquoi je suis entré en douce.
Cette fois Rebecca sentit la nausée remonter en elle. Et le barrage céda.
— Ton quoi ?! Tu vas te… remarier ?! Espèce de sale petit enculé de PUTAIN d’enfoiré de TES ANCÊTRES de merde qui flottent dans une DÉCHARGE PUBLIQUE ! NON MAIS TU TE FOUS DE MA GUEULE ?!
Victor posa une main douce sur son épaule. Elle le laissa faire. Mais elle bouillait encore.
— Je vais appeler une ambulance, dit Victor calmement. Parce que j’ai pas envie qu’il meure dans mon salon.
— Et les flics ! renchérit-elle. Il va apprendre ce que ça fait de rentrer dans MA maison sans permission. Avec une balle dans le cul pour souvenir !
— Qu’est ce que je disais… dit Noonan froidement. Toujours hystérique…
Rebecca leva à nouveau son arme d’un geste sec.
— Tu veux une deuxième ?!
Les sirènes approchaient au loin.
Victor soupira.
— Quelle soirée.
***
Les gyrophares faisaient danser sur les murs du salon des éclats rouges et bleus. La maison de Rebecca, d’ordinaire vivante, avait pris des allures de scène de crime. Deux agents prenaient des notes, un troisième photographiait les impacts de balles. Au centre, sur une civière, Tom Noonan geignait, allongé sur le ventre, la fesse gauche bandée à la va-vite.
Devon Clark, bras croisés, observait le tout avec un mélange de fatigue et d’incrédulité. Il écoutait Rebecca qui terminait son récit, les bras toujours un peu trop animés.
— …donc j’entends un bruit, je descends avec mon flingue, je vois une ombre passer, je tire. Trois coups. Parce qu’à San Francisco, Devon, quand on a une intrusion chez soi, on sort pas les tisanes au miel, tu vois ce que je veux dire ?
Devon leva les mains comme pour se protéger d’une gifle verbale.
— Ok, ok. Je connais la règle. Domicile privé, intrusion nocturne, menace perçue… T’es dans ton droit.
Puis il désigna la civière.
— Mais putain… t’as tiré sur ton père, Rebecca !
Rebecca leva les yeux au ciel, puis le pointa du doigt.
— J’savais pas que c’était le vieux, ok ? Je pensais que c’était un putain de rôdeur, et devine quoi ? C’EN ÉTAIT UN. Fin de l’histoire.
Kate Swallow arriva, son carnet de note dans les mains, et s’arrêta net en entendant la fin de l’échange.
— Attends attends… tu as tiré sur ton père ? Ton propre père ?!
Rebecca les désigna tous les deux d’un geste théâtral.
— Vous savez quoi ? Allez tous les deux vous faire enculer. Il est rentré chez moi, en douce, SANS prévenir, pour me laisser UNE INVITATION AU MARIAGE ! Tu m’expliques, Devon ? Depuis quand on envoie des invitations par effraction ?!
Devon s’étouffa à moitié en secouant la tête.
— Ouais… j’avoue, c’est tordu. Mais quand même, t’aurais pu viser autre chose que son postérieur.
— J’ai visé le centre de masse ! C’est pas de ma faute si son cul dépasse plus que sa conscience.
Kate éclata de rire malgré elle.
Devon reprit, plus sérieux :
— Bon. Tu connais la procédure. Je vais devoir confisquer ton arme pour le rapport et l’enquête interne. Le temps de clarifier tout ça.
Rebecca soupira, puis tendit son arme et son holster sans un mot.
À ce moment-là, les ambulanciers passèrent à côté d’elle avec Noonan, toujours sur la civière. Il leva la tête vers elle, une main sur le pansement :
— Sérieusement… quelle idée de me tirer dessus… alors que je voulais juste laisser une foutue invitation de mariage… Y’a même pas de boîte aux lettres dans ta baraque ?!
Rebecca le fusilla du regard, mais ce fut Alex qui s’avança et posa calmement une main sur la civière.
— Je vais avec lui à l’hôpital.
Noonan grimaça :
— J’ai pas besoin d’une baby-sitter.
Alex se pencha, douce mais glaciale :
— JE VAIS AVEC TOI. Tu veux une deuxième balle pour la route ou bien tu veux rester civilisé ?
Il la regarda, les sourcils froncés.
— Attends… t’es pas… t’es pas une de mes filles, toi ?
Alex le fixa dans les yeux.
— Non. Je suis la fille de celle qui vient de te perforer l’arrière-train.
Rebecca s’approcha d’un pas lent, voix basse et menaçante :
— Si jamais il t’adresse la parole plus de trois fois, tu m’appelles. Et je lui fais exploser l’autre fesse.
Alex leva les yeux au ciel :
— On dirait que t’y tiens, à ses fesses.
Victor intervint, dans un calme olympien :
— Elle n’aime pas laisser le travail à moitié fait.
Rebecca se retourna vers lui :
— Tu vois pourquoi je t’aime, toi ?
— Pour mes compétences diplomatiques ?
— Pour ton humour. Et parce que t’as jamais essayé de m’envoyer une putain d’invitation de mariage en escaladant une fenêtre.
***
La maison était vide à nouveau.
Le silence avait quelque chose de lourd. Pas apaisant, pas reposant. Un silence tendu, électrique, chargé de ce qui venait de se passer. L’odeur du désinfectant traînait encore dans l’air, mêlée à celle du métal, de la sueur, et du vieux cuir brûlé de la civière.
Rebecca n’avait pas bougé depuis dix bonnes minutes. Elle était restée là, debout au milieu du salon, bras croisés, fixant l’endroit où Tom Noonan avait été allongé. Figée comme une statue de guerre. L’arme confisquée, le cœur en vrac.
Victor s’approcha doucement. Pieds nus, torse nu. Il ne disait rien, pour ne pas heurter plus fort que le choc déjà encaissé. Puis, à mi-voix :
— Tu veux en parler ?
Rebecca secoua la tête, les mâchoires serrées.
— Non.
Il s’approcha un peu plus, contournant les coussins renversés, la lampe brisée. Il resta à un mètre d’elle. Assez proche pour qu’elle le sente. Assez loin pour ne pas l’envahir.
— Tu l’as appelé “paternel”. Mais pas une fois “papa”.
Elle haussa les épaules, toujours sans le regarder.
— Et alors ?
— Et alors ça veut dire quelque chose. Tu ne tires pas trois balles sur un type juste parce qu’il grimpe par la fenêtre. Pas quand c’est ton père. Même un connard de père.
Rebecca se retourna brusquement, les yeux brillants mais secs. Une colère sourde montait sous sa peau, mais elle ne cria pas.
— T’as pas idée de qui c’est. De ce qu’il a été. Ce mec... il s’est barré quand j’avais quinze ans. Quinze. Pas de lettre. Pas d’appel. Rien. Zéro. Nada. Le silence, tu sais ? Luna n’avait que neuf ans, et c’était moi et m’man qu’on a porté le foyer sur nos épaules, et quand Luna a fugué au Mexique il était où ? Moi je vais te le dire : PAS DU TOUT AVEC NOUS.
Victor hocha lentement la tête.
— Et il réapparaît pour t’annoncer qu’il va se marier. En douce. Avec une foutue enveloppe planquée comme une lettre de rançon.
— Ouais. Voilà. Et il s’attend à quoi, hein ? Que je l’embrasse, que je pleure, que je joue la fille émue devant l’autel ?! Les télénovelas c’est pas la réalité, et il peut aller se faire enculer lui et sa grognasse. D’ailleurs franchement qui voudrait épouse rune merde pareille ? Même la Sainte Vierge se crucifierait à la place du Christ en voyant sa gueule.
Elle passa une main dans ses cheveux en bataille. Ses doigts tremblaient.
— Je l’ai cherché pendant des années, Vic. Tu comprends ça ? J’ai épluché des dossiers, des états civils, j’ai même pensé qu’il était mort. Et là... il se pointe. Tranquille. Avec son torse flasque et sa gueule de chien battu. Et il me traite comme si j’étais la folle dans l’histoire !
Victor tendit lentement la main. Cette fois, elle ne recula pas. Il posa ses doigts sur sa joue, doucement. Elle ferma les yeux.
— Tu ne l’as pas raté, tu sais.
— Ouais. Je sais. Et tu sais quoi ? Je le referais.
Un silence.
Puis elle ajouta, plus bas :
— C’est con, hein ? J’aurais pu pleurer. Ou rire. Mais non… j’ai tiré. Parce que c’est tout ce qu’il mérite. C’est tout ce qu’il m’a laissé.
Victor l’attira contre lui. Elle se laissa faire. Un peu raide au début, puis elle s’effondra dans ses bras, le front contre son torse, le souffle court. Elle ne pleura pas. Pas encore. Mais elle tremblait.
— C’est fini, murmura-t-il. Il est vivant. Alex est avec lui. Et toi… toi, t’es pas seule.
Rebecca hocha la tête contre lui.
— C’est ça le pire. J’ai toujours cru que je le voulais vivant. Pour avoir des réponses. Mais maintenant qu’il est là… j’ai même plus de questions.
Ils restèrent là, enlacés dans le silence de la maison blessée.
Et pour la première fois depuis des heures, Rebecca ferma les yeux. Pas pour fuir. Juste pour respirer.
Hôpital général de San Francisco – Urgences, 22h17
L’odeur antiseptique agressait les narines, les néons zébraient les murs blancs d’une lumière crue, et les portes battantes du service semblaient gémir à chaque passage.
Assis sur un lit d’examen, Tom Noonan tenait sa fesse gauche comme un homme en pleine méditation sur les mauvais choix de sa vie.
— Si tu veux rire, surtout te gêne pas… Et tu peux arrêter de me regarder comme ça ? On dirait une belette avec des yeux de biche.
Assise sur la chaise en plastique à côté de lui, Alex ne broncha pas. Cela faisait bien dix minutes qu’elle l’observait sans dire un mot. Elle n’en revenait pas : cet homme était le père de Rebecca. Et pourtant, il ne lui ressemblait en rien. Sauf peut-être ce froncement de sourcils bougon quand il râlait. Il fallait absolument qu’elle voie la mère, un jour, histoire de compléter le puzzle génétique.
Et Luna. Surtout Luna. La fameuse Luna, la petite sœur.
Elle se fit mentalement la promesse de demander à Rebecca de l’emmener à Miami. Mais pour ce soir, elle allait se contenter de faire connaissance avec le père.
— Dis-moi, je peux te poser une question ? lança Noonan avec son éternel froncement de sourcils.
— Je promets pas d’y répondre, répliqua Alex, les bras toujours croisés, l’air neutre.
— Tout à l’heure, t’as dit que t’étais la fille de ma fille… c’est bien ça ?
— C’est ça, oui.
— Pourtant, tu lui ressembles pas. Du tout.
— Rebecca est… à la fois mon amie, ma grande sœur, et aussi… je dirais pas que c’est ma mère, parce que j’en ai eu une autre, une vraie. Mais c’est tout comme.
— J’ai la larme à l’œil, dit Noonan avec ironie. Il est où ton vrai père ?
— Tout dépend de ce que t’entends par “vrai père”.
— Bah… tu sais, celui qui t’a fait sortir de ses bourses…
— Charmante image, dit-elle sans ciller. Tu veux dire : mon géniteur ?
— Ouais, c’est ça.
— J’en sais rien. Et honnêtement ? Je m’en fous.
Noonan baissa légèrement les yeux, le ton plus grave.
— Je vois. Il s’est barré, hein ?
— Comme toi, on dirait, répondit Alex en esquissant un sourire sec.
Noonan grimaça, détourna le regard.
— C’est compliqué…
— J’imagine, ouais, répondit Alex, calme. C’est toujours compliqué quand on se casse et qu’on laisse les autres ramasser les morceaux.
Il grogna, s’adossa lentement au lit, comme si chaque mouvement réveillait une douleur ancienne.
— J’imagine que t’es pas là pour me faire un câlin, hein ?
— Je suis là parce que t’étais au sol à te plaindre comme une vielle porte rouillée, et que t’es techniquement mon grand-père. Et aussi parce que je supporte pas qu’on crève tout seul dans une salle d’urgences. Même quand on l’a bien mérité.
Noonan tourna lentement les yeux vers elle, une lueur d’amusement voilée par une vieille honte.
— Ton grand-père, hein. Sacré petit bout de femme… même si t’as la taille d’une fusée de maïs.
— Ouais, ben Rebecca est dix fois plus flippante. Moi je suis juste polie.
Un soupir, long. Trop long.
— Elle a raison de m’en vouloir, tu sais. Elle a raison de… de me haïr. Mais je suis pas parti par lâcheté. Pas complètement. J’te jure sur ce qu’il me reste d’âme.
Alex pencha la tête. Elle le fixait avec cette intensité douce qu’elle tenait de Rebecca, mais sans l’agressivité.
— Alors parle. Parce que les silences à rallonge, je les laisse aux mecs qui ont vraiment quelque chose à cacher.
Noonan hocha la tête, résigné.
— À l’époque, je bossais aux stups. J’étais dans la merde jusqu’au cou. Une de mes indics… paumée, camée jusqu’à l’os. J’ai merdé.
— Tu t’es tapé ton indic ? dit Alex, sans colère. Juste un constat.
— Ouais. Et elle est tombée enceinte.
Il marqua une pause. Son regard se perdit quelque part au-delà du néon clignotant.
— Quand elle est morte… une overdose. Speedball. Dans une chambre crasseuse à Tenderloin. Il restait juste un bébé. Un petit garçon. À peine plus grand qu’un sandwich. Fragile. Né trop tôt. Et je l’ai tenu dans mes bras jusqu’à ce qu’il arrête de respirer.
Alex resta muette, le souffle coupé un instant.
— J’aurais dû rentrer, continuer à me battre pour ma famille. Mais ce jour-là… j’ai pas eu le courage. J’étais mort, moi aussi. Plus rien dans le ventre. Plus rien dans le cœur.
Un silence pesant s’installa, rempli du bruit diffus des machines et des pas d’infirmiers.
Alex inspira lentement, les mains jointes.
— Et Rebecca ? Et Luna ? Elles avaient besoin de toi. Tu les as pas perdues dans une overdose. Tu les as juste… laissées.
— Je sais. Et c’est pour ça qu’elle m’a tiré dessus, souffla Noonan. Je l’aurais fait aussi, à sa place.
Alex se leva. Elle le fixa encore un moment, puis se pencha, le visage sérieux.
— Elle t’a tiré dessus parce qu’elle a survécu sans toi. Et que maintenant, t’as plus le droit de venir mettre les pieds dans sa vie sans qu’elle décide si tu les y mérites.
Elle attrapa sa veste.
— Repose-toi. Tu saignes encore… et c’est pas que la fesse.
Elle tourna les talons. Puis s’arrêta à la porte.
— Et moi, je ne suis pas ta petite-fille. Pas encore. Faut le mériter, ça aussi.
Et elle sortit, laissant Noonan seul, une larme silencieuse lui roulant sur la tempe.
***
L’aube n’était encore qu’un soupir lointain derrière les collines, et la maison de campagne était plongée dans une obscurité paisible. Le souffle régulier de Dante résonnait doucement dans la chambre, bercé par les battements apaisés de son cœur. Nu, étendu sur le ventre, un bras autour de la taille d’Augustine, il dormait d’un sommeil rare et profond. Celui que seule la confiance absolue peut offrir à un immortel.
Elle, en revanche, ne dormait plus.
Les paupières entrouvertes, Augustine fixait le plafond de bois sombre, l’esprit brumeux d’un rêve déjà évaporé. Son corps chaud et souple était collé contre celui de Dante, sa peau luisante d’un reste de sueur. Elle n’avait pas bougé. Pas encore. Mais une vibration discrète sous l’oreiller la tira lentement vers le monde réel.
Un message.
Elle tendit le bras, attrapa son téléphone à tâtons sans éveiller Dante, et le déverrouilla. L’écran l’aveugla un instant, avant qu’elle ne lise le message.
Expéditeur inconnu
Le tueur de Gordon McKay s’appelle Victor Kruger. Alias Victor Gregoriska.
Elle cligna plusieurs fois des yeux. Le sang se figea dans ses veines.
Victor Kruger.
Un nom qui déclenchait des échos, des réminiscences de rumeurs anciennes. Un nom de prédateur. Un nom de guerre.
Elle resta figée, les lèvres entrouvertes, le cœur battant plus fort. Puis, d’un mouvement lent, elle se redressa, gardant le drap contre elle, et fit défiler plusieurs fois le message. Pas de signature. Pas de numéro. Rien. Un ghost. Un message glissé par une main invisible dans le tissu de sa vie.
Dante grogna légèrement, réveillé par le mouvement.
— Qu’est-ce qu’il y a…? souffla-t-il sans ouvrir les yeux.
— Rien. Va rendormi.
— Tu respires pas pareil. Tu veux que je m’inquiète ? dit-il en entrouvrant un œil.
Elle resta silencieuse. Il se redressa à son tour, la main posée sur sa hanche.
— Augustine…?
Elle lui tendit le téléphone.
Dante mit un instant à comprendre ce qu’il lisait. Puis son visage changea. Il pâlit. Une grimace d’inconfort s’étira lentement sur ses lèvres. Il baissa les yeux. Releva la tête.
— Ce nom… tu le connais ?
— Pas personnellement, répondit Augustine d’une voix étrangement calme. Mais j’ai entendu des choses. Et s’il a vraiment tué Gordon…
— Non, murmura Dante aussitôt. Tu ne sais pas de quoi tu parles. Ce n’est pas si simple.
— Tu sais qui c’est, hein ? dit-elle en le fixant soudain.
Il hésita. Trop.
— Dante. Tu sais qui c’est.
Il détourna le regard.
— C’est un nom qui circule depuis très longtemps. Trop longtemps. Il a beaucoup d’alias. Il a combattu partout. Il est... plus ancien que moi.
— Tu veux dire qu’il était là avant toi ?
— Tu ne comprends pas, dit-il doucement. Ce n’est pas un duel. Ce n’est pas Gordon. Ce n’est même pas toi contre lui. Si c’est bien lui… alors il est l’un de ceux qu’on ne provoque pas. Jamais. Pas si on tient à rester en vie.
Augustine se leva. Nue, magnifique, ses muscles jouaient sous sa peau sombre tandis qu’elle arpentait la pièce comme une lionne en cage. Elle attrapa sa veste, puis son sabre qu’elle plaça sur le lit sans un mot.
— Tu vas pas le traquer, Augustine. Je t’en supplie.
— Gordon était mon élève. Il a été un crétin arrogant, oui. Mais il m’appelait sœur.
— Et il est mort. Comme on meurt tous. Tu sais comment fonctionne cette vie. Il n’y a pas de justice. Il y a la Règle. Dit Dante glacial.
— Alors peut-être que je vais rappeler à ce Kruger que la Règle fonctionne dans les deux sens, gronda-t-elle.
Dante s’approcha d’elle, la prit par les épaules.
— S’il te plaît. Tu ne sais pas ce que tu fais.
Elle le regarda, les yeux brillants d’une rage froide, contenue. Pas la fureur aveugle. La détermination. L’appel du sang.
— Et toi, pourquoi tu le défends autant ?
Il marqua un temps. Avala sa salive.
— Je ne le défend pas… c’est juste que… j’ai vue de quoi il était capable et toi… je sais que tu es forte… même plus forte que moi ! Nuri t’a bien formé, mais ce type… tu veux bien m’écouter une seconde, nom de dieu ?
Elle plissa les yeux.
— Tu parles comme un homme qui a peur… nan pwen sa a ?
— Je parle comme un homme qui veut te garder en vie.
Un silence.
— Et puis merde, qui t’a envoyé ça ? Tu crois pas qu’on cherche à te manipuler ? Laisse-moi parler à Hammond.
Elle haussa les épaules.
— Parle-lui si tu veux. Mais moi, je pars.
— Augustine…
— Sa se mo dènye mo.
Elle attrapa son téléphone, enfila un jean sans même fermer la veste, et sortit de la pièce.
Dante resta un instant debout, figé. Puis il se laissa tomber sur le lit, le regard vide.
Victor Kruger… Pourquoi maintenant ?
Il se leva d’un bond. Enfila une chemise, descendit les escaliers quatre à quatre. Dans la cuisine, il trouva Hammond et Elias. Augustine venait de sortir, silhouette droite dans la lumière blafarde de l’aube. Elle monta dans sa berline noire, sans un regard, et démarra.
La traque avait commencé.
Dante croisa le regard de Hammond.
— J’ai besoin que tu fouilles tout ce que t’as sur Victor Kruger. Tous ses alias. Gregoriska, Gradski, peu importe. Croise ça avec les données des Guetteurs. Je veux des réponses. Et vite.
Hammond haussa un sourcil.
— Tu veux savoir quoi exactement ?
Dante regarda la porte où Augustine avait disparu.
— Je veux savoir qui veut la voir morte. Et pourquoi maintenant.
Quelques heures plus tard – Maison de campagne, bureau de Hammond
Le jour était levé depuis peu, une brume pâle glissait encore sur les champs. Le vieux Macbook de Hammond ronronnait doucement sur le bureau encombré de carnets, dossiers, cartes et restes de café froid. Une lampe d’architecte diffusait une lumière jaune sur l’écran. Hammond, lunettes sur le nez, tapait d’une main, l’autre serrant une tasse ébréchée.
Derrière lui, Dante allait et venait. Nerveux.
— T’as trouvé quelque chose ? demanda-t-il enfin.
Hammond ne leva pas les yeux.
— Je suis en train de reconstituer son profil depuis les archives des Guetteurs. Pas évident, ce mec a plus d’alias qu’un agent double sous acide.
Il tapota quelques touches, puis marmonna pour lui-même.
— “Victor Kruger”… nom utilisé dans les années 1990. Mais dans les dossiers anciens, c’est “Victor Gregoritska”, aussi orthographié “Grigori Gradski” selon les transcriptions slaves, surnommé aussi Gregoritska le Noir. Vu pour la première fois aux alentours de 1020, en Pologne. Pas de trace de son mentor. Rien. C’est rare. Trop rare.
— Les Guetteurs ont seulement un millénaire sur lui ? fit Dante, incrédule.
Hammond hocha la tête.
— Oui. Mille ans d’observations, de fragments, de signalements. Mais jamais de trace directe de qui l’a formé. Il est apparu comme un spectre, déjà adulte, déjà entraîné. C’est… pas normal.
Il fit défiler le texte sur l’écran, une vieille interface d’archives déclassifiées.
— 1137 : mercenaire dans les guerres baltiques.
— 1242 : combat sur le lac Peïpous, au côté des chevaliers teutoniques.
— 1703 : campagne de la Neva, compagnon de Pierre le Grand.
— 1741 à 1762 : attaché à la cour impériale de Russie, favori de la tsarine Elisabeth Ière. Amant supposé.
Il leva les yeux vers Dante.
— Et en dehors de ça : une dizaine de disparitions, de retraits prolongés. Aucun élève connu. Aucun clan. Le profil typique du loup solitaire. Un immortel alpha.
— Il a tué Gordon ?
Hammond hésita.
— Je n’ai rien de direct. Aucune vidéo, aucune observation récente des Guetteurs. Mais McKay a été tué il y a moins d’un mois. Décapitation propre. À l’arme lourde. Et d’après ce que tu m’as dit, quelqu’un a balancé le nom de Kruger sans explication. Pourquoi ?
Dante passa une main sur sa nuque.
— C’est ça que je pige pas. Qui lui a envoyé ce message ? Et pourquoi maintenant ? Ça pue le piège. Ou la manipulation.
— Je suis d’accord. Ce genre de message anonyme, balancé comme un appât, c’est une manœuvre. Une diversion, peut-être. Ou un test.
Hammond tapota encore quelques touches, puis se figea.
— Attends… y a autre chose.
— Quoi ?
— Une note. Classée confidentielle, mais je l’avais copiée dans un vieux disque. D’un ancien Guetteur, mort en 1965. Il écrivait : “Victor Gregoritska ne suit aucune allégeance connue. Il survit. Il observe. Il tue quand il faut. Il est l’un des derniers que j’oserais appeler prédateur pur. Ce n’est pas un joueur. C’est une fin en soi.”
Dante s’appuya contre le mur, mâchoires serrées.
— Alors c’est bien lui…
— Mais de quoi tu parles ? dit Hammond en le regardant intrigué.
— Il était là quand j’ai… tué Calloway, je l’ai soupçonné sans en être sûr et là tu confirmes mes doutes.
— Est-ce que tu peux me dire ce qui se passe Dante ? dit Hammond inquiet.
Dante inspira longuement puis regarda Elias qui s’entrainait dehors puis murmura :
— Victor Kruger est le Kurgan.
Hammond enleva ses lunettes et dessina un O avec sa bouche, puis regarda son ordi puis les alentours, puis prit s’assis en reprenant son souffle.
— Victor Kruger ? le Céramiste de San-Francisco ? Le gars qu’Elias cherche pour l’aider à combattre Kyala ? Est le Kurgan en personne ? Jésus et tous ses saints ! Et Augustine est au courant ?
— Non, elle ne le sait pas.
Hammond se leva et le regarda dans les yeux.
— Elle n’a aucune chance, il faut que tu lui dises la vérité.
— Non ! dit Dante fermement. Personne ne doit le savoir, encore moins Elias.
— Mais pourquoi ?
— Parce que cet homme n’est plus ce qu’il était, il a changé, il s’est assagi et a choisi le calme et la tranquillité, et je respecte cela. Gordon était un imbécile et crois moi je ne vais pas pleurer sur sa mort.
— Vas dire cela à Augustine, elle veut la tête de Kruger. Comment tu vas faire pour la convaincre sans dire la vérité ?
— Je la connais. Même si je lui dis la vérité, ça ne changera rien. Elle ira quand même. Elle est comme ça.
Ils restèrent un moment en silence. La machine cliquetait doucement. Hammond regarda son écran, le visage sombre.
— Alors espérons qu’elle ne le trouve pas.
En route vers San Francisco — 07h12
Le ronronnement régulier du moteur avalait les kilomètres dans un silence tendu. Seule dans l’habitacle feutré de sa berline noire, Augustine Joseph roulait sans musique, sans bruit parasite, les yeux vissés à la route, les mains gantées serrées sur le volant. Le jour se levait paresseusement sur les collines californiennes, et la lumière pâle projetait de longues ombres mouvantes sur le bitume. Elle roulait à vitesse constante, ni pressée ni traînante : comme une traque qui s’assume. Comme une promesse.
Dans le coffre dormait son sabre. Son corps, lui, était éveillé, alerte. Elle n’avait pas dormi. Elle ne le voulait pas. Une douleur sourde battait dans sa tempe gauche, pulsation familière des nuits blanches où la colère devient carburant. Elle pensait à Gordon. Ce frère d’arme agaçant, orgueilleux, irrévérencieux – mais fidèle. Il l’avait appelée « sœur », même en sachant qu’il finirait par mourir seul, la tête tranchée dans une ruelle. Elle n’avait pas pleuré. Elle n’avait pas le droit. Pas encore.
Le message reçu cette nuit brûlait encore dans sa mémoire. Le tueur de Gordon McKay s’appelle Victor Kruger. Alias Victor Gregoriska. Un nom qui n’était pas inconnu. Un nom chuchoté depuis des générations parmi les immortels. Ancien. Solitaire. Redouté. Le genre d’adversaire qu’on évite si on veut vivre longtemps. Mais Augustine n’avait pas peur. Pas exactement. Elle avait été formée par Nuri Kayaman, et Nuri ne l’avait jamais préparée à affronter des adversaires faciles.
Alors elle roulait, droit vers San Francisco, sans détour, avec une détermination qui dépassait la vengeance. Il s’agissait de justice, d’honneur, de loyauté. D’un code invisible que peu d’immortels suivaient encore. Elle voulait rappeler à ce Kruger que la Règle fonctionne dans les deux sens. Elle voulait qu’il sache qu’on ne tue pas n’importe qui sans conséquence. Dans son sac, posé sur le siège passager, une petite photo froissée de Gordon témoignait silencieusement de cette promesse.
Elle sortit de la nationale en direction de Mission District. Entre une laverie défraîchie et un atelier de couture fermé se trouvait une devanture presque invisible : un rideau de perles, une enseigne effacée par le temps. Lakou Mystik. L’endroit ne payait pas de mine, mais Augustine savait où elle mettait les pieds.
Elle gara la voiture, descendit, et traversa la ruelle sans un mot. Sa longue veste flottait derrière elle, coupant l’air du matin comme une lame tranquille. Elle écarta le rideau de perles et entra sans frapper.
L’odeur d’encens et de cendre froide enveloppa ses sens. À l’intérieur, la lumière tamisée révélait des étagères croulant sous les statuettes en bois, les fioles poussiéreuses, les colliers vaudous. Derrière le comptoir, une silhouette élancée se retourna : dreadlocks grisonnantes, yeux rusés, sourire en coin. Lucien. L’un des hommes les plus renseignés de San Francisco — du moins pour ceux qui savaient lui parler.
« Ou wè sa vrèman ou menm ? » murmura-t-il, presque attendri.
« Wi, Lucien. Mwen la, » répondit-elle d’une voix calme, presque douce.
Il posa le mortier qu’il pilait, essuya ses mains sur une étoffe rouge, et s’approcha avec prudence, comme on s’approche d’un souvenir revenu trop tôt. « Augustine Joseph… Gadé ou… le monde doit vraiment être à l’envers pour que tu viennes jusqu’ici. T’es pas du genre à faire des visites sans raison. »
« J’ai besoin d’un renseignement, » dit-elle, sans tourner autour du pot.
Lucien la détailla longuement. Son crâne rasé, ses yeux verts étincelants, sa posture tendue. Il savait reconnaître la rage contenue.
« J’écoute. »
« Je cherche un homme. Céramiste. Discret. Il s’appelle Victor Kruger. »
Il haussa les sourcils, interloqué. « Un céramiste ? Tu plaisantes ? »
« Je suis sérieuse. Tu sais quelque chose ? »
Lucien ne répondit pas tout de suite. Il retourna vers une étagère, attrapa un petit carnet noir, le feuilleta rapidement. « Tu sais que ce genre de demande, normalement, je demande pourquoi. »
Elle ne bougea pas. Il referma le carnet, résigné. « Là, je vais pas te poser de question. Parce que t’as ce regard-là… Celui des gens qui ont déjà enterré quelqu’un et qui en cherchent un autre. »
Il griffonna une adresse sur un bout de papier, et le lui tendit. « Il vit au-dessus de Glen Canyon. Il sort peu. Travaille la céramique. Il expose ses pièces dans une galerie, mais il reçoit des gens étranges, parfois. »
« Quels gens ? »
Lucien sourit, sans chaleur. « Tu veux l’adresse, pas les détails. »
Elle prit le papier et le plia soigneusement.
« Est-ce qu’il y a un contrat sur sa tête ? » demanda-t-il enfin, presque inquiet.
Elle soutint son regard. « Non. C’est personnel. Pa bezwen poze kesyon, ok ? »
Lucien soupira. Il baissa les yeux, puis ajouta d’un ton grave : « Fais attention, Augustine. Les esprits autour de toi sont agités. Même Manman Brigit ferme ses portes quand le tonnerre marche. »
Elle ne répondit pas. Elle sortit sans un bruit. Et dans le remous du rideau de perles, Lucien resta figé. Il contempla longtemps le tatouage au poignet, celui qu’il cachait soigneusement depuis des années : celui des Guetteurs. Il sortit un téléphone, composa un numéro.
« Trouvez-moi Dominic Ardent. Rapidman. »
Il n’avait pas l’intention de laisser Augustine mourir sans agir. Même si ça voulait dire briser la règle sacrée des Guetteurs : ne jamais intervenir.
San Francisco — 09h03
Le soleil filtrait à travers les branches torsadées de Glen Canyon, projetant sur la route des éclats dorés. Victor conduisait calmement, une main sur le volant, l’autre posée sur le levier de vitesse, dans un silence habité. À ses côtés, Alex fixait les caisses empilées à l’arrière du van : des sculptures en terre brute, des assiettes émaillées, des silhouettes humaines déformées par le feu et le temps. Des œuvres étranges, silencieuses, comme Victor lui-même.
Elle n’avait pas posé de questions. Elle savait que ce moment comptait pour lui. Un vernissage discret, une galerie en centre-ville, quelques passionnés d’art contemporain qui ne savaient rien de ce qu’il était vraiment. Elle respectait ça. Comme un rite de paix dans une vie de guerre.
La voiture tourna dans une rue calme bordée d’arbres, puis se gara devant une façade blanche, minimaliste. « Galerie Oko » était inscrit en lettres modestes au-dessus d’une large baie vitrée. Victor coupa le moteur. Pendant un instant, il ne bougea pas. Il regardait devant lui, concentré. Quelque chose s'était glissé dans l’air.
Un frisson. Une vibration ancienne.
Alex sentit le changement avant même qu’il parle.
Victor tourna lentement la tête vers elle, ses yeux gris scrutant les environs. Puis, d’un ton posé, il dit simplement :
— Reste ici. Je reviens.
Il attrapa son manteau, ouvrit la portière.
Mais Alex ne bougea pas. Elle serra les doigts sur ses genoux.
— C’est un immortel… hein ? dit-elle.
Victor ne répondit pas tout de suite. Il se contenta de la regarder, un éclat doux au fond des yeux. Ce sourire. Calme. Immuable. Comme si rien ne pouvait vraiment l’atteindre. Mais Alex sentit son cœur se serrer.
Ce sourire.
C’était exactement le même que celui de Nuri, juste avant qu’il parte pour la dernière fois. Ce demi-sourire chargé de tendresse, mais teinté d’une ombre. Comme s’il savait. Comme s’il acceptait.
Elle se pencha en avant, planta son regard dans le sien.
— Promets-moi que tu vas revenir.
Victor hésita une seconde. Puis il hocha la tête.
— Je te le promets.
— Non… pas comme ça. Dis-le. Dis-le avec ta voix. Pas avec ce sourire de merde.
Il sourit encore, plus doucement cette fois. Il prit sa main, la serra dans la sienne.
— Je vais revenir, Alex. Je te le promets.
Elle ferma les yeux une seconde. Avala sa peine. Cacha sa peur.
— Je te crois, murmura-t-elle. Mais si tu ne reviens pas… je jure devant tous les dieux que je te ramène quand même. Même en pièces.
— Voilà qui me rassure, dit-il en ouvrant la portière.
Il sortit, referma doucement derrière lui. L’air du matin caressa son visage. Le vent s’était levé, léger mais chargé d’une tension qu’il reconnut instantanément. Il se dirigea vers la galerie d’un pas tranquille, les sens aux aguets. La présence était là. À proximité. Claire. Féroce. Une autre respiration dans le tissu du monde.
Il le savait maintenant.
L’affrontement était proche.
Il traversa la rue d’un pas souple, presque tranquille, comme s’il allait simplement déposer une commande banale à la galerie. Mais Alex, restée derrière le pare-brise, savait. Elle le savait dans sa chair. Ce sourire qu’il lui avait lancé… c’était le même que Nuri lui avait offert avant de ne plus jamais revenir.
Et dans l’ombre d’une ruelle, invisible au monde mais parfaitement ancrée dans le sien, Augustine Joseph le regardait.
Elle était là depuis quarante minutes, adossée à un mur de brique, le crâne nu luisant légèrement sous le soleil filtré. Ses yeux verts étaient rivés sur lui, fixes, inébranlables, comme ceux d’un prédateur qui observe sa cible. Le sabre était encore rangé dans son fourreau dissimulé sous son long manteau d’été, mais son esprit, lui, était déjà prêt à combattre.
Elle l’avait reconnu dès qu’il avait tourné le coin. Sa présence avait frappé comme une onde : immense, ancienne, écrasante comme une montagne. Ce n’était pas simplement un Immortel. C’était lui. Victor Kruger. L’assassin de Gordon.
Il était plus grand qu’elle ne l’imaginait. Plus calme aussi. Et il portait une boîte en carton remplie de céramiques. Ce détail incongru la heurta. Un court instant, un doute la traversa. Était-ce bien le même homme que celui qu’on surnommait Gregoriska le Noir ? Celui dont les anciens murmuraient le nom avec crainte ? Celui qui avait mis fin à tant d’existences, sans pause, sans remords ?
Il entra dans la galerie, et Augustine se redressa légèrement. Son regard accrocha celui de la jeune fille restée dans la voiture. Elle était belle, blonde, avec ce visage encore adolescent mais déjà marqué. Dans ses yeux, il y avait une tristesse profonde, une inquiétude sourde. Elle fixait la porte que Victor venait de franchir, et Augustine comprit. Elle savait aussi.
Mais ce n’est que lorsqu’elle reconnut la jeune fille qu’un second choc la frappa. C’était Alex. L’enfant que Nuri avait élevée comme la sienne. Que faisait-elle avec Victor Kruger ? Pendant une fraction de seconde, Augustine crut à une prise d’otage. Mais non. Une autre vérité éclata brutalement : Alex vivait avec lui. Volontairement. Elle partageait sa vie. Et tout devint clair.
C’était pour elle que Dante avait tenté de la retenir. Pas pour Victor. Pour préserver Alex, pour ne pas briser son cœur.
Un grognement lui échappa. Sourd. Furieux. Personne ne l’empêcherait de venger Gordon. Personne. Même si cela faisait du mal à la fille de Nuri. Elle en était désolée, oui. Mais le monde était fait ainsi. Cruel. Injuste. Impitoyable. Et plus vite Alex le comprendrait, mieux elle grandirait. Augustine, elle aussi, avait dû l’apprendre. À ses dépens.
Elle attendit encore quelques secondes. Puis elle quitta sa cachette d’un pas fluide. Traversant la rue avec assurance, elle passa devant la voiture sans y jeter un regard, comme une ombre glissant dans la lumière.
Elle allait le confronter, et elle n’hésiterait pas.
Victor venait de poser sa boîte sur le comptoir, saluant distraitement la galeriste d’un mot doux et d’un sourire en coin. Il commença à sortir les pièces une à une : des statuettes sobres, aux lignes puissantes, des visages muets, fêlés volontairement, chargés de silence. Ses mains étaient calmes. Ses gestes précis. Il avait retrouvé son masque tranquille.
Puis il remonta l’escalier menant au deuxième étage et jeta un coup d’œil à l’immense salle qui allait accueillir ses œuvres. L’espace était spacieux, baigné de lumière naturelle. Il s’apprêtait à ouvrir les cartons quand il la sentit.
Un bourdonnement. Une vibration fine, subtile mais implacable. Un écho dans son âme.
Un autre Immortel.
Il pivota lentement.
Augustine Joseph était là.
Droite, le menton levé, le regard planté dans le sien comme une lame invisible. Elle avait ôté son manteau qu’elle tenait au bras, et portait une chemise blanche ajustée sur son torse musclé. Son crâne luisait légèrement sous les spots de la galerie. Son visage était impassible. Mais ses yeux, eux… ses yeux brûlaient d’une intensité meurtrière.
Ils se dévisagèrent un long instant sans un mot. Puis, d’un geste rapide et fluide, elle fit tournoyer son sabre de cavalerie, dessinant un arc d’argent dans l’air.
Victor ne souriait plus. Il inclina légèrement la tête.
— Je ne vous connais pas, et je ne tiens pas à me battre. Mais si vous insistez… je serai sans merci.
Sa voix était douce, posée. Presque amicale. Presque.
Augustine répondit du tac au tac, sans même hausser le ton.
— Oh, je n’en doute pas. Je vous promets, pour ma part, que ce sera… propre.
Elle s’approcha. Lentement. Chaque pas était pesé, contrôlé.
— Tu t’appelles Victor Kruger, maintenant. J’aimais mieux Gregoriska. C’était plus honnête.
Victor laissa échapper un léger souffle par le nez — une sorte de rire sans chaleur.
— C’est un nom parmi d’autres. Il y en a eu tant.
— Il y a eu Gordon, surtout.
Un éclat glacé traversa le regard de Victor. Il baissa brièvement les yeux, comme pour chercher quelque chose dans la mémoire, puis les releva, durcis.
— Tu es venue pour lui ?
— Je suis venue pour moi, dit-elle. Pour ce que tu m’as pris.
Elle posa son manteau sur une chaise, lentement, méthodiquement. Ses yeux ne quittaient jamais les siens.
— Gordon McKay est mort honorablement, dit Victor froidement. Je ne l’ai pas tué en traître. Nous nous sommes battus loyalement.
— T’a-t-il demandé de l’épargner ?
Victor resta silencieux un instant, puis répondit sans détour, sans fuir le regard d’Augustine.
— Il l’a fait.
— Alors tu l’as tué sans pitié, conclut-elle. Et je ferai la même chose avec toi.
Victor dégaina son épée.
Augustine leva la sienne en position de garde.
Ils ne bougeaient plus. Deux statues vivantes. Deux forces irréconciliables. La lumière découpait leurs silhouettes comme un tableau ancien. Le combat n’avait pas encore commencé, mais il était déjà inscrit dans leurs souffles, dans leurs muscles tendus, dans ce silence devenu sacré.
Augustine attaqua la première.
Un éclair blanc, fulgurant, faucha l’air en direction du flanc de Victor. Il eut tout juste le temps de dévier le coup. Le choc résonna comme une cloche métallique dans la grande salle vide. Il recula d’un pas, pivotant son épaule pour absorber l’impact.
— Rapide… murmura-t-il.
Elle ne répondit pas. Elle enchaîna aussitôt, en rythme, comme une danseuse de mort. Taille, estoc, feinte, pivot. Elle frappait avec l’élégance d’un maître d’armes, mais chaque geste portait une rage sourde, disciplinée. Le style était fluide, oriental, presque chorégraphié. C’était la signature de Nuri. Victor le reconnut immédiatement.
Il bloqua deux nouvelles attaques, para un revers, dévia une estoc, mais elle glissait déjà ailleurs, contournait, revenait.
Elle le testait.
Et elle était redoutable.
Victor recula encore, son dos frôlant un pilier. Il planta ses pieds dans le sol, pivota brutalement et frappa à son tour. Une frappe lourde, sèche, sans fioriture. Elle esquiva de justesse, se rabattant sur le côté, haletante, les yeux brûlants de concentration.
— Tu l’as bien formée, souffla Victor pour lui-même.
Augustine frappa à nouveau, sans crier. Un mouvement bas, dangereux, qui visait la jambe. Il bondit en arrière. Son genou effleura le sol, mais elle le forçait à défendre, à réagir, à reculer. Elle dictait le tempo. Et elle le savait.
— Tu fatigues déjà ? demanda-t-elle, glaciale.
Victor répondit par un rictus bref, presque amusé. Il se redressa d’un coup sec, son épée levée en diagonale.
— Non. Je t’observe.
— Mauvaise idée.
Elle fonça.
Cette fois, la vitesse était foudroyante. Elle passa sous sa garde, effleura sa hanche, une estafilade nette, rapide, peu profonde, mais symbolique : elle l’avait touché. Victor serra les dents, riposta en tournant sur lui-même, mais elle avait déjà disparu de son champ.
Elle réapparut derrière lui, lame haute, frappant vers son cou. Il bloqua in extremis, le métal crissant contre le métal. Le choc les sépara d’un mètre.
Ils se faisaient face. Les poitrines se soulevaient. Le silence revint.
Victor planta ses yeux dans ceux d’Augustine.
— Tu n’es pas comme les autres.
Elle resta muette. Puis répondit simplement :
— Je suis de l’école de Nuri.
Victor acquiesça. Lentement.
— Alors ce ne sera pas facile. Ni pour l’un… ni pour l’autre.
Ils s’élancèrent à nouveau, lames croisées, corps en mouvement. Augustine tentait de maintenir l’initiative, rapide comme la foudre, mais quelque chose avait changé dans le regard de Victor. Il ne se contentait plus de bloquer ou d’esquiver.
Il attendait.
Et soudain, il rompit le rythme.
Au lieu de répondre à sa dernière attaque par une parade ou une contre-estoc, Victor brisa la séquence. Il recula d’un pas sec, planta fermement ses pieds dans le sol, et adopta une autre posture. Il tenait désormais son épée haut, lame couchée en travers de son épaule droite, les coudes serrés, les jambes fléchies. C’était une garde étrangère au style fluide d’Augustine. Une posture de guerre, conçue pour frapper en diagonale avec une brutalité absolue.
Augustine cligna des yeux. Elle reconnaissait cette garde. Pas dans son corps — mais dans ses cauchemars. Un style de coupeur de tête. Ancien. Barbare. Redoutable.
Victor sourit.
— Tu veux danser, très bien. Mais moi, je vais casser la musique.
Il frappa.
L’attaque fut sèche, descendante, lourde comme un marteau. Augustine para, mais recula sous l’impact. Il enchaîna aussitôt. Des angles brisés, des coups brefs, sans rythme apparent. Il n’essayait plus de rivaliser en élégance. Il brisait les lignes. Chaque frappe cherchait à heurter, à déséquilibrer, à interrompre.
Augustine passa en défense. Elle para de justesse un coup à la tempe, esquiva un revers à l’épaule, recula d’un bond pour éviter une attaque au genou. Mais elle perdait le terrain. Et surtout : elle perdait le tempo.
Victor avançait comme un bulldozer maîtrisé. Il respirait plus calmement. Il lisait son adversaire. Son style se faisait de plus en plus précis. Calculé. Il visait ses appuis, ses angles morts, ses ouvertures. Il frappait là où son maître, Nuri, ne l’aurait jamais fait.
Un coup de taille fendit sa chemise à l’épaule. Augustine grimaça, reculant encore, les jambes fléchies, le souffle plus court.
Victor s’arrêta net, son épée levée dans la même garde de l’épaule. Il la regarda.
— T’es qui, au juste ? demanda-t-il simplement.
Aucune arrogance dans sa voix. Juste une vraie question.
Augustine ne répondit pas. Elle attaqua.
Un éclair. Elle passa à l’intérieur de sa garde, feinta haut, visa bas. Puis, en un éclair, déclencha la botte. Une rotation complète du poignet, une impulsion du pied arrière, un angle impossible — une attaque surgie de la hanche, destinée à décapiter d’en dessous, trop basse pour la parade, trop rapide pour l’esquive. C’était une technique qu’elle avait utilisée pour en finir avec des adversaires redoutables.
Mais Victor bougea avant l’impact.
Il n’avait pas deviné la botte. Il l’avait pressentie.
Il n’avait pas lu son bras, ni son épée. Il avait lu ses hanches. Son ancrage. La tension de son pied arrière, le déplacement d’air une demi-seconde trop tôt. Comme un maître de danse qui devine l’enchaînement au battement de la cage thoracique.
Il pivota à contre-courant, inversa la garde, et frappa.
L’impact la toucha à l’épaule gauche. Net. Tranchant. Pas profond — mais suffisant pour la déséquilibrer, pour briser son rythme.
Elle recula vivement, la main déjà sur la plaie. Victor avançait sur elle maintenant, plus vite, plus lourd, chaque pas comme une menace. Il n’y avait plus de doute. Il allait la terminer.
Elle fit volte-face. Et courut.
Elle bondit vers la fenêtre du fond, brisant la verrière d’un coup d’épaule. Le verre explosa en une pluie étincelante. Elle plongea dans le vide sans hésiter.
Son corps s’écrasa sur le toit d’une voiture garée juste en dessous. L’alarme hurla. Elle roula dans la rue, se réceptionna tant bien que mal. Sa chemise était déchirée, son bras saignait abondamment.
Une autre voiture s’arrêta en crissant des pneus. La porte arrière s’ouvrit.
Dante était au volant. Lucien, à l’arrière, lui tendait la main.
— Monte ! cria Dante.
Augustine jeta un regard derrière elle. Victor était là, au deuxième étage, debout dans le cadre fracassé de la fenêtre. Son épée encore à la main. Il ne la poursuivait pas. Il la regardait. En silence.
Leurs yeux se croisèrent.
Alors elle leva le bras — et le désigna du doigt.
Pas un cri. Pas un mot. Juste ce geste. Ce n’est pas fini.
Puis elle monta dans la voiture. La portière claqua.
Dante démarra en trombe.
Victor resta là, un instant, les yeux rivés sur la rue vide, la lame baissée. Puis il souffla lentement, et rangea son épée.
Sans un mot.
***
Le silence dans l’habitacle était dense, chargé d’adrénaline et d’amertume. Augustine, recroquevillée sur la banquette arrière, pressait sa main contre son épaule blessée. Le tissu blanc était devenu rouge foncé. Elle fixait le vide devant elle, les mâchoires serrées, encore haletante. Dante conduisait sans un mot, les yeux rivés sur la route, le visage fermé.
Lucien, assis à côté d’elle, rompit enfin le silence d’une voix basse, presque timide.
— Je suis ton guetteur.
Elle tourna légèrement la tête vers lui.
— Depuis dix-sept ans.
Il ajouta, après une pause :
— Et oui… je connais Dante. Depuis bien plus longtemps.
Augustine ne répondit pas tout de suite. Mais son regard sur Lucien venait de changer. Il n’y avait plus d’anonymat entre eux. Juste une vérité déposée doucement, au milieu du chaos. Elle pivota lentement vers Dante et aboya d’une voix dure :
— Qu’est-ce que tu fous là ?
— Je suis venu te sauver la vie, répliqua Dante en tournant à gauche. Tu ne sais pas contre qui tu viens de tomber.
— Il a raison… dit Lucien avec gravité.
— Tout le monde me dit la même chose… grogna Augustine en grimaçant de douleur.
Sa blessure commençait déjà à cicatriser. Elle poussa un soupir en sentant la chair se refermer sous ses doigts, puis ordonna sèchement :
— Arrête-moi là.
— Quoi ? dit Dante, surpris.
— Arrête-moi là, répéta-t-elle d’un ton glacial.
La voiture s’immobilisa. Augustine ouvrit la portière et sortit, tenant son épée dans une main, et sa blessure à peine fermée de l’autre. La lumière de la rue frappait son crâne nu comme un feu froid.
— Augustine, j’ai une question à te poser, lança Lucien en descendant à son tour.
— Augustine, tu devrais l’écouter, renchérit Dante d’un ton plus pressant.
Mais elle s’éloignait déjà, indifférente.
— Augustine ! fit Lucien d’une voix grave. Combien de résurrections as-tu connues ?
Elle s’arrêta net. Bouche entrouverte. Interloquée.
Puis elle tourna lentement la tête, le regard dur.
— Je ne tiens pas de comptes.
— On les tient nous, répondit Lucien sombrement.
Il sortit un ordinateur portable de son sac, l’ouvrit, et tapa quelques touches. Une voix synthétique s’éleva :
Dominic Ardent : 193 immortels tués. 193 immortels tués.
Augustine s’approcha d’un pas, sourcils froncés, et jeta un coup d’œil à Dante, intriguée.
— C’est quoi, ce truc ?
— Un livre de comptes version Guetteurs, expliqua Lucien. C’est un peu comme tenir le palmarès d’un cheval de course. Sauf que là… c’est pour les tueurs d’immortels.
Il tapa de nouveau.
Augustine Joseph : 282 immortels tués. 282 immortels tués.
Lucien se tourna vers elle.
— C’est à peu près ça ?
Elle pinça les lèvres.
— Où tu veux en venir ? demanda-t-elle, méfiante.
Dante s’avança et croisa les bras.
— Maintenant regarde bien. On va voir l’homme que tu viens d’affronter.
Lucien appuya.
Victor Kruger : 424 immortels tués. 424 immortels tués.
Le visage d’Augustine se durcit. Elle détourna les yeux, mais la voix synthétique résonnait encore dans sa tête. Elle revit le combat. Elle l’avait eu à sa merci, oui… au début. Mais il avait changé de rythme. Il s’était adapté. Il avait compris sa botte. Et il l’avait blessée. Sérieusement.
Elle baissa les yeux sur son épaule refermée.
Lucien secoua la tête.
— Je te présente ton nouveau cauchemar. Julius Wolken ? Imbattable, et il l’a tué. Everett Wheeler ? Pareil. Benito Cabrera à Miami ? Il n’a pas tenu cinq minutes. Et ce chiffre… il n’inclut que les morts depuis que les Guetteurs ont réussi à le repérer.
Dante s’approcha, blême.
— Ce que Lucien essaie de te dire, c’est qu’on ne sait pas combien il en a tué avant. Ce chiffre, c’est juste depuis qu’on a un œil sur lui. Le reste ? Effacé. Perdu.
Un silence pesant tomba entre eux.
Puis Augustine souffla lentement, posant sa lame sur son épaule.
— Et moi je viens de l’affronter dans une galerie d’art, dit-elle à voix basse. Et j’ai failli y rester.
Lucien referma son ordinateur.
— C’est pour ça qu’on est là. Pas pour t’arrêter. Pour t’empêcher de finir comme les autres.
Elle leva les yeux vers lui, les traits toujours crispés.
Mais dans ce regard, pour la première fois… il y avait une étincelle de doute.
***
Des rubans jaunes barraient l’entrée de la galerie. La rue était bloquée, les badauds maintenus à distance. Trois voitures de police, une ambulance en stand-by. À l’étage, une vitre fracassée ; en contrebas, une berline noire, le toit enfoncé — quelqu’un avait sauté.
Rebecca Alvarez descendit de sa moto en silence. Elle portait un haut bandeau blanc, un jean moulant soulignant ses cuisses musclées, et des cuissardes noires qui claquaient à chaque pas. Sa queue de cheval mal attachée battait légèrement dans son dos, et son regard — sévère, scrutateur — balayait déjà la scène avec l’intensité d’un faucon.
Elle s’approcha du périmètre, jeta son badge à l’uniforme le plus proche sans ralentir. Il s’effaça aussitôt pour la laisser passer, et Rebecca entra dans la scène de crime d’un pas assuré, inébranlable. Cette démarche tranquille, pleine de puissance contenue, elle ne l’avait pas apprise : elle l’avait toujours eue. Mais depuis quelque temps, elle dégageait autre chose. Une paix trouble. Une gravité nouvelle. Et ça perturbait.
Ses collègues l’évitaient du regard. Tous savaient — ou plutôt, tous avaient entendu — que la victime de l’agression n’était autre que son mec. Son fiancé, selon les rumeurs qui enflaient dans les couloirs. Personne ne comprenait comment ce céramiste un peu marginal, aussi doux qu’une caresse de brise, avait réussi à séduire la lieutenant Alvarez, la terreur de la criminelle. La femme qu’on appelait la panthère, à voix basse, entre deux cafés tièdes.
Rebecca intriguait. Elle faisait peur. Rares étaient les hommes qui survivaient à une soirée avec elle — émotionnellement parlant. Et pourtant, depuis quelques mois, elle paraissait changée. Plus calme. Moins explosive. Certains se demandaient même si elle n’était pas… jolie. Pas belle dans le sens conventionnel. Jolie comme une force contenue. Jolie parce qu’elle savait désormais qui elle était.
L’agent qui avait levé le ruban pour la laisser passer la regarda s’éloigner, pensif. Où était donc passée cette jeune femme un peu brute, qui s’énervait pour un regard de travers, qui virait au rouge vif dès qu’un compliment tombait, le prenant pour une insulte ? Elle avait le même visage sévère, les mêmes cheveux noirs, le même port d’épaules martial. Et pourtant, quelque chose avait changé.
La réponse s’imposa à lui, simple comme une évidence :
Elle aimait. Et elle était aimée.
Et c’était ça qui la rendait désirable.
— Qu’est-ce qu’on a ? demanda-t-elle froidement.
— Une agression, Inspectrice. Un témoin affirme qu’une femme afro-américaine a sauté de l’étage. Crâne rasé, taille moyenne. Elle a atterri sur ce véhicule et s’est enfuie à bord d’un autre. On n’a pas l’immatriculation.
Rebecca grimace. Son regard tomba sur Alex, assise à l’arrière d’un van de police, une couverture sur les épaules. Tremblante, mais indemne. Son cœur se serra brièvement. Puis elle vit Victor debout devant un agent de police qui recueillait sa déposition.
— Pas de blessés. Pas de tirs ? demanda Rebecca en se tournant vers l’agent.
— Non Juste une confrontation physique. L’homme-là, Victor Kruger… c’est lui qui exposait. Il dit avoir été attaqué. Pas de plainte déposée pour le moment.
Rebecca opina du chef puis se dirigea vers Alex qui lui sourit avant de boire une tisane qu’on lui y avait apporté.
— Merci je m’en occupe, dit Rebecca a l’agent en s’accroupissant devant Alex.
Une fois la policière éloignée elle la regarda avec douceur.
— Comment ça va ma puce ?
— Oh moi je vais bien, dit Alex en hochant la tête. J’ai juste eu peur pour Victor.
— C’était qui ? murmura Rebecca à voix basse.
— Je sais qu’il a senti un immortel, révéla Alex en se penchant sur elle. Il m’a demandé de rester dans la voiture.
Rebecca regarda par-dessus son épaule puis se tourna vers elle en soupirant.
— Ok je vais lui parler.
— Elle va revenir l’affronter n’est-ce pas ?
— J’en sais rien, mais si jamais elle tente le coup devant moi je lui explose le crâne avec mon arme.
Elle se releva puis embrassa le front d’Alex, puis se dirigea vers Victor et sans lui laisser pas le choix. L’attrapa par le bras, l’emmena à l’écart, derrière une cloison.
— Tu m’explique maintenant, Victor. Et pas avec le ton de moine tibétain. Qu’est-ce qui s’est passé ici ?
Il croise les bras. Il a ce calme dangereux qu’elle connaît trop bien.
— C’était une immortelle, elle est venue me défier, on s’est battu elle s’est enfuie.
— Et t’as trouvé normal de pas appeler à l’aide ? De te battre comme un malade pendant qu’Alex t’attendait dans la voiture ?
— C’était un duel Rebecca, je ne pouvais refuser.
— Ouais ben… tu aurais dû !
— Rebecca…
— Non Victor, coupe-t-elle froidement. Je suis désolée mais tu te rends pas compte de la situation dans laquelle je me retrouve. Il y a mon paternel qui surgit de nulle part pour m’annoncer qu’il va se remarier, on me confisque mon arme parce que j’ai tiré sur cet enculé, et voilà que j’apprends qu’on agresse mon mec. Je peux pas gérer deux bombes en même temps.
Victor poussa un soupir mais elle n’en resta pas là.
— Je ramène Alex à la maison, et toi rends moi service, trouve où dormir ce soir. Parce que j’ai vraiment pas envie de t’engueuler et dire des choses que je regrette.
***
Victor marchait lentement, les mains dans les poches, la tête légèrement penchée vers le sol. Il avait quitté la galerie sans dire un mot, obéissant au vœu de Rebecca avec cette docilité silencieuse qui n’était pas dans sa nature, mais qu’il lui réservait, à elle seule. Les sirènes s’étaient éloignées. Le tumulte aussi. Il errait maintenant dans un quartier résidentiel encore calme à cette heure, les rues baignées dans une lumière orangée. L’épée pesait dans son sac, mais pas autant que les pensées qui le tiraillaient.
Il ne savait toujours pas qui était cette femme. Il ne connaissait ni son nom, ni son histoire, ni sa voix — et pourtant, dans chacun de ses gestes, il avait reconnu la présence de Nuri. Ce style... précis, foudroyant, souple comme une lame de jonc et rigide comme un précepte ancien. Une danse martiale qu’il avait vue jadis, sur un toit poussiéreux de Söğüt, quand Nuri lui avait montré comment « désarmer sans humilier ». Elle l’avait utilisée contre lui. Et elle avait failli réussir.
Victor s’assit sur un banc en bois près d’un arrêt de tram. Il passa une main sur son visage, puis ferma les yeux. Il ne ressentait ni honte, ni peur. Juste une fatigue ancienne, cette lassitude qui n’habitait que les plus vieux Immortels. Il n’avait pas voulu ce combat, pas plus qu’il n’avait voulu être ce qu’il était. Et pourtant, à chaque siècle, à chaque duel, à chaque regard comme celui de Rebecca ce soir… le prix à payer lui semblait un peu plus lourd.
Il rouvrit les yeux. Un tram passa sans s’arrêter. Il resta là, encore un instant, immobile. Puis, dans un souffle à peine audible, il murmura :
— Nuri… pourquoi tu ne m’as jamais parlé d’elle ?
Un homme d’un certain âge vint s’asseoir à ses côtés. Victor l’avait repéré deux minutes auparavant et l’avait gardé dans son champ de vision, impassible. L’homme semblait inoffensif, mais Victor ne relâchait jamais sa vigilance.
— J’espère que je ne vous dérange pas, dit l’homme d’un ton posé, presque amical.
— Non. Je m’apprêtais à m’en aller, répondit Victor avec gravité.
— Allons, monsieur Kruger… Vous n’allez pas refuser une conversation, surtout quand on sait que vous n’avez pas d’endroit où dormir ce soir.
Victor tourna la tête vers lui, lentement.
— Vous êtes qui, monsieur ?
— Je manque à mes manières, concéda l’homme. Je m’appelle Alaric Green. Et je vous observe depuis... voyons… quarante-quatre ans et ce matin.
— Vous m’observiez ?
Green releva sa manche, révélant le tatouage discret des Guetteurs à l’intérieur de son poignet. Victor eut un léger sourire, amusé.
— Ça fait presque deux cents ans que je sais que vous existez. Vous nous suivez, vous notez, vous jugez en silence. Pour moi, tant que vous restez hors de mes affaires, vous pouvez bien écrire ce que vous voulez.
— J’en sais à la fois beaucoup et si peu sur vous, dit Alaric. Je sais qu’on vous appelait Gregoritska le Noir, au XIe siècle. Je sais aussi qui était votre première femme, et qu’une tsarine vous a aimé follement… mais pas assez pour vous suivre. Je sais encore que vous avez eu une aventure avec une princesse de l’Empire Marathe, mais j’ignore son nom...
— Sonali, souffla Victor en le regardant droit dans les yeux.
Alaric cligna des paupières, un instant surpris.
— Eh bien… il va falloir que je mette à jour votre chronique.
Victor le fixa, intrigué.
— Pourquoi vous avez choisi de vous montrer aujourd’hui ?
— Parce que, croyez-le ou non, je me suis attaché à vous. Au fil des années, j’ai appris à vous connaître à travers vos gestes, vos silences, vos colères. Et aujourd’hui, j’ai eu peur. Peur que vous y passiez. Et je me suis dit… merde, s’il meurt ce soir, il partira sans jamais m’avoir vu.
Victor resta un moment silencieux, puis demanda simplement :
— Et l’autre ? Celle de tout à l’heure. Qui était-ce ?
Green le regarda en face.
— Elle s’appelle Augustine Joseph. C’était une élève de Nuri Kayaman. L’une des plus brillantes. Et l’une des plus dévouées.
Victor resta silencieux. Son visage demeura impassible, mais Alaric vit la mâchoire se contracter, la tempe battre un instant. Infime. Mais bien réel.
— Une des élèves de Nuri ? murmura Victor, comme s’il mâchait un souvenir amer.
— Oui. Elle l’a aimé comme un père. Peut-être même plus. Il lui a tout appris. Tout ce qu’il avait de meilleur.
Victor ferma les yeux. Un vent frais passa dans les branches, soulevant une mèche de ses cheveux. Il ne bougea pas.
— Et elle veut venger Gordon… souffla-t-il.
Alaric hocha la tête, le regard bas.
— Et vous… vous l’avez tué. J’étais là. Je vous observais de loin, juste avant que vous ne quittiez San Francisco pour aider Luna Alvarez à Miami.
Victor ne répondit pas. Il fixait toujours le sol, le souffle calme, les paupières closes. Mais son silence était plus lourd qu’un cri.
Alaric posa doucement ses mains sur ses genoux. Sa voix, cette fois, était presque tendre.
— Ce n’est que le début, Victor. Elle reviendra.
Victor ouvrit enfin les yeux. Profonds. Sombres.
— Je sais. Mais je risque de ne pas avoir le choix.
Alaric se leva, lentement. Il grimaça en redressant son dos, le poids des années tirant sur sa colonne.
— Je ne doute pas que vous puissiez la tuer, dit-il en le fixant. Mais laissez-moi vous transmettre un conseil. Le même que Nuri vous aurait donné : parfois, la meilleure lame… est celle qui reste dans son fourreau.
Victor tourna lentement la tête vers lui. Pas un mot.
— Et c’est ce qui a fait tuer Nuri, ajouta Alaric. Mais ça ne change rien à ce qu’il était.
Il marqua un silence, puis conclut doucement :
— Prenez soin de vous, monsieur Kruger.
Il monta dans le tram sans se retourner. Le véhicule s’ébranla doucement, dans un cliquetis presque mélancolique.
Victor demeura seul sur le banc, les coudes sur les genoux, les mains pendantes, les yeux perdus dans le vide.
***
La maison était modeste, planquée au bout d’une impasse tranquille, perdue dans un coin calme de la baie. Meublée à la va-vite, sans chaleur, juste ce qu’il fallait pour survivre quelques jours. Personne ne poserait de questions. Personne ne viendrait regarder. Elle n’était pas faite pour durer. C’était parfait.
Dans le salon, transformé en dojo de fortune, Augustine s’entraînait. Pieds nus, sabre en main, elle enchaînait les katas avec une précision chirurgicale. La lame sifflait dans l’air, claquant contre le vide comme si elle tranchait un ennemi invisible. Chaque mouvement était ancré, fluide, rapide. Elle tournait, frappait, esquivait, pivotait, encore et encore. La sueur coulait sur son front, mais elle ne ralentissait pas.
Assis dans un coin, sur un vieux fauteuil usé, Dante l’observait. En silence. Une bouteille d’eau dans une main, l’autre posée sur l’accoudoir. Il attendait que la tempête en elle s’apaise. Mais elle ne s’apaisait jamais longtemps.
Augustine s’arrêta enfin. Son souffle était court, mais régulier. Elle essuya son crâne luisant d’un geste automatique, puis tourna les yeux vers lui. Il la fixait toujours. Ce regard-là, elle le connaissait par cœur. Un mélange de respect, de tendresse… et de peur.
— Tu veux dire quelque chose ? lança-t-elle d’un ton sec.
Dante soupira doucement.
— Tu n’as rien mangé depuis hier.
— J’ai pas faim.
— Tu crois vraiment pouvoir tuer Victor Kruger en te vidant de l’intérieur ?
Elle le foudroya du regard. Il ne broncha pas. Elle reposa lentement le sabre sur son épaule.
— Je ne cherche pas à le battre, Dante. Je veux le tuer.
— Et moi, je veux te garder en vie.
Elle fit un pas vers lui. Menaçante, malgré elle.
— Tu veux que je laisse passer ça ? Que je laisse la mort de Gordon impunie ? Tu crois que Nuri aurait reculé ?
— Nuri aurait réfléchi, répliqua-t-il en se levant. Il t’aurait dit d’attendre. De comprendre. Mais bon sang, Augustine… Gordon a défié Kruger, et il en est mort. Tu voulais quoi ? Qu’il se laisse faire ? Tu le connaissais, ton Gordon. Tu l’as aimé. Mais tu sais aussi comme moi que c’était une tête brûlée. Tu l’as toi-même mis en garde contre son impulsivité.
— Tu savais qu’Alex vivait avec lui ? C’est pour ça que tu voulais pas que je le tue ?
— Ne détourne pas la conversation, lâcha Dante, furieux, en plantant ses yeux dans les siens. Tu sais que j’ai raison. Il t’a battue. Pas parce qu’il est plus fort. Mais parce qu’il t’a lue. Parce qu’il a compris ton style, tes angles morts, ta botte. Et toi, tu fonces encore, comme si t’étais invincible.
— T’inquiète, répondit-elle d’un ton froid. Maintenant je connais sa technique. Je sais que je peux le tuer la prochaine fois.
— Et Alex ? Tu veux encore la rendre orpheline ? Quand elle te demandera pourquoi tu l’as tué, tu lui diras quoi ? “Parce qu’il s’est défendu contre mon disciple arrogant” ? Tu entends ce que tu dis ?
— Ça fait de moi celle qui venge un proche. Même imparfait. C’est ma ligne de conduite.
Dante inspira longuement, ferma les yeux. Quand il les rouvrit, son regard était éteint. Il ramassa sa veste, passa devant elle sans un mot.
Elle le suivit du regard, interdite. Il allait vraiment partir. Une part d’elle voulait le retenir. Lui dire de rester. Qu’elle avait besoin de lui. Que son soutien comptait.
Mais sa fierté l’en empêcha. Cette foutue fierté qu’elle avait dans le sang, aussi rouge que sa colère.
Elle se contenta de murmurer, alors qu’il franchissait la porte :
— Mwen renmen ou.
Et les larmes, enfin, coulèrent.
Elle serra la mâchoire, baissa les yeux. Et soudain, sans bruit, elle s’effondra à genoux. Comme si ses jambes avaient cédé d’un seul coup. Elle plaqua une main sur sa bouche, tenta de retenir le sanglot qui montait, mais c’était trop tard. Il déferla, brut, sec, violent. Une douleur nue, déchirante.
Elle pleura.
Pas pour Gordon. Pas seulement. Elle pleurait pour elle. Pour ce qu’elle devenait. Pour ce qu’elle avait déjà perdu. Pour Nuri, pour Dante, pour la paix qui semblait à jamais hors d’atteinte. Elle pleurait parce qu’elle était fatiguée. Fatiguée de survivre, de se battre, de prouver qu’elle pouvait porter le monde à elle seule.
Son sabre glissa au sol avec un bruit métallique, inutile et dérisoire.
Et dans ce salon froid, sans meubles ni chaleur, Augustine Joseph, l’immortelle aux 282 victoires, s’autorisa à n’être, pour un instant, qu’une femme en morceaux.
***
Le gymnase du sous-sol était plongé dans une lumière crue. Les néons grésillaient doucement, seuls témoins de la tempête qui grondait sous la peau de Rebecca Alvarez. Le sol était trempé de sueur. L’air sentait la poussière, le cuir et la rage.
Elle frappait. Poing gauche. Poing droit. Encore. Encore.
Le sac de frappe tanguait en cadence sous les coups brutaux. Rebecca avait retiré ses gants depuis dix bonnes minutes. Ses phalanges rougies, presque ouvertes, cognaient le cuir sans relâche. Le rythme était trop rapide, trop désordonné. Ce n’était plus de l’entraînement. C’était une guerre.
— Putain de merde ! lâcha-t-elle entre deux respirations haletantes.
Elle recula, secoua les bras, puis repartit à l’assaut. Ses muscles hurlaient. Son cœur cognait plus fort encore.
— Fallait rester toute seule, bordel… grogna-t-elle. Juste des plans cul sans lendemain, comme avant. Pas de cœur, pas de problème.
Un coup du droit, un coup du gauche. Elle tourna autour du sac, l’écrasa d’un coup de genou.
— Mais non… fallait que je tombe sur toi, hein ? Toi, avec ta gueule de survivant et ton sourire de bâtard… avec tes silences de vieux con fatigué et tes foutues mains pleines d’argile…
Elle s’arrêta une seconde, les bras ballants, le souffle court. Sa gorge était sèche, son tee-shirt collé à sa peau trempée. Elle lança un regard au miroir en face d’elle. Une femme. Seule. Trempée. Hystérique.
— Rebecca Alvarez… tellement amoureuse qu’elle devient barjo… tu parles d’une fliquette.
Elle attrapa un haltère à deux mains, la leva en l’air, fit une série de squats rapides. Chaque fois qu’elle remontait, elle grondait :
— J’en… ai… marre… de… toi !
Elle jeta la barre au sol. S’écarta. Tira une corde à sauter et tenta quelques séries, mais ses jambes tremblaient. Ses mains aussi. Elle lança la corde contre le mur.
— Putain, mais qu’est-ce qui m’arrive ? Pourquoi je suis comme ça ? C’est moi qui lui ai dit de pas rentrer ce soir ! C’est moi qui ai claqué la porte !
Elle marchait en rond maintenant. Les mains sur les hanches. Le regard perdu.
— Alors pourquoi j’ai l’impression qu’on m’a arraché un morceau de ventre ? Pourquoi je suis morte de trouille à l’idée qu’il lui soit arrivé quelque chose ? Pourquoi j’arrive plus à respirer, hein ?
Elle s’arrêta, planta ses mains sur ses cuisses, courbée en deux, à moitié suffoquée. Les sanglots montaient déjà, mais elle les étouffait encore. Elle s’assit au sol. Un instant. Puis s’écroula lentement contre le mur. Le silence du gymnase la rattrapa. Et avec lui, les souvenirs.
Victor. Torse nu, couvert de poussière, concentré sur une sculpture. Ce froncement de sourcils quand il modelait une courbe. Ce soupir quand elle venait lui voler un baiser dans le cou.
Victor, dans leur lit, après l’amour. Les draps défaits, son souffle chaud contre sa nuque. Ses bras solides autour de sa taille. Et cette phrase, soufflée un soir : "Je crois que t’es le plus bel accident de mon éternité."
Victor, en train de boire son café, dos nu, les cicatrices visibles. Ce matin-là où elle s’était levée plus tôt juste pour le regarder. En silence.
Et elle, conne, elle l’avait foutu dehors.
Les larmes coulèrent. Pas doucement. Brutalement. Comme un barrage qui cède.
Elle ramena ses genoux contre elle, posa son front dessus. Son corps tout entier se mit à trembler.
— Reviens… murmura-t-elle. Reviens, putain…
Et soudain, elle hurla. D’un cri rauque, tordu, qui n’était ni un mot, ni un appel. Juste un cri de douleur. D’absence.
Elle frappa le sol de la paume, de toutes ses forces. Encore. Encore.
— J’en peux plus, bordel ! hurla-t-elle. J’en peux plus de t’aimer comme ça ! J’suis pas faite pour ça, moi ! Pas faite pour t’attendre ! Pas faite pour crever d’angoisse parce que t’es pas là !
Et dans ce sous-sol vide, seule, Rebecca Alvarez s’abandonna. Plus de masque. Plus d’armure. Juste elle, son chagrin, et cette putain d’évidence qui la réduisait en miettes :
Sans lui, elle n’était qu’une guerrière sans guerre. Une femme perdue. Une amante amputée.
Et personne ne pouvait la réparer. Sauf lui.
Un bruit de quelque chose qui tombait, un cri étouffé… Alex ouvrit les yeux, le cœur battant. La maison était plongée dans le silence, mais ce n’était pas un silence calme. C’était un silence tendu, plein de quelque chose qui clochait.
Elle quitta lentement sa chambre, descendit pieds nus les escaliers, et suivit l’écho sourd des sanglots. Ça venait du sous-sol.
La porte du gymnase était entrouverte.
Elle descendit les marches une à une, hésitante, et ce qu’elle vit la figea.
Rebecca, effondrée contre le mur, les genoux repliés, secouée de sanglots. Le sol autour d’elle était trempé de sueur. Des poids étaient éparpillés, une corde à sauter traînait au sol, le sac de frappe tanguait encore doucement comme s’il venait d’être frappé une dernière fois.
Et Rebecca… cette femme qu’Alex avait toujours vue forte, solide, redoutable… était brisée.
Alex sentit son ventre se nouer.
— Rebecca ? murmura-t-elle doucement.
La femme leva à peine les yeux, le visage trempé de larmes, les traits tordus par la douleur. Elle ouvrit la bouche pour parler, mais aucun mot ne sortit. Juste un hoquet étranglé.
Alex ne réfléchit pas. Elle courut vers elle, s’agenouilla et la prit dans ses bras, sans hésiter. Elle entoura ses épaules puissantes de ses bras frêles, et la serra contre elle comme on serre une sœur, une mère, une amie. Comme on serre quelqu’un qu’on aime profondément.
Rebecca ne résista pas. Elle se laissa faire. Mieux : elle s’agrippa. À Alex, à sa chaleur, à sa tendresse. Son front vint se poser contre la clavicule de la jeune fille, et elle pleura. À gros sanglots, déchirés, incontrôlables. Rebecca Alvarez pleurait comme une enfant.
Alex posa sa joue contre sa tête, lui caressa le dos lentement, comme l’aurait fait Luna.
— C’est bon… je suis là, murmura-t-elle. C’est rien… je suis là…
Elle ne lui posa pas de questions. Elle ne dit pas que ça irait mieux. Elle resta là. Simplement là. Présente.
Et dans ce sous-sol trempé de sueur et de larmes, deux femmes blessées trouvèrent un instant de répit.
L’une pleurait un amour trop grand.
L’autre la consolait, sans juger.
Parce qu’elle savait que parfois… c’est tout ce qu’on peut faire.
***
Le matin filtrait à peine à travers les stores, dessinant des bandes pâles sur le sol du salon. La maison était silencieuse, encore engourdie de la nuit agitée. Rebecca était assise sur le canapé, les jambes repliées sous elle, un plaid jeté sur les épaules. Elle tenait sa tasse des deux mains, mais elle ne buvait pas. Elle regardait la vapeur danser en silence, le regard creux, les traits tirés.
Alex revint de la cuisine, une autre tasse entre les mains. Elle la posa doucement sur la table basse, puis s’assit à côté d’elle, sans rien dire au début.
— C’est à la menthe, dit-elle finalement. Avec un peu de gingembre.
Rebecca hocha la tête, sans lever les yeux.
— Merci.
Un silence. Puis un soupir.
— J’ai pas fermé l’œil. J’ai cru que ça irait. Que transpirer, frapper dans un sac et hurler suffirait à me calmer. Mais j’ai juste fini par me vider de ce que j’avais dans le ventre… et pleurer comme une idiote.
Alex la regarda avec douceur. Rebecca avait l’air plus jeune d’un coup. Fragile. Fatiguée.
— T’es pas une idiote.
Rebecca esquissa un rire bref, sans joie.
— Si, un peu. J’ai viré le seul type que je supporte au réveil, juste parce que j’avais peur de m’effondrer devant lui. J’ai voulu jouer les dures, et maintenant je suis là, à attendre un texto comme une collégienne. Sérieux… qu’est-ce qui va pas chez moi ?
Alex but une gorgée de tisane.
— C’est pas ce qui va pas chez toi. C’est ce qui va trop fort. Tu l’aimes.
Rebecca se tourna vers elle, un peu surprise, un peu désemparée. Puis elle soupira de nouveau.
— Je crois que j’ai jamais aimé comme ça. C’est terrifiant. Ça fait si mal, on sent un truc dans le ventre… comme une putain de bulle. On arrive plus à respirer. Moi j’avais envie de hurler. De courir dans la rue. De le chercher. Lui dire de revenir, le serrer dans mes bras et ensuite lui en coller une. Et le pire… c’est que c’est moi qui lui ai dit de pas rentrer. Pour quoi ? Pour garder la face ?
Elle posa sa tasse, se frotta les yeux, puis s’appuya contre le dossier.
— Comment elle faisait, ta mère ? Quand Nuri partait… pour ces duels absurdes… Elle tenait comment ?
Alex posa sa tasse à son tour. Elle mit un moment avant de répondre.
— Maman faisait semblant. Elle faisait comme si elle n’avait pas peur. Comme si c’était normal. Elle l’embrassait, lui disait "revient entier, ou ne revient pas du tout", un truc très théâtral… mais après…
Elle marqua une pause.
— Après elle se posait sur le canapé. Comme toi. Et elle regardait par la fenêtre. Elle allumait une cigarette même si elle détestait ça. Et elle ne bougeait plus. Parfois pendant des heures.
Rebecca l’écoutait, les yeux humides.
— Et toi ? Toi t’étais où ?
— Sur les marches. En haut de l’escalier. À l’écouter ne rien dire.
Un silence s’installa. Rebecca reprit doucement sa tasse.
— Et il revenait ?
Alex hocha la tête.
— Toujours. Mais jamais tout à fait pareil. Il avait ça dans le regard… une absence. Comme s’il avait dû laisser une part de lui là-bas.
Rebecca ferma les yeux, longuement. Elle avait compris. Tout, d’un coup.
— Alors j’imagine que j’ai intérêt à me préparer. Parce que c’est pas la dernière fois qu’il partira.
— Non, dit Alex doucement. Mais tu peux choisir comment tu l’attends.
Rebecca rouvrit les yeux. Elle posa sa main sur celle d’Alex, la serra.
— T’es forte, gamine.
— C’est de famille.
Rebecca sourit doucement. Pour la première fois depuis des heures.
On sonna à la porte.
Rebecca se redressa d’un bond, laissant sa tasse à moitié pleine trembler sur la table. Son cœur s’emballa. Alex la suivit sans un mot, le souffle suspendu, toutes deux saisies par la même impulsion. Elles traversèrent le salon, Rebecca en tête, chaque pas chargé d’espoir et d’angoisse.
Elle ouvrit la porte d’un geste sec.
Mais ce n’était pas Victor. Qu’est-ce que vous faites ici ?
Un homme au regard sombre, les cheveux tirés en arrière, vêtu sobrement d’un long manteau sombre, se tenait là, les mains visibles, le visage impassible.
— Dante ? dit Alex, stupéfaite.
Rebecca fronça les sourcils, sur la défensive immédiatement.
— Il est arrivé quelque chose à Victor ? demanda-t-elle aussitôt, une angoisse trop vive dans la voix.
— Non, répondit Dante d’une voix calme. Il va bien. Puis-je entrer ?
Rebecca resta figée un instant. L’urgence était tombée, mais une tension nouvelle s’installait dans l’air. Elle recula d’un pas.
— Entrez.
Dante entra, lentement, comme s’il savait que chaque geste serait observé, mesuré. Il croisa brièvement le regard d’Alex, puis celui de Rebecca, et hocha la tête avec respect.
— Je suis désolé de me présenter ainsi, à l’improviste. Mais je pense que nous devons parler.
— Parler de quoi ? lança Rebecca, bras croisés.
Dante s’arrêta au centre du salon. Son regard s’attarda un bref instant sur les deux tasses fumantes. L’odeur de menthe et de fatigue dans l’air.
— De ce qui s’est passé hier. Et de celle qui a failli tuer Victor.
Un silence. Rebecca échangea un regard tendu avec Alex.
— Elle est revenue ? demanda Alex, déjà inquiète.
Dante secoua la tête.
— Non. Pas encore. Mais elle reviendra. Et il faut que vous sachiez qui elle est.
Rebecca s’approcha lentement, posant les mains sur le dossier du canapé.
— Et toi, t’es là pour quoi ? Pour nous convaincre de le laisser tomber ? Pour qu’elle ait le champ libre ?
Dante la regarda droit dans les yeux.
— Parce que ce que vous êtes en train de vivre… je l’ai vécu moi aussi. Et parce que l’homme que vous aimez… est dans le collimateur d’une immortelle qui n’a jamais reculé devant personne.
Il marqua une pause.
— Son nom est Augustine Joseph. Et ce n’est pas une simple adversaire.
Rebecca sentit une sueur froide lui glisser le long de la nuque.
Alex, elle, s’assit doucement, la gorge nouée.
— On vous écoute, dit-elle dans un souffle.
Dante inspira profondément, s’asseyant à son tour. Il leva les yeux vers elles avec une gravité qui ne trichait pas.
— Mais ce que je vais vous dire… ne vous plaira pas.
Rebecca fixa Dante avec une rage sourde dans les yeux.
— Très bien. Tu veux nous parler d’elle ? Parle. Dis-nous tout. Parce que s’il y a une prochaine fois, crois-moi… je ne reste pas dans une maison à attendre qu’on m’annonce la mort de mon mec.
Dante prit une seconde. Le silence se fit plus dense. Il n’avait pas souvent peur. Mais ce qu’il allait dire méritait d’être pesé.
— Augustine est née à Port-au-Prince, à la fin du XVIIIe siècle. Elle avait vingt ans à peine quand elle est morte pour la première fois. Un soldat britannique lui a tiré dessus pendant la Révolution haïtienne. Elle s’est réveillée seule, nue, terrifiée… dans une fosse commune. C’est Nuri Kayaman qui l’a trouvée. Et qui l’a sauvée.
Rebecca plissa les yeux. Alex, elle, ne disait rien. Elle buvait chaque mot.
— Il l’a prise sous son aile, continua Dante. Il l’a nourrie. Il l’a formée. Il l’a protégée. Il l’a aimée. Pour elle, Nuri était tout. Un guide. Un frère. Un père. Peut-être plus encore. Et elle lui a juré fidélité. Une fidélité sans bornes. Même après sa mort.
Alex se leva lentement. Elle croisa les bras, fronça les sourcils, comme si une image luttait pour remonter à la surface.
— Je crois que… je me souviens de quelqu’un. Quand j’étais toute petite… quatre ou cinq ans. Une grande femme noire, avec des yeux verts. Très doux. Très drôles. Elle me faisait sauter sur ses genoux. Elle connaissait très bien maman… c’était elle ?
Dante acquiesça d’un signe de tête.
— Oui. C’était elle. Augustine Joseph. Elle connaissait ta mère. Elles étaient proches. Elle te tenait dans ses bras comme une tante. Et déjà à l’époque, elle traquait les immortels dévoyés. Ceux qui profitaient de leur nature pour écraser les autres. Ceux qui tuaient, violaient, manipulaient. Elle les chassait. Elle les jugeait. Et elle les exécutait.
— Et Victor dans tout ça ? Pourquoi elle s’en prend à lui ? demanda Alex, abasourdie.
— Parce que Victor a tué Gordon McKay. Un ancien élève d’Augustine.
Rebecca leva les yeux au ciel.
— Génial. Et donc ? Il ne peut en rester qu’un, c’est pas ça la putain de règle à laquelle vous vous cramponnez tous ? Il l’a tué en duel, non ? Où est le problème ?
Dante inspira longuement.
— Gordon était instable. Fou, parfois. Impulsif. Augustine l’aimait comme un frère, mais elle l’avait mis en garde. Il a défié Victor. Il a perdu. Mais pour elle… Kruger est devenu une menace. Une anomalie. Elle ne veut pas juste le venger. Elle veut l’arrêter. Par conviction. Par principe.
Rebecca le fixa. Implacable.
— Si Victor s’est défendu contre ce type, alors qu’elle aille se faire enculer, je ne sais pas comment ça marche chez vous dans ce monde de malade, mais moi j’appelle cela de la légitime défense.
— Nuri n’aurait jamais approuvé cela, renchérit Alex vivement. Et moi je te le dis, Dante… si elle le tue, si elle ose… je lui pardonnerai jamais. Même si elle était l’amie de maman. Même si elle me faisait sauter sur ses genoux. C’est fini, ce temps-là.
Dante les regarda toutes les deux. Silencieux. Ému malgré lui.
— Alors préparez-vous. Parce qu’elle ne reculera pas. Et Victor non plus.
Rebecca baissa les yeux, un tremblement dans les doigts.
— Si tu crois que je vais rester là à attendre que mon mec se fasse tuer par cette salope, tu te fous le doigt dans l’œil, lança Rebecca, les poings serrés.
Mais avant que Dante ne puisse répondre, son téléphone vibra dans sa poche. Elle le sortit d’un geste vif, le cœur prêt à éclater.
Victor.
— Allô, Vic ?! s’écria-t-elle d’une voix tremblante.
— Ici, le fantôme des chambres à coucher, annonça-t-il doucement.
Rebecca éclata presque en sanglots de soulagement.
— Victor ! Bordel ! Tout va bien ?
— Bien sûr. Mais la journée ne fait que commencer. Je voulais juste te passer un coup de fil pour te dire que je me porte bien. Je serai peut-être coincé quelque part aujourd’hui... Tu attendais que je t'appelle ?
La réponse jaillit de ses tripes.
— Vic, je ne me recoucherai plus jamais sans toi. J'ai essayé, j’te jure, mais le lit m'a insultée. J’étais là, assise sur le divan... comme une conne. Reviens à la maison. Et je promets de pas te frapper trop fort. Enfin... pas à des endroits visibles.
— C’est prévu, dit-il avec un sourire dans la voix. Écoute, Rebecca... Il y a quand même une petite chance que les choses tournent mal. Je... j’ai laissé une lettre dans mon coffre. Si jamais... présente-la à mon avocat. Elle fait de toi la propriétaire de tous mes biens.
Un blanc.
Puis Rebecca explosa :
— Mais putain j’en veux pas de ton fric ! Je veux toi !
— Je sais. Je sais bien. Mais écoute-moi jusqu’au bout. Si jamais je ne rentrais pas... je veux que tu gardes ce que j’ai laissé. Comme un héritage.
— Vic… tu ferais mieux de me revenir. Tu me le dois, bordel.
Un silence. Son souffle dans l’écouteur.
— Je suis désolé d’avoir évoqué ça. Et puis... il y a Alex. Elle aura besoin de toi. Elle t’aime. Et elle aura besoin de ta force.
— Victor, je vais hurler ! grogna-t-elle, la voix brisée, mais farouche.
— Ne fais pas ça. Tout ira bien. Je voulais juste... te prévenir. Au cas où.
Alors elle craqua. Plus de filtre. Plus de retenue.
— C’est toi que je veux, putain de bordel de merde ! Tu comprends ? Je m’en fous de ta lettre, de ton avocat, de ton testament à la con ! Tu veux que je fasse quoi si tu crèves ? Que je m’achète une villa au bord de la mer et que je me remette à Tinder ?! Je veux plus jamais te perdre. Tu comprends ça ?! T’as pas le droit de me laisser.
Elle renifla, sanglota, incapable de s’arrêter.
— Tu culpabilises à cause de Gordon ? Sérieux ?! Apprends, pour une fois dans ta vie, à t’en foutre de ces connards. Si tu croises cette salope, tue-la. Et si quelqu’un vient venger sa mort, tue-le aussi. Et ainsi de suite. On l’emmerde, le monde, mon cœur.
Il resta un moment silencieux. Puis, avec une douceur infinie :
— Tu sais que tu me rends la vie difficile, mon amour.
— Et toi tu me rends folle, putain…
— Mais tu sais bien que je dois le faire.
Elle ferma les yeux. Une larme roula sur sa joue.
— Alors fais-le. Mais reviens-moi entier. Promis ?
Un temps.
— Promis.
***
Le vent du matin fouettait doucement la baie. Le ciel était d’un gris pâle, lavé par la nuit. Victor se tenait au bord d’un ancien quai abandonné, là où les entrepôts se mêlaient aux hangars rouillés et aux lampadaires fatigués. Il avait choisi cet endroit pour sa solitude. Pour son silence.
Mais il savait qu’elle viendrait.
Que ferait donc Nuri a sa place, il parlerait c’est sûr, c’était son fort, les paroles, il pouvait convaincre par la paix, tout comme il lui y avait dit une fois. L’épée n’est que la deuxième solution après les mots, ce n’est qu’en essayant les mots qu’on utilisait l’épée s’ils échouaient. Et Victor n’a jamais sut parler qu’avec l’épée depuis l’époque ou il se faisait appeler le Kurgan.
Devait-il essayer de parler avec Augustine ? En souvenir de son ami ? Ou devait-il combattre comme Rebecca lui y a conseillé de faire avec sa voix tranchante ? Il regarda les cieux un moment puis ferma les yeux en respirant calmement.
C’est alors qu’il sentit la présence d’un immortel, Il ne bougea pas, pas tout de suite. Pas même quand elle sortit de l’ombre, silhouette noire et élancée, les bras nus, le crâne luisant sous la lumière métallique du matin.
Augustine Joseph.
Ses yeux verts l’observaient avec une intensité glaciale. Elle ne portait pas son sabre. Pas encore. Son regard était plus tranchant. Victor se tourna vers elle et la contempla un moment, elle s’avança vers lui avec grâce puis s’arrêta et sortit son sabre de cavalerie français qu’elle tournoya en faisant siffler l’air.
— Il est temps d’en finir, dit-elle d’une voix puissante.
Victor demeura debout en l’observant, puis parla d’une voix calme mais puissante.
— Dis moi une chose… qu’est ce que Nuri t’a appris ?
Elle resta interdite un moment puis répondit farouchement.
— Nuri était mon guide ! Il m’a formée. Il croyait en moi. Il m’a appris que chaque vie comptait. Même celles de nos ennemis.
— C’est donc pour cela que tu tues sans cesse ? Pour honorer la vie ? Même celle de tes ennemis ? En l’occurrence moi-même ? Tu n’es pas une guerrière, tu es un bourreau et tu ne vaux pas mieux qu’un animal, alors arrêtes de mentir a toi-même.
Victor s’approcha et elle recula en levant sa lame, mais il s’arrêta et la regarda avec un sourire diabolique.
— Tu tues parce que tu adores cela, avoue-le ! Augustine Joseph.
— Non ce n’est pas vrai, dit-elle en grognant.
— Tu ne vaux pas mieux que tout ceux que tu tues.
— Tais-toi cela suffit !
— Alors tu choisis de te raconter des mensonges pour te donner bonne conscience, continua Victor avec une gravité effrayante. Le mal se justifie toujours.
Augustine vacilla d’un souffle, comme si ses fondations venaient de craquer.
— Tu ne sais rien de moi, gronda-t-elle, les doigts crispés sur la garde de son sabre.
— Je sais que tu veux me tuer non pas pour Gordon… mais parce que tu as besoin que le monde reste simple, continua Victor, sa voix plus basse, plus froide. Les monstres d’un côté, les justes de l’autre. Ça te rassure. Ça te donne un sens. Mais ce n’est pas ça, la vérité. Gordon était un foutu chien enragé et tu le sais.
Elle ouvrit la bouche, puis la referma. Son regard vacilla, un instant. Victor avança d’un pas. Elle ne bougea pas.
— Tu l’aimais. C’est tout. Comme moi j’aimais Nuri. Mais je ne suis pas allé trancher la gorge de ceux qu’il n’a pas pu sauver. Je n’ai pas tué le monde entier pour un homme, même si j’aurais voulu. Parce que lui, il m’aurait empêché. Il aurait dit : « Victor, on ne lave pas le sang avec plus de sang. »
Il fit encore un pas. Elle leva son sabre, mais sa main tremblait.
— Tu crois venger Nuri ? Non. Tu le trahis.
— Tais-toi ! cria-t-elle. Tu n’as pas le droit de parler de lui !
Victor s’arrêta. Ses yeux brillèrent.
— Il me considérait comme un frère. Et toi comme sa fille. Tu veux me tuer ? Fais-le. Mais regarde-moi dans les yeux et ose dire que ce que tu fais… c’est ce qu’il aurait voulu.
Un silence immense tomba entre eux, brisé seulement par le cri lointain d’une mouette.
Le sabre d’Augustine s’abaissa d’un pouce. Juste un pouce. Elle avait cessé de trembler. Mais son souffle s’emballait.
— Tu mens, murmura-t-elle.
— Tu mens, murmura-t-elle, les mâchoires serrées, le regard trouble.
Victor ne bougea pas. Il la fixa, droit dans l’âme.
— Non.
Un souffle. Une éternité dans un mot.
— Je suis peut-être mille choses… Mais pas ici. Pas maintenant.
Il marqua une pause. Puis, comme une sentence :
— J’étais le Kurgan.
Le silence s’abattit comme une lame.
Augustine recula d’un pas, son visage figé par le choc. La révélation la frappa de plein fouet, comme si les cieux s’étaient ouverts au-dessus d’elle pour lui jeter en pleine face l’horreur du monde.
— Le Kurgan ? souffla-t-elle. Le boucher de Kiev ? Le démon des steppes ? Le chevalier noir ?
— Celui-là même, répondit Victor, la voix plus grave que la terre elle-même.
Il baissa les yeux un instant, presque honteusement.
— Mais je ne suis plus cet homme. Parce que Nuri a cru en moi. Parce qu’il m’a brisé, puis relevé. Parce qu’il m’a fait voir ce que j’étais… et ce que je pouvais devenir.
Il releva les yeux vers elle, brûlants de vérité.
— Et si aujourd’hui je survis… ce n’est pas parce que je suis le plus fort. C’est parce que j’essaie de faire honneur à ce qu’il a vu en moi.
Elle avait cessé de respirer. Ses mains, pendantes, tremblaient.
— Alors pourquoi tu continues à te battre ? Pourquoi tu n’as pas raccroché l’épée ?
Victor ferma les yeux.
— Parce qu’il ne peut en rester qu’un. Et qu’il vaut mieux que ce soit quelqu’un qui regrette ses crimes… qu’un autre qui les nie.
Un souffle. Puis un battement. Elle recula.
Le sabre tomba au sol.
Elle ne bougea pas.
Le sabre gisait au sol entre eux, oublié.
Ses mains tremblaient. Elle n’osait pas les regarder.
Victor restait là, immobile, les épaules basses, le regard noir mais calme. Une tempête contenue.
Et Augustine, elle, sentait son souffle devenir court, douloureux, comme si son propre corps se rebellait contre ce qu’elle venait d’apprendre.
Le Kurgan.
Elle l’avait entendu ce nom. Des dizaines de fois. Des centaines. Même les immortels parlaient de lui à voix basse. Même Nuri, qui ne craignait rien ni personne, s’était contenté de dire un jour :
— Il y a des noms qu’on ne prononce qu’à voix basse, parce qu’ils ne dorment jamais vraiment.
Elle l’avait cru mort. Ou disparu. Elle s’était dit que les rumeurs exagéraient toujours.
Et pourtant…
Le Kurgan était là. Debout. Humain. Brisé. Mais encore debout.
Elle fit un pas en arrière, l’horreur dans le regard. Elle voulait hurler, frapper, s’enfuir — mais rien ne venait. Juste une phrase, venue de loin. Une voix dans sa mémoire. Celle de Nuri, pendant qui la formait, lui racontant cette légende.
— Il vient d’un ancien peuple qui avait pour coutume de jeter des enfants dans une fosse remplis de chien affamés. Le Kurgan est le meilleur d’entre nous, il est le guerrier parfait, on dit même qu’il est destiné à devenir le dernier d’entre nous.
Quatre cent vingt-quatre immortels tués en un millénaire. C’était un nombre. Un chiffre abstrait.
Mais maintenant, elle le regardait.
Et elle comprenait.
Elle comprenait pourquoi son coup parfait avait échoué.
Pourquoi sa botte secrète avait été lue.
Pourquoi ses feintes n’avaient servi à rien.
Parce qu’elle s’était battue contre une montagne d’histoire. Une abîme de violence.
Elle s’était battue contre l’origine même de la peur.
Et malgré tout…
Il lui avait laissé la vie.
— Tu aurais pu me tuer, murmura-t-elle, les lèvres à peine mobiles.
— Oui, répondit-il, sans vanité.
— Pourquoi tu ne l’as pas fait ?
Un silence. Victor baissa les yeux vers le sabre au sol.
— Parce que Nuri n’aurait pas voulu ça.
Et là, enfin, ses genoux fléchirent. Elle tomba à genoux dans la poussière, le regard perdu, la gorge nouée.
Elle ne savait plus qui elle était.
Et elle avait peur, pour la première fois depuis longtemps. Pas de mourir.
Mais de s’être trompée.
— Est-ce que Nuri savait ? demanda-t-elle, d’une voix rauque, brisée, presque inaudible.
Victor ne répondit pas tout de suite. Il leva lentement les yeux vers l’horizon, là où la mer et le ciel se fondaient dans une brume grise. Puis il souffla, comme si la question pesait une tonne, comme si y répondre revenait à trahir un serment ancien.
— Oui.
Le mot claqua dans l’air comme un couperet.
Augustine releva la tête, le souffle coupé.
— Depuis combien de temps ?
Victor se tourna vers elle. Son regard n’était plus menaçant. Ni même dur. Juste… las.
— Depuis le premier jour où il m’a vue. À Rhodes. Il m’a regardé et il a su. Mais il ne m’a jamais jugé. Il a juste dit : "Tu n’es plus ce que tu as été. Je vois ce que tu essaies de devenir."
Un silence. Le vent emporta un peu de poussière et d’embruns.
— Et tu essayes vraiment ? murmura-t-elle, les larmes plein les yeux. Tu essayes vraiment de ne plus être ce monstre ?
Victor ne répondit pas tout de suite. Il ferma les yeux. Longuement. Puis :
— Je ne gagne pas toujours. Mais j’essaie. Et depuis que je suis avec elle… je crois que je fais moins de mal qu’avant.
— Celle avec qui tu vis ?
Il hocha doucement la tête.
Augustine regarda à nouveau le sabre entre eux, posé sur le béton sale, comme une question sans réponse. Puis elle se redressa lentement, un genou d’abord, puis l’autre. Le regard qu’elle posa sur lui était différent. Ce n’était plus celui d’une vengeresse. Ni d’une élève trahie.
C’était celui d’une femme à qui on venait d’arracher toutes ses certitudes.
— Alors dis-moi… Victor. Qu’est-ce que je fais maintenant ?
Souhaites-tu qu’il lui réponde ? Ou qu’il la laisse avec cette question, seul départ possible vers une nouvelle Augustine ?
Victor la regarda longuement.
Ses yeux n’avaient plus rien de celui qu’elle avait combattu hier. Plus de rage, plus d’arrogance. Juste cette clarté inébranlable, comme si l’homme qu’elle voyait maintenant était celui que Nuri avait reconnu. Pas un barbare. Pas une légende sanglante. Mais un survivant.
Il répondit, d’une voix calme, presque douce :
— Tu fais ce que Nuri aurait voulu que tu fasses.
Il la fixa droit dans les yeux.
— Tu choisis la vie.
Augustine serra la mâchoire. Elle avait envie de hurler, de pleurer, de tout renverser. Mais au lieu de cela, elle resta là, debout face à lui, les poings crispés, le souffle court.
— Et si j’y arrive pas ? demanda-t-elle dans un murmure. Si la colère revient ? Si je veux encore me battre ?
— Alors tu sais où me trouver.
Il tourna les talons et s’éloigna à pas lents, son manteau noir flottant derrière lui. Pas un mot de plus. Pas un regard en arrière.
Augustine resta seule sur le quai, les pieds ancrés dans le béton, le sabre toujours dans la main. Le vent soufflait dans le silence. Et pour la première fois depuis longtemps… elle hésitait.
La lumière de fin de journée baignait la pièce d’un reflet doré et vacillant. Le salon semblait suspendu dans le temps. Chaque tic de l’horloge semblait plus lourd que le précédent. Rebecca marchait de long en large, ses pas nerveux résonnant doucement sur le parquet. Elle avait enfilé une veste trop large et oubliée sur le dossier du canapé, mais elle transpirait quand même. Ses mains étaient moites, ses mâchoires serrées. Elle jetait un coup d'œil à la porte toutes les deux minutes, comme si le simple fait de la fixer pouvait accélérer le retour de Victor.
Alex, silencieuse, assise en tailleur sur le tapis, jouait avec une chaussette roulée qu’elle faisait passer d’une main à l’autre. Elle ne posait pas de questions. Elle avait compris qu’il n’y avait rien à dire, seulement à attendre. Mais l’attente devenait oppressante.
Dante se tenait près de la baie vitrée, les bras croisés dans le dos. Il observait le ciel, les ombres qui s’étiraient. Puis soudain, il redressa légèrement la tête. Un léger frisson lui parcourut l’échine. C’était imperceptible pour n’importe quel mortel… mais pas pour lui. Il tourna lentement le regard vers la porte.
— Il est là, dit-il, simplement.
Rebecca s’arrêta net. Son cœur manqua un battement. Elle voulut parler, demander, confirmer, mais aucun mot ne franchit ses lèvres. Alex se releva lentement, comme si tout l’air de la pièce venait de changer de densité.
La poignée tourna.
Et Victor entra.
Il était là, debout dans l’encadrement de la porte, le manteau poussiéreux, le regard grave. Pas un mot. Il balaya la pièce des yeux, mais ses yeux se posèrent d’abord, surtout, sur elle.
Rebecca resta immobile, tétanisée. Le temps s’étira. Elle le regardait comme on regarde un fantôme, comme si elle devait vérifier que c’était bien lui, qu’il respirait encore, qu’il n’avait pas changé. Puis soudain, la tension lâcha d’un coup.
Elle fonça vers lui.
Elle le frappa d’abord. Un coup sec, du plat de la main contre son torse. Pas assez fort pour le blesser, mais suffisamment pour faire trembler sa propre main.
— Espèce de connard, dit-elle, la voix étranglée par la colère. Tu m’as laissée là comme une conne. Tu m’as fait croire que t’allais crever, enfoiré !
Il la regardait, sans répondre, laissant la tempête passer. Et elle, sans prévenir, s’accrocha à lui. Elle le serra si fort qu’il recula d’un pas, le souffle coupé. Elle s’en foutait. Elle s’en foutait de son manteau poussiéreux, de la sueur qu’elle crut sentir vaguement. Elle avait besoin de le sentir. Vraiment. Là, contre elle.
— J’ai cru devenir folle… tu m’entends ? murmura-t-elle. J’ai pas dormi. J’ai pas mangé. Je pleurais dans la cave comme une putain de gosse.
Victor ferma les yeux, laissa sa tête tomber doucement contre la sienne. Il posa ses mains dans son dos, lentement. Il la tenait comme une chose fragile qu’il ne voulait pas briser.
— Je suis là, souffla-t-il. Je suis revenu.
Elle leva le visage vers lui, les joues rouges, les yeux mouillés, les lèvres tremblantes.
— Pourquoi tu fais ça, hein ? Pourquoi tu pars comme ça, comme si t’étais tout seul ? Tu crois que tu peux décider pour nous deux ? Tu crois que je peux respirer si t’es pas là ? C’est fini ça. Tu m’entends ? Tu me refais plus jamais ça !
Et sans attendre de réponse, elle l’embrassa. C’était brutal, plein de rage, de douleur, de soulagement. Un baiser de guerre, de retrouvailles, de colère aussi. Il y répondit, sans chercher à dominer, juste à rester.
Quand elle recula, haletante, elle le frappa encore une fois sur l’épaule, cette fois du poing fermé.
— Je t’aime, bordel. Voilà. Je l’ai dit. Encore. Tu l’as entendu ?
Victor sourit. Son visage s’adoucit. Il leva une main pour lui caresser doucement la joue, comme pour s’assurer qu’elle ne s’effondrerait pas d’un coup.
— C’est pour ça que je suis revenu, dit-il.
Derrière eux, Alex baissa les yeux, un sourire au bord des lèvres. Dante détourna légèrement le regard, respectueux. Il savait ce que c’était, cet instant. Il savait ce que ça valait.
Rebecca posa son front contre la poitrine de Victor et ferma les yeux.
— Tu pues la poussière et la pluie, murmura-t-elle.
— Je prendrai une douche, promit-il.
Elle soupira.
— Ouais. Mais pas tout de suite.
Et elle le serra encore une fois, de toutes ses forces. Parce que c’était ça ou s’effondrer. Parce qu’elle avait trop pleuré pour encore cacher ce qu’elle ressentait. Parce que cette nuit-là, enfin, elle n’était plus seule.
Victor referma doucement la porte derrière lui, gardant Rebecca dans ses bras encore quelques secondes. Son regard croisa brièvement celui de Dante. Un échange silencieux se fit entre eux, dense, presque électrique. Alex, discrète, s’était écartée pour leur laisser de l’espace, mais elle ne perdait pas une miette de la tension flottant dans la pièce.
Dante s’approcha, les bras croisés, le visage fermé. Il ne dit rien d’abord. Il observa Victor avec la précision d’un homme qui sait reconnaître quand quelque chose ne colle pas.
Puis il lâcha simplement :
— Alors… ? Elle est morte ?
Victor relâcha doucement Rebecca, sans la brusquer, et s’écarta d’un pas. Il croisa les bras, fixa Dante dans les yeux, et répondit d’une voix grave, mais calme :
— Non.
Dante arqua un sourcil. Il n’avait pas prévu cette réponse. Il l’accueillit avec un mélange de surprise et d’incrédulité.
— Non ? répéta-t-il, comme s’il voulait s’assurer d’avoir bien entendu.
Victor hocha la tête.
— Elle a baissé les armes. Elle a compris.
Un silence pesant s’installa. Dante secoua légèrement la tête, l'air à la fois soulagé… et profondément perplexe.
— Tu veux dire qu’Augustine Joseph… a renoncé ? Juste comme ça ?
Victor ne répondit pas tout de suite. Il s’approcha du canapé, retira son manteau qu’il posa sur l’accoudoir, puis s’assit lentement. Il semblait épuisé. Pas physiquement. Mais intérieurement. Une fatigue dans le regard, dans les épaules.
— Elle a compris qui je suis vraiment. Ce que j’ai été. Ce que j’essaie de ne plus être. Et elle a eu le courage de regarder cette vérité en face.
Dante resta debout, figé. Il l’observait avec une attention mêlée de respect et d’inquiétude.
— Et c’est tout ? Elle s’est contentée de ça ? D’une conversation ?
Victor leva les yeux vers lui.
— Non. C’était pas une conversation. C’était une chute. La sienne. Une prise de conscience. Et crois-moi… elle valait bien plus qu’un combat.
Dante recula légèrement, comme s’il avait besoin de digérer cette idée. Il passa une main sur son crâne rasé, soupira, et laissa tomber, un peu abasourdi :
— Eh ben merde…
Rebecca, silencieuse jusque-là, s’approcha, posant une main sur l’épaule de Victor. Il la prit doucement entre ses doigts, comme un ancrage.
— Elle t’a écouté, alors, murmura-t-elle. Elle t’a vu.
Victor la regarda, et hocha la tête.
— Pour la première fois depuis longtemps, je crois que j’ai été vu. Vraiment.
Dante secoua encore la tête, plus lentement cette fois.
— J’ai connu Augustine dans des états de rage qu’on n’imagine même pas. Si elle a reculé… c’est que quelque chose d’énorme s’est passé. C’est pas rien, mec. Pas rien du tout.
— Je sais, répondit Victor. Et c’est pour ça que je suis rentré. Parce que ce genre de miracle, ça se vit avec ceux qu’on aime. Pas seul.
Rebecca serra sa main un peu plus fort, les yeux embués, mais brillants.
Et Dante, enfin, esquissa un sourire. Léger, presque amusé.
— T’as réussi à faire reculer une immortelle furieuse sans même sortir ton épée. Faudra m’expliquer un jour.
Victor se pencha en arrière sur le canapé et ferma les yeux.
— Un jour. Mais pas ce soir. Ce soir… j’ai besoin de dormir dans mon lit.
Rebecca glissa contre lui, le front posé sur son épaule.
— Et moi, de sentir que t’y es pour de bon.
***
L’aéroport bourdonnait d’une agitation tranquille, une mécanique bien huilée d’annonces feutrées, de valises qui roulent sur le carrelage brillant, de pas pressés, de murmures d’au revoir et de regards absents. Augustine Joseph avançait au milieu de tout cela comme une ombre. Elle portait des lunettes de soleil aux verres fumés, un manteau long et noir, élégant sans être ostentatoire. Elle tirait une valise à roulettes, d’un pas calme et droit, mais chaque mouvement trahissait une fatigue plus profonde, une lassitude invisible au premier coup d’œil. Elle n’allait pas vers une destination, pas vraiment. Elle fuyait un écho, une image. Ce qu’elle avait vu ce matin-là au bord du quai. Ce qu’elle avait compris.
Elle était presque arrivée au contrôle de sécurité quand elle le vit. Appuyé contre une colonne métallique, bras croisés, silhouette familière, le regard sombre et calme : Dante. Il était là, discret, mais impossible à ignorer. Elle s’arrêta à quelques pas de lui, l’air presque ennuyée, comme si elle avait espéré qu’il la laisse partir sans un mot.
— Tu me suis maintenant ? demanda-t-elle avec un sourire las.
— Tu es facile à suivre quand tu marches comme si tu portais le monde sur le dos, répondit-il avec douceur.
Ils restèrent un instant dans le couloir, légèrement en retrait du flot de voyageurs. Le regard de Dante se posa brièvement sur sa valise, puis revint vers elle. Il ne posait pas de question. Il savait. Il sentait.
— Alors tu pars, dit-il simplement.
— Oui. J’ai besoin de distance. De silence. J’ai besoin de respirer ailleurs. Loin de tout ça, répondit-elle en baissant les yeux.
Il acquiesça lentement. Son regard ne la quittait pas, mais il n’était ni dur, ni accusateur. Il n’y avait là que du respect et un soupçon d’inquiétude.
— Je suis fier de toi, murmura-t-il. Tu as su t’arrêter.
Elle eut un petit rire amer et tourna légèrement le visage, comme si elle voulait cacher quelque chose.
— Ce n’était pas une preuve de force… ni de sagesse. Ce n’était pas de la retenue, Dante. C’était une vérité que je refusais de voir. Une peur que je n’arrivais pas à nommer. Ce que Victor m’a dit… ce qu’il est… je crois que ça m’a frappée au-delà de ce que je pensais pouvoir encaisser.
Elle inspira profondément, ravalant un frisson.
— J’ai passé ma vie à croire que j’étais du bon côté. Que ce que je faisais avait un sens. Et là… en face de lui, j’ai vu un monstre devenu homme. J’ai vu ce que je pourrais devenir si je continue à faire semblant.
Il s’approcha d’elle d’un pas lent, sans la brusquer. Elle leva les yeux vers lui, hésitante.
— Dis-moi, Dante… entre toi et moi… est-ce que c’est fini ?
Il parut surpris par la question. Puis son regard se radoucit et un sourire presque amusé se dessina sur ses lèvres.
— L’avantage de notre condition, c’est qu’on a le temps. Même si ça prend un ou deux siècles, on finit par encaisser. Alors non. Rien n’est jamais vraiment fini. Sauf si tu veux que ça le soit.
Elle sourit, tristement. Puis s’approcha et l’embrassa, doucement, tendrement. Pas un adieu, pas un au revoir, juste une marque de gratitude, d’affection, un lien qui ne se brisait pas. Elle recula d’un pas, redressa la tête et tourna les talons, se fondant de nouveau dans la foule de l’aéroport.
Dante la regarda s’éloigner un moment, sans bouger. Puis, résigné, il pivota pour partir à son tour.
Le téléphone d’Augustine vibra dans la poche de son manteau alors qu’elle atteignait les portes de l’embarquement. Elle s’arrêta, sortit l’appareil, et décrocha sans trop réfléchir.
— Allô ?
Une voix féminine, claire, presque joviale, se fit entendre. Mais il y avait une ironie glacée dans sa façon de prononcer chaque mot.
— Tu me déçois, Augustine. Vraiment. La grande Augustine Joseph… incapable de venger la mort de son disciple bien-aimé. Je t’imaginais plus féroce. Moins... sentimentale.
Le visage d’Augustine se durcit immédiatement. Elle se redressa.
— Qui est à l’appareil ? demanda-t-elle, le ton plus sec que le fil.
Un silence s’étira, pesant.
— Je suis celle que Marcus Octavius a sous-estimée. Et crois-moi, ça ne se reproduira pas. Je vais découvrir qui est vraiment Victor Kruger. Très bientôt. Il commence à m’intéresser... de très près.
Un rire éclata dans l’écouteur. Un rire vif, cruel. Puis la communication fut coupée.
Augustine resta immobile. Ses doigts crispés sur le téléphone. Les battements de son cœur s’accélérèrent brutalement. Ce rire… cette voix… ce ton. Elle les connaissait. Elle venait de comprendre.
C’était Kyala. C’était elle qui avait envoyé le message anonyme. C’était elle qui avait agité les braises de sa colère pour l’envoyer au-devant de Victor comme un pion. C’était elle qui avait planifié tout cela. Et si Kyala s’intéressait désormais à Victor, alors ils étaient tous en danger.
Elle recula d’un pas. Puis pivota lentement, enlevant ses lunettes. Son regard n’avait plus rien d’indécis. Il était clair, brûlant de lucidité.
Elle n’allait pas prendre cet avion. Elle avait un rendez-vous plus urgent. Avec Dante. Et avec Elias.
Parce qu’ils allaient devoir s’unir. Réfléchir. Agir.
Parce que ce qui se dressait dans l’ombre… était bien plus redoutable que Marcus Octavius.
Et Augustine, cette fois, ne voulait pas être en retard.
Augustine tourna les talons, abandonnant derrière elle la porte de l’embarquement et les promesses creuses d’un ailleurs plus calme. Son pas n’était plus celui d’une femme fuyante, mais d’une guerrière réveillée. Une page venait de se tourner, et une autre, bien plus sombre, venait de s’ouvrir. Elle composa un numéro en marchant. Il décrocha après deux tonalités.
— Dante, dit-elle simplement. On a un problème.
Et dans le ciel encore calme de San Francisco, rien ne laissait deviner qu’une nouvelle guerre, patiente et silencieuse, venait de commencer.