Le Kurgan
Chapitre 10 : L'amour dans ma peau
19524 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour il y a environ 2 mois
L’aube n’était pas encore levée sur San Francisco. L’air avait cette fraîcheur rare des heures où la ville dort encore, trempée de brume et de silence.
Victor courait.
Son souffle était régulier, profond. Le bruit de ses pas sur le bitume vide se fondait au rythme de sa respiration, et tout en lui semblait taillé pour ce moment-là. Une pure mécanique en mouvement. Il portait un simple débardeur gris, trempé de sueur, collé à ses muscles tendus. Le short noir, les baskets usées, le bandeau à peine humide — tout était fonctionnel, sobre. Il ne courait pas pour s’aérer, ni pour le style. Il courait parce qu’il fallait que ça brûle. Que ça purge.
Depuis quatre heures du matin, il avalait les kilomètres. Il ne fuyait rien. Il ne poursuivait rien. Il avançait, simplement. Toujours. Et dans sa tête, les souvenirs défilaient comme les lampadaires encore allumés — les cris, les visages, les regrets, les morts. Il courait pour ne pas rouiller. Pour ne pas penser trop longtemps à Nuri. À Rebecca. À ce monde qui changeait sans cesse et qui finissait toujours par tout lui prendre.
Il accéléra encore. Une montée. Les mollets tendaient, les épaules suintaient de tension. Puis il quitta la route, grimpa un sentier en terre, escalada quelques rochers. Là-haut, surplombant la baie encore plongée dans l’ombre, il trouva son perchoir habituel : une barre d’acier qu’il avait scellée lui-même, il y a vingt ans.
Sans hésiter, il sauta, s’y agrippa et commença les tractions.
Un. Deux. Trois. Vingt. Cinquante.
Chaque mouvement arrachait à son corps un soupir muet. Mais pas un tremblement. Pas une plainte. C’était une danse ancienne. Un dialogue avec la douleur. Il montait, descendait. Encore. Encore. Jusqu’à sentir ses bras trembler juste assez pour lui rappeler qu’il était vivant. Encore.
Puis il se laissa pendre, bras tendus, tête penchée en arrière, et observa le ciel qui s’éclaircissait lentement à l’horizon. L’odeur du sel. Le silence du monde.
Victor Kruger. L’immortel. L’homme de pierre.
En équilibre au-dessus de la ville, seul avec sa sueur et ses fantômes, Victor contemplait le monde sans mot, sans hâte. Alex et Rebecca étaient encore en Australie. Elles devaient rentrer après-demain. Leur absence laissait dans la maison un silence inhabituel, mais pas inconfortable. Un vide utile, apaisant, presque nécessaire.
Victor avait terminé ses dernières poteries. Des pièces en grès noir, cuites à haute température, aux formes sobres et puissantes, comme extraites d’un rêve ancien. B-Ed n’avait plus qu’à organiser la présentation — il lui passerait un coup de fil plus tard. Pour l’instant, il savourait l’air frais du matin qui descendait des collines.
Il se dirigea vers sa Jaguar, garée un peu plus bas, les baskets crissant à peine sur la terre battue. C’est là que ça le frappa.
Un bourdonnement. Sourd. Ancestral. Ce frisson dans la colonne vertébrale, cette vibration particulière dans l’air. Une présence. Une signature. Quelqu’un d’immortel.
Il s’arrêta net. Tourna lentement la tête. Et le vit.
Un homme se tenait là, à quelques mètres. Grand, fin, les cheveux longs attachés en queue basse. Une veste en jean par-dessus un tee-shirt noir, jeans assortis. Le genre de type qu’on pourrait croiser dans un vieux clip de rock, ou sur la route 66. Mais Victor vit aussitôt la posture. L’ancrage dans le sol. Le calme feint. C’était un combattant.
L’homme sourit légèrement. Et s’avança.
— Gordon Mackay, pour vous servir.
Victor plissa les yeux. Ce nom ne lui disait rien. Mais le regard de l’homme, lui, disait tout. Il n’était pas venu parler.
— Victor Kruger, répondit-il simplement. Que puis-je pour vous ?
— Oh… rien de compliqué, dit l’autre, presque joyeusement.
Il sortit alors une épée à la garde ouvragée, un modèle anglais du XIXe siècle, qu’il faisait tourner avec une aisance déconcertante dans sa main gauche. Puis, sans cérémonie, il se mit en garde.
Victor poussa un soupir. Il ouvrit le coffre de sa voiture, en sortit lentement son épée, celle qui dormait là depuis des années. Une grande lame aux reflets d’obsidienne, lisse, austère, parfaite. Il la fit tourner dans sa main, traçant un X dans l’air du matin. Puis, posément, il se mit en position. Stable. Impassible.
— On n’est pas obligés d’en arriver là, dit-il calmement, sa voix à peine un souffle.
— Vous connaissez les règles, Kruger, répondit Mackay. Il ne peut en rester qu’un.
Victor serra sa prise sur la garde.
— Dans ce cas… vous m’en voyez navré.
La première attaque fut rapide, fluide, presque élégante.
Gordon Mackay fondit sur Victor comme une ombre, lame levée haut, frappant avec la vitesse d’un homme qui avait appris à tuer jeune. Mais Victor para, pivotant d’un demi-pas sur le gravier. Le choc du métal contre le métal résonna dans la vallée encore endormie.
— Pas mal pour un Écossais, grogna Victor.
— Je suis Irlandais, espèce de bourreau des Highlands.
Ils échangèrent une salve de coups. Leur style tranchait : Mackay, vif, nerveux, félin, misait sur l’agilité et les ouvertures. Victor, lui, restait ancré, solide, chaque mouvement précis comme un sculpteur frappant la glaise d’un seul geste sûr. Une danse mortelle, sans public, sans gloire.
Ils se séparèrent d’un bond, haletants, mesurant l’autre du regard.
— Pas mal pour un vieil ours, murmura Mackay. Je croyais que le temps t’aurait rendu… moins redoutable.
— Et toi, tu parles trop, répliqua Victor.
Il attaqua cette fois, balayant de sa lame une série de coups en diagonale. Mackay recula, para, mais perdit un pas. Victor en profita. Coup de genou dans les côtes. L’Irlandais grimaça, tituba, mais évita de justesse un coup d’estoc qui aurait pu lui fendre l’épaule.
Ils retombèrent tous deux sur leurs appuis, le souffle court, couverts de sueur. Le ciel s’éclaircissait à l’est, et les ombres s’allongeaient sur le bitume craquelé.
— Dis-moi, lança Mackay, entre deux respirations, t’en as pas marre ? De survivre ? De regarder tous les autres mourir ?
— Chaque mort me forge. Chaque siècle m’affûte. Et toi, Mackay ? Combien de vies as-tu détruites juste pour te sentir éternel ?
L’autre esquissa un sourire triste.
— Juste assez pour ne plus entendre leurs noms.
Victor attaqua de nouveau. Cette fois, il frappa avec colère. Pas aveugle, pas sauvage — une colère froide, millénaire, sculptée dans la douleur. Mackay fut contraint de reculer encore, jusqu’au bord du parking surélevé. Un faux pas… et ce serait la chute.
Mais il redressa la tête, planta son regard clair dans celui de Victor, et cracha du sang.
— Tu vas devoir mériter ma tête, Kruger.
— J’ai mérité pire, répondit Victor.
Et ils se jetèrent l’un sur l’autre une dernière fois.
Victor frappa.
Une première fois : la lame fendit l’air, tranchant en diagonale l’épaule gauche de Mackay. L’Irlandais recula en grognant, le sang giclant entre ses doigts.
Une deuxième fois : Victor pivota sur lui-même et abattit sa lourde épée comme un couperet. Mackay para, trop tard. Le choc lui brisa le poignet — son épée vola à quelques mètres et tinta contre le bitume.
Il tomba à genoux, haletant, le visage déjà blême.
— Tu sais ? T’es pas obligé non plus de me tuer… je pourrais me tirer et tu ne me verras plus jamais, souffla-t-il.
Victor s’approcha lentement. Son regard n’avait plus rien d’humain. Il leva son épée sans triomphe, sans haine. Juste cette gravité terrible des anciens qui ont trop vu pour se réjouir encore de la mort.
— Comme tu me l’as dit tout à l’heur… tu connais les règles.
Et il frappa.
La tête roula sur l’asphalte dans un silence presque respectueux.
Puis, le monde bascula.
La lumière sembla se fissurer autour de Victor. Le ciel lui-même se crispa. Le corps de Mackay s’arqua dans une torsion impossible, et soudain une gerbe d’énergie jaillit de lui, comme un éclair intérieur.
Victor rugit. Le Quickening le traversa de part en part.
Des éclairs blancs, bleus, noirs jaillirent en arcs chaotiques autour de lui. Le vent se leva d’un coup, comme si la mer hurlait. Des vitres explosèrent dans un immeuble voisin. L’asphalte se craquela sous ses pieds. Chaque souvenir, chaque combat de Mackay, chaque crime, chaque amour — tout passa en lui dans un flux incandescent.
Puis ce fut fini.
Le silence retomba, épais. Victor haletait, en sueur, le visage marqué par la violence de la transition. Il se tenait seul, au milieu du parking désert, son épée plantée dans le sol noirci.
Le soleil se levait.
Et dans la lumière neuve du jour, Victor Kruger resta immobile un moment, absorbant le calme après la tempête. Il venait de prendre une vie — une de plus — et avec elle, un millénaire de souvenirs.
Il soupira, essuya sa lame. Puis remonta lentement dans sa voiture, et démarra sans un mot. Le monde recommençait, et lui… avait encore gagné.
Victor s’éloigna sans un regard en arrière. Sa silhouette glissait dans la lumière pâle de l’aube, le pas lent, silencieux. L’épée, remise dans son étui, reposait contre le cuir du siège passager. La Jaguar démarra dans un grondement feutré et disparut dans les rues désertes de San Francisco, comme une ombre parmi les ombres.
Sur une colline voisine, une silhouette restait immobile, accroupie derrière un buisson. Jumelles thermiques en main, tatouage des guetteur sur le poignet ne bougea pas tout de suite. Il resta là, longtemps après que Victor ait quitté les lieux, observant la scène figée comme un cliché de guerre : le cadavre décapité, le bitume fendu par la décharge, les éclats de verre au sol. Des goélands tournaient déjà, attirés par l’odeur.
Puis, lentement, il nota quelque chose sur un carnet de cuir.
"Kruger. Victor. Alias : Victor Gregoriska. 423ème immortel abattu. Aucun témoin. Quickening complet. État physique : stable. Froid. Méthodique. Aucune émotion visible."
Il referma le carnet. Le vent s’était levé un peu plus. Une brise salée venue de la baie.
Le guetteur releva les yeux vers l’horizon. Puis murmura, pour lui-même :
— Ça commence à faire beaucoup, Victor.
Et il disparut à son tour, avalé par les hauteurs. Sans bruit.
***
Victor rentra chez lui au petit matin. Le loft baignait dans une lumière grise et froide, filtrée par les immenses baies vitrées qui donnaient sur la ville encore assoupie. Il laissa sa veste sur le dossier d’un fauteuil, retira ses chaussures sans un bruit, puis se dirigea vers la salle de bain. Chaque geste était méthodique, presque rituel. Il ne pensait plus. Il s’épurait.
L’eau de la douche ruissela sur son corps tendu, traçant des ruisseaux sur ses muscles noués. Il restait immobile, tête baissée, le front contre le carrelage tiède. Son esprit effaçait lentement le vacarme du combat, le Quickening, le cri silencieux de Mackay. Une vie de plus absorbée. Une mémoire de plus. Il y avait des noms, des visages qui se confondaient déjà. Des femmes, des hommes, des serments anciens. Et ce matin encore, il avait survécu.
Une heure plus tard, vêtu d’un simple pantalon de lin et d’un t-shirt noir, Victor s’assit au bord de son lit. Le loft était silencieux. Trop. Alex et Rebecca étaient toujours en Australie, à l’autre bout du monde. Lui, il n’avait plus de combat à mener, pas aujourd’hui. Mais le vide se faisait sentir. Il saisit son téléphone, consulta les appels.
Un message vocal. Luna Alvarez.
Victor arqua un sourcil. Il lança l’écoute, sans s’asseoir, debout, figé comme une lame prête à se rengainer.
« Hey… euh, salut. C’est Luna. Voilà, j’me disais… t’avais promis de me laisser te tatouer un jour, alors… je me disais que… por qué no… c’est le moment ? » Elle rit, mais son rire sonnait trop haut, trop fragile. « Je suis à Miami, le salon tourne bien, j’ai une clientèle très fidèle… un peu… spéciale. Tu devrais venir. Pas juste pour le tatouage. Enfin bref, appelle-moi. Bisous. Enfin non. Enfin tu vois. »
Silence.
Victor resta un instant là, immobile, le téléphone toujours dans la main, comme si la voix de Luna n’avait pas fini de résonner. Il rembobina mentalement chaque inflexion, chaque hésitation, chaque soupir. Il entendait ce qu’elle ne disait pas. Il l’avait connue. Intimement. Et cette voix-là… c’était celle de quelqu’un qui voulait parler mais n’osait pas formuler la peur.
Il inspira, lentement. Une promesse est une promesse. Il lui avait dit, un jour, pendant qu’elle traçait sur sa peau nue des esquisses à la craie, qu’elle pourrait y graver quelque chose de plus profond. Un vrai tatouage. Elle avait ri. Il aussi. Mais aujourd’hui, il entendait autre chose derrière cette invitation. Une fissure dans l’armure.
Il regarda San Francisco à travers la baie vitrée. La ville baignait dans une lumière sale, encore engourdie. Il n’y voyait que des fantômes. Celui de Mackay, sans tête, gisait quelque part dans l’ombre. Alex et Rebecca étaient toujours en Australie. Et lui, il ne tenait plus en place. Il lui fallait partir. Changer d’air. Respirer autre chose que le silence coupant d’une ville pleine de morts.
Alors il fit ce qu’il faisait toujours lorsqu’il ne savait plus quoi penser : il bougea.
Valise. Passeport. Manteau. Épée cachée, mais prête. Victor Kruger quitta San Francisco sans se retourner. Il roulait vers l’aéroport, sans bagage superflu, sans question. Il savait seulement ceci : quelque chose attendait à Miami. Un tatouage. Une vérité. Peut-être un piège. Peut-être un appel à l’aide. Peu importait.
Il irait. Parce que c’est ce qu’on fait, quand quelqu’un prononce votre nom sans le dire.
***
La lumière de Miami ne ressemblait à aucune autre. Brûlante et moite, elle s’écrasait sur les murs peints de fresques criardes, ricochait sur les chromes des voitures garées en bataille, glissait sur les palmiers lourds de sel et de chaleur. Dans Little Havana, les rues sentaient le sucre brûlé, la sueur, et le café noir corsé. Des gamins jouaient pieds nus dans la poussière, un transistor crachait de la salsa sur le trottoir, et les anciens, assis sur leurs chaises en plastique, regardaient le monde passer comme un film qu’ils avaient déjà vu cent fois, sans s’en lasser.
Luna Alvarez vivait ici depuis trois mois. Après Juarez — les cages, les cris, le sang, les victoires éclatantes sous les néons éblouissants — elle avait raccroché les gants. Non pas par faiblesse. Mais parce qu’elle sentait que quelque chose en elle s'était fissuré. Trop de rage, trop de nuits sans sommeil, trop de souvenirs qu’on ne chasse pas à coups de poing. Elle s'entraînait encore, bien sûr — son corps refusait de s’oublier — mais ses poings, désormais, servaient à autre chose : ils dessinaient sur la peau des autres les cicatrices qu’elle n’avait jamais su formuler.
Son salon s’appelait La Línea Negra. Une grande baie vitrée ouverte sur la rue, musique chill-hop dans les enceintes, encens discret dans l’air, plantes suspendues aux murs et croquis épinglés partout : esquisses tribales, visages en pleurs, symboles ésotériques. Une jungle urbaine mêlée à un temple païen, où chaque centimètre racontait quelque chose. Luna y régnait sans avoir besoin d’élever la voix. Tout le monde savait qui elle était.
Ce matin-là, elle était arrivée à l’aube, encore mouillée de sel et de soleil, après une session de surf sur les vagues tièdes de Key Biscayne. En débardeur noir et jean déchiré, les bras nus couverts d’anciennes blessures et de nouveaux tatouages, elle traçait sur l’épaule d’un client un motif complexe, presque hypnotique. Un entrelacs de spirales sacrées et de lignes aztèques, comme un cœur enfermé dans une cage géométrique. Ses yeux fixaient l’aiguille avec une intensité silencieuse, concentrée comme un moine zen en pleine offrande.
— Tu sais quoi ? Le connard qui a dit que l’alcool est un bon lubrifiant social… avait vachement raison, lança Nina, sa collègue coiffeuse, une Afro-Cubaine volcanique aux dreads bleues et aux ongles acérés comme des griffes. Elle mâchouillait une sucette à la cerise en fixant la scène par-dessus l’épaule de Luna.
— Le café, c’est mon lubrifiant, répliqua Luna sans lever les yeux. Pour dégripper ma cervelle quand je plante une aiguille dans une peau. Et là, il faut que ce soit parfait.
— Ooooh, il faut que ce soit parfait, répéta Maya d’un ton railleur. Maya, la tatoueuse japonaise du fond du salon, bras couverts de sakura et de yōkai encre noire, s’étirait sur le comptoir, l’aiguille entre les doigts. — Luna, qui a explosé le nez d’un mec pour avoir eu le culot de lui toucher le bras sans prévenir.
— C’était un con, répondit Luna en haussant une épaule. Il voulait un phœnix et avait le regard d’un poulet. J’fais pas dans la volaille.
Elles éclatèrent de rire. Le client, un gars maigre à la peau déjà bien tatouée, tenta un sourire crispé. Luna, sans même le regarder, tapota son épaule.
— Respire. Tu saignes moins quand tu respires. Et moi, je pique mieux quand on me fait confiance.
Cassie, la pierceuse du groupe, débarqua à ce moment-là. Petite, androgyne, tatouée jusqu’au cou, avec un anneau au septum et une énergie de feu sous contrôle, elle leva les bras au ciel en entrant :
— Ok, les filles. J’viens de voir un mec qui voulait un piercing à l’intérieur de la joue. Pour, je cite, “sentir les mots passer”. Je crois que je viens de toucher le fond de l’humanité.
— Tu lui as dit oui ? demanda Maya, curieuse et presque un peu tentée.
— Bien sûr que non ! Je lui ai conseillé une thérapie… et un grand verre d’eau.
Un éclat de rire général s’ensuivit. Luna, elle, riait aussi mais son esprit était ailleurs. Elle se pencha de nouveau sur le tatouage, traçant les dernières lignes, mais ses pensées s’égaraient. Elle ne l’avait pas dit aux autres. Pas encore. Que Victor Kruger — ce type étrange, magnifique, dangereux, insondable — venait peut-être. Qu’il avait écouté son message. Qu’elle l’avait appelé sous prétexte d’un tatouage, comme on jette une bouteille à la mer. Mais au fond… ce n’était pas une aiguille qu’elle voulait entre ses mains. C’était sa présence. Son regard. Sa force. Cette manière qu’il avait de la voir, elle, Luna Alvarez, comme si elle n’était pas simplement une autre étoile filante dans la nuit.
— Et sinon, relança Nina en attrapant un peigne, vous faites quoi ce soir ?
— Moi ? répondit Luna sans lever les yeux. J’attends quelqu’un…
Et aussitôt, elle regretta. Parce que les trois se figèrent. Et la regardèrent comme des prédatrices flairant le sang.
— Les. Détaille. En. Vitesse., articula Nina avec des yeux de lynx.
— Il est comment ? lança Maya, les ciseaux en suspens, le sourire en coin.
— Vous avez baisé ? ajouta Cassie en croisant les bras, l'air faussement innocent.
Luna les fixa une seconde. Puis leva un sourcil, et répondit d’un ton sec, le regard brillant :
— Alors d’une : si vous croyez que je vais balancer ma vie privée à des perras comme vous, vous rêvez. Et de deux…
Elle s’arrêta, se pencha pour ranger ses aiguilles avec un calme mesuré.
— … non. Pas la peine de me regarder comme ça. Vete a la mierda.
Les trois éclatèrent de rire. Maya lui lança un coussin. Cassie se planqua derrière un tabouret. Et Nina claqua des doigts, hilare :
— Ça y est, Luna est officiellement en chaleur.
— Ta mère est en chaleur, murmura Luna en dissimulant son sourire. Mais bon, si vous tenez vraiment à voir sa gueule, il arrive peut-être ce soir.
Silence.
— Oh. Merde. Il existe vraiment, chuchota Cassie.
— Et je sens qu’il est lourd, ajouta Maya.
— Genre ténébreux, mystérieux, du genre à te regarder et t’faire oublier ton nom, compléta Nina.
Luna soupira. Longuement.
— Fermez-la. Et nettoyez vos postes. Si je dois tatouer ce mec, ce salon va briller. Je veux pas qu’il pense que je traîne avec des clowns.
Elle se leva, passa un chiffon sur sa table, attrapa un spray.
— Et je veux pas que vous vous jetiez sur lui. Je préviens.
— Trop tard, dit Cassie en pouffant. Il est déjà à moi.
— Va chier, Cass, dit Luna avec un sourire en coin. Celui-là, il est tatoué sur ma mémoire.
Luna venait de finir le tatouage. Elle tapota doucement l’épaule du client, posa le film plastique, puis se redressa en s’étirant.
— Voilà. Bouge pas trop, hydrate bien, et reviens dans deux semaines pour le check.
Le type hocha la tête, encore un peu ébloui — peut-être par le dessin, peut-être par elle. Mais Luna ne le vit pas : elle était déjà en route vers l’arrière-boutique. L’odeur d’encre et de café s’estompait dans le couloir plus sombre, tandis qu’elle passa devant les casiers. Elle se rinça les mains, s’aspergea le visage à l’eau froide. Un souffle, une seconde suspendue.
Puis… le silence.
Un silence pas naturel. Pas comme une pause dans la musique. Mais un silence chargé, presque électrique. Le genre de silence qui suit une arrivée. Ou une révélation.
Luna fronça les sourcils. Elle tendit l’oreille. Plus un mot. Plus une vanne de Nina. Plus une connerie murmurée par Cassie ou Maya. Rien.
Elle retourna lentement dans la pièce principale, essuyant ses mains sur une serviette.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? Pourquoi vous avez tous des têtes de...
Et elle le vit.
Victor Kruger venait d’entrer. Debout au centre du salon, comme s’il possédait chaque centimètre de l’espace.
Jean brut, santiags poussiéreuses, t-shirt gris à manches retroussées laissant voir des bras si puissants que les veines y pulsaient comme des lignes de force. Cheveux tirés en queue de cheval, lunettes noires masquant son regard mais pas son aura.
Un bloc de silence incarné. Une statue vivante. Une anomalie dans le décor, comme si un prédateur ancien avait traversé le voile du quotidien.
Les filles étaient figées. Maya s’était arrêtée en pleine phrase, ciseau en l’air. Cassie avait la bouche ouverte, comme si l’air s’était vidé d’un coup. Même Nina, d’ordinaire grande gueule, n’osait pas dire un mot — elle fixait l’inconnu comme on contemple une légende urbaine soudain matérialisée.
Mais Luna…
Luna sourit.
Un de ces sourires qu’on n’invente pas. Un sourire qui jaillit malgré soi, comme un souffle après l’asphyxie. Ses yeux pétillèrent d’un éclat nouveau, comme si toute la chaleur de la journée s’était transformée en fraîcheur. Elle s’avança lentement, comme dans un rêve.
— T’es là… souffla-t-elle.
Victor ôta lentement ses lunettes, et son regard croisa le sien. Lentement. Profondément.
— Salut, Luna.
Elle inspira, fort. Et quelque chose dans son cœur — quelque chose qu’elle avait trop longtemps comprimé — s’ouvrit en grand.
Puis, pour la première fois depuis longtemps, elle ne chercha pas à cacher son bonheur.
— Bon sang, t’es vraiment là…
Victor esquissa un sourire. Mince, indéchiffrable, chargé de souvenirs tus.
Dans le silence soudain du salon, entre les respirations suspendues et les regards figés, quelque chose de très ancien… recommença à battre. Quelque chose de secret, de non résolu.
Luna marcha vers lui, presque portée par une impulsion. D’un seul élan, elle se jeta à son cou, sans réfléchir. Elle lui prit la main, la guida dans ses cheveux trempés de sel et la posa contre sa nuque.
Un frisson la traversa. Viscéral. Fulgurant. Elle ferma brièvement les yeux, la gorge serrée par un plaisir si pur qu’elle dut retenir un soupir.
Mais Victor, toujours maître de lui, la repoussa doucement. Il posa une main sur son bras, puis lui jeta un regard appuyé, discret, mais éloquent.
Ils n’étaient pas seuls.
— Ah oui… souffla Luna en se reprenant, un peu rouge. Pardon.
Elle se tourna vers ses collègues.
— Les filles, je vous présente Victor. C’est… un vieil ami.
Maya leva une main en guise de salut, encore un peu sonnée. Cassie marmonna un « bonjour » qui ressemblait plus à une prière.
Seule Nina, toujours prompte à rebondir, s’approcha avec un sourire carnassier.
— Vous voulez une coupe ? Une manucure ? Ou un piercing aux tétons, peut-être ? Ça vous irait bien…
— Non merci, répondit Victor sans ciller, la voix calme, mais tranchante.
Maya, remise du choc, enchaîna avec une lueur dans les yeux.
— Un café ? Un soda ? Ou… moi ?
Luna la foudroya du regard, agacée.
— Ok. Suavemente, les harpies. Il est avec moi. Je vais lui faire visiter. ¿Me explico?
— Très bien, très bien, fit Nina en haussant les sourcils, un sourire en coin. Amusez-vous bien.
— Bonne journée, murmura Maya d’une voix beaucoup trop douce pour être innocente.
Luna attrapa Victor par la main et l’entraîna vers l’arrière-boutique, d’un pas rapide.
Et derrière eux, le salon reprenait lentement son souffle. Mais le cœur de Luna, lui, battait à tout rompre — car le loup était entré dans la bergerie. Et elle, elle ne savait plus si elle voulait fuir ou hurler de joie.
***
Ils marchaient côte à côte dans les rues de Little Havana, laissant derrière eux le tumulte du salon. Le soleil tapait fort, mais l’ombre des auvents colorés et des arbres les maintenait dans une bulle de fraîcheur relative.
Victor gardait son sac sur le dos et marchait une main sur une poche , et Luna… Luna rayonnait de bonheur, elle ne cessait de le regarder, puis de détourner les yeux en regardant le sol, et elle marchait les deux mains enfoncés sur son jean.
— J’ai toujours trouvé cette ville trop bruyante, dit-il en observant une file de vieilles dames cubaines qui jouaient aux dominos sur le trottoir. Mais je dois reconnaître… il y a une énergie ici.
— C’est pas une énergie, c’est de la survie à ciel ouvert, répondit Luna en coinçant une mèche de cheveux derrière son oreille. Les gens ici dansent pour oublier qu’ils crèvent. Et comme moi, ils dansent bien.
Victor esquissa un sourire.
— T’as toujours eu le sens de la formule.
Elle éclata de rire, il avait toujours ce don de la faire rire. Elle répliqua cette fois en haussant les épaules et en regardant une voiture passer devant elle.
— J’ai jamais oublié tes leçons de systema, et j’ai beaucoup progressé tu sais ?
— Tes leçons de jujitsu brésilien sont encore vivaces dans mon esprit.
— Tu ne les as pas oubliés j’espère ?
— Non bien sûr, tu étais très exigeante comme prof.
Ils rirent doucement. Passèrent devant un vendeur de fruits. Luna s’arrêta pour acheter deux mangues fraîches coupées en spirale.
— Tu manges encore des trucs, toi ? demanda-t-elle en lui tendant l’un des sachets.
— Je mange pour faire semblant. Mais j’aime encore le goût de certaines choses.
— Moi aussi. Le goût, les textures, les premières bouchées. Et après… le vide.
Victor leva les yeux vers elle, sans rien dire.
Ils reprirent la marche. Traversèrent un passage piéton peint en arc-en-ciel. Luna salua deux flics en uniforme qu’elle semblait connaître, puis fit un détour par un petit square où des enfants jouaient.
— Comment va Rebecca ? demanda-t-elle la mine grave
— Elle va bien. Répondit Victor le visage impassible.
— C’est-à-dire ? dit-elle en le regardant souriante.
— Elle est heureuse, dit Victor en lui rendant son regard.
— Et toi ? Tu es heureux ?
— Oui très heureux, tu étais parti sans dire au revoir ! ajouta-t-il avec douceur.
Cette fois elle détourna les yeux.
— A Juarez lorsque tu as… massacré les Galindo tu étais devenu presque…
— Fou ? dit-il de cette douceur qui brisa le cœur de Luna.
— Non pas fou… dit-elle vivement. Tu étais perdu, et c’est Rebecca qui avait réussi à te ramener à la raison… en te révélant ce qu’elle ressentait… moi j’en étais incapable, et je l’ai compris lorsque tu as passé une semaine à dormir dans ses bras sans te réveiller. C’est là que je me suis dis qu’il fallait que je parte.
— Il faut dire que… dit Victor hésitant. Que dormir en fermant les deux yeux fut une première pour moi.
— Tu te sentais en sécurité dans ses bras.
— C’est cela… je suis désolé.
— Non ! dit Luna en s’arrêtant en le regardant gravement. Ce qu’il y a avec ma sœur et toi c’est du sérieux. Toi et moi on était intimes mais je savais quelque part que ça n’irait pas loin, alors ne te bile pour ça
Victor la regarda longuement. Ils s’étaient arrêtés près d’un banc, face à la mer. Les palmiers bougeaient lentement, et le bruit des vagues plus loin couvrait la ville.
— T’as l’air différente, dit-il doucement.
— J’ai changé, c’est tout.
— Tout le monde change. Mais toi… t’as l’air de fuir quelque chose. Ou quelqu’un.
Elle se crispa légèrement. Baissa les yeux. Mordilla un bout de la mangue sans répondre tout de suite.
— J’ai rien à fuir, Victor.
Il ne répondit pas. Il attendit. Comme toujours. Il avait cette patience des pierres millénaires. Elle soupira, renversa la tête en arrière, observa le ciel à travers ses cils.
— Bon, ok. J’vais pas faire semblant. J’suis pas bien, ouais. Y’a un truc qui cloche. Et j’me disais… peut-être que toi, tu pourrais m’aider à comprendre. Parce que c’est pas juste un pressentiment. C’est… j’sais pas. Quelque chose de pourri dans l’air.
Victor ne bougea pas. Son regard s’était déjà affûté. Légèrement.
— Parle, Luna. Dis-moi ce que tu n’as pas dit dans ton message.
Elle croisa les bras. Regarda autour d’elle. Puis murmura, plus bas :
— Y’a un type. Il sort avec l’une de mes clientes. Fidèle. Une meuf bien, entière. Et ce type, c’est pas un gars normal. J’le sens. J’l’ai vu dans le salon, deux fois. Et quand nos regards se sont croisés… c’était comme si j’avais frôlé un rasoir. Il m’a vue. Comme on voit un animal avant de le saigner.
Victor resta silencieux.
— En plus, ça fait trois semaines qu’elle a disparu, ajouta Luna à mi-voix. Elle répond plus au téléphone. Personne chez elle. Rien. Le vide.
Le vent s’était levé. La mer scintillait au loin.
Victor leva les yeux, le regard perdu dans un point fixe. L’air avait changé. Et il le sentait. Vraiment.
— Comment s’appelle ce type ?
— Euh… Benito. Oui, c’est ça. Benito.
Victor répéta le nom, plus bas :
— Benito…
Ce n’était pas un nom courant. Pas un de ceux qu’on oubliait.
— Très bien, dit-il finalement, avec cette gravité qui faisait reculer même les ombres. Je vais prendre un hôtel en ville. Et commencer à fouiner dès ce soir.
— Tu ne prends aucun hôtel, le coupa Luna, avec un regard qui aurait giflé un taureau. Tu viens chez moi. Tu prends mon lit. Et moi le canapé.
— Luna…
— Fin de la conversation, dit-elle avec une autorité qui, l’espace d’un instant, ressemblait à s’y méprendre à celle de Rebecca.
Victor esquissa un sourire, fin, imperceptible.
— D’accord. Mais je prends le canapé.
— Fais comme tu veux, marmonna-t-elle en sortant ses clés. Tiens. C’est au quatrième, immeuble bleu, tu peux pas te tromper.
Il attrapa le trousseau. Leurs doigts se frôlèrent à peine. Mais c’était suffisant pour que quelque chose passe, un courant ancien, enfoui.
— Je te laisse t’installer, fit Luna en reculant d’un pas. Moi je retourne bosser.
— Passe une agréable journée.
— Une agréable journée qu’il dit… grogna-t-elle en se détournant.
Mais elle souriait. Vraiment.
Parce qu’au fond, sa journée venait de changer de couleur. Victor était là. Et avec lui, quelque chose comme un espoir.
Elle n’avait plus qu’à prier pour ne pas flancher.
***
Benito Armando Cabrera souriait. Ce genre de sourire qu’un serpent ferait, s’il en avait. L’homme était affalé dans un fauteuil bas, vêtu d’une chemise blanche ouverte sur un torse glabre, le pantalon repassé au couteau, les pieds nus sur le carrelage froid d’un club privé de la Calle Ocho. En face, une jeune femme dansait pour lui — professionnelle ou perdue, il ne savait pas encore. Elle bougeait avec cette fausse langueur que les regards exigent. Un numéro appris. Une musique muette.
Il la fixait comme un renard regarde une perdrix. Avec intérêt. Avec appétit. Mais sans urgence.
Ce n’était pas son corps qui l’émouvait. C’était le pouvoir. Son propre pouvoir. Voir comment elle l’évitait des yeux, comment son sourire se fissurait à chaque va-et-vient de hanche. Elle jouait à séduire, mais elle sentait déjà qu’il n’y aurait pas de règles. Que la scène n’était pas un théâtre. Il adorait ce moment. Ce point de bascule invisible, où la femme cessait de mener le jeu. En vérité, il était jaloux du pouvoir de séduction des femmes, et le vivait comme une humiliation intime qu’il devait effacer par la domination ou la destruction.
Mais Benito était surtout un immortel. Né en 1508 dans une masure poussiéreuse des environs de Badajoz, Benito Armando Cabrera fut forgé dans la brutalité. Fils illégitime d’un vétéran ruiné et d’une lavandière silencieuse, il grandit dans le tumulte d’une Espagne affamée de gloire et de conquêtes. À seize ans, il maniait la lame mieux que la langue. À vingt-quatre, il avait traversé l’Atlantique.
Lorsque Francisco Pizarro débarqua au Pérou en 1532, Benito figurait parmi les premiers sabreurs du fer de lance castillan. Il était de ces hommes que la guerre rendait plus vivants. Il participa à l’embuscade de Cajamarca, où l’empereur inca Atahualpa fut capturé sous les croix et la poudre espagnoles. Mais au cœur de la mêlée, Benito fut frappé d’un coup de lance. Il tomba. Il mourut. Et il revint.
C’est dans la nuit silencieuse des Andes, entre les chants funèbres et les feux mourants, qu’un autre soldat le retrouva, debout, vivant. Juan Hernando, immortel errant et vieil hidalgo désabusé, reconnut aussitôt ce qu’il était devenu. Il l’initia. Il l’arma. Il lui transmit les règles secrètes de leur espèce.
Mais Benito n’était pas fait pour la discipline. Il apprit vite, mais sans foi. Il tua, mais sans honneur. Là où Hernando prêchait la prudence, Benito imposait la peur. Il faisait crucifier les prisonniers indigènes, mutilait les traîtres, collectionnait les trophées humains. La guerre devint son culte, et le carnage son seul évangile.
Lorsque les conquistadors se divisèrent, il choisit son propre camp : le sien. Hernando périt durant ces dissensions, décapité par un autre immortel venu d’Europe — Victor Gregoriska, mercenaire qui sillonnait le Nouveau Monde à la recherche des siens. Benito ne chercha pas à venger son maître. Il observa. Il retint un nom.
Il disparut.
Des siècles plus tard, on le retrouve dans les uniformes chamarrés de l’armée de Santa Anna, au Mexique. Toujours jeune, toujours cruel. Il avait changé de nom, mais pas d’âme. Lieutenant-colonel dans les années 1830, il servait la dictature avec une efficacité glaciale, réprimant sans remords les insurrections texanes. Il se trouvait à l’Alamo, puis à San Jacinto — là où Santa Anna perdit la guerre et où le Texas bascula dans les mains des Américains.
Et c’est là, une fois encore, qu’il recroisa Victor. Le même regard, le même port de tête. Cette fois encore, le combat n’eut pas lieu : un chaos d’explosions, de replis, de chevaux éventrés et de fumée. Et Benito disparut.
Mais pas pour toujours.
Aujourd’hui, Benito Cabrera se fondait dans la chair brûlante de Miami. Ville de plaisirs et de reflets. Ville d’oubli volontaire. Il aimait ses néons et ses bas-fonds, ses clubs à moitié clandestins, ses hôtels au papier peint qui sue. Il y rôdait comme un requin dans un lagon trop chaud.
Sa dernière victime ? Une cliente docile au départ, effacée à l’arrivée. Elle avait crié. Il avait écouté. C’était tout ce qu’il voulait. Pas de longues plaintes. Pas de prétextes. Il ne mentait même plus.
Un homme entra et s’approcha, nerveux. Benito lui fit signe de s’asseoir sans détourner les yeux de la strip-teaseuse qui ondulait devant lui.
— Tu t’es débarrassé du corps de la pétasse ? demanda-t-il d’un ton doux, presque amical, les yeux toujours rivés sur la danseuse.
— Ouais, c’est fait. Mais… faut que tu ralentisses, Benito. Trois meufs en quinze jours, bordel… Les flics commencent à fouiner.
Benito tourna lentement la tête, un sourire glacial aux lèvres.
— Et moi je te paie pour couvrir mes traces, Ombre. Pas pour venir pleurnicher. Alors commence pas à faire ta chochotte.
— J’te demande pas d’arrêter… juste de ralentir la cadence. Sinon on va tous y passer.
Benito soupira. Puis, avec une lenteur étudiée, sortit un petit sachet en plastique. À l’intérieur, une poudre bleue scintillait légèrement à la lumière du bar.
— Tiens. Distribue-la. Offre les premières doses. Si les petits cons en redemandent, mets le paquet. Simple.
— Elle a un nom ?
Benito réfléchit un instant, les yeux encore embués par la danse.
— Paradis. On va l’appeler comme ça. Court. Clair. Menteur.
Il replongea aussitôt dans sa contemplation féline, un sourire carnassier aux lèvres. Son comparse attrapa le sachet, l’examina d’un œil prudent, puis hocha la tête et disparut sans demander son reste.
Benito, lui, ne bougea pas. Le monde allait s’agenouiller. Il n’avait plus besoin d’épée. Il avait la peur. Et un nouveau terrain de chasse.
***
L’air climatisé était glacé, presque hostile. Victor attendait debout dans le hall de la brigade. Affiches défraîchies, distributeur hors service, néons trop blancs. Une fatigue grise suintait des murs. Pourtant, les policiers allaient et venaient, escortant des suspects, enregistrant des plaintes, remplissant des formulaires avec une lassitude méthodique.
Victor portait une chemise blanche à manches retroussées, un jean noir et des chaussures assorties. Ses cheveux, tirés en queue de cheval, brillaient légèrement sous la lumière crue. Il patientait, les bras croisés, jusqu’à ce qu’un homme s’approche — pas en uniforme, mais on n’avait aucun doute : c’était un flic.
Taille moyenne, carrure athlétique, la cinquantaine bien sonnée, mâchoire verrouillée, regard acier.
— Vous avez demandé à voir quelqu’un ? lança-t-il, sec.
— Oui, répondit Victor en retirant lentement ses lunettes de soleil. Je voudrais des informations sur la disparition de Léa Mendosa.
— Vous êtes un proche ? Un parent ?
— Non. Une amie à moi tenait beaucoup à elle. Elle tient un salon à Little Havana. La disparue était une cliente fidèle.
— Luna Alvarez. Elle a déjà déposé un signalement, oui.
Il tendit la main.
— Inspecteur Jim Braddock.
— Victor Kruger.
Braddock le dévisagea comme on scrute une tâche de sang qui refuse de s’effacer. Pas de carnet, pas de stylo. Juste un regard qui mémorise tout.
— Vous faites quoi dans la vie, monsieur Kruger ?
— Je suis potier. Je sculpte aussi.
Un silence. Braddock haussa un sourcil, comme s’il venait d’entendre un gorille dire qu’il tissait de la dentelle.
— Pardon ? Potier ?
Victor esquissa un sourire.
— Oui. Ça vous surprend ?
— Avec votre carrure, je vous aurais plutôt vu convoyeur de fonds. Ou déménageur.
— Il y a pire comme boulot, non ?
Braddock sourit, brièvement. Mais son regard s'était encore affûté.
— Écoutez, j’vais être direct. Vous débarquez à Miami, vous posez des questions sur une disparition… alors que vous n’avez aucun lien avec la victime. C’est soit une empathie démesurée, soit vous cherchez un truc.
— Je cherche à savoir si l’enquête avance. Rien de plus.
Braddock croisa les bras.
— Et moi, je cherche à éviter que des civils viennent mettre les pieds dans mon affaire. Je vous le dis sans colère. Mais si vous commencez à fouiner, je serai obligé de m’intéresser à vous. De près.
— C’est noté.
— L’enquête avance… quand il y a du nouveau. Pas avant. Pas de témoin, pas de corps, pas de portable, pas de traces. Vous appelez ça comme vous voulez. Moi j’appelle ça "le néant".
Victor hocha lentement la tête.
— Espérons que ce néant ne s’élargisse pas à d’autres disparitions, inspecteur.
Braddock le fixa. L’espace d’une seconde, quelque chose passa dans son regard. Une fissure. Une alerte.
— Bonne journée, monsieur Kruger.
Victor tourna les talons. Le soleil de Miami l’éblouit à la sortie. Il mit ses lunettes. L’enquête de la police piétinait. Il le sentait dans le ton de Braddock, dans ses mots mesurés, dans ses silences.
Alors il allait s’en mêler. À sa manière. Comme toujours.
***
L’appartement de Luna était modeste, mais vivant. Un trois-pièces au deuxième étage d’un immeuble ancien de Little Havana, peint en bleu écaillé, avec des balcons en fer forgé et une vieille cage d’escalier qui grinçait sous les pas. À l’intérieur, les murs portaient les marques d’une âme généreuse et dispersée : affiches de concerts cubains, photos en noir et blanc d’anciens combats, croquis encadrés, plantes en pot suspendues aux fenêtres. L’odeur du palo santo flottait encore dans l’air, mêlée à celle du linge propre et du patchouli.
Il était un peu plus de vingt-deux heures quand Luna poussa la porte, un sac sur l’épaule, les traits tirés par la fatigue mais le regard encore vif. Elle referma la porte d’un coup de hanche et laissa tomber ses clés dans la coupe en bois près de l’entrée. Un silence doux l’accueillit. Pas de télé. Juste le ronronnement discret du ventilateur au plafond, et le cliquetis d’un clavier dans la cuisine.
Victor.
Elle le trouva assis à la table en bois clair, face à un ordinateur portable noir. Il avait ôté ses lunettes, ses cheveux attachés étaient toujours impeccables, et la lumière de l’écran faisait danser des reflets bleutés sur son visage. Concentré. Immuable. Il ne leva pas les yeux tout de suite.
— T’as du nouveau ? demanda-t-elle en déposant son sac à côté du canapé.
Il répondit sans détourner le regard.
— Je me suis introduit dans la base de données de la police.
— Ils n’ont rien trouvé ?
— La police ne trouverait même son sandwich, même si y’avait un ticket de loterie agrafé dessus.
Elle éclata d’un petit rire fatigué, laissa tomber ses chaussures, une puis l’autre, avec un soupir de soulagement. Puis, sans gêne, elle tira sur le bas de son T-shirt noir, l’enleva d’un mouvement rapide et le lança sur un fauteuil. En débardeur gris clair, les bras nus, les épaules légèrement rougies par le soleil, elle traversa la pièce à pieds nus, ses pas à peine audibles sur le parquet usé.
Victor releva les yeux. Juste un instant.
Et fut frappé par un souvenir. Par une impression. Par un frisson.
Rebecca.
Elle aussi faisait ça. Se débarrasser des vêtements dès qu’elle rentrait, marcher pieds nus, se pincer les lèvres quand elle réfléchissait à ce qu’elle allait cuisiner. Le même geste de la main pour relever ses cheveux, la même façon de se gratter le haut du bras d’un air distrait.
Mais ce n’était pas Rebecca. C’était Luna. Et c’était troublant.
— Tu veux manger ? demanda-t-elle en ouvrant le frigo.
— Je dis rarement non.
— Parfait. Ce soir, tu survis avec ce que je trouve ici. Pas de critiques de chef étoilé, hein.
— Tant que ce n’est pas vivant ou radioactif, je mangerai.
Elle attrapa deux œufs, une barquette de riz cuit, une demi-tomate oubliée dans le bac à légumes, et une poignée de feuilles de coriandre fanées. Elle se mit à l’ouvrage avec une nonchalance experte, jetant les ingrédients dans une poêle avec un filet d’huile, le tout accompagné d’un peu de sauce soja et d’ail.
Victor l’observait. Pas d’un regard intrusif, non. Mais avec cette acuité tranquille qui notait tout. Ses gestes précis. Sa façon de danser d’un pied sur l’autre en battant les œufs. Le petit claquement de langue quand elle rata un lancer de coriandre. Le silence qu’elle entretenait. Pas pesant. Juste… naturel.
Il replia l’écran du portable.
— Tu t’en sors bien, murmura-t-il.
— Pour quelqu’un qui mange pas souvent à la maison, j’suis pas si rouillée.
— Non, je veux dire… tu t’en sors bien. Ici. La ville, le salon, la vie. Même après…
Il n’eut pas à finir sa phrase. Elle savait de quoi il parlait.
Elle remua le riz dans la poêle, puis tourna légèrement la tête vers lui.
— T’as jamais eu ce genre de moment, toi ? Où t’as tellement été brisé que tu veux juste t’éloigner de tout… et recommencer ailleurs ?
— Si.
Elle servit deux assiettes, posa l’une devant lui et s’assit en tailleur sur la chaise en face.
— Alors tu comprends. Miami, c’est pas un paradis. Mais ici je me sens… moins poursuivie.
Ils commencèrent à manger. En silence d’abord. Puis elle reprit, entre deux bouchées :
— T’as toujours cette façon de tout observé. Ça te rend presque silencieux. On dirait une panthère en train de lire.
— Je n’aime pas parler pour meubler le vide.
— Moi non plus. Mais parfois, le vide… ça te bouffe.
Il leva les yeux vers elle. Et la vit. Vraiment.
Pas comme la sœur de Rebecca. Pas comme une ex. Mais comme elle était là, maintenant. Fatiguée. Sincère. Forte.
Et seule.
— Merci pour l’accueil, murmura-t-il enfin.
Elle haussa les épaules.
— T’as pas idée à quel point j’suis contente que tu sois là.
Elle l’avait dit sans réfléchir, comme on respire. Mais les mots flottaient maintenant entre eux, plus lourds qu’un simple soulagement. Victor l’observait avec son calme habituel, ce silence feutré qu’il portait comme une armure, mais lui sourit. Et Luna détourna le regard, une seconde. Juste assez pour que le rouge lui monte aux joues.
Bon sang il est si craquant quand il sourit. puta de mierda tu peux te concentrer sur la discussion, ma fille ? Parce que là, on dirait que tu te focalises plutôt sur l’entrejambe de Victor.
Ses yeux, je regardais ses yeux ! Ils sont tellement… tellement…Et sa bouche…Elle est trop…vraiment trop… Ah-ah, tu vois bien que tu n’es pas concentrée !
— Tu veux de la Cerveza ? dit-elle cette fois en se levant pour se diriger vers le frigo et en essayant de maîtriser sa voix.
— Tu ne bois pas de bière ?
— Ah non, dit-elle en sortant deux bouteilles. Moi je bois de la Cerveza amigo ! Réserve stratégique de señorita Luna Alvarez.
Elle les décapsula du plat de la main, et en tendit une à Victor avant de s’installer avec lui sur le canapé.
— Santé, murmura-t-elle en trinquant doucement contre sa bouteille.
— À la cuisine improvisée, et aux vieilles âmes qui reviennent.
Elle s’enfonça dans le coussin à sa droite, s’étira avec langueur, laissant un soupir d’aise lui échapper. Le canapé était un vieux truc mou, tout juste bon pour s’y vautrer — ce qu’elle fit sans complexe. Sans s’en rendre compte, elle avait posé un pied nu sur la cuisse de Victor. Juste là, tranquille. Un geste inconscient. Presque enfantin. Presque.
Victor, fidèle à lui-même, ne broncha pas. Il garda son regard fixé sur la bouteille, qu’il faisait lentement tourner entre ses mains.
Mais Luna, elle, le regardait. Encore. Et encore. Ce profil calme. Ce visage qu’elle connaissait si bien, et qui, à la lumière douce de la pièce, paraissait presque irréel. Une part d’elle avait envie de pleurer. L’autre de sauter sur lui.
Alors elle bougea. À peine. Un glissement lent. Comme si elle se rapprochait pour mieux entendre. Ou pour sentir sa chaleur. Ou pour respirer ce parfum discret qu’elle n’avait jamais oublié.
Victor parlait toujours, doucement.
— Je pense commencer par le club où Léa allait régulièrement. Elle avait ses habitudes, quelqu’un finira par lâcher un mot de trop. Et j’irai aussi dans le coin du port. Pas mal d’allées sombres. Trop de silence, parfois…
Mais Luna n’écoutait plus. Ou plutôt, elle écoutait autre chose : le rythme de sa voix. Le grain rauque. La distance tendre. Le genre de chose qui vous creuse un manque.
Alors, sans prévenir, elle s’approcha un peu plus.
— … et puis avec un peu de chance je vais…
Elle l’embrassa.
Tendrement puis violement, surpris au début il répondit à son baiser et Luna l’enfourcha en s’installant sur ses genoux. Victor répondit a son baiser au début, elle était si douce, si tendre, si proche, mais l’image de Rebecca s’imposa dans son esprit et Victor se figea. Puis, aussi doucement qu’elle était venue, il l’arrêta. Sa main se posa sur son bras, ferme mais sans violence. Et sa voix descendit d’un ton :
— Non, Luna.
Elle se figea. Le temps s’arrêta une seconde. Puis elle cola son front contre lui et poussa un soupir.
— Je crois que je me suis pas remise… j’éprouve toujours des… trucs pour toi.
Elle le regarda tristement dans les yeux.
— Tu es une femme magnifique, dit Victor en posant ses deux mains sur son visage. Et je serais toujours là si tu as besoin de mon aide. Tu le sais bien…
— Oui je sais, mais je dois garder l’idée que tu es… le mec de ma sœur ! dit-t-elle d’une voix brisée. Et elle a de la chance de t’avoir crois-moi
Elle s’écarta puis s’assit cette fois un peu plus loin. Pas besoin de parler. Le silence suffisait.
Elle leva sa bière, cette fois avec un sourire fatigué.
— On efface. On boit, on dort. Et demain, on recommence. Plus calmement.
Victor leva sa propre bouteille, et trinqua doucement.
— Marché conclu.
Et la nuit reprit sa respiration.
**
*
Le silence flottait encore dans l’appartement, tissé dans la lumière douce du matin. Les stores laissaient filtrer des rais pâles, des lueurs dorées qui s’étiraient sur le carrelage comme des doigts de soie.
Victor était assis sur le balcon, un café noir à la main. Il observait la ville se lever — bruyante, brûlante, pleine de contradictions. En bas, les voitures commençaient à se presser, les klaxons timides du matin s’élevaient dans l’air tiède, et quelque part un vieux poste de radio grésillait un boléro oublié.
Luna sortit pieds nus, une tasse fumante dans les mains, son t-shirt ample lui tombant sur l’épaule. Les yeux encore mi-clos, elle vint s’asseoir à côté de lui, à même le sol, en tailleur.
— Mal dormi ? demanda Victor sans la regarder.
Elle haussa les épaules et but une gorgée.
— Ça va. J’me suis pas fouettée toute la nuit si c’est ce que tu veux dire.
— Je ne pensais pas ça.
— Je sais, dit-elle. Mais moi j’y ai pensé.
Un silence. Pas pesant, mais réel. Un silence qui laissait de la place à l’autre.
— Je t’ai jamais remercié, dit-elle finalement. Pour Juarez. Pour… avoir été là.
Victor tourna la tête vers elle. Elle regardait au loin, les jambes croisées, les cils mouillés par la lumière. Elle n’était pas maquillée. Juste elle. Juste Luna.
— J’ai vu des choses en toi, cette nuit-là. Et j’crois que j’ai jamais eu le courage d’y faire face. J’étais en colère, perdue, et toi t’étais là… silencieux. Fort. Et j’ai pas su gérer.
— Tu n’avais pas à gérer quoi que ce soit, Luna. Tu avais juste besoin de guérir.
Elle tourna la tête, le fixa. Son regard était franc, doux. Pas brûlant, pas fiévreux. Juste vrai.
— Et toi, tu guéris, Victor ? Ou tu fais juste semblant depuis toujours ?
Il resta longtemps sans répondre. Puis il murmura :
— Je crois que je ne guéris jamais. Je me répare assez pour continuer. C’est tout.
Elle pencha la tête. Un petit sourire au coin des lèvres, triste mais lumineux.
— Tu parles comme un vieux sage.
— Je suis vieux, Luna.
Elle le contempla un instant. Et doucement, elle posa sa tête sur son épaule.
— J’me dis parfois… si j’avais été un autre genre de fille… moins fougueuse, moins bordélique… peut-être que…
— Non, coupa Victor avec tendresse. Ne commence pas à regretter d’être toi.
Elle se blottit un peu plus, sans gêne cette fois. Comme une sœur, une amie, une âme fatiguée qui avait besoin d’une épaule. Et Victor ne bougea pas. Il ferma les yeux, respira lentement, et resta là, juste là.
Deux êtres sur un balcon. Deux silences entremêlés. Et une ville autour qui n’avait aucune idée de la paix fragile qui venait de se poser, le temps d’un souffle, entre un immortel et une femme qui avait failli l’aimer trop.
Ils restèrent ainsi quelques minutes, côte à côte, à regarder la ville sans parler. Puis Victor se redressa légèrement, son bras effleurant l’épaule de Luna. Elle le sentit changer de posture, comme s’il sortait d’une rêverie.
— Je suis tombé sur une info dans les rapports de police. Des saisies. Une nouvelle came. Une poudre bleue. On l’appelle le Paradis.
— De la drogue ? Tu veux dire… encore une ? souffle-t-elle en se redressant.
— Oui. Elle est apparue à peu près au moment où Léa a disparu. Et elle circule dans les mêmes zones.
— Mais la police n’a rien dit là-dessus. Ils m’ont juste posé des questions bateaux. Tu penses que c’est lié ?
— Je ne pense pas, dit Victor. J’observe. Et ce que j’observe, c’est un chevauchement. Même période. Même quartier. Même population ciblée : jeunes femmes, souvent isolées, avec des habitudes nocturnes.
— Léa sortait souvent seule, murmure Luna. Elle disait qu’elle avait "besoin de voir la nuit de plus près pour se sentir vivante".
Elle se mord la lèvre, les doigts jouant avec sa chevelure.
— Tu crois que c’est lui, pas vrai ? Benito ? C’est pour ça que t’as changé d’expression quand j’ai dit son nom.
Victor lève les yeux. Son regard est grave, mais sans tension. Il parle comme on place une pièce sur un échiquier.
— Je l’ai déjà croisé. Il y a longtemps. Trop longtemps. Et si c’est lui… ce n’est pas juste un dealer. C’est un chasseur.
Un silence.
— Tu veux dire qu’il s’en prend aux femmes ?
— Il s’en prend à tout ce qui lui permet de se sentir maître. Fort. Supérieur. Il déteste ce qu’il ne peut pas contrôler. Et il exècre les femmes libres.
Luna se lève sans un mot, va jusqu’à l’évier, se verse un verre d’eau. Elle s’appuie contre le comptoir, de dos. Sa voix tremble légèrement.
— Il est venu deux fois au salon. Juste… observer. Je l’ai senti. Comme si ma peau savait qu’il me regardait. Tu crois que je suis en danger ?
Victor se lève, marche lentement vers elle.
— Je crois que tu ne dois plus jamais le croiser seule. Et que je vais devoir l’affronter. Il m’a échappé deux fois. Pas cette fois.
Luna hoche la tête lentement. Elle se tourne enfin vers lui, les yeux brillants.
— Tu fais toujours ça ? Tu portes le monde sur les épaules comme si tu pouvais tout encaisser ?
— Je ne peux pas tout encaisser, dit-il doucement. Mais je peux encaisser pour toi.
Elle esquisse un sourire, s’essuie les yeux d’un revers de poignet
— Alors vas-y. Frappe à sa porte. Mais si tu as besoin de moi… je suis pas une gamine, Victor. J’ai plus peur de me battre.
— Je le sais. Mais lui, ce n’est pas un adversaire ordinaire.
Il pose une main légère sur son épaule.
— Reste sur tes gardes. Protège ton salon. Protège les filles. Et si tu vois des sachets de cette merde bleue… tu me préviens. Immédiatement.
— Promis, dit-elle. Et Victor ?
— Oui ?
— Merci d’être là. Mais je t’en supplie sois prudent. J’ai pas envie d’aller dire à Rebecca qu’il t’est arrivé un truc. Elle me démonte, je le sais.
Il esquisse un sourire discret.
— Je suis un homme très prudent.
— Tu as intérêt.
***
La ville n’était jamais tout à fait silencieuse. Même à cette heure-là, Wynwood vibrait d’un écho lointain : basses d’une fête privée, crissements de pneus, ricanements étouffés. Mais Victor marchait dans les zones mortes entre deux artères, là où la lumière se brisait contre les murs tagués, et où les bouches d’aération exhalaient une moiteur fauve.
Il était seul. Pas armé, pas vraiment. Juste en chemise, les mains dans les poches, l’œil en chasse.
Il observa un groupe d’adolescents regroupés sous un porche. Des rires nerveux. Des échanges de mains rapides. Il ralentit. L’un d’eux sortit un petit sachet. Poudre bleue.
Victor s’approcha, calme, fluide, comme une ombre avec des bottes.
— Ça vient d’où ? demanda-t-il d’un ton neutre, les yeux posés sur le sachet.
Le gamin sursauta. Il n’avait pas vu arriver l’homme. Les autres reculèrent.
— T’es qui, toi ? demanda l’un d’eux. Un flic ?
Victor ne répondit pas. Il sortit lentement un billet de vingt dollars et le tendit.
— Je paie l’info, pas la drogue.
Le gamin hésita. Puis, flairant qu’il valait mieux parler que fuir, il se racla la gorge.
— Y’a un type… un gars bizarre. Toujours en costard, souvent en bagnole de luxe. Il te donne une dose gratuite, puis il revient. Jamais le même endroit deux fois.
— Tu connais son nom ?
— Non… mais y paraît qu’il bosse dans un club du côté de Biscayne. Le genre de club pas dans les guides touristiques, tu vois ?
Victor acquiesça. Il tendit le billet.
— Si tu le recroises… fais demi-tour.
Il tourna les talons.
Le gamin, blême, le regarda s’éloigner.
— C’était quoi, ce mec ? chuchota-t-il. On dirait qu’il vient de l’enfer.
Luna pendant ce temps ne dormait pas. Elle était assise sur le canapé, enroulée dans une couverture. Elle jetta un œil à l’horloge. 1h54. Pas de Victor.
Elle hésite. Puis lui envoie un simple message :
T’es en vie ? Ou tu veux me faire une crise cardiaque ?
Une minute plus tard, la réponse tombe :
Toujours en vie. Toujours stylé. À demain.
Elle sourit, malgré elle.
— Cabrón, murmure-t-elle, presque tendre.
Mais au fond d’elle, une inquiétude s’installait. Ce n’était pas juste une drogue. Pas juste une disparition. Et Victor… Victor s’apprêtait à réveiller un démon.
***
Victor franchit la porte du club en fin de soirée — un lieu souterrain, aux allures de bunker baroque : murs bétonnés, lumières stroboscopiques, miroirs faussement tachetés d’or. Un remix lourd, presque industriel, écrasait l’atmosphère. Les basses lui vrillaient la poitrine, l’écho rebondissait sur chaque pierre. Il n’y avait pas de videur à l’entrée — simplement un portier au regard languide qui vérifiait les silhouettes avant de les laisser passer sans un mot.
Il glissa un billet dans la main du portier : pas de phrase, pas de question. Le regard suffit. À l’intérieur, une fosse obscure plein de silhouettes agitées. Danseurs comme en transe. Visages indiscernables. Odeur mélangée de transpiration, d’alcool et de parfum bon marché. L’air collait, saturé d’humidités et de vapeurs artificielles.
Victor se fondit dans la foule, sa démarche sûre, son œil affûté. Il repéra plusieurs barres — pas pour danser mais pour s’appuyer, boire et s’observer. Il descendit un escalier étroit vers un sous-sous-niveau, là où la musique devenait grondement sourd, presque terrestre. Sur un côté, un couloir mal éclairé flanqué de fauteuils en velours détruit. Quelques silhouettes s’y échangeaient des sachets identiques à ceux sur le porche : poudre bleue.
Il s’assit à l’écart, les yeux dans la pénombre, observant. À sa droite, deux hommes liquides s’échangeaient un sachet contre un billet. À sa gauche, une femme au regard paniqué tremblait, visiblement sous l’effet du produit, sa main gloussante cherchait un support pour ne pas vaciller.
Puis il vit un homme, un gars avec une chemise hawaïenne et un petit chapeau, parler avec un comparse
— Tu as distribué Paradis ? demanda le type d’une voix basse.
Le comparse acquiesça, et désigna de son regard glacé sur les quelques clients du couloir — dont la panique de la femme en transe.
Victor sentit une colère froide lui remonter le long de la colonne vertébrale. Il sut que c’était l’homme à qui tout ce bordel était lié. Il observa chemise hawaïenne se rapprocher d’une autre pièce rougeoyante : un salon privé. Il le vit y pénétrer avec une allure presque cérémoniale, comme un roi sinistre appelant ses courtisanes.
Sans hésiter, Victor se leva, glissant entre les corps chauds. Il longea le mur sur la droite, gardant toujours le type et son complice dans son champ de vision. Il atteignit un miroir fendu — son reflet lui renvoya une silhouette tendue, prête.
Derrière une porte matelassée, il franchit le seuil. Un salon tapissé d’un velours noir. Une lumière douce baignait la pièce. Deux femmes sur des canapés. L’une, blanche et pâle, tremblante ; l’autre inconsciente, la tête inclinée en arrière, le regard vide. Chemise Hawaïenne se tenait devant elles, fixant la seconde.
Sans hésiter, il fonça.
Le comparse se leva d’un bond, mais Victor lui asséna un coup tranchant à la gorge — rapide, précis, implacable. L’homme bascula en arrière, suffoquant dans un gargouillis épais. Chemise Hawaïenne, lui, projeta une des filles droguées sur Victor avant de détaler par une porte latérale.
Victor rattrapa la jeune femme avant sa chute. Elle était sonnée, mais vivante. Il l’allongea doucement au sol, prit son pouls — faible mais régulier — puis reprit sa course, comme un prédateur lancé.
Dans le couloir, une balle siffla. Il évita l’impact, dévia, poursuivit à travers une sortie de service. Dans la ruelle, l’homme courait déjà, bousculant deux types sur son passage. Il jeta un regard en arrière. Personne. Souffla de soulagement. Reprit de la vitesse.
Trop tard.
Victor surgit de nulle part et lui fracassa la mâchoire d’un crochet brutal. Le corps s’écrasa au sol dans un bruit de chair et d’os.
L’homme se tortilla, crachant du sang.
Victor se pencha. Calme. Trop calme.
— Tu sais ce que c’est, la patience, amigo ? demanda-t-il d’une voix presque douce.
L’homme grogna. Victor le força à le regarder en lui relevant le menton d’un doigt.
— Moi, j’ai eu tout le temps du monde pour apprendre. Des siècles.
Il sortit un câble fin et resserra les poignets de l’homme avec une lenteur chirurgicale. Un craquement sec. L’homme hurla.
— Paradis… murmura Victor. C’est le nom de votre merde, pas vrai ? Elle vient d’où ? Qui fabrique ? Qui distribue ?
Pas de réponse. Juste un râle.
Victor sortit son couteau, le posa contre la joue du type. Il n’appuya pas. Pas encore. Un simple contact, froid, métallique.
Puis la chemise du dealer glissa. Son flanc se découvrit. Et Victor s’arrêta.
Un tatouage.
Net. Ancien. Gravé plus que dessiné. Un cercle de motifs géométriques, croisés, concentriques. Des lignes comme des rayons de soleil stylisés.
Victor se figea.
L’odeur de sueur et de sang sembla disparaître. Il sentit un souffle ancien, une poussière oubliée, remonter à la surface. Un souvenir enfoui, douloureux.
Ce n’était pas un tatouage de gang.
C’était un glyphe de guerre. Inca.
Un symbole qu’il n’avait pas vu depuis les Andes. Depuis Pizarro. Depuis Hernando. Depuis les hurlements dans la jungle et la nuit des montagnes sacrées.
Il serra la mâchoire. Et ses doigts sur le poignet du type.
— Qui… t’envoie ?
Le dealer gémit, puis hocha faiblement la tête.
— Le boss… il s’appelle Benito… Je connais pas son nom complet. On dit juste Benito…
Victor cligna des yeux. La colère et la certitude montaient.
— Décris-le.
— Taille moyenne… très mince… le crâne rasé, recouvert de tatouages de serpents… et ses yeux, mec… Ces yeux… Il te regarde comme s’il jouissait de ta peur.
Victor ne répondit pas tout de suite. Il savait déjà. Mais il voulait l’entendre.
— Il a ce tatouage aussi, n’est-ce pas ?
Un silence.
Puis un murmure :
— C’est son emblème. Il dit que c’est sacré. Qu’il choisit ses élus. Il me l’a brûlé sur le flanc. J’ai crié toute la nuit. Et il a ri.
Victor se redressa. Lentement. Très lentement.
Benito ne se contentait pas de tuer. Il recrutait. Il marquait. Il construisait un culte avec le sang.
— Où est Léa Mendosa ?
L’homme paniqua.
— J’ai rien à voir avec ça, putain…
Victor s’accroupit de nouveau, son regard noir brûlant.
— Benito l’a tuée. Avoue-le.
— Il l’a… torturée. J’ai entendu des trucs… il a dit qu’elle lui avait résisté… Il aime pas ça. C’est un taré, ce mec.
— Son corps.
— Dans une vieille fabrique au nord de la ville. Un entrepôt fermé depuis des années.
Victor soupira. Puis il sourit. Un sourire froid. Prédateur.
— Je vais te renvoyer à ton boss.
Il sortit sa lame. La même que celle qu’il utilisait au Pérou. Une lame fine. Célèbre pour ses coupes nettes.
— Et je veux que tu lui dises quelque chose.
— Quoi ?…
Victor trancha la peau. D’un geste net. Pas profond. Juste sous le tatouage. Un cri. Un hurlement. Un flot de sang. Victor arracha le morceau de chair, encore tiède.
Il le montra à l’homme, le brandissant comme un trophée.
— Dis-lui… que c’est à moi maintenant.
Il balança le tatouage sur la poitrine du type en sang.
— Et dis-lui que Victor est là. Et que cette fois, s’il ne vient pas… je viendrai le chercher dans sa tombe.
Il détacha le type et s’éloigna dans la nuit de Miami, son pas silencieux, son cœur sombre.
Le démon allait devoir sortir. Le jugement l’attendait.
MIAMI – TARD DANS LA NUIT — CHEZ LUNA
La porte s’ouvrit lentement.
Victor entra sans bruit, referma derrière lui, et resta immobile un instant dans l’ombre du couloir. L’odeur familière de patchouli, de linge propre et d’un reste de café froid l’enveloppa.
Le salon était plongé dans une pénombre calme, tamisée par les lampes de sel qui diffusaient leur lumière orangée sur les murs pleins de toiles et de souvenirs tatoués. Luna était là, assise sur le canapé, emmitouflée dans un plaid, les yeux grands ouverts.
— Tu saignes pas. C’est déjà ça, dit-elle en murmurant, sa voix chargée de tension contenue.
Victor esquissa un sourire en coin, puis s’approcha lentement, détacha ses bottes et s’assit face à elle, posant ses coudes sur ses genoux. Il regardait le sol, comme s’il cherchait les mots au fond du parquet.
— Tu sais quoi ? dit-il doucement. J’ai retrouvé sa trace.
Luna fronça les sourcils, le cœur déjà au bord des lèvres.
— Léa ?
Il hocha lentement la tête.
— Elle est morte. Enterrée quelque part dans une vieille fabrique, au nord. Il l’a… utilisée. Puis il l’a jetée.
Un silence. Un gouffre.
Luna serra le plaid contre elle. Son souffle se bloqua dans sa gorge, et les larmes lui vinrent sans heurt, comme une marée fatiguée.
— Bordel… Léa…
Victor ne détourna pas les yeux. Il affrontait sa peine à elle comme il affrontait sa propre colère : en silence, droit, les mains ouvertes. Il la laissa pleurer, juste ce qu’il faut. Puis il ajouta, d’un ton mesuré :
— Je ne vais pas courir après ce malade. Pas cette fois.
Luna releva lentement les yeux vers lui.
— Tu… tu veux dire que tu vas rien faire ?
Victor secoua la tête.
— Non. Je vais attendre. Il viendra à moi. Il n’aura pas le choix.
Elle le dévisagea. Et là, elle le vit.
Le froid dans ses yeux. Ce calme trop droit. Ce vide glacial qu’elle n’avait pas vu depuis Juarez. Celui d’un homme en guerre, prêt à tout brûler autour de lui pour faire taire le feu en lui.
Elle murmura, presque d’une voix d’enfant :
— Tu redeviens comme là-bas… comme au Mexique. À Juarez. Tu te rappelles comment t’étais ? J’ai vu des mecs armés jusqu’aux dents reculer quand tu traversais la rue. Tu tuais comme si rien comptait. T’avais plus de regard. Plus d’âme.
Victor ne répondit pas tout de suite. Il regardait ses mains. Puis il releva la tête, et un léger sourire fendit ses lèvres. Un vrai sourire. Pas celui du tueur. Celui du survivant.
— Là-bas… c’était Rebecca qui m’avait ramené. Cette fois… j’ai plus de raisons de revenir. Je suis déjà là.
— Tu vas pas replonger ? Tu me le promets ?
Il pencha légèrement la tête.
— Je te le promets, dit-il. Pas cette fois. Je vais faire ça proprement. Froidement. Mais sans me perdre.
Elle souffla lentement. Un apaisement discret se fraya un chemin entre ses côtes.
— Alors je peux respirer. Juste un peu.
— Respire, Luna. Reste cool. T’as des gens à protéger. Moi, je vais juste préparer le terrain. Et Benito… il se pointera. Il croit encore que c’est lui le prédateur.
— Et quand il viendra ?
Victor baissa les yeux un instant, puis murmura :
— Quand il viendra… il découvrira qu’il n’est plus au sommet de la chaîne alimentaire.
Luna ne répondit pas. Elle vint s’asseoir près de lui, simplement, sans bruit. Ses épaules le frôlaient à peine. Mais elle sentait qu’il était encore là. Présent. Solide. Pas perdu. Et dans la nuit silencieuse, tous deux restèrent là, côte à côte, à attendre le prochain frisson de l’orage.
***
Le salon était vaste, baigné d’une lumière tamisée dorée. Rien n’y transpirait la discrétion : canapés en cuir blanc, sculptures andines, masques aztèques alignés en trophées sur les murs. L’art du pillage transformé en manifeste de puissance. Chaque objet criait l’arrogance d’un homme qui confondait culture avec domination.
Benito Cabrera était debout, torse nu. Ses tatouages noirs, gravés comme des malédictions, serpentaient sur sa peau mate. Certains semblaient cicatrisés, d’autres plus récents, encore luisants de baume. Il contemplait un tableau qui lui était cher : l’écartèlement d’un conquistador par des indigènes en armes. Il souriait. Une coupe de mezcal à la main. Une main immobile.
Puis on toqua à la porte.
— Entre, grogna-t-il, sans détourner le regard.
Deux hommes pénétrèrent. L’un boitait, les bras éclaboussés de sang séché. L’autre soutenait une masse désarticulée, méconnaissable, à moitié inconscient : le messager. Celui qui devait s’assurer que la drogue circulait, que « Paradis » s’étendait. Il était là. Souffle râpeux. Bouche boursouflée. Poitrine à vif.
Mais ce n’était rien comparé à ce que sa main droite tenait.
Un lambeau de peau. Déraciné.
Benito se retourna lentement. Il avança, un pas après l’autre, sa colère montant comme une marée noire. De la surprise à la colère. De la colère à une violence religieuse.
Il s’agenouilla, repoussa le bras tremblant du blessé.
Et il vit.
Le tatouage. Son symbole.
Le cercle inca. Arraché de la chair.
Un silence profond tomba sur la pièce. Même les murs semblaient se taire. Benito, immobile, laissa couler la dernière goutte de mezcal, puis laissa tomber sa coupe. Elle éclata au sol.
— ¿Quién? murmura-t-il. Qui a fait ça ?
Le blessé articula, d'une voix râpeuse :
— V-Victor… Il a dit… que c'était à lui maintenant.
Un vent glacé balaya son dos nu. Benito ferma les yeux une seconde. Les souvenirs affluèrent. Des Andes. Du sang. De la pierre rouge. De ce nom qu’il n’avait jamais oublié. Ce nom qu’il aurait dû effacer depuis longtemps.
Victor.
Victor était revenu. Et cette fois… il ne venait pas négocier.
— Il a osé… souffla Benito. Il a OSÉ toucher à ce qui est sacré.
Il se redressa. Lentement. Le regard vide. Puis, sans prévenir, il renversa la grande table en verre d’un coup de pied. Un bruit de tonnerre.
— ¡Quemenlo! rugit-il. Brûlez-le ! Brûlez ce qu’il a souillé ! Le club, les rues, les balanceurs ! Faites-en des cendres !
Son garde du corps blêmit.
— Patron… il y a eu une descente au labo du Paradis.
Silence.
Benito se figea. Son regard planta une dague invisible dans la gorge de son homme.
— Répète ça.
— La police. Ils ont tout perquisitionné. Et… certains ont parlé. Ils ont… donné des noms. Des adresses.
Benito recula d’un pas. Le souffle court. Il avait été devancé. Trahi. Rabaissé.
Victor n’avait pas seulement attaqué ses hommes. Il avait frappé son empire, son trône, son culte.
Une fureur démente le traversa. Pas une explosion. Non.
Un incendie lent.
Il se pencha. Ouvrit un tiroir, en sortit un pistolet incrusté d’or, gravé d’icônes précolombiennes.
Et, sans un mot, tira deux fois.
Ses hommes s’écroulèrent à ses pieds. Morts. Les premiers d’une longue série.
Benito, seul, avança vers la grande baie vitrée. Il regarda la ville respirer sous lui. La lumière de Miami vibrait comme un cœur malade.
— Victor veut la guerre ? Il l’aura. Mais cette fois… je ne fuirai pas.
Il décrocha un vieux téléphone satellite, composa un numéro qu’il n’avait jamais oublié.
Un seul mot sortit de sa bouche.
— Rendez-vous.
***
Le téléphone vibra sur la table. Un vieux Nokia gris, simple. Pas le genre que Victor utilisait habituellement. Il le prit calmement, regarda l’écran. Aucun nom. Juste un numéro.
Il décrocha.
Un silence. Puis une voix, grave, gutturale. La haine pure, distillée dans chaque syllabe :
— Demain soir. Zone portuaire. Terrain vague derrière les containers. Toi. Moi. Sans détour. Tu viens ou je rase ton monde.
Victor ne répondit pas. Il raccrocha. Le téléphone retomba doucement sur la table.
— Qui c’était ? demanda Luna derrière lui.
Elle était sortie de la salle de bain, en short et T-shirt, serviette sur les épaules. Ses yeux étaient fatigués. Elle avait entendu le ton, senti le frisson qui avait traversé la pièce.
Victor ne bougea pas tout de suite. Puis il tourna légèrement la tête, ses yeux sombres, insondables.
— Benito, dit-il. Il veut me voir. Pour régler les comptes.
Un battement de cœur. Le visage de Luna se figea.
— Tu vas y aller ?... T’es sérieux ? Victor… tu vas y aller seul ?
Il acquiesça en silence.
Luna s’avança. Lentement. Puis plus vite. Elle se planta devant lui, le regard brillant de larmes. Elle le poussa, doucement d’abord, puis plus fort.
— Mais t’es fou ! Ce type est un monstre ! Tu l’as vu, tu l’as entendu ! Il te tuera, Vic ! Il te massacrera !
Victor attrapa ses poignets. Ferme. Calme. Il la regarda dans les yeux.
— J’ai pas le choix. Je dois l’arrêter.
— Mais pourquoi toi ?! Pourquoi pas la police ? Pourquoi pas les fédéraux, les gangs, les putains de marines ?!
Elle tremblait. De colère, de peur, de cette terreur qui lui remontait du ventre.
— Tu comprends pas… t’es mon ami, Victor. Mon roc. Mon… ma foutue péninsule. T’étais là quand j’étais seule. T’étais là pour m’écouter, pour me protéger, pour me faire rire même quand je pleurais comme une conne. Et maintenant quoi ? Tu veux juste… disparaître dans un duel comme dans un vieux film de cowboys ?!
— Il ne s’arrêtera pas de lui-même, Luna. Il continuera à tuer. Il continuera à empoisonner cette ville. Et maintenant il sait que je suis là.
— Et s’il te tue ? Tu crois que ça va changer quelque chose ? Tu crois qu’on va tous applaudir parce que t’auras joué les héros ?
Elle posa ses mains contre son torse, les poings fermés, tremblants.
— T’étais pas censé faire partie de ma vie. Et maintenant… maintenant j’arrive même plus à respirer à l’idée qu’il puisse t’arriver un truc. Tu comprends ça ?
Victor la prit dans ses bras. Lentement. Sans brusquerie. Il l’enveloppa dans sa chaleur, dans cette présence immense, rassurante, presque antique. Elle sanglota contre lui sans bruit, le visage enfoui dans son torse.
— Tu comptes pour moi, Luna. Tu comptes énormément. Mais je dois le faire.
— Et moi ? Moi je fais quoi si tu reviens pas ? Je vais tenir comment, hein ? J’ai perdu des gens, Victor. Mais toi… toi t’étais devenu mon roc, mon putain de continent. Mon refuge. Si tu meurs… si tu disparais…
Elle s’écarta, le regard embué, mais farouche.
— J’me fous que ça sonne comme un soap, j’te jure que si tu reviens pas… je m’ouvre les veines. Et c’est pas une blague.
Victor sourit. Un de ces sourires rares, vrais. Ceux qui traversent les siècles.
— Alors je vais revenir. Parce que t’es pas prête pour le rôle de martyre, Luna Alvarez. Et que t’as encore une dette envers moi.
Elle fronça les sourcils.
— Quelle dette ?
Il leva un doigt, solennel.
— Tu m’as promis un tatouage. Le premier que je porterai. Je te donne carte blanche. Mais je dois revenir pour l’avoir, non ?
Luna rit entre deux larmes, une main sur la bouche.
— Cabrón. Tu m’achètes avec ça ? C’est pas fair-play…
— C’est tout ce que j’ai, dit-il doucement.
Elle l’attira à elle, planta un baiser sur sa joue.
— Alors t’as intérêt à revenir. Mi amor. Parce que cette fois, si tu crèves, je te ressuscite juste pour t’engueuler.
— Marché conclu, murmura-t-il en caressant sa joue du revers de la main.
Ils restèrent là un moment. Juste deux âmes au bord de la tempête.
*
Le terrain vague s’étendait au bord de la ville, là où les lumières s’éteignaient peu à peu et où la mangrove cédait la place aux carcasses rouillées, aux bidons éventrés, à l’amertume des choses oubliées. Un vent tiède charriait l’odeur du sel, du métal rouillé, et quelque part, celle plus ancienne du sang déjà versé. Le ciel s’était chargé d’une teinte rouge sale, comme une braise en fin de vie. Le genre de ciel qu’on ne regarde pas, sauf si on veut savoir ce que pense l’Enfer.
Victor attendait.
Il ne bougeait pas. Debout, immobile comme un fragment d’histoire trop lourde à déplacer. Sa longue épée invisible, rangée dans le monde entre les mondes, était déjà là, dans sa main intérieure. Lui seul savait ce qu’elle pesait.
Alors, au loin, une silhouette apparut.
Elle marchait lentement. Mâchoire en avant. Crâne rasé. Torse nu malgré la fraîcheur, comme s’il refusait à la nuit le droit de lui dicter sa tenue. C’était Benito Cabrera. L’ancien. Le survivant du Pérou. Le chien sanglant de Veracruz.
Sur son corps, les tatouages noirs semblaient vivants. Des spirales incas, des glyphes brûlés au feu d’un fanatisme ancien. À sa main droite pendait une rapière espagnole, longue et fine, gardée par une coquille d’or ouvragée qui recouvrait sa main comme une mâchoire baroque.
Il s’arrêta à une quinzaine de mètres.
Leurs regards se croisèrent. Rien ne fut dit pendant quelques secondes. Juste l’écho du vent, et ce moment étrange où les souvenirs se réveillent tous en même temps.
Puis Benito éclata d’un rire rauque, une grimace sonore, sans joie.
— Alors te revoilà, Victorio. Combien d’années cette fois ? Cinquante ? Cent ? Toujours avec ton air de moine torturé. Tu ressembles à une tombe qu’on aurait oubliée d’enterrer.
Victor ne répondit pas. Il se contenta de l’observer. Il voyait ses yeux : fous, avides, brillants d’une rage jamais calmée. La bête n’avait pas vieilli. Elle s’était juste camouflée.
Benito reprit, voix plus lente, presque intime :
— Tu t’es encore fait des amis ? Une autre femme à sauver ? C’est pas ta copine tatouée qui va pleurer longtemps. Je la retrouverai. Je lui apprendrai à respecter ce qu’elle ne comprend pas.
Victor esquissa un demi-sourire. Pas un sourire joyeux. Un sourire de glace.
— Elle va surtout piger que t’es un éjaculateur précoce, Benito. C’est pour ça que tu assassines des femmes ? Parce que t’es incapable de jouir autrement ? Que dirait le señor Pizarro ? Ou Santa Anna ? Ils t’ont jamais appris à bander sans tuer ?
Le visage de Benito se figea. Son sourire disparut, lentement, comme absorbé par une rancune plus ancienne.
— Tu gueules toujours comme un putain de sécateur. Mais aujourd’hui… aujourd’hui j’ai jamais autant eu envie de buter.
Le vent se leva. Soulevant un nuage de poussière et de feuilles mortes. La lumière baissa d’un cran, comme si même la lune s’était reculée.
— Tu aurais dû me laisser le Nouveau Monde, murmura Benito, les yeux dans les flammes du passé. Il était parfait pour moi. Il m’aimait. Et toi… toi tu as tout sali.
— Tu as crucifié des enfants, Benito.
— Ils étaient là. C’est tout. Les faibles tombent. Les forts restent. Tu sais comment ça marche. Depuis le premier jour.
Victor s’approcha d’un pas.
— Tu n’as jamais été fort. Juste un petit con déguisé en spectre. Et maintenant, ton heure arrive.
Benito éclata de rire, mais cette fois le son était forcé. Un peu cassé.
— On parle. On parle. Mais moi je suis venu danser.
Et il leva sa rapière. Elle scintilla sous la lumière mourante. L’or de la garde accrocha un dernier éclat du soleil couchant.
Victor dégaina.
Le chant de sa grande épée résonna dans l’air comme un glas ancien. Un son brut, dénué d’ornement, chargé d’histoire et de sang. La lame était massive, émoussée par les âges mais toujours mortelle. Elle avait connu les champs de bataille, les révolutions, les massacres. Elle était le prolongement d’un jugement.
— Alors viens, Cabrera, murmura Victor. Tu vas voir ce que c’est qu’un mur que rien ne traverse.
Ils commencèrent à tourner l’un autour de l’autre. Les pas se faisaient lents, précis. Le monde s’effaçait autour d’eux. Il n’y avait plus que deux hommes, deux armes, et une vieille dette.
Benito attaqua le premier.
Une fente sèche, rapide, exécutée avec l’élégance d’un escrimeur formé au sang. Victor para avec un bruit métallique, lourd, puis riposta d’un coup oblique. L’air frémit. Benito évita de justesse, pivotant avec un cri de gorge.
Le duel s’engagea.
La rapière sifflait comme un fouet. L’épée de Victor tranchait comme une hache d’exécution. Les deux styles s’entrechoquaient : finesse contre masse, vitesse contre puissance. Et pourtant… les deux survivants se connaissaient trop bien. Chacun anticipait l’autre. Chacun savait que le moindre faux pas serait le dernier.
Benito enchaîna plusieurs attaques, feintes et contre-feintes. Il dansait presque. Il avait appris des maîtres, des tueurs, des seigneurs et des bouchers. Il était rapide. Vicieux.
Victor bloqua, recula, observa. Il savait que Benito comptait sur l’usure. Sur le poids de son épée. Sur l’impulsivité.
Et alors Benito bondit, en estoc, visant la gorge avec une botte qu’il n’avait jamais ratée.
Victor pencha la tête, pivotant d’un mouvement fluide. La lame le frôla. Et dans le même mouvement, il dévia l’attaque d’un revers puissant. L’acier rencontra l’acier dans une gerbe d’étincelles.
— Pas mal, souffla Victor. Joliment tenté.
Mais dans son regard, une ombre venait de passer.
Ce combat n’était qu’un prélude. La vraie guerre, elle, avait déjà commencé.
Le combat se poursuivait, plus long que prévu. Benito commençait à le sentir dans ses muscles, dans sa respiration qui se hachait. Pas qu’il était fatigué — non — mais l’autre, ce salaud de Victor, ne craquait pas. Ne se déportait jamais vraiment. Il reculait, absorbait, esquivait, mais n’attaquait pas. Il était là, lourd, solide, ancré comme une foutue montagne.
Benito suait maintenant, malgré la fraîcheur de la nuit. Sa rapière dansait encore, mordait, piquait, glissait — mais rien ne passait. Victor opposait le flanc de sa grande lame à chaque assaut, bougeant juste assez pour éviter de s’ouvrir, jamais plus.
Il n’attaquait pas.
Et c’était ça qui le rendait dingue.
— Qu’est-ce que tu fous ? Tu t’endors, Kruger ?! Tu mènes un duel ou un enterrement ?
Victor ne répondit pas. Il ne le regardait même plus comme un adversaire. C’était ça le pire. Il le regardait comme un problème.
Un vieux problème.
Benito grinça des dents, puis se rua sur lui, hurlant. Il enchaîna les attaques comme un forcené, un torrent de coups, de feintes, de frappes en biais. Il utilisa la souplesse de son poignet pour dévier, puis frapper d’estoc, chaque coup visant une faille : le flanc, la jambe, la gorge. Sa lame sifflait dans l’air avec la vitesse d’un serpent.
Mais Victor resta inébranlable. Parait. Encaisse. Dévie. Une, deux, cinq, huit attaques.
Et alors, brusquement, alors qu’un autre aurait cherché à rompre la distance, Victor modifia sa prise.
Il glissa sa grande épée dans une seule main. Une seule.
Benito s’arrêta net à l’instant où il vit ça. Une demi-seconde. Juste le temps d’un battement de cœur. Trop tard.
Victor fit alors quelque chose de totalement inattendu.
Il leva la main libre, comme pour saisir l’air — et Benito, par réflexe, y jeta un œil.
Une erreur.
Victor pivota sur son appui arrière, décrivant un large mouvement circulaire du poignet, et utilisa la garde de son épée pour crocheter la lame de la rapière. Pas une frappe. Une technique de désarmement, violente et élégante. Inspirée du “Abnehmen”, l’art de détourner et piéger la lame adverse dans le prolongement du mouvement.
Benito voulut réagir, mais Victor s’était déjà redressé, reprenant sa lame à deux mains.
Et dans un geste d'une brutalité foudroyante — net, précis, ancré — il transperça le bras armé de Benito, juste en dessous de l’épaule. La lame entra comme dans du cuir trop tendu, ressortit à l’arrière dans un jaillissement de sang noir.
Benito hurla.
Sa rapière tomba à terre avec un bruit de cloche fêlée. Il recula d’un pas, titubant, tenant son bras blessé qui pissait le sang.
Victor ne bougea pas. Sa lame pointait encore vers lui, la pointe rouge et chaude.
— Tu voulais que j’attaque ? murmura-t-il enfin.
Benito grimaça, les dents serrées de rage et de douleur.
— T’as pas changé… toujours ce ton de moine enragé… salopard…
Victor fit un pas vers lui. Pas pressé. Pas cruel. Juste… implacable.
— Tu peux encore te battre ? Ou tu préfères qu’on en finisse ?
Benito tituba jusqu’à sa rapière, qu’il ramassa de la main gauche. Il saignait abondamment. Mais il avait encore l’arrogance pour tenir debout.
— Je vais t’arracher la gorge… avec les dents s’il faut…
Victor se remit en garde.
— Alors viens, Benito.
Benito Cabrera titubait, son bras droit pendait, transpercé, inutilisable. Du sang ruisselait sur sa peau marquée de glyphes, et sa rapière semblait soudain bien légère, trop légère, dans sa main gauche tremblante.
Il grogna entre ses dents, le souffle court, le regard injecté de haine.
— Tu crois que c’est fini ? Tu crois que je vais m’agenouiller ?
Victor s’avança d’un pas. Il ne répondit pas. Il n’avait plus besoin de parler. Le silence faisait plus mal que les mots.
Benito hurla. Il bondit une dernière fois, lame en avant, comme un animal blessé cherchant à mordre avant de mourir.
Victor pivota. Une esquive nette.
Et dans le même souffle… la lame de sa grande épée siffla dans l’air.
Un arc parfait, horizontal, précis.
La tête de Benito Cabrera vola dans l’air.
Elle tournoya une fraction de seconde avant de heurter le sol avec un bruit mat, suivi du corps qui s’effondra comme une masse, brutalement vidé de vie.
Victor ne bougea pas.
Il ferma les yeux.
Une lumière jaillit du corps sans tête, et s’enroula sur Victor qui ferma les yeux en tenant son épée, lame en bas.
L’éclair frappa. Puis un autre. Et encore. Des éclats bleus et blancs, des arcs qui déchirèrent la nuit. Le ciel hurlait, et Victor le hurlait avec lui. Chaque spasme d’énergie l’envahissait, chaque souvenir, chaque hurlement de Benito, chaque meurtre, chaque trace de douleur. Tout passait par lui. Brûlait. Transformait. C’était une tempête violente, emplis de haine, de sauvagerie, maculée d’une folie furieuse. Toute la colère d’un être vil fut absorbée par Victor qui trembla en regardant les cieux avec des yeux écarquillés. Il avait déjà tué des être vils, mais aucun n’avait ce désir ardent de pouvoir exister dans ce monde à travers la souffrance.
Puis, enfin… le calme.
Victor tomba à genoux, haletant, la tête baissée. Le silence était revenu. Mais différent. Chargé. Plus lourd.
Il se releva lentement.
Essuya la lame sur le vêtement de l’homme qu’il avait vaincu.
Et s’éloigna, seul.
***
Trois jours avaient passé. Trois jours de silence, de calme étrange, comme si la ville elle-même avait enfin expiré un soupir qu’elle retenait depuis trop longtemps.
Victor et Luna marchaient côte à côte sur la plage, leurs pas s’enfonçant doucement dans le sable encore tiède. Le soleil tombait lentement sur l’horizon, teignant la mer de cuivre et d’or pâle. Des enfants jouaient plus loin, des chiens galopaient en aboyant à peine, et le vent portait l’odeur salée de l’Atlantique, apaisante, familière.
Luna portait une robe légère, ses cheveux défaits jouant avec la brise. Pieds nus, elle savourait chaque instant de ce calme retrouvé. Victor, vêtu simplement d’un pantalon clair et d’une chemise blanche ouverte sur un t-shirt, marchait avec cette lenteur rare chez lui, les mains dans les poches, les yeux perdus quelque part dans le scintillement des vagues.
— J’y crois toujours pas, dit-elle à voix basse, comme si parler trop fort risquait de troubler l’équilibre.
— À quoi ? demanda Victor en tournant légèrement la tête.
— À ce calme. À cette paix. Y’a plus rien… Plus de Paradis, plus de cris dans les ruelles, plus de clients en panique. C’est comme si la ville avait… guéri.
Victor esquissa un sourire doux.
— Les plaies guérissent. Mais elles laissent des cicatrices.
Luna hocha la tête. Elle marchait à son rythme, tranquille, profitant du bruit des vagues. Elle jeta un regard furtif à Victor, comme pour s’assurer qu’il était bien là, en chair, en os, et encore debout. Et il l’était. Toujours là. Malgré tout.
— Je t’ai pas demandé ce que t’as fait de… de lui.
— Tu as besoin de savoir ?
Elle réfléchit. Puis haussa les épaules.
— Non. Pas vraiment. Tant qu’il ne reviendra jamais.
Victor regarda l’eau.
— Il ne reviendra jamais.
Ils restèrent un moment en silence, les pieds dans l’écume qui s’échouait à peine sur le rivage. Puis Luna reprit, d’un ton plus léger :
— Et maintenant ? Tu vas faire quoi ? Fonder une secte ? Ouvrir un food truck de tacos ?
Victor sourit, cette fois un peu plus franchement.
— Je pensais rentrer à San Francisco. Mon atelier m’attend. J’ai des commandes. Et j’ai un jardin à arroser. Et Puis il y a Rebecca…
— T’es sérieux ? Tu vas juste… rentrer et recommencer à faire des poteries ? Après tout ça ? Et supporter ma grande sœur ?
— C’est ce que je fais de mieux.
Elle le regarda longuement. Puis soupira.
— Tu vas me manquer, putain.
Il se tourna vers elle. Le vent faisait danser ses cheveux sur son visage.
— Je ne suis pas très loin. Et je suis pas très difficile à retrouver.
— C’est pas la distance, Victor. C’est… toi. Ta présence. Ta manière d’être là. T’es comme un foutu rocher au milieu du courant. Et crois-moi, on a besoin de rochers dans ce monde.
Il s’arrêta, la regarda avec attention.
— Tu m’as appelée "Mi Amor", la veille du duel.
Elle rougit, puis haussa les épaules, à moitié gênée, à moitié provocante.
— Tu t’en souviens ?
— Je me souviens de tout. Même quand tu pleurais en cachette dans la salle de bain.
— Fils de pute, dit-elle avec un sourire tremblant.
— Oui, mais un fils de pute encore vivant.
Puis il ajouta cette fois avec gravité.
— Si tu es besoin de quoi que ce soit, à n’importe quel heure jour, ou de nuit. Tu m’appelles et je viens tout de suite.
Elle lui donna un petit coup de poing dans l’épaule. Puis le regarda, plus sérieuse.
— D’accord ma grande muraille. Tu me promets un truc ?
— Tout ce que tu veux.
— Tu me laisses te tatouer. Un vrai tatouage. Un souvenir. Avant que tu partes.
Victor hocha la tête.
— Marché conclu.
Ils reprirent leur marche, lentement, au rythme des vagues.
Et pendant un instant, le monde sembla tenir en équilibre sur le fil ténu de leur silence partagé.
*
L’appartement de Luna baignait dans une lumière chaude et diffuse. Quelques bougies brûlaient dans un coin, exhalant un mélange subtil de sauge et de musc. L’atmosphère était calme, presque sacrée. Pour Luna Alvarez, ce n’était pas un simple tatouage. C’était peut-être le chef-d’œuvre de sa vie. Et pas question de le faire dans son salon, au milieu des bavardages de ses amies et des regards bêtes qu’elles lançaient à Victor. Elle voulait cet instant pour elle seule. Une dernière fois.
Sur une table basse, les encres étaient soigneusement préparées. Luna travaillait avec méthode, concentrée, presque solennelle. Elle jeta un regard vers Victor, qui, torse nu, observait la ville depuis le balcon. Il était immobile, silencieux, les épaules larges baignées dans la lumière du dehors.
— Viens, appela-t-elle d’une voix douce. Étends-toi.
Victor se retourna et vint la rejoindre. Sans un mot, il s’allongea sur la natte au centre de la pièce, face contre sol, les bras repliés, la joue gauche posée contre ses mains. Calme. Présent.
— Ce sera mon chef-d’œuvre, mio, déclara Luna avec un demi-sourire. Mais je te préviens, ça va faire mal. Très mal. Je vais le faire à l’ancienne. Dis-toi que c’est un peu comme… un bon vieux dentiste. Sans anesthésie.
— Je suis habitué à la douleur, murmura Victor sans bouger. Tu peux y aller.
Elle se pencha, déposa un baiser léger sur sa joue. Ses cheveux effleurèrent sa peau. Sa voix fut un murmure :
— Cette douleur n’est pas faite pour te briser, mi amor.
Elle s’installa à califourchon sur ses hanches, son corps léger mais stable. Vêtue simplement d’un débardeur et d’un short noir, elle s’immobilisa un instant, les mains posées sur son dos. Elle ferma les yeux. C’était un rituel. Un adieu. Un serment.
Elle caressa doucement la peau offerte, attentive à chaque tension musculaire, à chaque cicatrice, chaque imperfection. Le corps de Victor était une carte de batailles. D’anciennes douleurs. De secrets gravés à même la chair. Mais ce soir, il était calme. Détendu. Ou du moins… il en donnait l’illusion parfaite.
Luna sourit intérieurement. Oui, ce tatouage serait un chef-d’œuvre. Et Victor… Victor était déjà une œuvre d’art.
Elle ne sortit pas tout de suite ses encres. Cette première heure serait uniquement pour tracer. Pour comprendre le terrain. Pour respecter le support.
Plutôt que le crayon, elle choisit une lame fine, stérile. Pas pour blesser, mais pour dessiner avec plus d’intensité, pour tester la chair et le seuil. Elle appuya, juste assez pour provoquer une réaction. La peau frissonna. Le muscle se tendit brièvement.
Mais Victor ne bougea pas.
Elle vit, dans son profil tourné, un très léger sourire. Il avait compris. Elle l’avait volontairement piqué plus fort, pour tester sa résistance. Il n’avait pas réagi. Pas même cligné des yeux.
Luna sentit sa gorge se serrer. Un mélange de respect, de tendresse, de chagrin. Cet homme, c’était le roc de sa vie, et pourtant, il allait repartir. Elle se remit au travail, le souffle régulier, le cœur battant fort.
Elle traça les premières lignes, nettes et longues, sur l’omoplate. Un dragon noir. Immense. Majestueux. Un symbole ancien de protection et de loyauté, souvent mal interprété, mais Luna connaissait son histoire. Ce dragon ne détruisait pas — il veillait. Il couvrait ceux qu’il aimait de ses ailes. Même s’il ne le disait jamais.
Victor n’aurait pas de mots pour ce tatouage. Mais il en porterait le sens. Comme il portait tout le reste.
Et pendant qu’elle dessinait, concentrée, elle murmura, sans le regarder :
— Ce dragon, c’est toi. Même si t’en as pas conscience.
Victor ne répondit pas. Mais il entendit.
Et il sourit.
Le travail avait duré des heures.
La nuit était tombée sans qu’ils s’en rendent compte. Les bougies s’étaient consumées lentement, laissant dans l’air une odeur d’herbe sèche, de cire chaude et de peau marquée. Luna s’était appliquée à chaque trait, chaque ombrage, chaque ligne du dragon. Elle avait suivi les courbes du dos de Victor comme si elle retraçait une carte ancienne — un chemin vers ce qu’il était vraiment, sous la peau, sous les silences, sous les armures.
Elle avait tatoué une créature massive, noire, aux ailes repliées, dont le corps serpentait de l’omoplate gauche à la taille. Le dragon regardait derrière lui, gueule entrouverte, prêt à rugir. Mais son regard était paisible. Fier. Immobile. Il veillait, comme Victor veillait sur ceux qu’il aimait — sans bruit, sans geste inutile.
Quand elle eut fini, elle déposa l’outil avec précaution. Se leva lentement. Elle avait le visage pâle et les mains tremblantes, épuisée. Mais dans ses yeux, il y avait une clarté nouvelle. Une lumière.
Victor se redressa avec lenteur. Il inspira, testa la tension dans son dos. Puis il se leva, torse nu, marchant jusqu’au miroir fixé près de la bibliothèque.
Un long silence s’installa.
Il ne dit rien. Il détailla le tatouage, se tourna légèrement pour mieux le voir. Le dragon semblait vivant sous sa peau. L’encre était dense, vibrante, profonde. Un souvenir indélébile. Un hommage.
Puis il se tourna vers elle.
— Tu t’es surpassée.
Luna haussa une épaule, faussement détachée.
— Je sais. J’fais ça parfois, quand le modèle est… inspirant.
Elle avait la gorge serrée. Mais elle ne voulait pas pleurer. Pas maintenant. Pas devant lui.
Victor s’approcha. Il prit son visage entre ses mains, délicatement. Son regard était calme, mais intense.
— Merci, dit-il simplement.
Elle hocha la tête, incapable de répondre.
Il la serra dans ses bras. Longtemps. Plus longtemps que nécessaire. Il l’enveloppa comme on retient une dernière chaleur avant l’hiver. Elle posa son front contre son torse, ses doigts crispés dans le tissu de son pantalon.
— Tu vas me manquer, souffla-t-elle.
— Toi aussi. Mais je suis pas loin. Et tu sais comment me trouver.
Elle leva les yeux vers lui, les yeux brillants.
— Je te déteste quand tu fais ça.
— Quoi donc ?
— Quand tu rends les adieux supportables.
Il eut un sourire doux, presque triste.
— C’est parce que ce ne sont pas des adieux.
Elle baissa les yeux, s’efforçant de retenir ce qui menaçait de déborder.
— Reviens. Pas parce que j’ai besoin de toi. Reviens parce que t’en auras envie.
Victor posa un baiser léger sur son front.
— Je reviendrai. Et tu pourras me tatouer l’autre épaule.
— Je te tatouerai un foutu colosse, ou un phœnix… je verrai bien.
— Mais pas un cœur.
— Non. Toi, tu le portes ailleurs.
Il esquissa un dernier sourire. Puis, doucement, il enfila sa chemise, ramassa ses affaires. Avant d’ouvrir la porte, il se retourna une dernière fois. Son regard s’attarda sur elle, comme pour graver son image dans sa mémoire.
Et il partit.
Luna resta là, seule dans la lumière chaude, les bras croisés sur sa poitrine, le cœur en feu. Elle savait qu’il tiendrait parole. Il reviendrait.
Mais elle savait aussi qu’un homme comme Victor ne reste jamais longtemps au même endroit.
Le silence dans l’appartement était lourd, épais comme de la suie. Luna Alvarez n’avait jamais aimé le vide, et pourtant… ce matin-là, elle n’avait pas bougé une seule chaise. Pas éteint les bougies, pas rangé le matériel. Le plateau stérile reposait encore près de la natte, tâché d’encre noire et de gouttes de sang séché. L’odeur du musc flottait toujours, ténue, entêtante. Il restait de Victor un fantôme chaud, un souvenir dans chaque recoin.
Elle s’était levée tard. Ou plutôt, elle n’avait presque pas dormi. Elle avait gardé le t-shirt qu’il avait porté la veille, celui qu’il avait laissé là sans y penser. Elle l’avait passé sans réfléchir, puis elle s’était allongée sur le canapé, face au vide.
Il était parti au lever du jour. Un simple sac sur l’épaule, son éternel regard calme. Il l’avait embrassée sur la joue — pas un baiser d’amant, non, mais un adieu doux et irrévocable. Un « prends soin de toi » qui voulait tout dire et rien à la fois. Elle avait souri. Bien sûr qu’elle avait souri. Pas question de pleurer devant lui. Elle était une Alvarez.
Mais maintenant, seule, c’était autre chose.
Elle se leva enfin, pieds nus, et marcha lentement jusqu’à la glace de la salle de bain. Elle ouvrit sa robe de chambre, tourna le dos au miroir, et observa son reflet. Son propre tatouage, celui qu’elle avait porté avec fierté depuis des années — un corbeau stylisé entre ses omoplates — lui parut soudain dérisoire.
Puis elle pensa à lui. À son dos à lui.
À ce dragon noir qu’elle avait gravé dans sa peau. Grand, puissant, serpentant le long de sa colonne vertébrale. Pas un dragon de guerre. Un dragon de protection. De loyauté. D’ombre et de veille. Un monstre sacré, incompris, mais bienveillant.
— T’es mon dragon, murmura-t-elle, en appuyant une main sur son cœur. Et maintenant tu n’es plus là.
Elle ne pleura pas. Pas encore. À la place, elle descendit dans la boutique, ouvrit la grille métallique, mit de la musique — fort, trop fort — et commença à nettoyer le poste de tatouage. Elle désinfecta chaque surface, rangea chaque flacon, remplaça les aiguilles. Tout en silence. Tout en colère douce.
Plus tard, une cliente entra, et Luna sourit. Elle fit son boulot. Elle écouta une histoire de rupture, de renaissance, de lotus. Et elle tatoua. Comme d’habitude.
Mais dans un coin de sa tête, une image revenait sans cesse : un homme debout sur une plage au coucher du soleil, le regard tourné vers l’horizon, les pieds dans l’eau, et un dragon noir enroulé autour de sa colonne comme une promesse qu’elle avait laissée sur lui.
Et chaque jour, en rangeant ses encres, Luna se répétait à voix basse :
— Reviens un jour. Juste… reviens.
***
La porte d’entrée grinça doucement sous la main de Victor. Le silence qui l’accueillit avait quelque chose de sacré. Un silence suspendu. Chargé. Il referma sans bruit, ses yeux glissant aussitôt sur les deux valises posées côte à côte près du seuil, encore fermées. Prêtes à repartir. Ou peut-être pas. Il s’en approcha. Les étiquettes portaient les traces d’un long voyage : Australie – San Francisco. Il comprit aussitôt.
Elles étaient rentrées. Elles l’avaient attendu.
Victor fit quelques pas dans la pénombre. La maison sentait le linge propre, un peu de café froid, et cette chose étrange que seuls les lieux habités par des femmes savent distiller dans l’air : une forme de chaleur silencieuse.
Dans la cuisine, Alex dormait, la tête repliée sur son bras, comme une enfant qui aurait attendu trop tard. Elle respirait lentement. Victor ne fit aucun bruit.
Puis il la vit.
Rebecca.
Allongée sur le canapé, la couverture à moitié tombée au sol, ses longs cheveux en désordre sur l’oreiller, une main repliée contre sa bouche, comme si elle s’était endormie en l’appelant. Elle portait un vieux sweat trop large et un short de sport. Elle avait l’air d’une survivante. Ou d’une amoureuse au bord du précipice.
Victor s’agenouilla près d’elle.
Il resta là un instant, simplement à la regarder. Elle n’avait pas défait ses bagages. Elle n’avait pas quitté la maison. Elle avait juste... espéré.
Il se pencha doucement.
Et il l’embrassa.
Un baiser lent, tendre, chargé d’un trop-plein de route, de violence, de fatigue, mais aussi de cette certitude profonde que rien au monde ne compte plus que ce visage endormi.
Rebecca répondit à ce baiser sans même ouvrir les yeux.
Elle l’embrassa comme une femme qui aurait retenu son souffle pendant des jours. Comme une amante furieuse qu’on ait osé la faire attendre. Comme Rebecca, en somme — entière, violente, magnifique. Ses mains se refermèrent autour de sa nuque, ses lèvres dévorèrent les siennes avec une urgence muette, animale, reconnaissante.
Puis elle murmura, toujours les yeux fermés :
— T’as intérêt à rester là, enfoiré.
Victor sourit contre sa bouche.
— Je suis là. Je suis revenu.
Elle ouvrit enfin les yeux. Deux perles sombres, mouillées, vivantes.
— Bien. Parce que si t’étais mort, j’aurais dû aller en enfer pour te ramener.
— Et tu l’aurais fait, répondit-il.
— Tu peux parier ta putain d’immortalité là-dessus.
Il rit doucement. Et se pencha de nouveau pour l’embrasser. Cette fois, plus longtemps.
Les valises restèrent là, près de la porte.
Mais plus personne ne songea à les rouvrir.
Rebecca avait gardé ses mains autour de son cou. Elle ne voulait pas le lâcher. Pas tout de suite. Son souffle était encore court, comme si elle venait de courir. Ou de revenir d’un lieu très loin d’elle-même.
Victor s’était assis au bord du canapé, son front posé contre le sien. Il avait fermé les yeux. Le contact de leurs peaux suffisait.
— Tu sens la mer, murmura-t-elle. Et la cendre.
Il sourit sans bouger.
— Je suis passé par un incendie et une plage. Et par toi, surtout.
Elle rit doucement, à peine un souffle.
— T’as une sale gueule, dit-elle en le regardant. Mais une gueule vivante. Et c’est tout ce qui compte.
Elle le poussa légèrement pour le regarder mieux. Ses doigts effleurèrent une trace sur sa joue, un hématome presque disparu.
— T’as morflé, hein ?
— Un peu.
— Tu t’en es sorti…
— … parce que je devais revenir ici, répondit-il en la fixant.
Rebecca le fixa à son tour. Longtemps. Et dans ses yeux, il y avait cette chose qu’elle ne montrait jamais aux autres. Cette vulnérabilité brute. Cette tendresse farouche qui lui appartenait à lui seul.
— Trois jours, dit-elle. Trois putains de jours, Victor. On est rentrées et t’étais pas là. Pas un mot. Pas un message. Rien. Juste ton absence. Alex voulait repartir. Moi j’ai dit non. Je me suis dit : il va revenir. Il DOIT revenir.
— Tu avais raison.
— J’ai toujours raison. Et t’as mis trois jours, connard.
Il haussa un sourcil, faussement penaud.
— Il m’a fallu le temps de mourir un peu, et de ressusciter.
Elle l’attira doucement contre elle et l’embrassa sur la tempe.
— Tu peux plus me faire ça. Tu peux plus disparaître comme ça. J’ai tenu bon cette fois. Mais si tu recommences… je fous le feu à la planète.
— Promis. La prochaine fois, je t’embarque.
Elle le serra fort. Son cœur battait vite. Il pouvait le sentir.
— Rebecca…
— Quoi ?
— Merci d’avoir attendu.
— Merci d’être revenu.
Il la regarda, longuement. Et dans ce regard, il n’y avait plus rien à prouver. Plus rien à demander. Juste une promesse muette. Solide. Définitive.
Elle se rallongea contre lui, la tête sur son torse, une main posée sur sa poitrine.
— T’as ramené la paix, Victor. Mais maintenant, reste. C’est tout ce que je veux.
Il passa ses doigts dans ses cheveux, les yeux levés vers le plafond comme si ce simple instant justifiait des siècles de guerre.
— Je reste.
Elle sourit contre sa peau.
— Bien. Parce que j’ai pas défait mes valises exprès. T’as intérêt à les porter, maintenant.
Ils restèrent ainsi, enlacés dans la pénombre, pendant de longues minutes. Peut-être des heures. À respirer ensemble. À retrouver l’évidence d’être deux.
Ils s’endormirent dans le salon, sans même s’en rendre compte. Les valises étaient restées près de la porte, mais plus personne ne les regardait. La nuit avait enveloppé la maison d’un calme profond, un silence plein, dense, qui n’appartenait qu’aux retrouvailles après la peur.
Victor dormait la tête penchée, Rebecca lovée contre lui, un bras passé autour de sa taille, comme une racine qui refusait de lâcher l’arbre. Ils formaient une île. Une forteresse. Un vieux serment silencieux entre deux âmes cabossées, mais vivantes.
Et dans la cuisine, Alex, réveillée par un bruit discret, les aperçut depuis le couloir.
Elle ne dit rien.
Elle regarda Rebecca, blottie contre cet homme revenu d’entre les enfers, et elle comprit quelque chose. Pas tout, peut-être, mais l’essentiel.
Elle referma doucement la porte, les laissant dans ce monde suspendu.
Pour la première fois depuis longtemps, la maison n’attendait plus rien.
Elle était pleine.