Le Kurgan

Chapitre 9 : Ce que le vent n’a pas emporté

17486 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a 26 jours

Le tour de potier ronronnait doucement, rythme hypnotique et régulier. Victor, penché sur l’argile, les mains pleines de boue, la mâchoire légèrement serrée, fixait la forme qui naissait sous ses doigts. L’atelier baignait dans une lumière chaude, filtrée par les rideaux de lin. Du jazz instrumental passait en sourdine, juste assez pour envelopper l’espace sans l’envahir.

C’était un Week end, et Rebecca ne bossait pas, elle avait même éteint son portable en disant qu’elle allait se donner a cent pour cent à ses deux amours d’abrutis. Alex qui avait enfin reçu le reste de ses affaires, et elle dépliait les cartons et rangeait ses vêtements dans son placard dans la chambre que Victor avait installé pour elle. Rebecca l’aida au début puis laissa se débrouiller pour aller préparer une tasse de thé.

Elle entra dans l’atelier sans bruit. Sweat ample, short noir, pieds nus. Un mug de thé dans une main, son téléphone dans l’autre. Elle s’approcha du banc où il travaillait, observa un instant la pièce en train de naître — une coupe large, presque parfaitement symétrique.

— On dirait presque que tu pries, murmura-t-elle en s’asseyant à côté, nonchalamment.

— C’est un peu le cas. L’argile, c’est comme une femme. Si tu la brusques, elle se déforme. Si tu l’ignores, elle s’effondre.

Rebecca haussa un sourcil.

— J’espère que tu ne m’as jamais comparée à de la terre humide, mon amour. Parce que si c’est le cas, on va devoir discuter.

Il esquissa un sourire, sans quitter la coupe des yeux.

— Non. Toi, tu es le feu dans le four.

Elle se mordit la lèvre, amusée. Et puis soudain, elle se leva. Doucement. Et elle se posta derrière lui, effleurant à peine sa nuque de ses doigts froids.

— T’as encore combien de minutes avant que ça soit critique ?

— Si tu me parles de la poterie, j’ai… deux minutes. Trois, si t’es gentille.

— Parfait, dit-elle.

Elle se pencha. Lentement. Et l’embrassa juste sous l’oreille.

Victor cligna des yeux. L’argile frissonna sous ses doigts.

— Rebecca…

— Continue, l’encouragea-t-elle à voix basse, en glissant une main sous sa chemise. Je veux voir si tu peux faire deux choses en même temps. Toi qui as vécu mille ans, ça devrait pas être un souci.

Il serra un peu plus les mâchoires. Le bol commença à trembler.

— Rebecca, ce n’est pas une bonne id…

Elle passa la langue sur sa clavicule.

— Tu me rends folle quand tu fais ça… concentré, grave, les mains pleines d’argile. Tu ressembles à une divinité ancienne. Un dieu du feu. Je me suis demandé ce que ça ferait de te déconcentrer complètement.

Il ferma brièvement les yeux. L’argile se déforma. Le bol pencha légèrement.

— Arrête…

— Trop tard.

Elle posa sa main sur sa cuisse. Lente. Décisive.

— Si tu veux que je m’arrête, faudra me convaincre.

Victor respira avec difficulté, elle avait des lèvres si douces, des mains si caressantes qu’il ne pouvait plus se concentrer.

— Tu veux que je m’arrête, mon très beau… chuchota-t-elle en lui léchant son cou.

 L’argile s’effondra.

— Putain…

Rebecca éclata de rire, contourna le banc et s’accroupit devant lui, les yeux brillants, narquoise.

— Oh non, le vase sacré du dieu Kruger est mort ! Tu crois qu’il va pleuvoir du sang ?

— Tu es une terrible personne, Rebecca Alvarez.

— Tu n’as encore rien vu.

Elle attrapa son menton, l’embrassa longuement.

Puis murmura contre ses lèvres :

— ça c’était pour m’avoir fais jouir au téléphone pendant que je parlais boulot, rappelle-toi juste… je rends toujours la monnaie.

Alex passa et sans les voir lança d’une voix tranquille.

— Je vous vois bandes d’obsédés.

— Je croyais que t’étais occupée toi ! lança Rebecca amusée.

— Je le suis, et je vous entends aussi… espèces de chacals en chaleurs.

— Awoooo ! Cria Rebecca en souriant.

Elle se pencha en donna un baiser rapide à Victor, puis sorti au courant pour rejoindre Alex dans le salon. Ce dernier poussa un soupir et se remit au travail.

Alex était en tailleur sur le tapis du salon, devant une montagne de livres, de vêtements, et un carton à moitié éventré d’où dépassaient une paire de bottes militaires, un foulard aux motifs aztèques, et un vibromasseur violet qu’elle s’empressa de recouvrir d’un vieux sweat-shirt en entendant Rebecca approcher.

— T’as vu ton bordel ? s’exclama cette dernière en déboulant dans la pièce comme une tornade, thé toujours à la main.

— C’est pas du bordel, c’est une cartographie visuelle de mon univers. Chaque objet a sa place dans mon chaos.

Rebecca, moqueuse, leva un sourcil.

— Ton univers sent la culotte de combat et le patchouli.

Alex haussa une épaule sans se démonter, puis ajouta avec une ironie mordante :

— Et ton univers à toi vient de sacrifier un bol antique sur l’autel de la luxure. Bravo. Le musée du Louvre pleure des larmes de boue.

Rebecca éclata de rire, s’approcha d’Alex et lui claqua une tape sonore sur les fesses en passant derrière elle.

— Aïe ! grogna Alex en sursautant. T’as un problème avec l’autorité, Alvarez !

— C’est toi l’autorité ici, bébé ?

— Tu veux qu’on reparle de qui braillait “plus bas, plus bas, encore” hier soir pendant que j’essayais de lire Sénèque ?

Rebecca leva les bras au ciel, faussement outrée.

— J’ai crié “Victor”, pas “Sénèque”, nuance !

Alex se mit à rire, authentiquement, en ramenant ses cheveux en arrière, puis ajouta plus doucement, en l’observant ranger quelques affaires :

— T’es folle amoureuse, hein ?

Rebecca s’arrêta un instant, dos tourné.

Elle soupira. Longuement.

Puis, sans se retourner :

— Comme une conne. C’est le pire et le meilleur de moi. Et j’ai aucune idée de ce que ça va donner.

Alex se redressa, s’approcha, et passa un bras autour de ses épaules.

— Ça donnera ce que vous en ferez. Et t’es pas une conne, Bec. T’es une meuf qui sait que l’amour, c’est pas un concept propre. C’est un bordel. Et dans le vôtre, y a de la tendresse. C’est rare, ça.

Rebecca se pencha contre elle, tête posée sur son épaule un instant.

Puis se redressa, souffla :

— T’es trop sage pour ton âge. Sérieusement ! Tu me fais vraiment flipper !

— Dixit la nana qui passe son temps à me fouetter les fesses sans prévenir.

Rebecca partit dans un éclat de rire, les joues rouges, puis mima un bisou qu’elle lui lança en sifflant.

— C’est parce que j’adore vos pairs de fesses, a toi et Victor, et puis elles sont à moi et j’ai le droit de les tripoter comme ça me chante.

— Ouais bah contente toi de tripoter qu’une seule paire, ma grande, répondit Alex avec un sourire crispé.

— Pour ton information fesse d’huitre ! dit Rebecca en chuchotant. Ton oncle kiffe trop gravement ma paire de fesse.

Puis elle ajouta d’une voix mielleuse.

— J’ai encore les stigmates de ses morsures sur le derche.

— T’es vraiment une obsédée, tu le sais cela ?

Les deux femmes rirent à gorge déployée, et pendant un instant, tout était calme. Léger. Simple.

Comme si, malgré les ombres du monde, ce foyer-là savait encore ce que voulait dire le mot “vivre”.

Alex venait de repousser le coussin que Rebecca lui avait lancé quand, en ouvrant un carton plus ancien, elle tomba sur un objet qu’elle n’attendait pas.

Un carnet.

Épais. Relié de cuir brun, patiné par les années. Un ruban de soie noir pendait d’une tranche usée. L’odeur de cuir ancien s’en dégageait, mêlée à celle de poussière et de papier.

Elle fronça les sourcils.

— C’est pas à moi, murmura-t-elle.

En ouvrant le carnet elle trouva une photo de Nuri. Son père qui l’avait élevé après la mort de sa mère, il avait toujours ce sourire et regard doux qu’Alex adorait ; sa perte fut si grande que la douleur demeurait vivace. Rebecca qui avait remarqué le changement d’expression d’Alex s’installa dans le canapé en tailleur sans la quitter des yeux.

— Qu’est-ce que t’as trouvé ?

Alex le regard toujours rivé sur la photo de Nuri tourna la photographie et trouva un poème écrit sur son dos.

Tes yeux, malicieux et salins,

Ton rire, une insolence aérienne,

Tes cheveux, leurs ondulations défaites et brillantes.

Je n'oublierai pas... ton souvenir omniprésent

Jusqu'à ce que je m’en aille.

 

Ta main glissant de la mienne,

Ton ombre se transformant en

S'éloignant sans se transformer... en brume.

Je ne pardonnerai pas... le souvenir omniprésent

Jusqu'à ce que je m’en aille.

 

Ta danse libre sous la pluie,

Ta colère sans raison pour des broutilles,

Tes petites espiègleries enfantines,

Je les aimerai toutes,

Jusqu'à ce que je m’en aille.

 

Tes fausses promesses,

Tes rêves brûlants,

Tes souhaits sans cœur,

Je les détesterai toutes,

Jusqu'à ce que je m’en aille.

Rebecca s’était tue, sans sourire, observant Alex avec une attention nouvelle. Elle connaissait ce regard — celui qu’on porte à une blessure ancienne qui vient de se rouvrir sans prévenir.

— C’est lui qui a écrit ça ? demanda-t-elle doucement.

Alex hocha la tête, les yeux brillants, la photo toujours entre ses doigts.

— Oui. Je reconnais son écriture. C’est de lui… et c’est pas pour ma mère.

— Tu en es sûre ?

Alex ouvrit lentement les premières pages du carnet. L’encre y était fine, appliquée, mais nerveuse. Dès les premiers mots, elle sut. Ce n’était pas un journal de voyage, ni de souvenirs banals. C’était une confession. Une lettre au temps.

Elle lut à voix haute, les premiers mots tracés en haut de la page :

“Son prénom était Rhiannon Blake. Et je l’ai aimée comme on aime une déchirure.”

Rebecca ne dit rien. Elle se contenta d’écouter. De respecter.

Alex tourna une page, puis une autre. Elle déchiffrait les fragments d’une autre vie, d’un autre homme. Celui que son père avait été, longtemps avant de devenir “papa”.

 

***

 

 

Irradiant d’orgueil, je l’étais. Et cela depuis des siècles. Rompant le serment que je m’étais imposé — celui d’abandonner la guerre — j’ai repris les armes. Pas sous les couleurs de ma patrie d’origine, non. J’étais désormais citoyen britannique, et “Kayaman” sonnait suffisamment anglais pour passer inaperçu dans mon nouveau pays, même si, au fond, je restais un Oghuz dans l’âme.

Après la dernière guerre contre l’Allemagne, j’ai rejoint les SAS. Je suis devenu capitaine. Mais le temps… le temps a ce pouvoir étrange de ronger les symboles, de ternir l’éclat des convictions. Oman. Les Malouines. L’Irlande du Nord. À chaque conflit, je me sentais un peu plus vide. Plus étranger à moi-même.

Alors j’ai déserté. Pas l’armée — mais le monde. Je suis parti chercher la paix ailleurs. En Australie. Un centre pour vétérans, perdu sur une île, battue par les vents, où l’on apprenait à respirer autrement.

C’est là-bas que je l’ai vue.

 

Nuri Kayaman ne comprenait toujours pas pourquoi l’on avait cessé d’appeler la mer la Grande Verte. C’était pourtant le nom le plus juste : une étendue d’émeraude mouvante, vaste comme un linceul tendu entre deux mondes. Pour lui, elle apaisait l’âme comme peu d’autres choses pouvaient encore le faire. Cela faisait cinq mois qu’il avait quitté les SAS, et les cauchemars n’avaient jamais été aussi fréquents. Neuf siècles et demi de guerres, de conquêtes, de batailles — mais aussi de massacres. À ses yeux, l’humanité avançait à reculons : plus les choses changeaient, plus elles restaient identiques.

Il avait la taille moyenne, un corps souple, musclé, entretenu avec la rigueur militaire qu’il n’avait jamais perdue. Pectoraux nets, ventre sec, gestes lents, précis. Pour lui, le corps n’était qu’un outil — comme l’esprit. Il n’en tirait aucune vanité. Il ne s’était jamais considéré comme un étalon, et ne comprenait pas vraiment pourquoi certaines femmes semblaient le trouver irrésistible.

Ce jour-là, sur le bateau qui l’emmenait vers son point de chute, il avait tout de même remarqué deux passagères, plus jeunes, qui chuchotaient et riaient tout en le regardant. Il détourna les yeux avec pudeur, non sans esquisser un sourire. Peut-être étaient-ce les femmes occidentales qui voyaient quelque chose d’attirant dans sa barbe courte, ses cheveux mi-longs, ou ce regard calme et insondable qui trahissait mille ans d’orages.

Le quai grinçait sous ses pas, rongé par le sel et le temps. L’air sentait le varech, la pluie ancienne et les eucalyptus. L’île était petite, sauvage, avec une végétation dense bordant la plage comme un rideau. À l’extrémité du chemin de planches, un homme l’attendait.

Grand, massif, souriant, la cinquantaine rayonnante, vêtu d’un pantalon en toile froissée et d’un pull à col V, l’homme leva une main en le voyant approcher.

— Bienvenue au centre Blake. Je suis Barney. Infirmier ici depuis… trop longtemps. Vous êtes M. Kayaman ?

Nuri hocha la tête, son sac sur l’épaule.

— Oui.

Ils se serrèrent la main. Barney avait une poigne ferme, bienveillante.

— Comment s’est passé le voyage ? Pas trop de houle ?

— Calme. Le bateau tanguait moins que moi, répondit Nuri avec un sourire discret.

Barney rit franchement.

— Ha ! J’vais la ressortir, celle-là. Venez, on a préparé votre chambre. Une vraie petite suite. On aime bien traiter nos patients avec dignité ici.

Ils empruntèrent un sentier de terre battue entre les arbres, le bruit de la mer s’éloignant doucement derrière eux.

— Et comment vous avez entendu parler de nous, au juste ? demanda Barney en jetant un œil par-dessus son épaule.

— Une revue spécialisée. Un article sur les méthodes alternatives pour traiter le syndrome post-traumatique. Ils disaient que vous étiez des pionniers, surtout pour les vétérans de guerre ou les grands accidentés. Des cas lourds.

Barney hocha lentement la tête, l’air fier.

— C’est vrai. On n’a pas beaucoup de moyens, mais on a la meilleure. Le docteur Rhiannon Blake. Une légende ici. Certains la surnomment la dompteuse de démons. Et moi je dis : s’il vous reste une part d’humain, elle la trouvera.

Nuri garda le silence quelques secondes.

— Et si on ne sait plus s’il reste quelque chose ?

Barney le regarda brièvement.

— Alors elle vous aidera à décider si ça vaut la peine de chercher.

Ils débouchèrent enfin sur un petit bâtiment blanc, posé au bord d’un bosquet de pins. Simple, propre, avec un porche de bois et un hamac vide battant au vent.

— Installez-vous. Ce soir, pas de blabla médical. Juste un repas chaud, un lit, et le bruit des oiseaux. Demain matin, vous verrez le docteur Blake. Vous verrez… elle est différente. Venez, je vous montre !

La chambre était simple, mais baignée de lumière. De grandes persiennes laissaient filtrer les rayons du soleil de fin d’après-midi, projetant sur les murs des ombres obliques, comme des barreaux paisibles. Un lit large, une armoire en bois clair, un petit bureau avec une lampe d’architecte, une étagère remplie de livres aux titres délavés. Il n’en fallait pas plus.

Nuri posa son sac, s’avança vers la fenêtre. De là, il voyait la mer, au loin, et la cime des arbres qui dansaient sous le vent chaud venu du nord. Les cris des mouettes, un parfum d’eucalyptus dans l’air. Le calme avait une texture. Il s’en imprégnait déjà.

— Vous avez de la chance, vous avez la meilleure vue de toute l’île.

Il se retourna. Barney s’était adossé au chambranle, bras croisés, large sourire aux lèvres. Son crâne rasé luisait un peu sous la lumière, et ses yeux, sombres et rieurs, respiraient une bienveillance sans filtre. Il tenait un dossier contre sa hanche.

— Vous êtes sûr que vous êtes pas ici en vacances, capitaine Kayaman ?

— Ce serait la première fois, murmura Nuri.

Barney s’avança, jeta un œil à la chambre avec satisfaction.

— C’est pas le Ritz, mais vous verrez. Les nuits sont silencieuses ici. Et si vous tendez l’oreille, à trois heures du matin, vous entendrez parfois les dauphins, ou les dingos qui chantent. C’est l’île. Elle aime vous dire qu’elle est là.

Nuri le regarda un instant. Il aimait cet homme. Il le sentait. C’était rare. Barney n’avait pas besoin d’armure. Il dégageait une force tranquille qui, pour un homme comme Nuri, valait bien plus que des mots.

Ce dernier désigna un carnet posé sur le bureau.

— Là-dedans, vous avez le planning des repas, des groupes de parole, les balades organisées, tout ça. Mais prenez votre temps. Personne ici vous court après. Vous êtes ici pour vous recoller, pas pour vous discipliner.

Nuri acquiesça, et Barney repartit d’un pas souple, son rire résonnant dans le couloir.

Un instant plus tard, Nuri était dehors. Il avançait lentement sur un chemin de gravier blanc qui serpentait entre les eucalyptus. Le centre était un mélange de bâtiments en bois et en pierre, espacés, ouverts sur la nature. Une architecture qui respirait la douceur, le calme, l’humilité.

Il dépassa une serre, une cuisine commune, puis entendit des voix, des rires, des silences aussi. Il s’arrêta, attiré. Et il la vit.

Ils étaient une douzaine, assis en cercle sous une pergola couverte de lianes, des coussins au sol, quelques tasses à la main. Des hommes, des femmes, la plupart marqués par la guerre ou les drames, certains amputés, d’autres à la dérive. Et au centre, une silhouette.

Rhiannon Blake.

Elle était assise en tailleur sur un coussin orange, une main posée sur son genou, l’autre tenant un carnet fermé. Elle écoutait. Vraiment. C’était visible jusque dans son immobilité. Les autres parlaient, parfois hésitaient, et elle ne les interrompait pas. Elle regardait toujours celui qui s’exprimait, sans jamais détourner les yeux — sauf lorsqu’elle capta le regard de Nuri, un peu plus loin.

Leurs yeux se croisèrent.

Et elle détourna aussitôt le regard, posant doucement son attention sur une patiente au visage ravagé de tristesse. Elle se pencha légèrement en avant, avec une concentration tranquille, et murmura quelque chose que Nuri ne put entendre.

Il resta là, quelques secondes, invisible parmi les feuillages, observant cette femme dont il ignorait encore tout.

Mais déjà, il savait.

Le lendemain matin, Nuri marcha longuement sur le rivage. Pieds nus dans le sable tiède, les mains enfoncées dans les poches de son pantalon de toile, le regard perdu sur l’horizon. Le vent salin bousculait ses cheveux sombres et le chant des vagues semblait murmurer dans une langue qu’il était peut-être seul à comprendre.

Il s’enfonçait un peu plus sur la plage, quand une voix claire, presque moqueuse, le tira de sa rêverie :

— Hé ! Vous voulez attraper la corde ?

Il leva les yeux.

Une barque glissait lentement vers lui, poussée à la main par une femme aux cheveux humides et au corps gainé d’une combinaison de plongée noire. Il l’attrapa au vol, une corde nouée qu’il fixa d’un geste sec sur une racine d’arbre tordue. Puis, il se redressa, et la vit de près.

Elle était là, droite dans l’eau, la silhouette soulignée par le néoprène, le visage encore perlé de sel. Ses yeux, d’un bleu presque transparent, semblaient le disséquer sans hostilité, mais sans détour non plus.

Elle ne dit rien tout de suite.

Et Nuri, lui, la contempla. Non pas avec désir, mais avec cette intensité particulière qu’ont ceux qui observent le monde en silence depuis trop longtemps.

Elle ressemblait à ces figures qu’on devine plutôt qu’on ne regarde vraiment. Elle n’imposait pas : elle s’imposait. Comme une marée lente. Frêle en apparence, mais il y avait quelque chose de tendu sous la peau — une force contenue, une fatigue maîtrisée. Le genre de femme qui ne cherche pas à plaire, mais qui trouble malgré elle.

Et ses yeux… clairs, vifs, fatigués d’avoir trop vu. Des yeux qui cherchaient la fracture. Et qui, parfois, la trouvaient.

— Merci pour la corde, dit-elle simplement.

Elle sortit un sac en toile de la barque, en sortit deux poissons encore frétillants.

— Qu’est-ce que vous en dites ? Pas mal pour deux heures de chasse sous-marine, hein ?

Nuri hocha légèrement la tête.

— Vous pêchez ? demanda-t-elle.

— Non, répondit-il d’une voix calme.

— Ici, c’est pas qu’un loisir. Ça allège les frais de restauration. Et ça vide la tête aussi.

Elle lui sourit et Nuri demeura silencieux, l’observant un moment elle lança un regard circulaire.

— Que pensez-vous de mon île ?

Il suivit son regard. Les falaises rouges au loin, les eucalyptus pliés par le vent, les chants d’oiseaux au loin.

— Elle est belle, dit-il simplement.

— Je suis d’accord, et en plus elle a un pouvoir naturel de guérison. C’est l’endroit idéal pour pratiquer la médecine, mais il a fallu des années et quelques crises nerfs pour convaincre les bureaucrates.

Il tourna lentement la tête vers elle, sans rien dire.

Elle enchaîna, sans le lâcher du regard :

— Où êtes-vous né , Monsieur Kayaman ?

Il répondit après une légère hésitation :

— A… la campagne.

— Je vous envie. Le calme. L’espace. La solitude choisie.

Elle laissa passer un silence, puis ajouta doucement :

— Et votre famille ?

— Je n’ai personne.

Elle plissa à peine les paupières. Pas de pitié. Juste une information qu’elle rangeait quelque part.

— Vous n’aimez pas parler de vous, hein ?

Nuri soupira, et son ton se fit plus grave.

— J’avais cru comprendre que vous respectiez l’intimité de vos patients, docteur Blake.

Elle esquissa un sourire énigmatique.

— Tout à fait. Mais en échange, je vous demande une faveur.

Il la regarda sans répondre.

— Ne m’appelez pas docteur Blake. J’ai un prénom. Rhiannon. Ou Ria, si vous préférez.

Un silence. Puis enfin, Nuri rendit son sourire. Discret. Honnête.

— Très bien, Ria.

— Bien. Alors venez. J’ai besoin d’un coup de main pour porter ces poissons. Et puis… j’aimerais vous montrer quelque chose.

— Quoi donc ?

Elle le fixa, mystérieuse.

— Vous verrez bien. Je suis médecin, pas magicienne. Mais je connais quelques endroits où les âmes respirent un peu mieux.

Il la suivit.

Sans bruit.

Et pour la première fois depuis longtemps, l’air lui sembla un peu moins lourd.

Ils marchaient à travers un sentier étroit bordé de fougères et d’eucalyptus tordus. Le soleil perçait en rayons dorés à travers les feuillages, et l’air sentait la terre chaude et l’iode. Rhiannon marchait devant, pieds nus elle aussi, les poissons enroulés dans un linge humide, balançant doucement dans son panier.

— Vous ne posez pas beaucoup de questions, dit-elle soudain sans se retourner. C’est… rafraîchissant.

— Vous, si, répondit Nuri du tac au tac, presque amusé.

Elle tourna légèrement la tête et lui lança un regard en coin.

— Je ne pose pas les questions. Je pose mes questions. C’est une nuance importante.

Ils arrivèrent sur une petite crique secrète, protégée par des rochers et des branches basses. Une barque y était tirée à demi sur le sable, et un vieux banc de pierre faisait face à la mer.

Rhiannon posa son panier et s’assit. Elle tapota la place à côté d’elle, sans un mot. Nuri hésita. Puis céda.

Ils restèrent un moment sans rien dire. Écoutant le ressac.

Puis elle reprit, cette fois avec une voix plus basse :

— Vous savez ce que j’ai remarqué chez les anciens soldats ?

Nuri ne répondit pas. Elle poursuivit.

— Certains parlent tout le temps. Les plus loquaces sont parfois les plus cassés. Ils étouffent leur douleur sous les mots. D’autres… ceux qui se taisent… donnent l’impression d’avoir fait la paix avec eux-mêmes. Mais en vérité, c’est souvent juste qu’ils ont décidé de ne plus rien partager. Plus rien risquer.

Il tourna lentement la tête vers elle. Elle continua, calmement :

— Vous ne parlez pas beaucoup, monsieur Kayaman. Mais vous regardez tout. Chaque angle. Chaque mouvement. Même ici, dans ce petit coin d’île, vous cartographiez. Vous mémorisez. Vous anticipez. Ce n’est pas de la méfiance. C’est de la survie. C’est un automatisme.

Elle le laissa digérer en silence. Nuri ne disait rien. Mais il ne regardait plus la mer. Il la regardait, elle.

— Vous savez ce que c’est que d’être brisé sans que ça se voie, n’est-ce pas ? demanda-t-elle enfin, la voix plus douce. D’être en miettes à l’intérieur mais d’avoir un corps qui fonctionne encore parfaitement. Trop bien même.

Il hocha lentement la tête.

— Je vous ai vu ce matin dans la cour, continua-t-elle. Vous avez aidé un ancien du Golfe à se relever. D’un geste rapide, presque invisible. Et ensuite, vous avez quitté le groupe. Vous ne supportez pas d’être regardé quand vous aidez. Vous détestez qu’on vous vois faire le bien.

Un fin sourire passa sur ses lèvres.

— Vous êtes le genre d’homme qu’on pourrait croire inaccessible. Mais moi… je crois que vous avez un cœur immense. C’est juste qu’il est en ruines. Et que personne ne vous a appris à reconstruire.

Nuri l’observait, le visage impassible. Mais ses yeux… ses yeux disaient autre chose. Il voulait parler. Mais il ne savait pas par où commencer.

— Pourquoi vous me dites tout ça ? murmura-t-il enfin.

Elle s’humecta les lèvres, puis le fixa droit dans les yeux.

— Parce que je suis médecin. Mais aussi parce que j’ai connu ce regard. Chez des enfants revenus d’enfer. Chez des femmes que plus personne ne touchait. Et chez moi, aussi, parfois.

Un long silence.

— Et puis… vous êtes un mystère, monsieur Kayaman. Et j’aime les mystères. Parce qu’ils me rappellent que la douleur peut être ancienne… mais encore vivante.

Il ferma les yeux une seconde.

Et souffla :

— Si vous saviez depuis combien de temps elle est vivante…

Elle le regarda longuement. Ne demanda rien. Elle savait reconnaître un homme qui portait une guerre de trop. Peut-être même plusieurs.

— Vous n’êtes pas obligé de parler, dit-elle doucement. Pas aujourd’hui. Pas demain. Mais un jour, peut-être… vous me raconterez. Et je vous écouterai.

Elle se leva, remit son panier sous le bras.

— Vous avez faim ?

Il hocha la tête.

Elle sourit, légère.

— Alors venez. Je vais vous faire goûter mon curry de poisson. Et vous me direz si c’est aussi bon que la cuisine de votre campagne mystérieuse.

Et il la suivit.

Toujours silencieux.

Mais le pas, juste un peu plus léger.

 

***

 

[Enregistrement activé – dictaphone clinique n°203, dossier N.K.]

Voix de Rhiannon Blake, calme, posée, avec un léger accent australien :

« Sujet : Nuri Kayaman. Âge déclaré : quarante-trois ans. Nationalité : britannique d’origine turque. Ancien militaire. Capitaine des SAS, dossier militaire consulté avec autorisation préalable. Discret sur ses états de service — ce qui n’est pas rare — mais les éléments disponibles font état d’un parcours opérationnel extrêmement dense. Conflits multiples : Irlande du Nord, Golfe, Balkans, Falklands, interventions ponctuelles non documentées. Hautement décoré. A quitté les forces spéciales il y a environ six mois.**

Premières observations : comportement remarquablement stable en apparence. Pas de nervosité manifeste, ni d’agitation. Aucun geste parasite. Aucun signe extérieur de stress chronique observable à l’œil nu. C’est un homme qui se tient. Qui se contient. Il incarne littéralement le contrôle. Mais ce n’est pas un calme naturel. C’est un calme forgé. Bâti. Une discipline de fer. Comme si chaque battement de cœur était une décision, pas un réflexe.

Ce qui intrigue immédiatement, c’est l’absence de colère visible. Beaucoup d’anciens soldats, surtout ceux passés par des unités spéciales, manifestent des formes de colère latente, souvent mal canalisée : impatience, agressivité passive, rejet de l’autorité. Nuri Kayaman n’en montre aucune. Ni rejet, ni défiance. Pas d’antagonisme. Pas même cette ironie cynique qu’on perçoit chez ceux qui ont tout vu, tout perdu. Il est… neutre. Comme un lac en surface. Mais je soupçonne une profondeur insondable.

Il ne fuit pas la parole. Mais il ne l’offre pas non plus. Il ne ment pas, mais il ne raconte rien. Il est ce que certains appellent un “mutique volontaire”. Non par fermeture émotionnelle, mais par habitude de se taire. Il est entré dans la salle sans demander quoi que ce soit. A accepté le cadre sans protester. Il observe tout, tout le temps. Je l’ai vu deviner la configuration de la pièce en trois secondes, identifier les sorties, la ventilation, les angles morts. C’est un homme entraîné à survivre, même dans un environnement thérapeutique. C’est là que réside l’un de ses paradoxes : il est venu ici de son plein gré. Ce n’est pas un cas imposé par la hiérarchie ni une obligation légale. Il a cherché ce centre. Il a demandé à entrer. Pourquoi ? Ce n’est pas la culpabilité. Ce n’est pas la peur. Ce n’est pas la honte. C’est autre chose. Quelque chose de beaucoup plus ancien que son passage dans les SAS.

Il évite les contacts physiques. Non de manière rigide, mais naturelle, presque subtile. Il s’écarte juste assez pour maintenir une bulle. Une réserve sociale, mais pas misanthrope. Il n’évite pas les gens, il les observe à distance. Il préfère les endroits calmes, évite les repas en groupe. Ce comportement peut correspondre à une forme de stress post-traumatique, bien sûr, mais c’est trop bien géré pour être un cas classique de SSPT. Il ne présente aucun trouble du sommeil visible — il dort peu, mais profondément, sans médication. Il ne boit pas. Ne fume pas. Ne cherche aucun échappatoire chimique. Ce n’est pas un homme en fuite. C’est un homme en veille.

Physiquement : très bonne condition. Corps entretenu, alimentation précise, hygiène stricte. Il n’a pas seulement subi l’armée : il l’a intégrée dans ses fondations. Ce n’est pas une façade. C’est lui. Sa force tranquille n’est pas feinte. Elle est enracinée.

Mais ce qui me trouble le plus… c’est son regard. Quand il vous fixe, il ne vous regarde pas : il vous écoute. Comme s’il analysait le poids exact de chaque mot, chaque émotion, chaque hésitation. Et parfois, pour une fraction de seconde, on aperçoit autre chose. Une faille. Une douleur silencieuse, immense. Quelque chose qui ne s’est pas produit il y a six mois, mais il y a très longtemps.

Ce patient ne souffre pas d’un traumatisme récent. Il souffre d’une accumulation. D’un empilement de pertes, de deuils, d’abandons. Il ne me l’a pas dit. Il ne me le dira peut-être jamais. Mais je le sens. Il est fait d’une matière différente.

Je ne peux m’empêcher de penser… qu’il est beaucoup plus vieux que ce qu’il prétend. Non pas physiquement, mais émotionnellement. C’est un homme qui a vu trop de choses, trop de morts, trop de fins. Et pourtant, il ne s’est pas écroulé. Pourquoi ? Comment tient-il ?

Est-il simplement brisé d’une manière qui échappe à nos classifications cliniques ?

Ou alors…

…est-il encore debout parce qu’il n’a jamais été autorisé à tomber ?

Fin de note clinique – dossier N.K., jour 1. À suivre avec extrême attention. Suivi hebdomadaire recommandé. Hypothèse de diagnostic différentiel : trouble adaptatif chronique avec composante dissociative faible, mais système de défense extrêmement élaboré. Potentiel intellectuel élevé. Intuition clinique : ce patient est une énigme. »

Rhiannon Blake éteignit le petit dictaphone noir d’un geste lent, précis. Le silence retomba dans le cabinet, doux et pesant à la fois, comme un linge humide sur la nuque. Le cliquetis discret de l’appareil laissa place au bruissement lointain des feuilles, dehors, et au bourdonnement paresseux de la lampe halogène au-dessus de son bureau.

Elle resta immobile un moment, le regard fixe sur le carnet de notes encore fermé devant elle. Puis elle le poussa du bout des doigts. Doucement. Sans y prêter attention.

Au lieu de ça, elle souleva la photo de Nuri. Aucune fioriture. Juste une photo. Celle prise à son arrivée, à la demande de l’administration. Banale, cadrée comme toutes les autres. Mais différente. — mais elle avait capturé quelque chose d’authentique : cette posture droite sans être rigide, ce regard porté au loin, comme s’il écoutait une chanson que personne d’autre n’entendait.

Il y avait ce quelque chose. Ce trop silencieux dans la posture. Cette tension contrôlée jusque dans le relâchement. Cette manière de porter le regard vers l’objectif sans vraiment y être. Et ce sourire — ce non-sourire — comme une entaille dans le visage d’un homme qui avait vu trop de choses et décidé de ne plus en dire aucune.

Elle effleura la photo du bout des doigts, sans y penser, comme on caresse un papier ancien ou une page de livre sacré. Lentement, presque religieusement.

— Qui es-tu ? souffla-t-elle.

Sa voix n’était qu’un murmure. Pas une question lancée au monde. Juste une pensée échappée de ses lèvres.

Elle effleura la ligne de sa mâchoire sur la photo, descendit jusqu’au col de sa chemise. Il y avait dans sa posture une maîtrise silencieuse, une économie de gestes qui appartenait à ceux qui avaient tout vu, tout perdu… et qui pourtant continuaient de se tenir debout.

— Tu caches tout, et pourtant tu rayonnes. Tu as la pudeur des soldats et la noblesse des conteurs. Et cette douleur… ce gouffre sous tes mots…

Elle s’interrompit. Se redressa légèrement.

Elle n’avait jamais pensé à un patient en ces termes.

Ce n’était pas de l’attirance — pas encore. C’était plus dérangeant. Plus profond. Une forme de fascination intellectuelle, presque spirituelle, qui la poussait à comprendre. À chercher la faille. À décrypter l’homme derrière la carapace.

Elle retira doucement ses doigts du verre. Se leva. Fit deux pas jusqu’à la fenêtre, bras croisés. L’île, dehors, baignait dans la lumière dorée de la fin d’après-midi. Et elle se surprit à penser :

Tu n’es pas là pour guérir, n’est-ce pas, Nuri Kayaman ?

Tu es là pour qu’on t’observe…

…et pour qu’on échoue à te réparer.

Elle ferma les yeux. Soupira.

Demain, elle le reverrait.

Et ce ne serait pas une consultation comme les autres.

 

***

Centre de Réadaptation – Salle de consultation 3

La lumière était tamisée, douce, comme un baume posé sur les murs blancs. Rhiannon avait pris soin d’installer les fauteuils face à la grande baie vitrée, d’où l’on apercevait la mer au loin. Pas de bureau entre eux. Pas de barrières. Un simple carnet sur ses genoux. Et le dictaphone, éteint pour l’instant, posé sur la table basse.

Nuri entra avec son calme habituel. Toujours cette démarche sobre, précise, sans hésitation. Il s’assit, le dos droit, les mains croisées entre ses genoux. Son regard se posa sur l’horizon avant de se tourner vers elle.

— Vous n’avez pas allumé l’enregistreur, constata-t-il d’une voix posée.

Rhiannon esquissa un sourire.

— Je me suis dit qu’on pouvait commencer sans. Sauf si vous préférez qu’on le mette.

Il haussa légèrement les épaules. Une non-réponse. Mais elle comprit que c’était un oui.

Elle appuya sur le bouton. Un déclic discret. Le silence reprit ses droits.

— Alors, dit-elle doucement. Comment s’est passée votre semaine ?

— Calme, répondit-il. L’île est belle. Et elle dort profondément.

— Et vous ?

Il pencha la tête, comme s’il réfléchissait vraiment à la question.

— Je ne dors pas. Mais je rêve. Beaucoup. Trop.

Elle nota cela, sans commentaire. Puis releva les yeux.

— Vous m’avez dit, la dernière fois, que vous aviez “survécu à trop de choses”. Vous pouvez m’en parler ?

Un long silence s’ensuivit. Pas tendu. Juste… dense.

— Je ne suis pas sûr que parler aide, dit-il finalement.

— Pourquoi ?

— Parce que les mots sont des cages. Ils enferment ce qu’on voudrait libérer. Et parfois… ils trahissent.

Elle acquiesça lentement.

— Mais parfois, les cages protègent. Elles permettent de nommer l’ennemi.

Un fin sourire traversa les lèvres de Nuri. Il tourna la tête vers la mer.

— Vous êtes très habile, docteur Blake.

— Rhiannon.

Un silence. Il hocha doucement la tête.

— Très bien, Rhiannon.

Elle nota quelque chose. Puis reposa le stylo.

— Est-ce que vous avez déjà été amoureux, Nuri ?

Il la regarda. Cette fois, franchement. Et pour la première fois, ses yeux changèrent. Plus sombres. Plus profonds. Comme un feu sous la glace.

— Oui, dit-il. Deux fois.

— Et c’est lié à vos douleurs d’aujourd’hui ?

— Toutes les douleurs sont liées, Rhiannon. Le corps en oublie certaines. L’âme, jamais.

Elle ne dit rien. Elle le laissa continuer, et il le fit, lentement.

— La première fois, j’étais trop jeune pour comprendre ce que je perdais. La seconde… je savais exactement ce que je ne pourrais jamais protéger.

Un silence. Il reprit :

— Aimer, c’est… donner à l’autre les clefs de tout ce qui peut vous détruire. Et attendre qu’il les utilise ou non. Elle n’a pas fermé la porte. Mais elle l’a laissée battre au vent. Et le vent est cruel, parfois.

Rhiannon sentit quelque chose se briser en elle. Elle était psy. Formée, blindée, habituée aux confessions, aux douleurs, aux traumas. Mais il y avait dans ses paroles une vérité nue. Une vérité sans défense. Et ce regard…

— Vous lui en voulez ? demanda-t-elle, presque à voix basse.

— Non. Elle a fait ce qu’elle pouvait. Et moi, j’étais déjà trop loin. Trop… ailleurs.

Il soupira.

— J’ai servi. J’ai tué. J’ai regardé des enfants mourir pour des causes absurdes. J’ai survécu à ce que je n’aurais pas dû voir. Et elle… elle voulait juste un homme qui rentre le soir, qui sente le savon et le pain chaud. Pas la poudre et le sang séché.

Elle voulait parler. Poser d’autres questions. Mais sa gorge était nouée.

Il se tourna vers elle, très doucement.

— Vous croyez qu’on peut redevenir entier, Rhiannon ? Après tout ça ?

Elle le fixa. Et au lieu de répondre comme une professionnelle, elle dit simplement :

— Je crois qu’on peut apprendre à vivre avec les morceaux.

Un silence. Puis un sourire presque imperceptible chez Nuri. Une fissure dans l’armure.

Il se leva.

— C’est suffisant pour aujourd’hui.

Elle n’osa pas le retenir. Elle coupa l’enregistreur. Et le regarda sortir, silhouette droite, presque solennelle, comme un vestige d’un autre monde.

Quand la porte se referma, elle ouvrit son carnet. Et écrivit une seule ligne :

“Il n’est pas venu pour guérir. Mais je crois… que je veux qu’il reste.”

 

**

Le soleil d’Australie filtrait entre les branches d’eucalyptus, jetant des ombres dansantes sur les dalles du petit chemin de pierre. Des fleurs locales poussaient entre les parterres, et une douce odeur d’herbe et de sel emplissait l’air.

C’est là, dans ce jardin, qu’ils avaient organisé une activité de réhabilitation. Atelier en plein air, sans ordre ni attentes, juste un prétexte pour sortir du silence.

Ils étaient six, assis en cercle ou à même le sol : un ancien pompier devenu mutique, une jeune infirmière victime d’un accident de voiture, un soldat anglais au bras manquant, et d’autres, tous abîmés, discrets, hésitants. Ils manipulaient de la terre, de petits outils de sculpture, des cailloux à peindre, parfois simplement des tasses de café.

Nuri n’était pas censé y participer. Il n’avait rien demandé, ni atelier ni interaction.

Et pourtant, il était là.

Non comme un intervenant. Juste… assis au bord du cercle, jambes croisées, observant d’abord. Puis tendant une main pour montrer à Jodie — la jeune femme accidentée — comment faire tenir son petit bonhomme d’argile.

— Tu lui as mis des bras immenses, dit-il en souriant légèrement.

— Il en aura besoin. Le mien n’a pas tenu.

Il hocha la tête. Ne fit aucune remarque de pitié.

— C’est vrai. Alors il portera plus que les autres.

Elle releva les yeux vers lui, surprise. Puis elle rit. Pour la première fois depuis des jours.

Plus tard, il aida Paul, le vétéran anglais, à fixer un coquillage sur une planche de bois. Ils ne parlèrent pas. Pas besoin. Il le fit juste d’un geste sûr, silencieux, comme si tout cela était normal. Comme s’il avait toujours été là.

Au fil des minutes, Nuri n’était plus au bord du cercle. Il en était devenu le centre discret.

Pas par la parole.

Par la présence.

Rhiannon, debout plus loin sous le porche, les bras croisés, l’observait sans rien dire. Un mug entre les mains, froid depuis longtemps. Ses yeux suivaient Nuri avec intensité.

Il ne souriait pas beaucoup. Mais chaque chose qu’il disait semblait avoir du poids. Pas la gravité des gens austères. La densité de ceux qui connaissent la douleur, mais ne s’en servent jamais pour dominer.

Elle vit Jodie éclater de rire une nouvelle fois. Paul tapoter l’épaule de Nuri. Quelqu’un lui tendit une fleur en plastique à coller sur une boîte. Il accepta, la fixa en silence, puis la posa au bon endroit, sans commentaire.

À cet instant, Rhiannon comprit.

Il n’était pas là pour se faire aider.

Il aidait les autres sans même s’en apercevoir. Parce que c’était ce qu’il était. Une digue. Une épaule. Une forme de paix grave, née non de l’ignorance du chaos, mais de son acceptation.

Elle eut un pincement au cœur. Pas de jalousie. Une émotion plus rare, plus précieuse.

Du respect.

Et autre chose.

Quelque chose d’enfoui.

Quand il se redressa pour aider un troisième patient à ajuster son fauteuil, il leva brièvement les yeux. Et son regard croisa le sien.

Il ne sourit pas. Mais il inclina légèrement la tête. Un salut muet.

Elle lui rendit.

Et se surprit à penser : “Tu guéris les autres sans même t’en rendre compte. Et toi, qui te guérira ?”

***

Le bureau sentait le bois ciré, le thé noir et le silence. Nuri était déjà là quand Rhiannon entra. Assis, jambes croisées, le dos droit, mains posées sur ses genoux. Il avait l’air parfaitement à sa place, comme s’il avait grandi dans cet espace. Comme si rien ne pouvait le heurter.

Rhiannon referma la porte sans bruit, posa ses dossiers sur le bureau, et tira sa chaise.

— Vous êtes ponctuel, dit-elle simplement.

— C’est une forme de respect, répondit-il. Et j’ai eu une mère très stricte.

Elle sourit malgré elle, ouvrit son carnet, activa le dictaphone, mais Nuri l’arrêta d’un geste calme.

— Puis-je vous poser une question avant qu’on commence ? Une seule.

Rhiannon haussa les sourcils, surprise.

— Normalement, c’est moi qui pose les questions.

— Justement. J’aimerais inverser les rôles, pour un instant. Appelez ça un test, si vous voulez. Une exploration horizontale.

Elle le fixa, intriguée, puis hocha la tête.

— D’accord. Une question.

— Pourquoi avez-vous choisi cette île ? Cette carrière ? Ce métier ?

Le silence s’installa, inattendu. Elle s’attendait à tout — aux cauchemars, aux souvenirs d’explosions, aux noms de frères d’armes disparus — mais pas à cette attaque douce, directe, d’égal à égale.

Elle prit une inspiration.

— Mon père était soldat. Un homme bon. Mais brisé à la fin. Je l’ai vu disparaître sans mourir. Alors j’ai voulu comprendre comment on en arrive là. Et si on pouvait revenir.

Il n’est jamais revenu, vous savez. Mais d’autres, peut-être.

Nuri baissa légèrement la tête, comme pour la remercier. Puis il sourit — ce sourire discret qu’elle commençait à reconnaître. Un peu triste. Un peu complice.

— Vous croyez aux rédemptions individuelles ? demanda-t-il.

— Je crois à la lumière, répondit-elle. Mais pas pour tout le monde. Il y a des zones d’ombre où même la lumière recule. Je n’essaie pas d’en sortir tous mes patients. Je veux juste qu’ils sachent où ils sont.

Elle le regarda. Mais cette fois, ce fut lui qui reprit :

— Et vous, docteur… vous êtes dans quelle zone, en ce moment ? Lumière ? Ombre ?

Elle resta silencieuse un instant. Ce n’était plus une consultation. C’était un duel de pudeurs, une conversation entre deux êtres qui ne voulaient plus tricher.

— Je navigue entre les deux, avoua-t-elle. Comme tout le monde. Mais vous…

Elle s’interrompit.

— Moi ? souffla Nuri.

— Vous ne me semblez pas vouloir guérir. Pas vraiment. Vous observez. Vous réparez les autres. Mais vous ne cherchez pas à vous réparer.

Il sourit encore, plus franchement cette fois.

— Peut-être que j’ai compris que certaines blessures ne se recousent pas. Elles se portent, comme des cicatrices. Et puis… on finit par en faire quelque chose de beau.

Rhiannon le fixait maintenant sans prendre de notes. Son stylo était resté en suspens, comme oublié dans sa main.

— Ou peut-être que vous écoutez trop bien, Nuri… parce que vous ne voulez pas qu’on vous écoute.

Il se pencha légèrement vers elle, non pas dans un geste de provocation, mais comme s’il s’ouvrait un peu plus, avec cette gravité tranquille qui lui était propre.

— Je vous écoute parce que vous dites vrai. Et ça, c’est rare.

Un silence doux, dense, presque religieux s’installa entre eux. Un de ces silences qui ne demandent ni réponse ni rupture.

Elle reprit, presque à contrecœur, parce qu’elle sentait que quelque chose glissait entre ses doigts.

— Vous vouliez inverser les rôles. C’est fait. Maintenant, c’est à moi.

— Je vous écoute, dit-il avec douceur, comme s’il voulait vraiment l’écouter — et pas seulement lui faire croire.

— Nuri… vous êtes venu ici volontairement. Vous n’avez pas de famille, pas d’attaches. Vous dites vouloir “du repos”, mais vous êtes actif, vous aidez les autres, vous souriez plus que la plupart. Alors pourquoi êtes-vous là ? Qu’est-ce que vous fuyez ?

Il la fixa longuement. Il n’y avait ni refus ni défensive dans son regard. Juste une douleur calme, et ancienne, comme le silence d’un temple. Puis il répondit, très bas :

— Je ne fuis pas, Rhiannon. Je me tiens loin. Ce n’est pas la même chose.

— Loin de quoi ? demanda-t-elle, sa voix un peu plus basse.

— Des gens qui s’attachent à moi.

Elle sentit son cœur se serrer.

— Et pourquoi ne devraient-ils pas ?

— Parce que je reste toujours… et eux, jamais.

Elle ne dit rien. Pas tout de suite. Puis, lentement, elle posa son stylo. Désactiva d’un clic le dictaphone. Un geste presque solennel. Et elle repoussa son carnet du bout des doigts, comme on écarte un masque.

— Alors vous ne fuyez pas, répéta-t-elle. Vous évitez. Vous vous punissez.

Elle le fixa.

— Vous croyez les protéger ? Mais permettez-moi de vous dire cette vérité, monsieur Kayaman : la douleur ne s’arrête pas sur vous. Le penser, c’est une forme de narcissisme.

Il ne bougea pas. Mais quelque chose — une tension minuscule — se durcit dans ses traits. Elle l’avait piqué. Enfin.

— Priver les gens de souffrance… c’est les priver de leur humanité.

Un silence. Dense. Chargé. Il la fixa droit dans les yeux.

— Allez dire ça aux enfants morts en Irlande. Tués par des bombes.

Elle sentit l’impact. Brut. Froid. Comme une gifle venue de très loin.

— Pourquoi les enfants ? demanda-t-elle, à mi-voix, presque sans s’en rendre compte.

Il inspira profondément. Les paupières frémissantes, les mains immobiles. Puis il répondit, sans colère, sans larme. Juste avec cette lenteur pesée qui appartient aux hommes qui ont tout vu.

— Parce qu’ils n’ont jamais demandé à aimer. Ni à mourir.

Elle le fixa. Ce n’était plus un patient devant elle. C’était une faille ouverte sur des siècles d’horreur, de silence, d’humanité étouffée. Elle nota, presque mécaniquement, les mots qui venaient de naître.

— Vous ne supportez pas de voir les enfants souffrir. Ni mourir. souffla-t-elle, comme une évidence.

Nuri se leva. Lentement. Mais tout dans son corps disait la tempête.

Il la fixa froidement. Son regard était celui d’un homme qu’on venait d’écorcher.

— C’est narcissique de penser que des enfants innocents ne devraient pas souffrir, vous avez entièrement raison. lança-t-il, acide.

— Monsieur Kayaman… tenta-t-elle.

Il coupa, d’une voix sèche :

— Prescrivez-moi des antidépresseurs, docteur. Comme ça je vous paraîtrai plus ordinaire que jamais.

Et sans un mot de plus, il tourna les talons et quitta la pièce, sa démarche rapide, tendue, presque militaire.

— Nuri ! appela-t-elle, se levant à demi.

Mais la porte se referma sur le silence.

Elle demeura seule, figée. Un moment, elle resta debout, immobile, le souffle court.

Puis elle ferma les yeux. Rouvrit lentement son carnet. Et murmura, d’une voix rauque, comme si elle s’adressait à elle-même :

— Merde…

Rhiannon resta debout un moment, le regard figé sur le bois désormais muet. Son cœur battait trop vite. Pas de peur. Pas de colère. Mais de ce trouble si particulier, celui qui naît quand on réalise qu’on a brisé quelque chose — sans le vouloir, sans comprendre comment.

Elle recula lentement, comme si son propre espace l’étranglait. Puis s’assit sur le bord de son bureau. Son carnet était toujours là, ouvert sur une page vide, le stylo fiché en travers de la reliure. Le dictaphone, éteint. Le silence n’avait jamais été aussi épais.

Elle passa une main sur son front. Soupira.

— C’était trop. murmura-t-elle.

Elle se redressa, tourna en rond une fois, puis revint s’appuyer contre la bibliothèque. C’était un geste réflexe : ancrer son corps contre quelque chose de solide. Parce qu’en elle, tout tanguait.

Elle revit son visage. Cette froideur digne. Ce regard qui s’était durci comme une lame tirée d’un fourreau. Ce calme glacé qui ne criait pas — mais condamnait.

Elle avait appuyé là où il ne fallait pas. Et elle l’avait fait volontairement. Pour provoquer une réaction. Une faille.

— Je suis censée aider. Pas… disséquer, bon sang.

Elle ferma les yeux. Se vit elle-même, quelques heures plus tôt, caressant sa photo. Ce geste stupide. Cette faiblesse de fascination qu’elle aurait dû refréner.

— Tu n’étais pas censé m’atteindre, toi. Pas comme ça.

Elle ouvrit de nouveau les paupières. Reposa son regard sur le fauteuil vide qu’il avait quitté.

Et pour la première fois depuis longtemps, elle douta d’elle-même.

Elle douta de ses méthodes. De ses intentions. De ce qu’elle cherchait à prouver — à lui, mais peut-être aussi à elle-même.

Elle s’assit. Longtemps.

Puis, dans un souffle à peine audible :

— Il ne reviendra pas demain. Pas après ça.

Elle attendit encore. La nuit commençait à glisser par les fenêtres, déposant ses ombres dans les coins de la pièce.

Rhiannon Blake avait franchi une limite.

Elle le savait. Et ce n’était pas celle d’une thérapeute.

C’était celle d’une femme qui avait vu un homme… et qui s’en était trop approchée.

 

***

 

Le lendemain, Nuri ne se présenta pas à la séance. Rhiannon le remarqua dès l’aube.

Elle avait vérifié la salle commune, la bibliothèque, même l’atelier de sculpture improvisé derrière la serre. Rien.

Alors elle demanda à Barney, qui rinçait des verres derrière le comptoir de la cuisine.

— Kayaman ? répondit-il en haussant les épaules. Il s’est levé tôt. Très tôt. Il a dit qu’il allait marcher. Je crois qu’il a pris vers l’est… les falaises, peut-être.

Rhiannon hocha la tête, le remercia, puis sortit.

L’air du matin était encore frais, chargé du sel marin et de l’humidité tiède de la nuit. Elle marcha sans trop savoir pourquoi. Pas avec la détermination d’un médecin. Plutôt… avec ce trouble diffus qu’elle n’arrivait pas à dissiper.

Elle ne cessait de revoir la scène de la veille. Ses mots. Sa voix glacée. Cette colère qu’il avait contenue, trop longtemps. Pourquoi l’avait-elle poussé jusque-là ? Professionnalisme ? Zèle ? Ou simplement vanité blessée ? Peut-être avait-elle voulu se prouver qu’elle pouvait percer l’armure d’un homme comme lui.

Et quand elle l’aperçut enfin, seul, assis sur un pan de falaise surplombant la mer, une bourrasque d’émotion lui coupa presque le souffle.

Il écrivait.

Penché sur un carnet usé, les jambes croisées, le dos droit, comme figé dans un instant de calme absolu. Les vagues grondaient au pied des rochers, mais lui semblait immobile, hors du temps.

Elle s’approcha sans bruit. Mais il la perçut sans lever les yeux.

Il tourna une page de son carnet et dit, la voix tranquille :

— Si vous êtes venue pour une séance matinale, je vous conseille d’attendre que je termine ce paragraphe. Il est très bon.

Elle sourit, un peu gênée.

— Monsieur Kayaman, je vous dois des excuses.

— Arrêtez avec “Monsieur Kayaman”. Et c’est moi qui devrais m’excuser pour avoir…

— Non. Non, c’est moi, l’interrompit-elle plus fermement. J’ai dépassé les bornes. J’ai voulu vous pousser là où je n’aurais jamais dû.

Il haussa à peine les épaules, toujours concentré sur ses notes.

— Vous êtes terriblement exigeante, pour une psy.

Elle s’assit à côté de lui, en tailleur, un peu plus proche que nécessaire.

— Sans doute… admit-elle. Disons que… je n’arrive pas à vous cerner. Et ça me rend dingue. Alors j’ai essayé de vous piquer. C’était stupide. Vraiment stupide.

Nuri rit. Un vrai rire. Grave, tranquille. Elle le rejoignit, son propre rire comme une délivrance.

Puis elle le fixa, taquine :

— Racontez-moi pourquoi un homme comme vous écrit dans un carnet comme un adolescent mélancolique.

Il la regarda enfin. Un sourire doux dans le coin des lèvres.

— C’est de la poésie.

Elle le fixa, surprise. Il ne plaisantait pas.

— Des poèmes ? Sérieusement ? C’est… inattendu.

— C’est ce que je fais quand je ne dors pas. Ce qui m’aide à rester… humain.

— Puis-je ? demanda-t-elle en tendant la main.

— Bien sûr.

Elle prit le carnet avec précaution, comme un objet précieux. Le cuir était usé, la couverture mate, élégante dans sa rusticité. Elle tourna la première page. Son souffle se suspendit. L’écriture était fine, régulière, presque calligraphiée. Chaque mot semblait posé avec soin, comme une pierre dans un jardin zen.

Elle lut à voix basse :

Je me souviens des routes de boue, des sabots lourds,

De la pluie qui tombait sans fin sur des armures rouillées.

Je me souviens des prières murmurées, des chants brisés,

Et des visages qu’on n’ose plus dessiner.

Mais je me souviens aussi d’un rire d’enfant dans un champ d’orge,

D’un baiser volé près d’un puits,

Et de cette voix, un soir d’automne,

Qui m’a dit : reste encore un peu, le monde attendra.

Elle leva les yeux vers lui. Plus rien d’analytique dans son regard. Juste de l’émotion pure.

— C’est magnifique.

— Ce ne sont que des gribouillis.

— Non. C’est une cicatrice visible. Une belle cicatrice.

Elle referma doucement le carnet, le gardant un instant entre ses mains comme pour en absorber la chaleur. Puis elle lui offrit un sourire lumineux.

— Un capitaine des SAS qui fait de la poésie. dit-elle d’un ton faussement moqueur. C’est très sexy.

Il sourit, presque gêné par la sincérité de son regard.

— Et vous, Rhiannon ? Qu’est-ce que vous faites quand la douleur des autres devient trop lourde à porter ?

Elle ne répondit pas tout de suite. Mais son regard avait changé. Elle ne le voyait plus comme un patient. Ni comme un mystère à résoudre. Mais comme un homme. Un homme rare. Profond. Beau jusque dans ses fractures.

— Je n’écris pas, murmura-t-elle. Mais je doute que ça vous intéresse.

— Ah, au contraire, dit-il en inclinant la tête. Cela m’intéresse. Comment une femme comme vous devient psychiatre ?

— Une femme comme moi ? dit-elle avec un sourire intrigué. C’est-à-dire ?

— Une très belle femme, dit-il gravement.

— Nuri Kayaman ! s’exclama-t-elle, faussement offusquée mais sans perdre son ton mielleux. Seriez-vous en train de me draguer ?

Il ne répondit pas tout de suite. Il la regarda. Longtemps. Son regard n’était ni pressant, ni lourd. Juste… ancré. Puis il murmura :

— Je crois que je suis en train d’apprendre à vous écouter autrement.

Rhiannon sentit un frisson lui parcourir l’échine. Ce n’était pas le vent. C’était cette façon qu’il avait de la regarder — pas comme une psy, ni une fonction, ni une façade. Mais comme une femme. Une présence unique.

Elle baissa brièvement les yeux, le sourire encore flottant sur ses lèvres. Puis, doucement, comme si chaque mot était un pas vers un terrain fragile :

— Vous avez une manière… étrange de dire les choses. Vous parlez peu, mais vous visez juste. C’est troublant.

— Et vous avez une manière rare d’écouter. Vous entendez même les silences.

Il détourna les yeux vers la mer. Une bourrasque souleva une mèche de ses cheveux. Elle le regarda ainsi, presque en transparence. Et elle ressentit cette paix étrange, celle qu’on n’éprouve qu’en présence de quelqu’un qui ne cherche ni à séduire ni à convaincre — juste à être là.

— Nuri… dit-elle doucement. Pourquoi ce prénom ? Je veux dire… il n’est pas commun ici.

— C’est turc. Cela veut dire “lumière”. Je l’ai toujours trouvé ironique.

— Et pourtant… ça vous va bien.

Il tourna de nouveau son regard vers elle. Calme, un peu triste, un peu amusé.

— Vous êtes douée pour flatter vos patients, docteur Blake.

— Je ne flatte pas. Je constate. Et je vous ai dit de m’appeler Rhiannon.

— Alors appelez-moi Nuri.

Un battement suspendu. Une infime hésitation.

Elle hocha la tête.

— D’accord, Nuri.

Le soleil montait à peine. La mer lançait des éclats d’argent, comme des reflets d’anciens secrets.

— Et si on arrêtait la psychanalyse pour aujourd’hui ? proposa-t-elle en étirant ses jambes dans l’herbe.

— Volontiers. À condition qu’on n’arrête pas de parler.

Elle sourit, s’allongea à demi sur le flanc, le visage tourné vers lui.

— Parfait. Alors… racontez-moi une chose vraie sur vous. Une chose douce. Pas une douleur. Pas une guerre. Une étincelle.

Il prit le temps. Puis, presque timidement :

— Il y a très longtemps… j’ai appris à jouer du tambûr. Un luth. Mon maître disait que chaque note devait venir d’un endroit pur, sinon elle sonnait creuse. Je n’ai jamais joué devant personne. Mais parfois, dans ma tête, je rejoue des mélodies. Anciennes. Pour ne pas les perdre.

Elle le regardait comme on écoute un mythe.

— Votre maître ?

— Il m’a tout appris, dit Nuri, sa voix baissée. Il est mort il y a très longtemps.

— C’était… une sorte de père spirituel ? demanda-t-elle doucement.

Il hocha la tête.

— On peut dire cela. Un jour, il m’a dit que protéger les autres est un devoir. Surtout les femmes, et les enfants. Les premières donnent la vie. Les seconds… sont les gardiens de l’avenir.

— D’où votre fracture, souffla-t-elle. Ce que vous avez vu en Irlande du Nord…

Il détourna le regard.

— Il y a un remède à cela ?

Elle se pencha vers lui. Ses yeux brillaient d’un mélange de compassion et de lucidité.

— Nuri… ce n’est pas une maladie. C’est ce que vous êtes. Cela fait partie de votre nature. Vous êtes… un protecteur.

Il la regarda, sans sourire. Mais quelque chose dans son regard changea. Une nuance plus douce, moins tendue. Comme si, dans ce mot, protecteur, il reconnaissait un écho ancien. Lointain. Peut-être le seul qui lui convienne encore.

Rhiannon poursuivit, sa voix presque murmurée, comme si elle ne voulait pas effrayer ce moment fragile :

— Le problème… c’est que les protecteurs oublient souvent une chose essentielle.

Il la fixait, attentif.

— Ils oublient qu’ils n’ont pas été faits pour porter le monde entier sur leurs épaules. Ils veulent tout empêcher, tout retenir, comme s’ils étaient seuls responsables de chaque douleur autour d’eux. Et pourtant… il n’y a pas de rempart assez haut contre le chaos. Pas même vous.

Elle s’interrompit, cherchant ses mots. Puis reprit, plus doucement encore :

— Ce que je veux dire… c’est qu’on ne vous demande pas de sauver tout le monde, Nuri. Parfois, il suffit juste d’être là. De veiller. D’aimer. De ne pas fuir quand ça fait mal.

Il baissa les yeux, pensif. Elle continua :

— Ce n’est pas un échec d’avoir mal. Ce n’est pas une trahison que de pleurer. Ce n’est pas une faiblesse que d’admettre qu’on est… fatigué. Que parfois, on a besoin de quelqu’un. Vous avez passé votre vie à être la muraille. Mais personne n’a pensé que les murailles s’effritent aussi. Et qu’un jour, elles ont besoin qu’on les renforce de l’intérieur.

Elle se pencha un peu vers lui. Pas pour analyser. Pas pour convaincre. Juste… pour être plus proche.

— Vous avez le droit de déposer ce fardeau, Nuri. Ne serait-ce qu’un instant. Ici. Avec moi. Juste le temps de respirer.

Il ne répondit pas tout de suite. Le vent portait des effluves d’eucalyptus et de sel. La mer battait doucement les rochers en contrebas, et le soleil filtrait à travers les nuages comme un baume ancien.

Puis, lentement, il souffla :

— J’ai oublié ce que c’était… avoir quelqu’un qui me dise ça.

Elle ferma les yeux une seconde, le cœur serré.

— Peut-être que vous n’avez pas oublié. Peut-être qu’on ne vous l’a jamais dit.

Un silence.

Il tourna alors la tête vers elle. Leurs visages étaient proches. Trop pour ne rien ressentir. Et pourtant, rien de précipité, rien de brutal. C’était comme une respiration qui s’aligne à une autre.

— Et si je vous le disais à vous ? murmura-t-il.

— Quoi donc ?

— Que vous n’êtes pas obligée d’être forte tout le temps. Que c’est épuisant, de porter la douleur des autres. Même quand on s’est juré de le faire.

Elle le regarda, bouche entrouverte, émue, vulnérable.

— Pourquoi vous dites ça maintenant ? souffla-t-elle.

— Parce que je vous vois, Rhiannon. Vous êtes forte… mais je sens la fatigue derrière vos silences. Et j’ai envie d’être là. Juste là. Si vous tombez un peu.

Le souffle de la mer. Les cœurs ralentis. Le monde qui s’efface autour d’eux.

Et elle, les yeux brillants, répondit dans un souffle :

— Vous êtes dangereux, Nuri Kayaman.

— Seulement pour les murs. Pas pour les cœurs.

Rhiannon le regarda, longuement. Il y avait dans ses yeux une hésitation, une faille, un souffle retenu. Puis elle se pencha vers lui. Très lentement. Comme on franchit une frontière intérieure.

Et Nuri, sans un mot, sans prévenir, l’embrassa.

Ce ne fut pas brutal. Ni même hardi. Ce fut un baiser né d’un silence, un geste doux, presque timide. Mais chargé d’une tendresse rare, de cette douceur grave que seuls les cœurs blessés peuvent offrir.

Ria ne recula pas. Au contraire, comme si ses défenses cédaient une à une, elle s’abandonna à lui. Ses lèvres s’ouvrirent contre les siennes, et ce fut un baiser long, profond, voluptueux.

La langue de Rhiannon, vive et chaude, cherchait la sienne, avec cette fièvre calme des désirs retenus trop longtemps. Sa bouche avait un goût d’intimité, un velouté délicat, presque bouleversant.

Son corps se rapprocha, se pressa contre le sien, et sa jambe droite s’enroula autour de lui, dans un geste instinctif, naturel, évident. Nuri glissa une main dans son dos, la tenant comme on tient une promesse fragile, et intensifia l’étreinte, sans jamais forcer, comme s’il répondait à une mélodie silencieuse entre eux.

Ils se séparèrent un instant. Juste le temps d’un regard.

Elle le fixa, haletante, les joues légèrement rosies, et dans ses yeux brillait quelque chose de neuf — pas seulement du désir, mais une reconnaissance, une acceptation.

Puis elle l’embrassa de nouveau. Plus fort. Plus vrai. Avec cette fougue tendre des instants irréversibles.

Le monde, autour d’eux, disparut.

Et dans ce baiser, il n’y avait ni promesse, ni mensonge. Juste la vérité nue de deux âmes fatiguées qui, pour une fois, cessaient de résister.

 

***

Alex cessa de lire, le carnet encore ouvert sur ses genoux. Elle ferma les yeux, et son visage trahit une émotion qu’elle avait rarement laissée paraître — un mélange de chagrin ancien, de tendresse immense, et d’une colère sourde. Rebecca, d’habitude prompte à combler le silence par une vanne, demeura figée sur place. Le souffle court, elle fixait un point au sol.

— Tu sais, ma puce… murmura-t-elle enfin, la voix plus rauque qu’à l’accoutumée, ton paternel… c’était un sacré romantique.

Alex secoua lentement la tête, les yeux toujours embués.

— Mais pourquoi il n’est pas resté avec elle ? … s’écria-t-elle, plus fort, presque violemment.

Rebecca s’approcha, s’accroupit face à elle, posa une main sur son genou.

— Que dit le journal ?

Alex déglutit. Elle tourna quelques pages.

— Justement… il n’a rien écrit pendant trois mois. Trois putains de mois. Et puis, après un blanc, juste une phrase : « Ce jour-là, j’ai tout perdu. » Puis… ce passage.

Elle marqua une pause. Son pouce effleura la tranche usée du carnet, comme si elle caressait un vieux talisman. Et d’une voix plus basse, comme si elle redoutait de réveiller un fantôme :

— C’est le récit du jour où ils se sont quittés.

 

La lumière était douce, presque timide, en cette fin d’après-midi. Elle filtrait à travers les larges fenêtres de la salle vide, dessinant des lignes pâles sur le parquet de bois clair. Rhiannon s’y tenait debout, droite, le visage fermé, les mains crispées dans le dos. Elle avait passé la nuit à ne pas dormir, à revoir chaque moment, chaque mot, chaque silence partagé avec lui.

Nuri entra, calme en apparence. Mais dès qu’il vit son visage, il sut. Il sentit cette chose sourde et terrible monter, ce pressentiment que l’on devine avant même que les mots ne tombent.

— C’est terminé, dit Ria gravement, sans bouger.

Le monde sembla se contracter autour de lui.

— Mais pourquoi ? demanda Nuri, la voix rauque, presque incrédule.

Il fit un pas vers elle, comme pour conjurer ce qu’il venait d’entendre. Elle, elle baissa légèrement les yeux. Une ombre de tristesse passa sur son visage.

— Parce que je t’aime, Nuri, dit-elle d’une voix douce mais ferme. Et c’est précisément pour cela.

Il secoua lentement la tête. Un rictus amer, presque un rire silencieux, étira ses lèvres.

— Tu parles d’une raison...

Rhiannon inspira profondément, comme pour rassembler ce qu’il lui restait de force.

— C’est pourtant logique, murmura-t-elle. Tu m’as... transformée. Grâce à toi, j’ai compris à quel point mon travail pouvait aller plus loin. J’ai vu que je pouvais vraiment aider ceux qui sont brisés. Leur tendre la main, les relever. Tu m’as réveillée, Nuri.

Il la regarda, troublé. Chaque mot d’elle sonnait juste, et pourtant il en sentait la lame.

— Et cela te déplaît ?

— Non, au contraire, répondit-elle aussitôt. C’est même... merveilleux. Mais...

Elle marqua une pause. Sa voix se brisa à peine.

— Mais je dois choisir. C’est inévitable. Entre toi... et ce que je peux encore donner aux autres.

— Je ne t’ai jamais demandé de choisir, souffla-t-il, en s’approchant lentement d’elle, les bras à demi tendus, comme s’il voulait la prendre dans une étreinte capable de recoller les morceaux.

Mais Rhiannon fit un pas en arrière. Elle détourna le regard.

— Je sais. C’est ça le pire. Tu ne me demandes rien... et c’est pour ça que je dois décider maintenant. Parce que je ne peux pas vivre entre deux élans, deux passions, à tirer dans des directions opposées.

— Rhiannon... tu n’as pas à choisir, répéta-t-il, la voix vibrante d’une gravité douce.

— Si, insista-t-elle plus durement, sans se retourner. Il le faut. Parce que si tu restes... si je te sais là, quelque part dans cette île, dans ce centre, je ne pourrai pas me concentrer. Je vais écouter un patient et au lieu de penser “qu’est-ce qu’il traverse ?” je vais me demander “où est Nuri ? Que fait-il ? Pense-t-il à moi ?”

Il s’avança encore. Cette fois, il posa ses mains sur ses épaules, très doucement. Mais elle s’en dégagea lentement, sans violence, comme une feuille emportée par le vent.

— Ne rends pas ça plus dur, murmura-t-elle, sans force.

— Tu ne me laisses pas le choix, Ria.

— Je sais.

— Tu pourrais me demander de rester.

— Je ne peux pas.

Un silence. Trop dense. Trop long. Il hocha lentement la tête. Une lueur de douleur pure traversa ses traits, mais il resta digne, calme.

— Comme tu voudras, dit-il.

Elle ne bougeait plus. Ses mains tremblaient. Son regard restait fixé au sol, comme si lever les yeux allait suffire à briser sa résolution.

Et alors qu’il faisait un pas vers la porte, elle murmura :

— Et bien sûr... j’ai le sentiment de faire la plus grosse connerie de ma vie.

Il s’arrêta. Un instant. Juste un souffle.

— Nuri... attends...

Mais il ne se retourna pas. Sa silhouette se figea un battement de cœur de plus. Puis il dit, simplement :

— Adieu, Ria.

Et il sortit.

La porte se referma derrière lui dans un léger claquement, presque irréel.

Rhiannon resta là, un moment. Comme suspendue dans le vide.

Puis elle s’effondra à genoux sur le parquet, les poings fermés contre sa poitrine, les larmes montant, irrépressibles. Un sanglot silencieux la traversa. Puis un autre. Et encore un. Les murs ne tenaient plus. Plus rien ne tenait.

Elle comprenait enfin ce que c’était que d’aimer un homme inoubliable… et de le laisser partir.

 

***

Alex referma lentement le carnet. Le cuir craqua doucement sous ses doigts. Un silence épais s’était abattu sur le salon, comme une couverture trop lourde. Rebecca ne bougeait plus, affalée sur le canapé, le regard perdu dans un coin de la pièce.

— Tu vas bien ? demanda-t-elle finalement, d’une voix plus douce que d’habitude.

Alex acquiesça sans parler, les yeux encore humides. Puis elle se leva, d’un mouvement lent mais déterminé, et alla jusqu’à la fenêtre. Le soleil déclinait, teintant la baie de San Francisco d’or liquide.

— Je vais la retrouver, dit-elle simplement.

Rebecca releva la tête.

— Qui ça ?

— Rhiannon Blake. Cette femme… celle qui a compté. Peut-être qu’il n’a jamais pu l’aimer autant que maman, mais elle l’a marqué. Et elle a gardé quelque chose de lui. Je le sens.

Rebecca la fixa un instant, puis se redressa lentement.

— Et tu comptes y aller seule ? L’Australie, c’est pas juste à deux rues d’ici, ma puce.

Alex tourna la tête vers elle, un sourire en coin.

— Et toi ? Tu ferais quoi à ma place ?

Rebecca croisa les bras, la détailla un instant, puis annonça d’un ton sec :

— Alors je viens avec toi.

Alex la fixa, surprise. Un sourire pointa malgré elle.

— T’es sérieuse ?

— T’as pas vu la taille du monde ? Tu crois que je vais te laisser traverser la planète toute seule pour rencontrer une psy australienne à moitié recluse ? T’as besoin de quelqu’un qui sait parler quand il faut, et cogner quand il faut aussi.

— C’est pas censé me rassurer, ça ?

— Non. C’est censé te rappeler que je t’aime. Même quand t’as des idées de dingue.

Elles furent interrompues par le bruit des pas de Victor, qui entrait dans la pièce, les mains encore couvertes d’argile séchée. Il les observa un instant.

— Vous partez quelque part ?

— En Australie, répondit Alex. On va chercher Rhiannon Blake. Elle dirigeait le centre où papa est allé se soigner. Elle compte encore, je le sens.

Victor resta silencieux un moment. Il regarda Alex longuement, puis Rebecca, puis de nouveau Alex.

— Tu sais, dit-il calmement, le seul amour de Nuri… c’était ta mère.

Un silence tomba, plus lourd encore que le précédent.

— Cette femme… Rhiannon, elle l’a aidé. Elle l’a touché, c’est vrai. Mais ton père ne vivait pas dans le présent, Alex. Pas vraiment. Il vivait dans l’ombre de ce qu’il avait déjà perdu. Et ce qu’il avait perdu… c’était elle. C’était Denise.

Alex baissa les yeux. Elle serrait encore le carnet contre elle. Puis releva le menton.

— Peut-être. Mais je veux quand même savoir. Je veux voir ce que cette femme a fait de lui. De ce qu’il lui a laissé.

Victor s’approcha, posa une main douce sur son épaule.

— Alors vas-y. Mais ne cherche pas à valider ce que tu crois. Écoute. Et reviens avec ce que tu découvriras. Pas ce que tu voudrais entendre.

Elle hocha la tête. Rebecca lança les clés de la voiture à Alex.

— Allez. J’fais les bagages. Tu prends les billets.

— Et toi, tu prépares les emmerdes, comme d’habitude, répliqua Alex en riant doucement.

Victor les regarda partir, puis soupira. Longuement. Il se dirigea vers l’atelier, ses doigts repliés sur une pensée qu’il ne formulerait jamais à voix haute.

Parce qu’il y a des amours qui ne passent pas. Et d’autres… qu’on ne raconte à personne.

 

***

Le vol vers Sydney fut long, moite, traversé de silences et de questions muettes. Alex passait son temps à observer le ciel par le hublot, comme si les nuages du Pacifique pouvaient lui souffler des réponses. Elle serrait le carnet de Nuri dans son sac à dos comme une relique, une mémoire vivante qu’elle n’osait pas relire. Rebecca, à côté, semblait plongée dans un demi-sommeil, les écouteurs plantés dans les oreilles, une main posée sur son ventre comme pour se rappeler qu’elle était encore là, encore solide. Mais derrière ses lunettes noires, elle veillait. Elle observait Alex, la jaugeait, l’aimait d’un amour maladroit, celui des sœurs de combat, des femmes trop cabossées pour dire les choses autrement qu’avec des actes. Et ce voyage, aussi insensé fût-il, en disait long. Elles n’étaient pas juste deux femmes qui partaient à la recherche d’une vieille psychiatre australienne. Elles étaient les survivantes d’un homme qu’elles avaient aimé chacune à leur manière, et qui, même disparu, continuait de tracer des sillons profonds dans leurs vies.

L’atterrissage eut lieu au petit matin. L’air australien avait ce goût de sel et de terre brûlée, une chaleur sèche qui collait déjà à la peau. Elles prirent un petit avion régional, puis une voiture de location, traversant d’interminables routes bordées d’eucalyptus, de rivières desséchées et de villages aux noms aborigènes. Rebecca râlait sur la climatisation, sur les moustiques, sur les stations-service vides, mais pas une seule fois elle ne parla de faire demi-tour. Alex, elle, gardait les yeux rivés sur la route, sur les panneaux, sur la mer au loin qui devenait plus présente à mesure qu’elles approchaient de leur destination. Le centre était situé sur une île modeste, reliée par un petit ferry dont les horaires semblaient dictés par la marée plus que par l’efficacité. Sur le quai, alors qu’elles attendaient l’embarcation, Rebecca regarda Alex en coin et souffla :

— Tu sais qu’on est en train de poursuivre le fantôme d’une femme qui, avec un peu de chance, aura toujours toute sa tête ?

Alex répondit sans détourner le regard :

— C’est pas elle que je poursuis. C’est ce qu’il a laissé en elle.

Et Rebecca, pour une fois, ne trouva rien à répliquer.

L’île apparut comme un mirage. Une couronne de falaises ocre, des plages blanches et silencieuses, et au sommet d’un plateau, le centre : une bâtisse aux allures de pension coloniale, avec des volets verts, des passerelles en bois, et des jardins qui semblaient entretenus avec une rigueur monastique. Tout respirait la sérénité, mais aussi le poids du passé. Des patients marchaient lentement sous les arbres, certains parlaient seuls, d’autres riaient trop fort. Rebecca sentit immédiatement la tension dans son dos se relâcher. Elle n’aimait pas les hôpitaux, encore moins les cliniques, mais ici… il y avait autre chose. Comme une cicatrice vivante, transformée en sanctuaire. Une infirmière leur indiqua le bâtiment principal, et elles marchèrent dans le gravier blanc, presque en silence. Alex tenait le carnet contre elle. Son cœur battait plus vite. Elle ne savait pas si elle allait retrouver une femme ou un souvenir — mais elle était prête à l’affronter.

La réception du centre n’avait pas changé, si l’on en croyait la description dans le carnet. Un comptoir en bois foncé, luisant d’huile et d’années, une grande horloge murale qui semblait battre le rythme d’un autre siècle, et, derrière le guichet, un vieil homme noir, droit comme un vieux chêne, assis sur un tabouret usé. Il portait une chemise blanche impeccable, un gilet en laine grise, et des lunettes fines posées au bord du nez. Il lisait un vieux roman, les pages retenues par un trombone.

— Bonjour, dit Alex doucement.

Le vieil homme leva les yeux, les observa un instant. Son regard était clair, fatigué mais vif, comme ces braises qui refusent de s’éteindre.

— Vous avez rendez-vous ? demanda-t-il d’une voix grave et lente.

Rebecca s’approcha, mains dans les poches, les yeux vifs. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle.

— On cherche le docteur Blake. C’est important.

L’homme les observa un peu plus longuement. Il n’avait pas bougé, mais une tension sourde s’était installée. Il hocha la tête, très lentement.

— Le docteur Blake ne voit pas n’importe qui. Vous êtes des journalistes ?

— Non, dit Alex. Je m’appelle Alex. Alex Reagan. Nuri Kayaman est mon père.

Il y eut un silence.

Pas un silence gêné. Un silence comme un coup de vent trop fort qui fait claquer les volets. Le livre glissa légèrement sur ses genoux. L’homme la fixa, immobile. Puis il se redressa, lentement, comme s’il portait soudain le poids de mille souvenirs.

— Le capitaine Kayaman ? répéta-t-il, presque dans un souffle.

Alex hocha la tête. Elle sentit ses yeux s’humidifier, sans tristesse. C’était comme si un morceau de son père se tenait là, juste devant elle.

Barney plissa les yeux. Et soudain, un sourire immense fendit son visage buriné. Il posa ses mains sur le comptoir, se leva, contourna lentement le meuble et s’arrêta devant elle. Il la détailla comme s’il la comparait à un souvenir secret.

— Bon sang… t’as son regard. Et ce calme-là… oui. Oui, c’est toi. Tu es sa fille. Jésus-Marie-Joseph.

Et, sans demander la permission, il l’enlaça. Une étreinte solide, pleine de chaleur, sans un mot de plus. Alex, prise de court, se laissa faire, et sentit son cœur battre fort contre celui de cet inconnu qui connaissait son père mieux qu’elle.

Quand ils se détachèrent, Barney essuya rapidement ses lunettes, ainsi que ses yeux.

— Il m’appelait toujours “le philosophe”. On a parlé des heures, ce type et moi. Et j’ai jamais connu un regard comme le sien. Il portait le monde entier sur ses épaules, mais il souriait pour les autres. C’était un seigneur.

Il hocha la tête, se tourna vers Rebecca, la salua poliment, puis reposa les yeux sur Alex.

— Venez. Venez, toutes les deux… j’ai des choses à vous dire. À vous donner. Si vous voulez bien.

Alex sentit sa gorge se nouer. Elle jeta un regard à Rebecca, qui lui sourit doucement. Elles suivirent Barney dans un long couloir boisé, baigné d’ombres fraîches et de lumière dorée. Le passé s’ouvrait à elles, pas à pas.

Et quelque part, dans l’air immobile, une présence semblait les accompagner.

Barney les mena jusqu’à une petite terrasse en bois, derrière le bâtiment principal. Un vieux banc, une table écaillée, quelques chaises en rotin disposées en cercle. L’endroit donnait sur la mer, à travers une trouée de filaos et d’eucalyptus. L’air y était tiède, parfumé de sel et de feuilles sèches. Il leur fit signe de s’asseoir, puis disparut un instant. Il revint avec une théière fumante, trois tasses émaillées, un bol de sucre roux.

— Le thé du jardin. Celui que Nuri adorait. Menthe sauvage, un peu de citronnelle, et une pincée de poivre rouge. Il disait que ça avait le goût d’une guerre qui finit bien.

Alex sourit, émue. Rebecca hocha la tête, intriguée. Barney s’assit lentement, posa ses mains larges sur ses genoux. Il regarda la mer un moment, avant de commencer.

— Il est arrivé ici brisé. Mais pas comme les autres. Pas dévasté, pas confus. Non. Il était lucide. Trop lucide. Il portait en lui… une fatigue. Ancienne. Lourde. Mais il se tenait droit, toujours. Comme s’il refusait de tomber. J’ai vu des centaines de vétérans ici. Lui, c’était pas un vétéran. C’était… un survivant.

Il se tourna vers Alex.

— Ton père n’a jamais vraiment parlé de ce qu’il avait vu. Mais il a beaucoup écouté. Il s’asseyait avec les autres, au feu du soir. Il ne disait presque rien. Et puis, doucement, les autres venaient à lui. Ils se confiaient. Comme s’il avait un champ magnétique dans le cœur. Je l’ai vu calmer des crises de panique rien qu’en posant une main sur l’épaule. Ah tout le monde l’adorait

Il fronça les sourcils, se gratta la tempe.

— Il écrivait, aussi. Tout le temps. De la poésie, surtout. Je lui ai demandé un jour pourquoi il écrivait ça. Il m’a répondu : “Parce que les morts ne parlent plus. Alors j’écris ce qu’ils auraient voulu dire.” C’est resté en moi, ça.

Rebecca posa ses coudes sur la table, attentive. Alex, elle, serrait sa tasse entre ses doigts, le regard baissé, chavirée.

— Et avec Rhiannon ? demanda doucement Rebecca.

Barney haussa les sourcils, puis sourit, un peu mélancolique.

— Ah… Ria. Elle aussi, elle a changé à cause de lui. C’était une femme brillante, exigeante, froide parfois. Mais avec lui, elle s’est mise à douter, à rire, à pleurer, aussi. C’était… comme si elle avait enfin trouvé quelqu’un à sa hauteur. Mais lui… lui, il n’était jamais vraiment là. Il était toujours à moitié ailleurs. Il l’aimait, je crois. Mais pas comme on aime dans une vie normale. Il l’aimait comme on aime la lumière d’une étoile morte : profondément, sincèrement, mais de loin. Et en sachant que ça ne durera pas.

Alex essuya discrètement ses yeux.

— Pourquoi il est parti ?

— Parce qu’il ne voulait pas l’abîmer, murmura Barney. Et parce qu’il savait qu’il portait quelque chose en lui… une part d’ombre qu’il ne voulait pas transmettre. Il avait fait la paix avec ça, mais il ne voulait pas qu’elle en paie le prix. Alors un matin, il a fait ses valises, il m’a laissé un mot pour elle, et il est parti.

Le vieux homme regarda Alex longuement, puis lui tendit une enveloppe jaunie, scellée.

— Je l’ai gardée. Ria ne l’a jamais ouverte. Elle a dit que certaines blessures n’ont pas besoin de mots. Mais peut-être… que toi, tu devrais la lire.

Alex prit l’enveloppe à deux mains, comme une relique. Elle n’osa pas encore l’ouvrir.

Barney soupira, son regard à nouveau perdu vers la mer.

— Ton père… c’était pas un homme ordinaire. Il était fait d’acier… et d’eau. Il était fait pour la guerre, mais il rêvait de paix. Il avait mille cicatrices… et un seul amour.

Rebecca se pencha vers Alex, et murmura avec tendresse :

— On est venues pour une femme, mais c’est ton père qu’on redécouvre.

Alex hocha la tête, les yeux brillants.

— Et je veux encore savoir… ce que cette femme a fait de lui.

Barney, sans un mot, se leva. Et leur désigna le sentier qui menait vers la falaise.

— Elle est là-bas. Elle vient tous les jours. Depuis des années.

Et Alex comprit qu’un chapitre nouveau allait commencer.

 

***

Le vent soufflait doucement sur la falaise, charriant avec lui l’odeur de sel et de lavande sauvage. Le ciel s’étirait en un bleu pâle, presque lavé, et l’horizon fondait la mer et le ciel dans un même velours lumineux. Les vagues, en contrebas, s’écrasaient sans violence, dans un rythme lent, ancien.

Alex gravit lentement le sentier bordé de buissons secs et de pierres chaudes. Rebecca, restée en arrière, la laissait avancer seule. Elle savait quand il fallait parler, et quand il fallait laisser faire le silence.

Debout, face à l’immensité, une femme observait la mer. Immobile. Droite malgré les années. Cheveux gris relevés en un chignon simple, silhouette encore fine, vêtue de lin pâle. Elle semblait à la fois présente et ailleurs. Rhiannon Blake ne se retourna pas à l’approche. Elle parla sans détourner les yeux.

— Je vous recevrai en séance demain. Pour l’instant, vous pouvez visiter l’île. C’est toujours un bon début, pour comprendre.

Alex s’arrêta à quelques pas. Elle sentit son cœur battre plus fort, sans trop savoir pourquoi. Cette femme… elle l’avait imaginée mille fois. Elle était là. Réelle. Altérée par le temps, oui, mais intacte d’une certaine façon — comme ces pierres usées par la mer qui gardent leur forme.

— Je m’appelle Alex, dit-elle enfin. Je suis la fille de… Nuri Kayaman.

Un frisson discret traversa l’échine de Rhiannon. Elle se tourna lentement. Son regard, pâle et net, rencontra celui d’Alex. Elle blêmit. Puis recula, vacillante, comme si le passé venait de frapper à la porte du présent.

— Ce regard… souffla-t-elle. C’est le sien.

— Oui, dit Alex. C’était mon père.

Un silence. Chargé. Dense. Rhiannon s’approcha. Chaque pas semblait soulever une mémoire, un souvenir qu’on croyait enfoui. Elle leva une main, hésita. Ne toucha pas.

— Tu es réelle… dit-elle. Il m’a hantée si longtemps. Et maintenant… tu es là. Et lui ? Où est-il ? Où est Nuri ?

Alex inspira. Sa gorge se serra, mais elle tint bon.

— Il nous a quittés. Il y a cinq mois.

Rhiannon ferma les yeux. Une larme, unique, coula sur sa joue. Elle ne l’essuya pas. Elle la laissa vivre sa course, comme on laisse partir un souffle ancien.

— Il n’a jamais été à moi, murmura-t-elle. Et pourtant… je crois que personne n’a été plus à lui que moi, à ce moment-là.

Elle marqua une pause. Puis releva la tête.

— Tu es donc sa fille ?

— Il m’a adoptée après la mort de ma mère. Et il m’a élevée… comme si j’étais…

— De lui, compléta Rhiannon d’une voix tremblée. Bien sûr… c’était lui, ça. Le protecteur. L’homme qui portait la douleur du monde sans jamais la poser. Il ne supportait pas que les enfants souffrent. Ça le brisait.

Un silence tendre les enveloppa. Un silence sans jugement, sans gêne. Deux femmes, deux âges, deux histoires, réunies dans l’ombre d’un même homme. L’une l’avait aimé. L’autre avait été aimée par lui.

Rhiannon fit quelques pas vers le banc de pierre installé près de la rambarde, face à l’infini.

— Viens. Tu veux savoir, je le sens. Tu veux tout entendre. Alors assieds-toi, Alex. Je vais te dire ce que même ce fichu carnet ne t’a pas raconté.

Rhiannon s’assit lentement sur le banc de pierre. Elle croisa les mains sur ses genoux, inspira longuement, puis tourna les yeux vers la mer, comme pour retrouver les mots dans les vagues.

— Ton père est arrivé ici comme une plaie ouverte. Il n’avait pas besoin de soins médicaux. Il avait besoin de silence. D’espace. Et peut-être… de quelqu’un qui n’essaierait pas de le réparer.

Elle sourit, un sourire triste.

— Il ne parlait pas beaucoup au début. Il observait. Les gens, les arbres, les murs. Comme si tout était porteur de mémoire. Je l’ai vu consoler une patiente qui ne le connaissait même pas. Apprendre le nom de chaque employé du centre. Partager son repas avec un ancien soldat qui n’avait plus parlé depuis des années.

Elle tourna la tête vers Alex.

— Il ne guérissait pas. Il guérissait les autres. Par sa simple présence. Tu vois… c’est quelque chose qu’on ne voit qu’une fois, dans une vie. Un être qui porte en lui une vérité silencieuse, et qui n’en fait rien d’autre qu’un don. Même ses silences avaient du sens.

Alex l’écoutait sans bouger, suspendue aux mots. Le vent soufflait doucement. On entendait les goélands en contrebas.

— Et puis, un jour… il a commencé à me regarder autrement. Pas comme une thérapeute. Pas comme une femme. Juste comme quelqu’un à qui il pouvait parler sans se cacher. Et moi… j’ai voulu comprendre cet homme. J’ai cherché. Et j’ai découvert une solitude immense, une fatigue si ancienne qu’elle ne ressemblait même plus à de la douleur. Plutôt à une forme de lassitude sacrée.

Elle serra un peu les doigts.

— On s’est rapprochés. Pas comme on le prévoit. Pas comme dans les livres. Ça s’est fait dans les silences. Les marches au bord des falaises. Les regards. Les nuits où je devinais qu’il écrivait de la poésie au lieu de dormir. Tu sais qu’il écrivait, n’est-ce pas ?

Alex acquiesça.

— Il m’a lu un poème, une fois. Juste un. Je crois qu’il ne l’a jamais lu à personne d’autre. Et ce soir-là, j’ai su que je l’aimais. D’un amour sans promesse, sans avenir, mais d’un amour vrai. Il ne m’a jamais dit qu’il m’aimait. Mais il a posé une main sur ma joue, et il a murmuré : *« tu es un lieu où je peux respirer ». *

Rhiannon ferma les yeux une seconde. Sa voix se brisa presque.

— C’était… tout. Et c’était suffisant.

Puis elle rouvrit les yeux, fixant à nouveau l’horizon.

— Mais j’ai su que je devais le laisser partir. Parce qu’il portait quelque chose que je ne pouvais pas soutenir. Et parce que, malgré moi, je l’aimais trop. Et que cet amour… allait me détourner de ceux que je devais encore aider. Tu vois, Alex… parfois, aimer quelqu’un, c’est refuser de le garder. C’est ne pas le retenir, même si chaque cellule de ton corps hurle l’inverse.

Elle se leva doucement, les bras croisés.

— Il est parti au matin. Je l’ai regardé s’éloigner. Il ne s’est pas retourné. Et je n’ai pas pleuré. Pas ce jour-là. J’ai pleuré bien plus tard. Quand j’ai compris qu’il ne reviendrait jamais.

Elle se tourna enfin vers Alex, les yeux pleins d’années et de silence.

— Tu voulais la vérité. La voilà. Il a changé ma vie. Et il ne m’a jamais quittée, même en partant. Il reste ici. Dans cette lumière. Dans ce vent.

Elle posa une main légère sur l’épaule d’Alex.

— Et maintenant, c’est toi qui es venue. Tu portes quelque chose de lui. Pas le sang. Mais l’essentiel. Ce qu’il t’a transmis. Son regard. Son silence. Sa tendresse.

Alex ne put retenir ses larmes. Rhiannon, sans un mot, l’attira doucement contre elle. Et elles restèrent là, un moment, serrées l’une contre l’autre. Deux femmes liées par l’ombre d’un homme rare. Un homme dont l’amour avait eu plusieurs visages… et dont aucun n’avait été oublié.

 

***

 

Le soir tombait sur l’île. Une lumière orangée baignait les allées entre les bâtiments du centre, et le chant des cigales australiennes vibrait à travers les eucalyptus. Alex marchait lentement, pieds nus dans l’herbe rase, le carnet de Nuri toujours contre elle. Rebecca l’attendait sur la terrasse d’un vieux bungalow, jambes étendues sur la rambarde, pieds nue, bras croisés et scrutant l’horizon.

Alex s’assit près d’elle, sans un mot. Le silence entre elles n’était pas lourd. Juste… dense. Comme une présence.

Rebecca jeta un regard en coin.

— Alors ? C’était la femme qu’on imaginait ?

— Oui, répondit Alex d’une voix douce. C’est une femme incroyable. Forte. Lucide. Et brisée aussi, un peu.

Un silence. Puis Alex reprit, la gorge plus nouée.

— Mais il y a quelque chose que je dois te dire.

Rebecca la regarda, attentive.

— Elle ne savait pas, murmura Alex. Il ne lui a jamais dit.

— Dit quoi ?

— Qu’il était immortel.

Rebecca plissa légèrement les yeux. Elle comprenait. Mais laissa Alex continuer.

— Elle ne savait rien. Rien de ce qu’il était vraiment. Elle l’a aimé dans l’ignorance. Et lui… il est resté dans le secret. Il ne l’a pas laissée voir toute l’histoire. Pas comme il l’a fait avec maman.

Elle marqua une pause. La mer, au loin, s’était teintée de pourpre.

— Tu te rends compte ? Il l’a aimée, c’est sûr. Mais pas comme il a aimé maman. Elle… il lui a tout dit. Il l’a choisie pour ça. Elle a vu derrière le masque. Jusqu’à l’éternité. Et il l’a laissée entrer. C’est elle. C’était elle, son vrai grand amour.

Rebecca resta silencieuse. Puis elle dit, d’un ton doux, presque chuchoté :

— Et toi, ça te fait… mal ?

Alex ne répondit pas tout de suite. Elle regarda le carnet posé sur ses genoux. Les mots de Nuri, ses silences, ses douleurs couchées en vers. Puis elle leva les yeux, brillants de larmes.

— Je pensais que Rhiannon était peut-être… une sorte de rivale. Ou même une figure que je devais comprendre pour mieux comprendre papa. Mais maintenant je sais. C’est maman. C’était elle, toujours. Et moi… j’étais tout ce qui lui restait d’elle.

Elle se tut. Rebecca tendit la main et posa sa paume sur la sienne.

— Hé ! Pour lui tu étais sa gosse, et crois moi je pense qu’il était heureux quand tu l’appelais papa, qu’il ait aimé ta mère ne change rien.

Alex renifla doucement. Puis sourit, malgré elle.

— Je voulais des réponses, Rebecca. Mais je repars avec un poids en plus. Un poids doux, étrange. Comme si j’étais… l’écho d’un amour ancien.

Rebecca lui serra la main, fort.

— Tu n’es pas un écho, Alex. Tu es une preuve. Une trace vivante. Et maintenant, va falloir vivre avec ça. Et le rendre fier.

— Il l’était déjà, je crois, dit-elle.

Rebecca sourit.

— C’est bien pour ça qu’on est venues.

Le soir s’approfondissait, les cigales chantaient encore dans l’air tiède, et l’île semblait se fondre dans un calme absolu. Alex sentait quelque chose se poser en elle. Une certitude tranquille.

Mais Rebecca se leva soudain, l’air habité d’une urgence inattendue.

— Il faut que je passe un coup de fil.

Alex hocha la tête, un sourire en coin. Elle la regarda s’éloigner, téléphone en main, puis leva les yeux vers le ciel, embrumé de larmes.

— Même depuis l’au-delà… tu peux pas t’en empêcher, hein ?

Rebecca, elle, marcha à l’écart, le cœur battant plus fort qu’elle ne l’aurait cru. Le sel marin lui collait aux lèvres, le vent nouait ses cheveux. Les cigales chantaient encore Elle s’arrêta près d’un arbre noueux, inspira, et appuya sur le contact : Victor.

Trois tonalités. Puis sa voix grave, un peu rauque, un peu surprise.

— Rebecca ?

Elle ferma les yeux, sourit, et répondit :

— Salut, putain d’enfoiré de mec.

Il y eut un léger rire de l’autre côté.

— Tu me manques aussi.

Elle s’assit sur une pierre plate, croisa les jambes, son regard perdu dans l’obscurité qui vibrait autour d’elle.

— Je voulais t’appeler… parce que je crois que j’ai compris quelque chose. Ici. Grâce à Alex. Et à ce fichu Nuri.

— Je t’écoute.

Elle prit une inspiration, longue, puis se lança, doucement :

— Ecoute… les déclarations à l’eau de rose c’est pas mon truc. Je ne te dis pas assez combien je t’ai dans la peau. Mais ton pote, Nuri… il m’a foutu une claque à travers le temps. Pas directement, mais… c’est comme s’il m’avait soufflé qu’aimer, c’était aussi rester. Donner sans bruit. Accepter de souffrir en silence, pour que l’autre ait le droit de vivre, d’être libre. Il m’a appris que l’amour, ce n’était pas seulement baiser, mais aussi ressentir. Même quand on ne dit rien.

Un silence. De l’autre côté du fil, Victor ne parlait pas. Mais elle savait qu’il écoutait. Qu’il sentait chaque mot.

— Et toi, dit-elle, avec un rire un peu tremblant et en tapotant nerveusement sa jambe… tu m’as donné les deux. Le feu, et le silence. La violence, et la douceur. Bon ça dépasse deux… mais on s’en branle, le truc c’est que même quand tu ne disais rien, t’étais là. Même quand je te traitais de connard, tu me regardais comme si j’étais toute ton histoire.

Elle se mordit la lèvre. Son cœur battait fort.

— Alors voilà. Je t’aime, Victor… Pas juste quand on baise comme des damnés. Je t’aime… quand t’es pas là. Je t’aime dans ce vide que tu laisses derrière toi. Et ça me fait flipper. Grave. Et si un jour je crève je reviendrais réincarnée pour te dire d’aller te faire foutre si tu crois que je vais te laisser tout seul dans ce globe de merde.

Un silence plus long. Puis, la voix de Victor, grave, posée, presque rauque :

— Reviens, Rebecca.

Elle rit, cette fois franchement. Une larme coula sur sa joue.

— Promis. Et quand je reviens, j’te fais l’amour deux fois plus sauvagement qu’avant. Je te fouetterais les fesses, et je baiserais avec toi jusqu’à ce que je ne sante plus mes jambes. Alors t’as intérêt à avoir dormi, parce que je vais t’essorer comme une éponge.

Il éclata de rire. Un vrai rire. Chaud. Vivant.

— T’as une drôle de façon de dire je t’aime.

— C’est la mienne, répondit-elle, la voix tremblante. Mais j’te le dis quand même. Je t’aime, Victor Kruger. Et j’ai pas besoin de mourir pour m’en rendre compte.

Elle resta là, encore un peu, le téléphone contre l’oreille, sans parler. Juste le souffle de l’autre, loin, et pourtant si proche.

Et dans le silence australien, le cœur de Rebecca battait comme s’il rentrait enfin à la maison.


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