Le Kurgan
Alexandra Béthanie Reagan n’avait jamais habité ailleurs. Cette maison était son unique repère, le dernier fragment d’un monde révolu. Même si Victor était désormais tout ce qui lui restait comme famille — et Rebecca vivait elle aussi sous ce toit —, non, ce n’était pas leur maison. C’était la maison du couple, et elle, elle y vivait avec eux.
Mais cela ne la dérangeait pas.
Très vite, elle s’était attachée à Rebecca Alvarez. Comme à une grande sœur. Une grande sœur un peu brutale parfois, un peu trop protectrice aussi, à son goût. Mais Alex ne lui en voulait pas. Rebecca était ce genre de femme qui aime avec férocité. Elle n’hésitait pas à lui ébouriffer les cheveux en passant, ou à lui donner une tape affectueuse sur les fesses, comme on le ferait à une petite sœur qu’on charrie.
Victor, lui, c’était autre chose.
Avec lui, Rebecca devenait… douce. Presque fragile.
Alex l’avait remarqué très tôt. Cette façon qu’avait la flic de moduler sa voix quand elle s’adressait à lui. Ce naturel déconcertant avec lequel elle s’asseyait sur ses genoux pour manger son petit-déjeuner, ou posait simplement sa tête sur ses cuisses pendant qu’il lisait. Alors il laissait glisser ses doigts dans ses cheveux noirs, lentement, et Rebecca fermait les yeux, ronronnante.
C’était à la fois attendrissant… et bouleversant.
Victor lui-même semblait différent avec elle. Le géant taciturne souriait à chaque fois qu’il posait les yeux sur elle. Un sourire discret. Sincère. Le genre de sourire qui ne se forge qu’après mille cicatrices.
Pour Alex, ce spectacle silencieux — ces deux âmes cabossées qui s’apprivoisaient — valait toutes les promesses du monde.
Mais il fallait quand même qu’un jour elle ait une petite conversation avec Rebecca. Parce que non, on ne laisse pas traîner ses culottes sur le canapé. Encore moins se balader à poil dans toute la maison. Et surtout, on ne pique pas dans les assiettes des autres comme une hyène affamée.
Alex se souvenait, mi-amusée, mi-exaspérée, d’un matin très précis. Elle prenait son petit-déjeuner avec Victor, tranquillement. Il avait préparé des œufs brouillés et des crêpes aux myrtilles — un festin. Tout allait bien. Jusqu’à ce que Rebecca débarque dans la cuisine. En string. Les seins à l’air.
Sans même un bonjour, elle avait plaqué un baiser vorace sur la bouche de Victor, façon dévoreuse d’âme, avant de passer devant Alex et de lui coller une bise sur la joue — une baffe déguisée en affection — qui manqua de la faire basculer de sa chaise.
Et puis, comme si de rien n’était, elle s’était assise en amazone sur les genoux de Victor et lui avait arraché sa tasse de café.
— Mmmh, grogna-t-elle en buvant à grandes gorgées. Putain, c’est bon.
Alex avait levé les yeux au ciel.
— Tu sais, dit-elle, grimace en prime, on a aussi du café qui appartient à personne…
— La bouffe des autres est toujours meilleure, marmonna Rebecca en chipant la crêpe de Victor. Et puis j’adore goûter ce qu’il a goûté. Ça me donne du plaisir.
— C’est franchement dégueulasse, rétorqua Alex en la regardant de biais, une cuillère suspendue entre deux bouchées.
Victor, stoïque, n’avait rien dit. Il avait simplement glissé un bras autour de la taille de Rebecca, comme si tout cela — nudité, chaos, invasion alimentaire — était parfaitement normal.
Et peut-être que dans cette drôle de maison, ça l’était.
Le reste de la matinée avait été plus calme. Alex s’était enfermée dans sa chambre pour bosser un peu. En sortant, elle descendait vers la cuisine pour chercher une bouteille d’eau, quand un bruit étrange attira son attention. Intriguée, elle s’approcha d’une porte entrouverte… et tendit l’oreille.
Puis elle ouvrit. Et resta figée.
— Oh. Mon. Dieu ! s’écria-t-elle, les yeux écarquillés.
Rebecca, nue, en train de chevaucher Victor, se tourna vers elle, bouche bée.
— Mais putain, on frappe avant d’entrer ! rugit-elle.
— Merde ! hurla Alex en battant en retraite. À cause de vous, je vais finir chez le psy !
Elle claqua sa porte, furieuse.
Rebecca et Victor se regardèrent, le souffle encore court, puis éclatèrent de rire. Un rire franc, irrépressible, presque adolescent. Rebecca secoua la tête, hilare.
— On va la traumatiser à vie, putain...
Victor soupira, l’œil rieur malgré lui.
— Ça devait bien arriver un jour.
Il se leva, attrapa son pantalon et l’enfila sans se presser, pendant que Rebecca, toujours allongée sur le lit, le suivait du regard avec un sourire paresseux.
Quand il se pencha pour l’embrasser, elle lui vola ses lèvres avec une faim douce, presque moqueuse, puis murmura d’une voix rauque :
— Tu me dois un orgasme, mon salaud.
— Laisse-moi juste le temps d’évaluer les dommages collatéraux avec Alex… et je reviens.
— Y’a intérêt… Et dis-lui que… je suis désolée.
Victor sortit de sa chambre et se dirigea vers celle d’Alex. Il s’arrêta, puis frappa doucement à la porte.
— Alex… c’est moi. Je peux entrer ?
— Je suis encore traumatisée à vie, répliqua-t-elle d’une voix crispée.
— S’il te plaît. Je peux te parler une minute ?
Un silence. Puis :
— C’est ouvert…
Victor poussa doucement la porte. Alex était assise sur son lit, recroquevillée, un coussin serré contre elle comme un bouclier.
Il s’approcha lentement, presque à pas de loup.
— Je suis désolé, dit-il avec cette voix calme et grave qui semblait toujours vouloir apaiser le monde.
— Sérieusement, Victor… En pleine journée… sans verrouiller la porte ? J’ai vu des trucs… que même Netflix n’oserait pas montrer. Les fesses de Rebecca… c’était complètement wow.
— Je sais. C’était… inopportun.
Elle le fusilla du regard.
— Inopportun ?! Vous étiez littéralement en train de faire trembler les murs ! J’ai cru que le plafond allait s’effondrer sur moi !
Victor esquissa un sourire contrit.
— Tu veux que je te confie un secret ? Si Rebecca est comme ça… c’est parce qu’elle est heureuse avec nous. Et dis-toi que tu as de la chance : tu vis avec un couple qui s’aime avec les mots… et aussi sous la couette.
— Elle laisse traîner ses strings partout, fit remarquer Alex avec une grimace.
— Elle marque son territoire.
— Ça, pour une lionne…
Elle tenta d’effacer l’image de son esprit en secouant la tête.
— Et elle voulait que je te dise qu’elle est désolée.
— Ah ouais ?! s’étrangla Alex. Elle m’a crié dessus comme si j’étais une cambrioleuse ! Alors que c’est elle qui se balade à poil dès le matin et me pique mes pancakes !
Il haussa les épaules.
— Elle a… une manière bien à elle de gérer la pudeur.
Un silence s’installa. Puis Alex soupira, plus fatiguée que vraiment fâchée.
— Juste… préviens-moi quand vous avez prévu vos… trucs, d’accord ? Que je parte faire un tour. Ou que je mette des écouteurs. Très, très puissants.
Victor la serra contre lui, avec cette douceur grave qui lui appartenait.
— Promis.
Il se leva, mais Alex, un sourire moqueur aux lèvres, lança :
— Franchement, oncle Vic… ce que j’ai vu tout à l’heure… c’était woooow.
Victor éclata de rire.
Dans le couloir, Rebecca, adossée au mur, souriait dans le vide sans faire de bruit.
Ses deux idiots.
Sa foutue petite meute.
***
La lumière dorée du soleil descendait en diagonale à travers les baies vitrées du salon. Sur la table basse, les miettes d’un goûter improvisé jonchaient les assiettes. Un parfum sucré flottait dans l’air, mêlé à la vanille, au thé chaud et à une pointe de myrtilles.
Victor, dans le canapé, feuilletait un livre d’une main, l’autre posée sur sa tasse. Alex, installée en tailleur sur le tapis, léchait le bord de sa cuillère, en pleine hésitation devant la dernière bouchée. Rebecca, quant à elle, s’était allongé contre Victor, tête posée sur son genou : débardeur noir (sans soutif, évidemment), string discret, jambes nues étendues comme chez elle — parce que c’était chez elle. Elle avait les pieds posés sur la table basse, ses orteils tapotant le vide en rythme avec une chanson qu’elle fredonnait sans s’en rendre compte.
— Tu veux ma part ? demanda Alex en poussant son assiette vers elle.
Rebecca haussa un sourcil, faussement soupçonneuse.
— Ou est l’arnaque ? Y’a des brocolis cachés dans le gâteau ?
— T’as l’air d’en avoir besoin. Et moi, si je mange encore une bouchée, je me transforme en crêpe humaine.
Rebecca attrapa l’assiette avec un sourire satisfait.
— Tu me rends foi en ta génération.
— À condition que tu restes là, ajouta Alex. Pas de bisous surprises, pas de seins qui me frôlent quand tu passes, pas de vol dans mon assiette.
Rebecca leva la main, la mine solennelle.
— Promis. Je suis presque civilisée aujourd’hui. Presque.
Victor sourit sans lever les yeux de son livre.
— Tu dis ça, mais ton string est toujours sur l’accoudoir, fit remarquer Alex.
— C’est de la déco, répondit Rebecca du tac au tac. On appelle ça un statement.
— Un statement d’exhibitionniste, marmonna Alex.
— Oh, je prends ça comme un compliment, chérie.
Un silence. Léger, agréable. Le genre de calme rare et précieux, où aucun d’eux ne ressentait le besoin de parler pour combler le vide. La chaleur du soleil les enveloppait. Même Rebecca, si souvent sur la défensive, paraissait… apaisée. Vivante. Douce, à sa manière rugueuse.
Victor, qui n’avait pas perdu une miette de l’échange entre les deux, se leva en étirant ses épaules avec calme.
— Quelqu’un veut un jus pressé ?
— Non, je crois que j’ai assez avalé de sucre pour aujourd’hui, dit Alex en souriant.
— Moi pas, mon bichon ! s’écria Rebecca en levant la main comme une élève indisciplinée. J’en veux un.
— Tout de suite, répondit Victor.
Alors qu’il passait à côté d’elle, Rebecca lui claqua les fesses avec un petit "paf" sonore, puis lança un clin d’œil à Alex. La jeune fille secoua la tête, mi-amusée, mi-résignée.
— Je suis entourée de grands enfants, marmonna Alex.
Rebecca croqua dans son gâteau et répondit la bouche pleine :
— Et tu nous adores.
Alex leva les yeux au ciel, mais elle souriait toujours.
C’est à ce moment précis que la sonnette retentit. Rebecca grogna, toujours en mâchant.
— Sérieux ? On peut pas avoir UNE après-midi sans drame ?!
— Je vais ouvrir ! dit Alex en se levant d’un bond.
Elle partit d’un pas rapide vers la porte. Quand elle l’ouvrit, elle se retrouva face à un homme noir, grand, carré, vêtu d’un t-shirt moulant sur un torse de boxeur à la retraite. Ses bras solides, sa mâchoire anguleuse et son regard aiguisé lui donnaient une présence quasi militaire. Une plaque clippée à sa ceinture complétait le tableau.
Il fronça légèrement les sourcils en découvrant une jeune fille, blonde, les cheveux jusqu’au bas du dos, en short blanc, chaussettes hautes et t-shirt bleu.
— Je peux vous aider ? demanda Alex, intriguée mais sans perdre contenance.
— Inspecteur Devon Clark, répondit-il d’une voix grave. Je cherche le lieutenant Alvarez. Elle n’était pas chez elle.
Alex le dévisagea une seconde, intriguée, avant de répliquer d’un ton sérieux :
— Elle vit ici maintenant. Bougez pas, je vais l’appeler.
Elle referma la porte sans plus de cérémonie, le laissant sur le pas de la porte.
Devon poussa un soupir, jeta un œil autour de lui. La maison était grande, chic, visiblement celle d’un type plein aux as. Pas exactement ce qu’il attendait d’une flic comme Alvarez. Lui qui l’imaginait spartiate et monacale, comme lui. Il grimaça, un peu désenchanté. Et cette gamine qui lui avait ouvert... plutôt mignonne, en fait.
Dans le salon, Alex lança :
— Rebecca, y’a un type avec une sale tête dehors qui dit s’appeler Clark et qui veut te voir. C’est qui ce mec ?
Rebecca leva les yeux, resta un instant interdite, puis bascula la tête en arrière en jurant :
— Merde… Mon nouveau partenaire.
Elle se leva à contre-cœur, attrapa un jean posé sur le canapé, et l’enfila en se tortillant sans aucune gêne. Alex la regardait, dubitative.
— Bradshaw m’a foutu un pitbull aux fesses pour me surveiller. J’avais complètement zappé.
Victor revint à ce moment-là avec un verre de jus, que Rebecca lui arracha presque des mains pour le descendre d’une traite.
— Voilà le truc avec ce job, dit-elle en reposant le verre. T’as jamais de vraies heures de repos.
— Si t’as besoin de quoi que ce soit… commença Victor.
Elle ne le laissa pas finir : elle l’attrapa pour un baiser bref mais intense, et murmura avec un sourire en coin :
— Tu restes sage et dispo, beauté fatale. Je te dois toujours un orgasme. T’as intérêt à être au niveau, ce soir.
En passant devant Alex, elle l’embrassa franchement sur le front.
— Merci pour le gâteau, crevette. J’vais aller botter quelques culs pour digérer.
Alex sourit malgré elle, un peu secouée mais amusée. Victor referma la porte sur le calme désormais revenu. Temporairement.
***
Rebecca en passant la porte ne fut pas surprise de voir Devon Clark de l’autre côté.
— Tiens, le pitbull de Bradshaw en personne. Quelle surprise.
— Alvarez, dit-il avec un soupir. J’ai frappé chez toi, on m’a dit que t’étais ici. Je me suis dit que ça attendrait pas.
— J’étais chez moi. répondit-elle du tac au tac, croisant les bras. Maintenant que t’as vu l’endroit, t’es content ?
Il pinça les lèvres, un peu pris de court.
— Je m’attendais pas à... ça, admit-il.
— À quoi ? À ce que je vive dans une caverne avec une arme sous mon oreiller et une bougie pour seule lumière ? Faut sortir de tes fantasmes, inspecteur.
— Bon ok, dit-il agacé, on a une affaire, je suis venu te chercher, alors si tu veux on peut y aller en prenant ma voiture.
— Ça marche !
Rebecca en ramenant ses cheveux en fine queue de cheval, monta aux coté de Clark sur une Ford Interceptor banalisée. Puis ils démarrèrent et Clark passa directement en quatrième vitesse.
— Qu’est-ce qu’on a ? demanda Rebecca, la voix grave, droite dans son siège.
Devon jeta un bref regard vers elle, les mains crispées sur le volant.
— Trafic d’enfants. Asie du Sud-Est : Philippines, Thaïlande surtout. On pense qu’ils transitent par la baie. Un entrepôt à Richmond vient d’être repéré. Ça sent le réseau bien installé depuis des mois.
— Quel âge ? demanda-t-elle, la mâchoire serrée.
— Le plus jeune avait quatre ans.
Rebecca resta silencieuse. Puis :
— Ils perdent pas de temps, hein ?
Devon hocha la tête, le regard sombre.
— Y a un témoin sous protection. Une ancienne mule. Elle a balancé un nom : Le Chiffonnier. On sait pas qui c’est. Il dirige tout. Apparemment, il bosse avec des Ukrainiens. Voire pire.
Rebecca esquissa un sourire sans chaleur.
— Tu crois que j’ai la gueule d’un flic qui va suivre le protocole dans une affaire comme ça ?
Devon mit un moment à répondre. Puis il souffla, comme s’il crachait une vérité qui ne lui plaisait pas :
— Bradshaw te surveille. Si tu dérapes, elle te lâchera pas.
Rebecca haussa les épaules, un éclat glacé dans les yeux.
— J’ai déjà cramé tout le sucre que j’ai bouffé au goûter rien qu’en entendant ces conneries. Et tu sais quoi ? Ma journée fait que commencer.
Il haussa un sourcil, mi-inquiet, mi-impressionné.
— C’est censé me rassurer, lieutenant Alvarez ? Pour certains là-haut, t’es déjà l’ennemi public numéro un.
Elle tourna la tête vers lui, un sourire de louve aux lèvres.
— Tu sais pas à quel point. Pour certains, je suis les deux.
— Les deux ?
— L’ennemi, et la putain de guerre.
Le soleil tapait encore fort quand la Ford Interceptor se gara sur le parking du commissariat central, dans le quartier de Mission. Rebecca descendit la première, lunettes de soleil en place, cheveux remontés en un chignon de fortune, jean tiré à la va-vite sur son débardeur. Elle marchait comme une louve dans son territoire.
Devon Clark la suivit, la démarche souple malgré sa carrure de boxeur. Il portait son badge autour du cou, prêt à foncer dans le feu.
Rebecca entra comme on entre dans une cage : en fixant chaque mur, chaque visage, chaque angle mort. Rien ne lui échappait.
— Tu viens souvent ici ? demanda Devon en gravissant les marches.
— Suffisamment pour que les vieux schnocks me disent bonjour… et que les petits merdeux m’évitent, répondit-elle en poussant la porte d’un coup d’épaule.
Ils traversèrent le hall sans s’arrêter. Rebecca salua vaguement deux officiers ; l’un d’eux la regarda passer avec un sourire nerveux.
— Tu fais peur à tout le monde, ou c’est juste les lundis ? lança Devon.
Elle le fixa un instant, impassible.
— Tu comprendras vite que c’est pas moi le problème. C’est ce que je fais à ceux qui me prennent de haut.
— Bien reçu, lieutenant, répondit-il sans se démonter.
Ils s’installèrent dans une salle de réunion vide au fond du couloir. Rebecca tira une chaise d’un geste sec, ouvrit un dossier et le feuilleta sans dire un mot. Puis, levant les yeux vers lui :
— On va faire simple. Peut-être que t’es un bon flic. Peut-être. Mais moi, j’en ai vu des bons finir ripoux, planqués, lâches. Alors t’attends pas à ce que je te déroule le tapis. Tu bosses bien, tu tiens bon, tu recules pas… peut-être que je te laisserai m’appeler Rebecca dans six mois. Et encore, si t’as de la chance.
Devon hocha lentement la tête, mesuré.
— Marché conclu. Tant que tu me files pas un surnom à la con.
— T’inquiète. Clark, c’est bien. C’est neutre. Solide. Sans attaches.
Elle se cala sur sa chaise, croisa les jambes et sortit un stylo.
— Bon. Va falloir me briefer. J’ai déjà bossé sur de la prostitution, mais le trafic d’enfants… c’est nouveau. Quelle région est la plus touchée ?
— Partout, dit-il en versant du café. Mais la côte ouest, c’est un carrefour. Le Pacifique est une autoroute.
— Ils passent des petites annonces ou quoi ? Comment un acheteur trouve un “produit” aussi ignoble ?
— C’est plus structuré que tu crois. Imagine n’importe quel marché officiel : t’as le commerce en gros, le commerce de détail, et au milieu, les courtiers.
— Et ça fonctionne comment, leur saloperie de chaîne logistique ?
— Un exemple : un passeur mexicain traverse la frontière avec cent personnes planquées dans un camion. Parmi ses contacts, des grossistes spécialisés — certains fournissent des domestiques, d’autres de la main-d’œuvre agricole, ou encore des filles pour les salons… ou pour les bordels. Et oui, aussi des enfants.
Rebecca ne dit rien. Elle gravait chaque mot.
— Ces grossistes revendent ensuite aux acheteurs plus petits : hôtels, fermes, ateliers clandestins, restaurants… ça redescend toute la chaîne jusqu’au client final.
— Comme un marché agricole, souffla-t-elle.
— Exactement. Une ferme vend ses légumes à un grossiste. Le grossiste revend à un supermarché ou à un resto. Là, c’est pareil. Sauf que c’est pas des radis. C’est des vies humaines.
Rebecca secoua la tête, lentement, comme pour contenir quelque chose.
— T’as parlé de cent personnes. Dans un camion. Tu veux dire un conteneur ?
— Oui. Porte-conteneurs ou camions bâchés. Texas, 2003. Dix-neuf morts dans un seul conteneur. Étouffés. Ils étaient entassés comme du bétail.
— Mais pourquoi maltraiter leur “marchandise” s’ils veulent la vendre ? demanda-t-elle, plus sèche que prévu.
— Parce que c’est plus rentable de charger à mort. Qu’il y ait des pertes, c’est prévu. Les passeurs ont leurs quotas. Si t’en mets dix dans un conteneur et qu’aucun meurt, tu touches pour dix. Si t’en mets cent et que dix crèvent, tu vends quatre-vingt-dix. C’est plus rentable. Les frais sont les mêmes. Moins de voyages, plus de “profit”.
Il marqua une pause. Rebecca ne bronchait plus.
— Pareil que pour les bateaux négriers, continua-t-il. Ils savaient qu’une partie de la cargaison mourrait en mer. Mais c’était intégré dans les calculs. Ça maximisait les bénéfices.
Rebecca le fixa un instant, le regard noir.
— Ouais, tu m’étonnes… Une belle bande de mouches à merde, murmura-t-elle.
Un silence lourd retomba. Pas de commentaire, pas d’apitoiement.
Juste deux flics face à l’horreur.
— On commence par quoi ? demanda Devon, plus grave.
— On identifie les réseaux de commande. Les points de contact, les relais. Ensuite, on avise.
— Ça marche, dit-il en s’asseyant et en ouvrant un dossier épais. On a un point de départ : le témoin a évoqué un nom. Le Chiffonnier. Il faut qu’on sache qui il est, et où il se planque.
Rebecca hocha lentement la tête.
— Le Chiffonnier… J’aime déjà pas ce nom. On va le recoudre, ce fils de pute.
***
Le soleil déclinait derrière les grandes baies vitrées, dorant les poussières en suspension dans l’air. L’atelier baignait dans une lumière chaude, presque irréelle. Sur l’établi, un vase en cours de tournage, encore humide, tournait lentement sous les mains patientes de Victor.
Il travaillait en silence, concentré, vêtu d’un simple t-shirt noir, les bras couverts d’argile séchée. La radio murmurait en fond, un vieux morceau de piano, doux et un peu désuet.
C’était son moment préféré de la journée. Quand le monde se taisait enfin. Même Alex, dans le salon, semblait absorbée par ses bouquins. Il aurait pu aller l’aider, comme Nuri le faisait parfois. Mais Victor préférait lui laisser son espace. La douleur du deuil s’infiltrait autrement chez elle — discrète, méthodique, silencieuse comme une marée.
Depuis l’arrivée de Rebecca, pourtant, la maison avait changé. Elle vivait. Elle respirait. Parfois bruyamment, souvent de travers, mais toujours avec une intensité qui l’inspirait plus qu’il ne l’aurait cru. Et elle n’était pas du genre à se retenir, même devant Alex. Il sourit en y repensant. La fois où Alex les avait surpris en pleine action… elle avait rougi jusqu’aux oreilles. Lui, il avait juste haussé un sourcil. Ce genre de maladresses façonnait un foyer. Et Victor, lentement, redécouvrait ce que cela voulait dire.
Un frémissement léger vibra sur le bois : son téléphone.
Il hésita. Puis attrapa l’appareil du bout des doigts, essuya rapidement ses mains sur un torchon, et décrocha sans regarder l’écran.
— Victor Kruger à l’appareil.
Une voix féminine, suave, contrôlée, familière.
— Bonsoir, Victor. C’est Siena.
Il ferma un instant les yeux. Cette voix avait le chic de glisser dans les failles qu’il croyait scellées.
— Bonjour, Siena.
— Je ne te dérange pas au milieu d’une œuvre d’art, j’espère ? Ou bien… est-ce que j’interromps une étreinte torride avec ta célèbre associée ?
Il sourit sans répondre, puis couvrit doucement le vase d’un linge humide.
— Ni l’un ni l’autre. Enfin… pas encore.
— Toujours ce charme glacial, soupira-t-elle. Bon, j’irai droit au but. Je donne une réception samedi soir. Une de ces soirées où les gens riches se rassurent en se frôlant entre eux. J’aimerais t’y voir. Avec ta… partenaire. Comment s’appelle-t-elle déjà ? Rebecca ?
Il resta silencieux une seconde. L’ambiguïté dans la voix de Siena n’était jamais gratuite.
— Elle s’appelle Rebecca Alvarez. Et elle n’est pas très fan des talons ni des sourires polis.
— Parfait. Elle s’intégrera à merveille. Tu pourrais lui offrir une robe Versace, quelque chose de sobre… ou provocant, selon l’humeur.
— Je doute qu’elle accepte.
— Je doute qu’elle ait le choix, répliqua-t-elle. Dites-lui que l’entrée se fait par la baie, en bateau. Et qu’on sert du Yamazaki 55 ans d’âge. Avec un peu de chance, ça suffira à la faire monter à bord.
— Tu veux quelque chose, Siena ? Ou c’est juste… une invitation pleine de tendresse ?
Elle rit doucement.
— Tu sais bien que rien n’est jamais innocent, Victor. Je veux voir celle qui t’arrache des sourires. Peut-être lui poser quelques questions… sur ton art. Sur ton passé. Sur ta loyauté.
Il resta un instant debout, le regard perdu dans la lumière dorée, avant de répondre d’une voix posée :
— J’en parlerai à Rebecca. Mais si elle ne vient pas, alors je ne viendrai pas non plus.
— Oh, vous viendrez. Et je vous promets que tout le monde va s’amuser.
Elle raccrocha.
Victor posa lentement le téléphone, passa une main dans ses cheveux en arrière. Il resta un moment immobile, dans le silence revenu de l’atelier. Puis il leva les yeux : Alex était là, dans l’encadrement de la porte, bras croisés, un léger sourire en coin.
— C’était qui, cette Siena ? demanda-t-elle innocemment.
— Une vieille amie.
— Ton ex, quoi.
— C’est… compliqué.
— Elle t’a invité à une soirée ? insista-t-elle en s’approchant.
— Elle veut que j’amène Rebecca.
Alex s’installa face à lui, sur l’un des tabourets, les genoux repliés.
— Tu devrais faire gaffe, oncle Vic. Parfois, les hommes se compliquent la vie tout seuls. Même ceux qui ont vu passer plus de siècles que d’hivers.
Victor esquissa un sourire.
— Et selon toi, qu’est-ce que Nuri ferait à ma place ?
— Là, je t’avoue que j’en sais absolument rien, répondit-elle avec une grimace.
— Génial, souffla-t-il en attrapant un torchon. Absolument génial.
***
Victor resta un long moment debout, les mains dans les poches, observant son vase encore frais. Le tour avait cessé de tourner. L’argile semblait suspendue, figée entre deux formes. Comme lui.
Il ralluma doucement la radio. Bach reprit ses droits, solennel, impassible. Puis il se pencha à nouveau vers la terre molle et, sans un mot, recommença à façonner. Mais ses mains trahissaient son trouble. Son esprit, lui, était ailleurs.
Siena.
Toujours là où on ne l’attendait pas. Avec ses invitations qui sonnaient comme des tests. Et cette façon bien à elle d’enrober les menaces dans du velours. Du poison en soie.
Quand Rebecca rentra, un peu plus tard, il avait nettoyé l’espace et préparé deux tasses de thé. Il était assis sur le rebord de la grande baie vitrée, jambes croisées, le regard perdu sur la ville qui s’assombrissait, éclaboussée de lumière orange.
Elle entra sans frapper, balança sa veste sur le dossier d’un fauteuil, puis comme à son habitude, se pencha sur lui pour l’embrasser — un baiser vif, quotidien, mais ancré — avant de virer ses bottes d’un coup de pied et de venir se lover dans ses bras en soupirant d’aise.
— Ta journée ? demanda-t-il doucement, en l’asseyant sur ses genoux. Ses mains glissèrent naturellement vers sa nuque, qu’il commença à masser.
Rebecca ferma les yeux.
— Terrible. On m’a refilé une affaire si dégueulasse que j’ai envie de me faire une transfusion au vinaigre… Oh, putain… mon lapin… t’as des doigts de fée… si tu continues comme ça, je vais devoir te demander en mariage… Sérieusement, t’as appris ça où ?
— Nulle part. Je le fais, c’est tout.
— Ok, je te crois… murmura-t-elle, à demi-endormie.
Il continua, remonta doucement entre ses omoplates, dénoua les tensions les unes après les autres. Rebecca soupira de plus belle, s’abandonnant à ses mains comme un chat au soleil.
— Il faut que je te dise quelque chose…
— Du moment que tu me masses les pieds après, tu peux tout m’avouer. Même un meurtre.
— Siena Callahan organise une soirée. Samedi soir. Elle veut nous y voir.
Rebecca ouvrit un œil. Un battement. Puis elle se redressa d’un coup, quittant ses genoux, l’air stupéfait.
— Non mais… dis moi que c’est une blague ?
— Non, répondit-il calmement.
Elle se leva d’un bond, bras croisés, foudroyante.
— Et tu as accepté ?!
— J’ai dit que j’allais t’en parler.
— Ouais, ben… tu peux lui dire d’aller se faire enculer ! lâcha-t-elle en faisant volte-face, furieuse.
Victor soupira et la suivit tranquillement à l’intérieur. Mais Rebecca, en marchant, heurta une de ses bottes qu’elle avait envoyées plus tôt et pesta en se tenant la hanche.
— Putain de godasses… Elles complotent avec elle ou quoi ?
— Je suis pas sûr que Siena ait infiltré ton placard à chaussures, dit-il avec un sourire.
— Elle est capable de pire, grommela-t-elle en boitillant. Elle croit quoi, cette connasse ? Que je vais débarquer chez elle avec une robe à dix mille balles, me coller un sourire de pub sur la gueule et minauder pendant qu’elle me jauge ? Ah non, mon grand. Qu’elle aille inviter ses petits chiens décoratifs. Je suis pas une pièce de musée.
— Rebecca…
— Je la connais, ta Siena. Elle va me scanner comme un colis suspect. "Oh regarde, Victor, ta copine sait pas marcher en talons, elle a les épaules d’un catcheur et les pieds d’un boxeur." Et pendant ce temps, elle se pavanera dans sa robe cintrée à deux SMIC, en jouant à la grande dame. "Moi, je suis une dirigeante de multinationale, et en plus je suis bonne et sexy." Tu parles !
— Rebecca… dit Victor doucement, en l’attrapant par la taille.
Elle tenta de résister mais il la ramena contre lui avec fermeté, l’obligeant à croiser son regard.
— Tu sais pourquoi tu es la femme de ma vie ?
Elle resta figée. Son cœur battait plus fort. Sa voix tomba, presque inaudible :
— Non… Victor… je sais pas…
Il posa une main sur sa joue, ses doigts tachés d’argile la caressant avec une tendresse étrange.
— Parce que t’es prête à tuer pour ceux que t’aimes. Parce que tu grognes, tu gueules, tu voles mon petit déjeuner sans même demander, tu te fous de tout… sauf de ce qui compte. Et j’adore ça. Et j’adore quand tu me touches. T’as pas idée… Tu me tues à chaque fois.
Rebecca resta un instant sans voix. Ses yeux cherchaient ceux de Victor, comme pour y lire une confirmation, une vérité qu’elle ne voulait pas toujours croire.
Puis elle souffla, plus rauque :
— Putain… t’es vraiment un enfoiré…
Il sourit.
— Je sais.
Elle l’embrassa. Un vrai baiser. Long, profond, rageur. Puis elle posa son front contre le sien.
— D’accord. J’irai à cette putain de soirée. Mais je te préviens : si elle me cherche, je l’éclate. Même en robe.
— Tu seras sublime.
— Et t’as intérêt à me laisser choisir mes chaussures. Parce que je me fous d’être sexy. Mais je veux pouvoir courir si ça part en couilles.
Victor éclata de rire. Elle, pas du tout.
Le salon était devenu un champ de bataille.
Des boîtes de chaussures éventrées jonchaient le sol, les couvercles envolés comme des éclats d’obus. Rebecca était debout, en équilibre précaire sur un pied, l’autre enfoncé dans un escarpin beige à bout pointu qui lui écrasait visiblement les orteils. Ses orteils refusaient de coopérer. Et son équilibre aussi.
— Je suis sérieusement en train de faire ça ? marmonna-t-elle, le visage tendu par un mélange de douleur, de consternation et de rage froide.
Assise en tailleur sur le tapis, Alex feuilletait distraitement un lookbook de mode. Elle releva les yeux, les bras posés sur ses genoux, et haussa un sourcil amusé.
— Techniquement, c’est toi qui as dit « d’accord, je vais essayer, mais juste UNE paire ». Et ça, Rebecca… c’était la cinquième.
— Parce que les quatre premières étaient des instruments de torture médiévale, grogna la brune en arrachant l’escarpin de son pied avec une grimace. Non mais sérieux, qui peut marcher avec ça ?! Même les orteils du Christ auraient protesté.
Elle balança la chaussure à travers la pièce. L’objet rebondit mollement sur le canapé. Alex éclata de rire.
— Tu réalises que Siena va organiser une réception blindée de milliardaires, de politiciens, et probablement de trois ou quatre nazis en exil, et que toi, tu vas débarquer pieds nus avec l’air d’avoir mordu quelqu’un dans l’ascenseur.
— Correction, dit Rebecca, en enfilant une paire de rangers comme on enfile une réponse définitive : je vais débarquer avec mes godasses, un regard de travers et peut-être un cran d’arrêt planqué dans mon soutien-gorge.
Alex leva les mains au ciel, mi-sarcastique mi-fascinée.
— Wouaw. Tu me fais penser à une amazone à qui on aurait demandé de porter un tutu.
— C’est ça, continue de te foutre de ma gueule, dit Rebecca en se laissant tomber lourdement sur le canapé, les bras en croix. Je suis censée porter une robe et des talons à cette soirée. Mais regarde-moi. Regarde mes pieds. Ils font du 40 et demi, parfois 41 selon les marques. Mes jambes sont couvertes de bleus. Mes mollets ressemblent à ceux d’un coureur olympique dopé à la testostérone. Et mes chevilles ? J’ai des chevilles de catcheuse. Des putains de chevilles de catcheuse, Alex !
— T’as oublié de mentionner tes épaules de démolisseuse, ajouta Alex avec un grand sourire.
— Merci, dit Rebecca, exaspérée. Vraiment. Merci.
— Tu sais quoi ? Moi je trouve que t’as un corps magnifique. Puissant, dangereux… genre : "je peux t’aimer ou te briser la colonne d’un seul bras". Et ça, c’est sexy. Tu veux pas ressembler à une poupée, tant mieux. Les poupées n’ont pas ta voix, ni ton cul, ni tes bras de tueuse. Crois-moi, t’es magnifique même avec un flingue dans la main et une clope de travers entre les lèvres.
Rebecca souffla, un sourire tordu au coin de la bouche.
— T’as toujours eu un don pour les compliments à l’arrachée.
— J’ai grandi avec des immortels qui me foutaient des coups de pied au cul dès que je pleurais. J’ai dû apprendre l’humour pour survivre.
Rebecca se redressa et attrapa une nouvelle boîte. Elle en tira une paire d’escarpins noirs vernis, plus larges, au talon raisonnable. Elle les observa comme on regarde un serpent endormi.
— Ok. Dernier essai. Après, je jette l’éponge et j’y vais en Doc Martens.
— Promis. Dernier essai.
Rebecca enfonça lentement son pied droit dans la chaussure. Puis le gauche. Elle se leva avec précaution. Pas de gémissement. Pas de hurlement. Elle fit quelques pas.
— … Eh. Ça va pas si mal.
— Incroyable. C’est comme observer un miracle.
— Ferme-la.
Rebecca se regarda dans le miroir. La robe — une robe noire sobre, fendue sur le côté, simple mais ajustée — épousait ses courbes sans les trahir. Ses jambes musclées paraissaient plus longues avec les talons. Elle pinça les lèvres. Ce n’était pas elle. Pas vraiment. Mais ce n’était pas ridicule non plus.
— Je ressemble à une tueuse à gages infiltrée chez LVMH.
— Exactement, répondit Alex avec sérieux. Et crois-moi, Victor va tomber de sa chaise.
Rebecca soupira. Son reflet lui renvoyait une femme étrange : fière, droite, mais un peu en équilibre sur le bord d’un monde qui n’était pas le sien.
— Tu crois qu’il m’aime comme ça ?
— Non, dit Alex doucement. Il t’aime en string, les nichons a l’air et tes cheveux en bordel. Il t’aime parce que t’es un ouragan. Mais il saura aussi que tu fais ça pour lui. Et crois-moi, ça, ça va le toucher plus que n’importe quelle robe.
Rebecca resta un instant silencieuse. Puis, d’un geste brusque, elle enleva les chaussures, les rangea soigneusement dans leur boîte.
— D’accord. On ira à sa foutue soirée. Mais s’il y a un seul abruti qui me dit un mot sur mes pieds, je lui fais bouffer son foie gras par le nez.
— Marché conclu, rit Alex. Je peux venir pour filmer ?
— Seulement si tu filmes aussi quand je lui casse la gueule.
— Je mettrai ça en story Instagram.
Victor arrangeait son col de chemise devant le miroir du couloir, tirant distraitement sur les manches de sa veste sombre. Il portait un costume italien, sobre, sans prétention, mais coupé à la perfection. Rien d’ostentatoire : juste du tissu qui tombait exactement comme il le fallait. Une montre ancienne à gousset dormait dans sa poche intérieure, accrochée par une chaîne d’argent, vestige d’un temps révolu. Il vérifiait sa cravate d’un geste calme, mais ses pensées allaient ailleurs.
Rebecca n’était pas encore descendue. Cela faisait plus de vingt minutes qu’elle était dans la chambre, avec Alex qui avait décrété qu’il était hors de question qu’elle se prépare seule. Il avait entendu des éclats de voix, puis un long silence, puis un juron étranglé. Il n’osait pas monter. Il savait que ce moment comptait.
Il se tenait là, les mains dans les poches, perdu dans ses souvenirs, quand il entendit la porte grincer.
Il leva la tête.
Rebecca apparut en haut de l’escalier. Immobile. Figée. Comme si elle hésitait à faire demi-tour.
Elle portait la robe noire.
Celle qu’Alex avait choisie parmi les dix autres, avec cette intuition particulière des filles qui savent ce que veut dire "je veux avoir l’air de moi, mais en mieux". Une robe longue, mais fendue haut sur la cuisse gauche. Un dos nu audacieux, une coupe épurée, presque militaire dans sa netteté, mais qui suivait les lignes de son corps avec une fidélité troublante. Elle n’avait gardé qu’un collier discret, aucune boucle d’oreille. Ses cheveux étaient attachés en un chignon un peu sauvage — Alex avait tenté quelque chose de sophistiqué, mais Rebecca l’avait défait au dernier moment.
Et puis il y avait les chaussures. Des escarpins noirs, sobres, pas trop hauts, mais assez pour donner à ses jambes cette allure féline qu’elle détestait… et qui rendait Victor incapable de penser correctement.
Elle descendit lentement, une main sur la rampe. Le talon cliquetait doucement sur chaque marche. Elle regardait droit devant elle, avec cette crispation dans les mâchoires qui trahissait son inconfort.
— Si tu dis un mot, j’te tue, prévint-elle sans détour en posant le pied sur le sol du rez-de-chaussée.
Victor ne dit rien. Pas tout de suite.
Il la regardait. Pas comme un homme regarde une femme en robe. Non. Il la regardait comme s’il voyait quelque chose d’impossible. Quelque chose qu’on n’ose pas toucher de peur que ça disparaisse. Son regard glissait de ses épaules à ses clavicules, de la nuque tendue aux jambes sculptées par des années de course, de violence, de survie. Tout en elle racontait autre chose que cette robe — et c’est ce contraste-là qui le bouleversait.
Rebecca se planta devant lui, les bras croisés sous sa poitrine. Elle grimaçait un peu.
— Je me sens comme une gamine dans un déguisement de princesse. J’arrive même pas à respirer normalement. Ces chaussures sont une invention du diable. Et si quelqu’un me parle de mes pieds, j’me barre, je jure.
Victor l’écoutait à peine. Il s’approcha lentement, l’air absent, comme s’il avançait dans un rêve. Puis il leva une main et effleura sa joue.
— C’est trop ? demanda-t-elle soudain, les yeux baissés. J’ai l’air ridicule ?
Il secoua la tête, les lèvres entrouvertes, mais aucun mot ne sortit. Il la contemplait avec une intensité étrange, presque douloureuse.
— Tu me regardes comme si j’étais un tableau.
— Tu es bien plus que ça, murmura-t-il enfin. T’es pas… jolie. Pas comme eux veulent que tu le sois. Tu dégages quelque chose de plus fort. Tu es impossible à ignorer.
Elle roula des yeux, mal à l’aise.
— Sérieusement, Victor. J’ai les épaules de Coleman, les pieds d’un rugbyman et le maintien d’un lama bourré. Je suis pas ta duchesse.
— Non. T’es ma reine.
Rebecca recula d’un pas, comme pour désamorcer quelque chose en elle. Puis elle baissa la tête, les bras tombant de part et d’autre de son corps. Elle inspira longuement.
— Tu sais que j’ai failli pleurer tout à l’heure ? chuchota-t-elle. Juste parce que j’arrivais pas à marcher droit avec ces putains de talons. J’me suis sentie… petite. Faible. Et ridicule.
— Tu n’es jamais ridicule. Pas pour moi. Et si tu tombes, je te relève.
Elle releva enfin les yeux. Il y avait de la tension dans sa mâchoire, mais aussi un éclat doux, fragile. Rare.
— Putain, tu me rends conne.
Il sourit. Et s’approcha, posant ses mains sur ses hanches.
— C’est peut-être pour ça que je t’aime.
— Parce que je suis conne ?
— Non. Parce que tu continues à avancer, même quand t’as peur de tomber. Parce que tu fais ça… pour moi.
— T’as intérêt à me baiser comme une reine ce soir, mec. Sinon j’étrangle quelqu’un à cette putain de soirée.
Il rit doucement et l’embrassa sur le front.
— Marché conclu.
Rebecca sourit enfin, un vrai sourire. Bordé de nervosité, mais sincère.
— Tu crois qu’on peut faire illusion ? Qu’ils vont pas voir que je suis une gamine des quartiers avec des cicatrices partout et une jambe qui tremble ?
— Tu vas les éclipser tous, dit-il. Et s’ils te regardent de travers, je leur brise la nuque avec élégance.
Elle se mit à rire, un rire bas, rauque, un peu moqueur. Puis elle attrapa son petit sac (qu’Alex lui avait imposé) et se dirigea vers la porte.
— Allez, viens, Apollon. On a une connasse à impressionner.
Victor la suivit, les mains dans les poches, le regard encore imprégné d’elle.
Elle n’avait pas besoin de talons. Ni de robe. Ni d’approbation.
Elle était une tempête dans une boîte en soie.
Et ce soir, Siena Callahan n’avait aucune idée de ce qu’elle allait déclencher.
***
Le yacht glissait silencieusement sur l’eau noire, fendant la baie de San Francisco comme une flèche d’argent. Rebecca s’était accoudée au bastingage sans rien dire pendant tout le trajet. Le vent marin soulevait quelques mèches de ses cheveux, son regard fixé sur les lumières de la villa Callahan qui apparaissait peu à peu sur la rive.
Victor, debout à ses côtés, sentait sa tension. Elle ne disait rien, mais ses doigts trahissaient son humeur : ils serraient la rambarde comme si elle allait tomber.
— Tu peux encore dire non, murmura-t-il.
— Trop tard, répondit-elle du même ton. J’ai mis ces foutus talons. Autant que ça serve à quelque chose.
Ils débarquèrent sur un petit quai privé, où deux hommes en costume noir attendaient déjà. Aucun mot ne fut échangé, juste un regard entre Victor et le plus âgé — de ceux qui reconnaissent un homme dangereux sans qu’il ait besoin de parler. L’allée était bordée de lanternes japonaises, et l’air sentait la fleur de sel, le champagne et les intentions mal cachées.
Puis, la villa.
Elle dominait la baie comme un temple moderniste : verre, bois sombre, lignes géométriques, éclairage indirect. On ne voyait rien depuis la rue. Ici, tout était fait pour cacher le monde, pas pour s’en protéger : car ceux qui vivaient ici étaient le monde.
Ils entrèrent.
Un majordome, anglais jusqu’au bout des gants, les annonça sans excès :
— Monsieur Kruger. Mademoiselle Alvarez.
Le silence se fit.
Des têtes se tournèrent. Des sourires de requins, des verres de cristal, des regards appuyés. On détailla la robe de Rebecca comme un scanner militaire. Une ou deux femmes gloussèrent doucement, des rires étouffés à travers leurs dents blanches.
Mais elle ne broncha pas.
Rebecca se tenait droite. Elle avait mis tout son poids sur sa jambe gauche, celle qui ne tremblait jamais. Elle portait son regard comme une arme blanche. Elle n’avait pas l’air d’être là pour faire la conversation. Elle avait l’air d’être là pour conquérir.
Victor, à ses côtés, avançait comme à son habitude : serein, élégant, avec cette présence qui ne nécessitait ni gestes, ni mots. Les deux formaient un couple dissonant et pourtant parfaitement harmonieux. Un contraste vivant.
Rebecca savait à quoi s’attendre, c’est donc avec un calme stoïque qu’elle supporta les regards pleins de curiosité malsaine de ces snobes en costume et en robe et leurs petits sourires énigmatiques. Oui Rebecca Alvarez était une apparition. Les hommes qui la regardaient étaient troublés, les femmes déconcertées, ils s’égaraient et perdaient clairement leur contenance, comment une créature pareille se trouvait au bras d’un homme aussi séduisant et classe comme Victor Kruger le célèbre artiste ?
Oui, leur répondait-elle en pensée, oui, vous ne vous trompez pas. Il n’y a que lui, il est à mes côtés, ici et maintenant, et il n’y a que cela qui compte. Ici et maintenant. Qui était-il auparavant, où et avec qui il se trouvait, tout cela je m’en bats les ovaires. Aujourd’hui, il est avec moi, ici, parmi vous. Avec moi et personne d’autre. Il me baise, et il me touche et moi je l’embrasse tous les jours et j’en redemande. Et vous tous, vous pouvez en crever de jalousie. Et aller tous vous faire enculer.
— Et vous voilà, lança une voix douce mais tranchante.
Siena Callahan les accueillit au sommet de l’escalier intérieur, un verre de Yamazaki à la main. Elle portait une robe ivoire fendue jusqu’au flanc, des diamants minuscules en cascade sur ses épaules nues, et un sourire si précis qu’il aurait pu être gravé sur un billet de banque. Il descendit les marches comme une panthère et Rebecca constata qu’elle savait marcher avec ces putains de talons aussi bien qu’un mannequin de vogue, oui elle était belle cette salope et Rebecca regarda Victor mais a son grand soulagement, ce dernier gardait un visage de marbre.
— Rebecca Alvarez, je présume, dit-elle en arrivant devant le couple.
Rebecca sourit sans chaleur.
— Et vous, vous devez être Siena. Je vous imaginais avec des cornes, mais ça vous va aussi.
— Je ne suis pas aussi bien foutue que vous, répliqua Siena sans abandonner son sourire. Des heures de gymnastique j’imagine.
— J’adore faire trembler les bancs, et les lits surtout.
Siena plissa les yeux, sans jamais se départir de son sourire.
— Charmante image. Et très… vous.
— C’est justement ce que je craignais, répliqua Rebecca, un peu plus à l’aise. Je sentais que j’allais détonner ici. J’ai toujours eu du mal à m’intégrer dans les zoos de luxe.
— Tu es loin d’être un animal de foire, répondit Siena en s’approchant d’elle, presque suave. Tu n’as rien à prouver ici. Ces gens ne mordent pas. Pas tant qu’il y a des témoins, en tout cas.
— Je ne suis pas nerveuse, dit Rebecca en levant une épaule. Juste… prête.
— Prête à quoi ?
— À faire un effort. Le vôtre est déjà assez visible pour qu’on soit deux à s’y coller.
Siena éclata d’un rire maîtrisé, en cristal poli. Puis elle se tourna vers Victor, dont le sourire en coin trahissait une forme de fierté amusée.
— Elle est délicieuse. Venez. Le buffet est là-bas. Caviar blanc, nigiri au foie gras et silence poli. Si vous entendez des gens rire, c’est qu’ils viennent de trahir un partenaire.
Elle les guida à travers la foule. Le salon s’ouvrait sur une terrasse suspendue, avec une vue spectaculaire sur le pont illuminé et la baie. Le style architectural, entre minimalisme et arrogance, s’accompagnait d’une collection d’œuvres contemporaines glacées et hors de prix. Un trio à cordes jouait une version très sérieuse de Nothing Else Matters. Rebecca manqua de s’étouffer avec sa coupe.
— C’est une blague ? chuchota-t-elle.
— C’est pour apaiser les remords des millionnaires, murmura Victor.
Des couples les saluèrent, trop maquillés, trop beaux, trop morts à l’intérieur. Un homme qui sentait l’or noir et l’autosatisfaction lui baisa la main, les yeux vissés à ses jambes. Une femme d’affaires japonaise lui demanda si elle était catcheuse ou garde du corps.
— Je préfère casser des gueules pour le plaisir, répondit Rebecca, pas pour la paye.
Siena posa une main possessive sur l’avant-bras de Victor, son regard pétillant d’un vernis trop poli.
— Puis-je vous l’emprunter quelques instants ? Je vous le rends entier. Promis.
Rebecca répondit par un sourire tranchant.
— Je lui fais une confiance aveugle. Il sait très bien où sont ses priorités.
Et sans attendre, elle attrapa Victor par les pans de sa chemise, se hissa contre lui et l’embrassa. Pas un baiser de façade : un baiser brûlant, profond, qui électrisa le salon. Sa langue s’insinua dans la sienne, farouche et souveraine. Victor, surpris, répondit, moins sûr, mais rattrapa le rythme.
Rebecca s’écarta avec un dernier souffle chaud sur ses lèvres.
— Reviens vite, chéri. Je pourrais m’ennuyer. Ou faire une bêtise.
Siena, figée, dissimula l’impact derrière une esquisse de sourire. Elle attrapa Victor par le bras, toujours aussi élégante, et l’entraîna dans une autre pièce. Mais juste avant de tourner les talons, elle jeta un clin d’œil à Rebecca.
Ce fut la goutte.
Rebecca dut puiser dans tout son sang-froid pour ne pas lui coller un vase Ming dans la tronche.
Un serveur s’approcha, tout sourire, une coupe à la main.
— Un verre, madame ?
Rebecca le fusilla du regard.
— Une droite, connard ?
Le serveur recula aussitôt, pâle.
Rebecca soupira, remit sa robe en place, puis souffla à voix basse :
— Allez ma grande. Tiens bon. T’as maté pire.
*
La pièce où Siena le conduisit n’était pas une chambre. Pas tout à fait. C’était un salon privé, suspendu au-dessus de la baie, cerné de verre et d’ombre. Une seule lampe basse éclairait la table laquée au centre, sur laquelle reposait une carafe de cristal et deux verres. Le mobilier, rare et choisi, parlait japonais, scandinave, français du XVIIIe, comme si tous les siècles s’étaient réunis là pour rendre hommage à un goût trop riche pour être localisé.
Siena referma la porte d’un geste lent, puis fit quelques pas dans la pièce, silencieuse, féline. Elle n’avait pas enlevé ses talons. Elle ne le ferait pas. Pas encore. Elle s’assit au bord du canapé bas, croisa les jambes. Son regard cherchait le sien, comme un éclaireur avant l’assaut.
— Alors, Victor Kruger… Le céramiste silencieux, le magicien de la forme, celui qui refuse les interviews mais fascine les femmes mariées.
Elle versa le whisky, lentement, sans en proposer. Elle savait qu’il viendrait s’il voulait. Offrir aurait été une faiblesse.
— Tu es très calme pour un homme qui vient d’embrasser une femme comme Rebecca devant la meute.
Victor resta debout. Il contempla la baie sans répondre, mains dans les poches. Son profil découpait l’obscurité comme une gravure ancienne. Siena sentit une vibration familière — ce mélange de fascination et de défi. Un homme qui ne remplissait pas le vide, mais l’intensifiait.
— Elle est exceptionnelle, murmura-t-elle. J’aurais aimé la haïr plus simplement.
— Ce n’est pas son genre d’aimer simplement non plus, répondit-il sans se retourner.
Elle sourit. Un sourire bref, sans joie. Puis leva son verre à ses lèvres et but une gorgée, avec cette lenteur étudiée que seules les femmes de pouvoir savent manier. Elle attendit qu’il vienne. Il ne vint pas. Alors elle reprit :
— Tu sais ce qu’on dit de moi, Victor ? Que je suis dangereuse. Que je collectionne les trophées, que j’écrase ou que j’absorbe. Mon mari croit m’avoir domptée. Les autres m’observent comme un feu de cheminée. Avec prudence, mais avec envie. Et toi ?
Il se tourna lentement vers elle. Son regard était calme. Pas froid, non. Mais ancien. Et c’était cela, précisément, qui la troubla.
— Moi, je regarde les feux pour savoir s’ils brûlent vraiment, ou s’ils ne sont qu’un jeu de lumière.
Elle inclina la tête, comme une reine à qui l’on viendrait de faire une révérence inattendue. Elle aimait cette réponse. Mieux encore, elle aimait qu’il ait refusé l’évidence.
— Et le mien ? demanda-t-elle. Il brûle ? Ou il scintille ?
— Tu veux que je te flatte ou que je dise la vérité ?
— Oh, Victor. Je veux que tu m’observes. Comme tu observes l’argile. Les lignes. Les failles. Et que tu me dises si je suis digne de tes mains.
Il s’approcha enfin, sans hâte. Un pas. Puis un autre. Chaque mouvement était pesé, fluide, sans intention apparente. Il se pencha légèrement, attrapa le verre resté intact, et murmura en versant une dose :
— L’argile... elle se laisse façonner. Toi, tu veux le potier, mais tu refuses d’être modelée. C’est ça ton paradoxe.
Elle le regarda droit dans les yeux. Ce n’était plus une provocation, ni un jeu. C’était une offre, nue, sincère, dangereuse :
— Je pourrais me laisser faire, Victor. Juste une fois. Si c’est toi.
Un silence. Long. Douloureux. Elle venait de lui tendre les clefs. Et lui… ne tendit pas la main.
— Tu pourrais, oui, répondit-il. Mais tu ne le feras pas. Tu as bâti ton royaume sur le refus. Te donner, même une fois, ce serait comme... faire tomber ton empire pour un baiser.
— Et si je le faisais ? Si je le laissais tomber ?
— Alors ce ne serait plus toi. Et je n’ai aucun désir pour ce que tu n’es pas.
Elle recula dans le canapé, touchée, non pas dans son orgueil — mais dans cette zone plus secrète que même elle oubliait parfois posséder. Quelque part en elle, une part plus jeune, plus vulnérable, venait de comprendre quelque chose : elle n’avait pas affaire à un homme, mais à une époque. À une mémoire. À une étoffe qu’elle ne pourrait jamais effilocher.
— Qui es-tu, Victor Kruger ? souffla-t-elle.
Il but une gorgée. Puis posa son verre, sans hâte.
— Je suis celui que tu ne peux définir. Et ça, Siena, tu ne l’as jamais supporté.
Elle se leva. Elle aurait pu rire. Embrasser. Menacer. Mais elle fit autre chose. Elle se contenta de rester debout devant lui, nue de tout rôle, et dit seulement :
— Tu reviendras.
— Peut-être. Ou peut-être que tu m’as déjà perdu.
Il la salua d’un regard, puis se dirigea vers la porte. Avant de sortir, il ajouta :
— Rebecca, elle, n’essaie pas de me dompter. Elle me mord. Et ça, crois-moi, c’est bien plus dangereux.
Puis il disparut dans le couloir.
Et Siena, seule, laissa tomber ses épaules un instant. Pas vaincue. Mais changée.
***
La brise du soir glissait entre les colonnes de la villa, douce comme un soupir. Et pourtant, dans la poitrine de Rebecca, quelque chose se tendait. Une corde invisible.
La petite était toujours là, blottie entre deux grandes plantes d’intérieur, comme si elle avait voulu pousser elle-même dans le décor. Rebecca la détailla du coin de l’œil, avant de s’approcher lentement, un pas à la fois, comme on approche un animal blessé.
Elle prit une gorgée de son verre, s’arrêta juste à côté. Et feignit l’indifférence.
— Tu ne bois pas ? demanda-t-elle doucement.
La petite secoua la tête, un geste presque imperceptible.
— C’est que du jus de pomme, dit-elle. Mais j’aime pas.
Rebecca baissa les yeux vers elle. Elle portait une robe dorée, satinée, avec des petits cristaux au col. Les chaussures n’étaient pas à sa taille. Les ongles étaient vernis maladroitement. Et surtout : elle ne souriait pas. Pas une seule fois.
— Moi non plus, mentit Rebecca. Trop sucré. T’as un prénom, princesse ?
La petite hésita. Puis, d’un souffle :
— Lin.
— Lin. C’est joli. T’as quel âge, Lin ?
— Douze ans. Presque treize. Je suis grande maintenant. Il a dit que j’étais prête.
Elle ne précisa pas qui il était. Rebecca sentit son estomac se crisper.
— Prête pour quoi ? demanda-t-elle, doucement.
Lin haussa les épaules. Pas de réponse. Mais elle commença à jouer avec le bord de sa manche. Un tic nerveux. Classique.
Rebecca décida de ne pas appuyer. Pas tout de suite.
— Tu vis avec quelqu’un, ici ?
— Avec mon père. Mon père adoptif. C’est un sénateur. Il est très important.
— Ah ouais ? Et il est là, ce soir ?
— Oui. Il m’a dit de rester ici. Que je devais… observer. Apprendre à me tenir dans la haute société.
Sa voix était plate, presque mécanique.
Rebecca sourit, doucement.
— T’y arrives très bien, tu sais. Mais moi je préfère quand on me parle franchement. T’as l’air un peu triste. Y a quelque chose qui va pas ?
Lin détourna le regard. Ses doigts serraient la coupe vide si fort que ses jointures blanchirent.
— Vous êtes gentille, dit-elle. Mais… vous devriez pas me parler trop longtemps.
Rebecca sentit l’aiguille.
— Pourquoi ?
— Parce que sinon, ils vont croire que je vous dis des choses. Et… c’est pas bien.
Le mot ils résonna dans l’esprit de Rebecca comme un coup de tonnerre. Elle se pencha légèrement vers Lin, gardant son ton égal.
— Personne ne va te faire de mal, Lin. Je suis flic. Inspectrice de police. Personne ici n’est au-dessus de la loi, même les sénateurs. Tu comprends ce que je dis ?
Lin leva les yeux vers elle. Il y avait de la peur, oui. Mais surtout de l’espoir.
Rebecca lui adressa un sourire franc.
— T’as quelqu’un à qui parler ? Un téléphone ? Une amie ? Une prof ? Une nounou ?
La fillette secoua la tête.
— Y avait une dame, avant. Une assistante. Elle me lisait des histoires. Mais elle est plus là. Ils ont dit qu’elle était malade.
— Tu te souviens de son nom ?
— Miss Sarah. Elle était gentille.
Rebecca hocha la tête mentalement. Sarah. Note ça. Vérifier les anciennes employées du sénateur. Vérifier les disparitions, les démissions soudaines.
— Dis-moi, Lin… est-ce que tu te souviens d’où tu étais, avant ? Avant que le sénateur t’adopte.
Un silence.
— Un bateau. Je crois. J’ai dormi longtemps. Et j’avais froid. On était beaucoup, au début.
Le verre de Rebecca faillit lui glisser des mains.
Un putain de conteneur.
Lin leva les yeux, hésitante. Elle ne pointa rien du doigt. Elle ne dit pas de nom. Juste un regard vers l’étage supérieur, un instant à peine, comme si c’était interdit. Ou dangereux.
Rebecca suivit son regard. À travers les rambardes de verre, des silhouettes en tenue de soirée. Des éclats de rire, des verres levés. Et parmi elles, un homme massif, chauve, la soixantaine grisonnante, en costume trois pièces anthracite. Il discutait avec deux autres hommes plus jeunes, l’air décontracté. Lesley.
Rebecca reconnut son visage avant que son esprit n’ose confirmer son nom. Sénateur Raymond Lesley. Californie du Nord. Propreté impeccable, dossiers classés top secret, et des liens très flous avec plusieurs sociétés-écrans. Le genre d’homme intouchable. Protégé par des couches d’avocats, de silence, et de votes.
Son cœur se serra. Pas de preuve. Pas de cri. Pas de sang. Juste une enfant seule, posée dans le décor comme une fleur en pot, déplacée de sa terre pour orner un monde de verre.
Elle baissa les yeux vers Lin.
— Tu veux que je t’accompagne pour le retrouver ? dit-elle doucement.
La fillette secoua la tête. Pas brusquement. Lentement. Comme si elle venait de lui dire non à l’intérieur, bien avant que son corps ne bouge.
— Il en a pour longtemps. Il parle toujours beaucoup quand y’a des gens riches.
— Tu veux que je reste un peu avec toi ?
Un silence. Puis un léger hochement de tête. Presque imperceptible.
Rebecca prit une inspiration, comme si elle sortait d’un étau. Elle fit un pas de côté, s’adossa elle aussi à la baie vitrée, regardant les lumières avec elle. Rien d’hostile. Juste une présence. Une femme debout près d’une enfant, sans pression, sans plan, sans drame.
Mais son esprit tournait à toute vitesse. Lesley. Adoptions. Long Beach. Conteneurs.
Elle sortit son téléphone discrètement, l’activa dans sa main. Une simple pression sur le bouton latéral. Une appli de Devon. Discrète. Muette. Enregistreur audio.
Elle lança l’enregistrement en glissant le téléphone dans sa pochette.
Puis elle reprit sa voix calme.
— Tu viens de quel pays, Lin ?
La gamine tourna lentement les yeux vers elle, puis regarda de nouveau devant elle. Et murmura :
— Je sais plus trop. On dit que c’était le Vietnam. Mais avant, je me souviens d’un bateau. Il faisait froid.
Rebecca sentit une colère sourde, comme une nappe de pétrole qu’on veut allumer d’une allumette. Elle laissa passer un silence.
— Et tu vas à l’école ?
Lin haussa à nouveau les épaules.
— À la maison. J’ai des cours. Par un monsieur. Il est gentil. Mais il est pas souvent là.
Elle leva son verre vide, comme une enfant qui cherche encore à faire comme les grands.
Rebecca lui prit doucement le verre.
— Laisse-moi te chercher quelque chose de meilleur. Du jus, peut-être ?
— Je veux bien de la mangue, souffla Lin.
Rebecca lui sourit, puis fit un pas pour s’éloigner, mais au même moment, un homme apparut dans son champ de vision. Costume gris clair. Chauffeur. Il s’approcha d’eux avec la politesse d’un maître d’hôtel cinq étoiles, mais avec les gestes réglés d’un homme qui a fait cela mille fois.
— Mademoiselle Lin. Il est l’heure.
La voix était calme. Sans émotion.
Lin baissa immédiatement la tête. Elle tendit la main sans un mot. Comme un automatisme.
Rebecca s’interposa très légèrement, pas assez pour provoquer. Juste un pas, juste une voix.
— Elle n’a pas encore pris son dessert.
Le chauffeur esquissa un sourire aussi vide qu’un couloir d’hôtel de luxe.
— Monsieur Lesley a demandé qu’elle se repose. Demain est une journée importante.
Rebecca ne répondit pas. Elle vit Lin qui n’osait plus la regarder. Elle vit le pli de ses doigts, son léger tremblement, le geste qu’elle faisait sans arrêt : glisser un doigt dans la manche de son bras gauche.
Elle portait un bracelet de cheville, discret. Trop discret.
Alors elle dit, doucement :
— Laisse-moi t’accompagner jusqu’à la voiture, Lin.
Le chauffeur la regarda. Une fraction de seconde. Ce genre d’hésitation qui trahit l’absence d’un ordre prévu.
Lin, à sa grande surprise, prit la main de Rebecca. Spontanément. Légèrement. Comme si elle se raccrochait à quelque chose.
Ils quittèrent la pièce, Rebecca à ses côtés, le chauffeur derrière.
Arrivées devant l’ascenseur, Lin serra un peu plus sa main. Et dit, dans un souffle :
— Merci.
Rebecca se pencha vers elle. Murmura :
— S’il y a quelque chose… n’importe quoi… tu peux me le dire. N’importe quand.
La gamine ne répondit pas. Elle se contenta d’entrer dans l’ascenseur. La porte se referma.
Rebecca resta là, quelques secondes. Droite comme un fusil.
Puis elle sortit son téléphone. Arrêta l’enregistrement.
Et envoya un message à Devon.
"Raymond Lesley. Fille adoptée. Nom : Lin. Probable victime. Commence à fouiller discret."
Elle souffla un grand coup, redressa la tête… et retourna vers le salon.
Le feu dans ses yeux n’avait plus rien de social.
Ce n’était plus une soirée.
C’était le début d’une chasse.
Rebecca retourna dans le salon comme on remonte sur un champ de bataille.
Le verre toujours à la main, intact. Le visage maîtrisé. Mais son regard, lui, ne mentait plus. Il balayait la pièce avec une précision clinique — chaque visage, chaque posture, chaque mot trop fort ou trop doux.
Autour d’elle, les conversations reprenaient leur ballet, les rires convenus glissaient sur le velours des nappes, les coupes tintaient doucement sur un fond de jazz. La fête continuait, arrogante, insouciante. Mais Rebecca, elle, n’était plus de la fête.
Victor, lui, l’avait déjà repérée.
Il se tenait près du piano, en conversation avec un antiquaire à l’élégance fatiguée, lunettes rondes et discours interminable. Le genre qui parle plus qu’il n’écoute, et croit impressionner en citant des ventes aux enchères de 1993.
Mais Victor n’écoutait plus.
Il avait senti. Il avait vu. Cette manière qu’elle avait d’entrer, droite comme une épée dans un fourreau. Cette absence de sourire. Ce pas contrôlé mais tendu.
Ils échangèrent un regard. Pas un mot. Pas un geste de trop. Une entente de vieux loups.
Rebecca vida son verre d’un trait, déposa la coupe sur le plateau d’un serveur d’un mouvement net, et quitta la pièce en direction du couloir, comme une lionne qui a décidé que la chasse était finie.
Victor murmura une excuse, serra une main sans la regarder, et la suivit.
Les portes vitrées se refermèrent derrière eux, et la nuit leur sauta au visage, fraîche et honnête. Loin des parfums trop chers et des rires trop vides.
Rebecca marcha jusqu’au bord de la fontaine, s’y arrêta, sortit une cigarette. L’alluma sans trembler. Un geste sec. Les épaules tendues, mais les yeux clairs.
Victor vint se poster à ses côtés, à la distance exacte : ni trop près, ni trop loin. Il ne demanda rien.
Elle lui tendit son briquet. Il s’en servit, sans commentaire. Puis lui rendit.
Silence.
— On se tire d’ici ? murmura-t-elle.
— Bien sûr.
Elle ôta ses talons sans cérémonie. Pieds nus sur le marbre froid, elle les lança dans la baie comme on largue les amarres d’un passé sale. Puis se dirigea vers le quai, là où le bateau les attendait.
Victor la suivit, sans la presser. Et alors qu’il posait les yeux sur elle — cette démarche libre, ce dos nu dans la lumière des lanternes — il eut ce demi-sourire de ceux qui savent ce qu’ils tiennent entre leurs mains.
Rebecca Alvarez, pieds nus dans la nuit californienne, valait plus que tous les sourires vernis de cette soirée.
Et elle venait, sans le savoir, de lui rappeler pourquoi il ne lâcherait jamais cette femme.
***
La voiture glissait sur la route côtière, les phares fendant la nuit en rubans de lumière douce. À l’intérieur, l’habitacle baignait dans un silence apaisant, seulement troublé par le ronronnement du moteur et, au loin, le ressac de l’océan.
Rebecca avait baissé la vitre à fond, le bras replié contre le rebord. Puis, sans prévenir, elle recula son siège et sortit un pied dehors. Pied nu, encore perlé de l’humidité de la baie. Elle l’étira dans le vide comme une gamine trop longtemps enfermée, laissant le vent nocturne caresser sa peau.
Victor, assis à côté d’elle, jeta un œil de biais. Amusé. Attendri. Elle faisait ça parfois, quand le trop-plein cherchait une issue simple. Comme un soupir qu’on ne dit pas à voix haute. Plus il vivait avec elle, plus il en tombait amoureux.
— Ton pied va finir dans le rapport d’une patrouille routière, souffla-t-il sans la regarder.
Rebecca ne répondit pas tout de suite. Elle ferma les yeux, inspira l’air salé.
— Il avait l’air de respirer mieux que moi, murmura-t-elle. Alors je lui ai offert un peu de liberté.
Victor hocha lentement la tête. Il se tourna à moitié vers elle, le bras posé sur le dossier.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé, Rebecca ? Là-bas.
— À part cette poufiasse qui voulait me piquer mon mec ? Et le fait que ce dernier semble…
Elle le regarda, yeux mi-clos, sourire en coin, et posa une main caressante sur sa cuisse.
— …semble me trouver plus chouette que toutes les belles plantes qui lui tournaient autour.
Victor ouvrit la bouche, mais elle ajouta avant qu’il ne parle :
— T’as prouvé que t’étais à moi toute seule. Que je pouvais te faire confiance même quand j’ai le dos tourné.
— T’as pas à me remercier pour ça, ma douce. Dis-moi plutôt ce qui te tracasse.
Elle garda les yeux fermés une seconde encore. Puis les rouvrit. Lentement. Le regard fixé sur le vide au-dehors, la voix posée.
— Il y avait une gamine.
Un silence. Puis elle ajouta, plus bas :
— Une gosse à qui on a volé le passé, le présent… et probablement ce qui lui reste d’avenir.
Victor ne dit rien. Il connaissait ce ton-là. Il l’avait entendu dans des dizaines de langues, sur des centaines de champs de ruines. Ce n’était pas de la colère. C’était plus profond. Plus ancien.
Rebecca replia sa jambe, la ramena contre elle. Elle semblait soudain plus petite. Plus fragile.
— J’ai vu son regard, Victor. Et j’ai eu envie de tout brûler. De foutre le feu à leur putain de monde en porcelaine.
Il pencha légèrement la tête.
— Tu crois qu’on lui a… fait subir des choses ?
Elle hocha la tête.
— Oui. Clark va fouiller. Et moi… moi, je vais pas lâcher.
Victor passa une main sur sa nuque, laissa un silence s’installer. Puis, doucement :
— Tu sais ce que Nuri disait toujours, quand on voyait ce genre d’abomination ? Quand on croyait qu’on allait exploser ? Il me regardait et il disait : “Tu n’es pas là pour te venger. Tu es là pour les protéger.” Et il ajoutait, après un temps : “Mais si ça doit passer par la colère, alors que ta colère soit juste.”
Rebecca tourna les yeux vers lui.
— Il disait ça ?
— À chaque fois. Jusqu’à ce que je l’écoute.
Un sourire, presque imperceptible, glissa sur les lèvres de Rebecca.
— J’aurais aimé le connaître.
Elle posa sa tête contre l’appui-tête, regarda le ciel à travers la fenêtre ouverte. Puis, comme une évidence :
— Je crois qu’en fait… c’est Alex qui me l’a fait connaître. À sa façon.
Victor sourit.
— Exactement.
Et ils restèrent là, dans le silence vibrant d’une nuit trop lourde pour des mots inutiles. Une femme. Un homme. Et entre eux, la promesse implicite d’un combat à venir.
Mais pour l’instant, il y avait le vent. La route. Et le pied de Rebecca qui retrouvait l’air libre.
La voiture s’arrêta devant la maison. Un souffle de vent remua les feuilles du grand chêne dans l’allée. Il était tard, et la nuit paraissait plus dense ici, loin des néons de la ville.
Victor descendit en silence, contourna le véhicule pour lui ouvrir la portière. Rebecca sortit lentement, pieds nus sur les graviers encore tièdes, ses talons abandonnés quelque part dans la baie. Elle leva les yeux vers la façade familière, cette bâtisse qui ressemblait parfois à une forteresse, parfois à un refuge.
— Tu sais ce que j’aime ici ? murmura-t-elle en montant les marches du perron. C’est que tout y est vrai. Les murs, l’odeur du bois, les silences… toi.
Victor déverrouilla la porte sans répondre. Il la regardait marcher devant lui, sa silhouette éclairée par les lampes discrètes du jardin. Même épuisée, elle dégageait une force qui le bouleversait.
À l’intérieur, la maison accueillit leur retour comme une respiration retenue. Rebecca déposa son sac sur le meuble de l’entrée, passa une main dans ses cheveux détachés.
— Je file à la douche, lança-t-elle d’un ton bas, presque neutre.
— Tu veux que je prépare un thé ? proposa-t-il doucement.
Elle s’arrêta dans l’encadrement du couloir, se tourna vers lui. Son regard avait changé. Moins d’ombre, plus de feu.
— Non, dit-elle. Je veux que tu viennes avec moi. Je veux te sentir en moi.
Un silence tomba, dense et immédiat.
Elle fit glisser sa robe d’un seul geste, lente, maîtrisée, sans provocation. Juste cette vérité-là, simple, brute. Sa peau nue baignait dans la lumière douce de l’entrée, ses yeux rivés aux siens.
Puis elle se détourna, remonta les marches sans se presser. Et ajouta, la voix tranquille :
— Enlève-moi ce pantalon. Et grouille-toi… mon lapin.
Victor la regarda disparaître dans l’étage, entre ombre et lumière. Et sourit. Un sourire de loup qui aurait trouvé sa meute, son feu, son abîme.
Il retira son manteau, puis son tee-shirt. Et monta à sa suite, sans un mot.
La salle de bain baignait dans une lumière tamisée, reflétée par les surfaces de marbre et les carreaux polis. La vapeur commençait à se répandre, dessinant des halos fantomatiques sur les miroirs.
Rebecca se tenait sous le jet d’eau chaude, la tête penchée en arrière, les bras levés pour ramener ses cheveux en arrière. La chaleur glissait sur sa peau en ruisseaux silencieux. Elle ne s’était pas retournée à l’arrivée de Victor. Mais elle savait qu’il était là. Elle le sentait.
Victor s’avança, torse nu, les muscles tendus d’un feu ancien. Il s’arrêta un instant à la porte vitrée, la contempla comme on regarde un miracle trop longtemps attendu.
Elle ouvrit un œil. Un sourire au coin des lèvres. Un défi sans mot.
Il entra.
L’eau l’accueillit d’un frisson brûlant. Elle ne dit rien. Pas besoin. Il l’enlaça dans le silence, ses mains trouvant ses hanches avec une lenteur presque religieuse. Elle se tourna contre lui, posa son front contre son torse.
— T’es là, souffla-t-elle. Putain, t’es là.
Ses doigts coururent le long de son dos, puis de sa nuque. Elle l’attira à elle avec la faim des jours de manque.
Victor l’embrassa sans prévenir. Un baiser profond, brûlant, un ancrage. Elle répondit avec toute la violence douce dont elle était capable — celle qui disait "tu m’appartiens" et "je suis à toi" dans le même souffle.
Les mains se cherchaient, les corps se retrouvaient. Pas dans la précipitation. Pas dans la retenue non plus. Juste ce juste équilibre entre l’urgence d’aimer et la volonté de savourer.
Elle mordit sa lèvre, rieuse et féroce à la fois.
— T’as intérêt à assurer, vieux lion.
Il grogna, doucement, la plaqua contre le carrelage tiède. Son regard brûlait. Pas de luxure, non. De besoin. De reconnaissance.
— Je suis là.
Elle referma les doigts dans ses cheveux humides.
— T’es qu’à moi. Et ce soir, je vais te le rappeler.
Et ils s’aimèrent comme ils se battent : sans retenue, sans détour, comme deux forces nées pour se heurter et se réunir. L’eau couvrait leurs soupirs, mais rien ne pouvait couvrir cette fièvre qu’ils portaient l’un pour l’autre. Cette fusion. Cette évidence.
Quand ils sortirent, beaucoup plus tard, trempés, haletants, marqués l’un de l’autre jusqu’au plus profond de l’âme, Rebecca souriait. Un vrai sourire, rare, entier.
Et Victor sut qu’elle avait trouvé ce qu’elle était venue chercher. Pas juste son corps.
Lui.
***
4h12 du matin.
Rebecca était allongée sur le ventre, les jambes étirées sur les draps froissés, la tête calée sur un oreiller tiède. Le téléphone calé contre son oreille, elle écoutait Devon Clark lui débiter les résultats de ses recherches, la voix grave, légèrement rauque de fatigue.
— Je crois que notre informateur en savait plus que ce qu’il a bien voulu nous faire croire. J’ai parlé au procureur général et il m’a dit qu’en réponse à sa proposition de réduction de peine contre des renseignements, Weed n’a rien voulu lâcher.
— Et pour Lesley ? demanda Rebecca en clignant des yeux.
— Le sénateur Lesley, reprit Devon, a utilisé une agence d’adoption pour prendre la petite Lin. Tout est clean sur le papier. Mais il a fait pas mal de séjours en Thaïlande… prétendument pour des vacances.
Rebecca griffonna quelques mots sur un carnet posé à côté. Ou plutôt, elle essaya.
Victor, nu lui aussi, était en train de lui mordiller doucement la courbe de l’épaule, son souffle chaud sur sa peau. Puis ses lèvres descendirent dans le creux de son dos, traçant une ligne de baisers jusqu’à sa chute de reins. Elle se raidit légèrement, surprise, mais ne dit rien. Pas encore.
— Devon… répète-moi la date de son dernier voyage à Bangkok, s’te plaît.
Elle tenta de garder sa voix posée, professionnelle. Mais Victor n’arrêta pas. Pire : ses baisers glissèrent plus bas, sur une fesse, qu’il embrassa avec un mélange d’adoration et de malice. Elle lui lança un regard mi-exaspéré, mi-amusé, par-dessus son épaule.
— Une semaine avant qu’il n’adopte la petite Lin.
— Et pour… le procureur ? demanda-t-elle en en respirant avec difficulté. Tu crois qu’il pourrait… en tirer quelque chose de… Weed ?
— Tu sais comment ça marche, dit Devon gravement. Quand un procureur menace de condamner un criminel à une longue peine de prison, le criminel va chercher à négocier. Il proposera par exemple de témoigner contre ses complices, ce genre de truc. En échange d’une peine plus courte. Les avocats de la défense et les procureurs se livrent systématiquement à ce petit jeu-là. C’est la procédure habituelle. La vérité, et c’est un triste constat, c’est que les procureurs cherchent presque toujours à négocier les peines. Comme ils croulent sous les dossiers, ça leur épargne du temps et de l’énergie.
— Victor… murmura-t-elle, en masquant le micro du téléphone, laisse mon cul tranquille. J’essaie de bosser, là.
Lui ne répondit pas. Ou plutôt, il répondit à sa façon : en embrassant l’autre fesse, lentement, tendrement, comme pour dire : tu bosses, moi aussi.
Rebecca soupira, tenta de reprendre contenance.
— Oui, Devon. Continue. Je prends des notes.
— Hé t’es sûre que ça va ? T’as l’air… essoufflée.
— J’ai pas dormi, j’ai pas bu de café, et t’es en train de m’expliquer que le système judiciaire est un foutu moulin à arrangements. Tu veux que je déclame un slam pendant que t’y es ?
— Ouais je sais… dit Devon en soupirant. Le système n’est jamais juste. Pour en revenir à nos moutons, quand un type condamné à vingt ans de prison refuse de lâcher la moindre miette, c’est qu’il détient forcément des informations. Et qu’il est mort de trouille.
Victor, imperturbable, s’attaquait maintenant à la colonne vertébrale de Rebecca comme s’il explorait une carte au trésor, chaque vertèbre devenant une île. Ses mains l’encadraient sans la presser, mais elle le sentait tout contre elle, ce corps immense, chaud, cette énergie familière qui vibrait contre sa peau.
Elle frissonna.
— Ya quand même un truc qui me lèche le cul… enfin je veux dire qui me démange, reprit-elle presque d’une voix mordante
— Oui quoi ? dit Devon intrigué.
Elle se redressa à moitié, jeta un regard mi-blasé, mi-fasciné à l’homme qui faisait tout sauf lui faciliter la tâche.
— Tous les taulards ont des infos. Ou en inventent. Un meurtre, un viol, un deal. Peu importe. Quand tu risques vingt ans de taule, t’as rien à perdre. Tu parles ou tu crées. Mais Weed… n’a rien lâché. Pas un mot.
— Ou tu veux en venir ?
— Pourquoi est-ce que Weed n’a rien balancé ? Pourquoi est-ce qu’il n’a rien inventé ?
Rebecca griffa le drap du bout des doigts. Victor venait de lui embrasser la hanche, puis il s’était attardé un instant sur la courbe de sa fesse, la frôlant du nez avant d’y déposer un baiser brûlant.
— Il n’y a qu’une raison qui puisse expliquer que quelqu’un se mure dans le silence comme Weed. Confirma Devon en opinant du chef.
— Il a la trouille. Quand un accusé a peur, il fait en sorte que personne n’aille s’imaginer qu’il a balancé des infos.
Elle se redressa un peu, à moitié sur les coudes, regard noir et lèvres entrouvertes.
— Je jure que je vais te frapper, souffla-t-elle à Victor, la voix pleine de menace douce.
Il mordilla doucement la peau de sa cuisse en guise de réponse, sans jamais cesser ses attentions. Rebecca ferma un instant les yeux, et sa respiration monta d’un cran.
— Mais il aurait peur de quoi ? demanda Devon songeur.
— Qu’on le tue. Dit Rebecca qui a repris une voix maîtrisée et ferme. Que quelqu’un à qui il pourrait porter préjudice en témoignant décide de le descendre. Quand tu te retrouves face à un type muet comme une carpe, tu peux être sûre que tu es dans ce cas de figure. Son silence est un message à tous ceux qui pourraient avoir envie de le buter : « Je ne dis rien, alors s’il vous plaît, ne me tuez pas. »
— D’accord. Mais pour Weed, qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ça veut dire qu’il connaît les gens qui les ont engagés, lui, ses comparses. Et que ces personnes sont… dangereuses.
— Exactement. Ce qu’il faut savoir, c’est que Weed fait partie d’un gang de suprémacistes blancs affilié à un gang de prison, l’Aryan Brotherhood, la Fraternité aryenne. Ce qui lui vaut automatiquement la protection de l’AB pendant tout le temps qu’il passera en prison.
Rebecca fit une grimace, puis tourna la tête vers son homme. Elle le supplia du regard, sans un mot. Mais Victor, inébranlable, répondit à sa manière : ses baisers devinrent plus tendres, plus profonds, mais tout aussi déterminés. Il écarta lentement ses jambes, avec la patience d’un conquérant, et plongea son visage contre elle.
Elle ferma les yeux, secoua la tête avec une fermeté presque comique. C’était une torture — la plus merveilleuse et la plus insupportable qu’elle ait jamais connue. Une pluie chaude de frissons l’envahit, et pourtant elle devait parler, réfléchir, garder le contrôle.
— Exactement. On peut donc raisonnablement en conclure que les personnes qui ont engagé Weed et son gang sont extrêmement influentes. Ce qui, hélas, ne réduit pas beaucoup la liste des options possibles.
Rebecca serra les mâchoires. Son cœur cognait, et pas uniquement à cause de la rage. Victor se faisait plus audacieux, ses baisers s’attardant à présent entre ses cuisses, chauds, obstinés, presque insolents. Il ne disait rien, mais ses gestes parlaient pour lui : Je suis là. Je suis à toi. Même maintenant. Surtout maintenant.
Rebecca hocha la tête, comme pour elle-même. Elle avait envie de hurler à Devon de raccrocher, de se retourner et d’attraper Victor à pleines mains. Mais elle tint bon.
— Demain, on va le faire parler. Et on va... tester sa réaction à l’évocation de Lesley, souffla-t-elle, la voix vibrante. Putain de meeeerde…
— C’est moi ou tu es un peu… tendue ?
Elle ferma les yeux, retenant un rire nerveux. Si tu savais, Devon.
— Tendu est un euphémisme. Bon ok il faut que je te laisse là… Je vais aller… m’occuper d’un problème immédiat…
— Ok je passe te prendre à huit heures.
— Neuf, rugit-elle.
— ça marche ! dit Devon en secouant la tête ahuris.
Rebecca raccrocha et jeta le téléphone puis serra les dents et respira rapidement puis jouit en se mordant le poing, saisie de tremblements spasmodiques, puis enferma la tête de Victor entre ses cuisses, puis reprit difficilement son souffle. Puis Victor vint la rejoindre et l’embrassa goulument.
— Je vais… te faire la peau… dit-elle en le regardant surprise comme si elle le découvrait pour la première fois.
— Je t’adore aussi.
***
Le soleil perçait à peine les rideaux de lin, mais la cuisine baignait déjà dans une lumière dorée, tamisée par les feuillages qui dansaient devant les baies vitrées.
Rebecca était installée sur un tabouret, un mug brûlant entre les mains et consultait ses mails et aussi les infos. Ses cheveux en bataille, un hoodie volé à Victor sur les épaules — trop grand, trop confortable — et surtout, des cernes comme des menaces diplomatiques sous les yeux. Elle avait cette allure de survivante d'une nuit à la fois bénie et maudite.
Victor, torse nue, les cheveux encore humides d’une douche rapide mais toujours attachés en fine queue de cheval, s’affairait derrière les fourneaux comme s’il avait dormi huit heures (ce qui était faux) et qu’il avait prévu de refaire le monde (ce qui était plausible). Il était serein, l’air d’un homme repu, détendu, et parfaitement insolent de bonne humeur.
Il versait l’eau dans une cafetière italienne. Calme, concentré. Trop concentré. Et Rebecca le fixa un instant, plissa des yeux.
— Tu sais qu’il est à peine neuf heures, et que je suis en état de dépôt de plainte ?
Il leva les yeux, feignant l’innocence.
— J’ai pas fait de bruit.
— Non. Mais mon bassin s’en souvient encore. Sérieusement… Vic tu m’as fait un orgasme pendant que je parlais au téléphone…
— Et tu n’aimes pas ça ! dit Victor en feignant d’être déçu.
— Arrêtes ! s’écria-t-elle vivement. Tu sais très bien que les plans cul sont mes moments préférés, surtout avec toi… mais pas pendant que je bosse. Ste plait… je suis sur une affaire très sérieuse.
Victor baissa les yeux puis murmura avec gravité.
— Désolé… tu as raison.
Il s’approcha, lui glissa une tasse dans la main, et murmura contre sa tempe :
— Je ne le referais plus…
— Vic… murmura-t-elle avec douceur. J’ai jamais dis que tu devrais jamais le refaire… et crois-moi j’ai adoré… même si j’ai les cuisses qui chantent l’hymne national de la douleur…
— Je t’ai entendue gémir. Plusieurs fois. T’avais pas l’air de souffrir.
— C’est ça, rigole, connard. Tu vas voir ce que c’est, une plainte pour harcèlement horizontal.
— Va falloir t’habituer, dit-il d’un ton narquois. Le deuxième round arrivera sans prévenir, et je serais beaucoup moins gentil, ma douce.
Elle le regarda dans les yeux avec défi.
— Ok le Cro-Magnon, si jamais tu t’approche encore de mon cul sans prévenir, je te bute avec mon flingue même si ça ne te tue pas.
A sa grande surprise, il se pencha vers elle et lui vola un baiser rapide, puis retourna préparer le petit déjeuner comme si ne rien était. Elle l’observa un moment puis sourit avec tendresse. Bien-sûr qu’elle avait aimé cette nuit, et bien-sûr il pouvait remettre cela ou il voulait et quand il voulait, elle ne pourrait jamais le repousser comme elle prétendait, elle adorait sa relation avec Victor, et elle envisageait même de le présenter à sa mère, et peut-être même inviter Luna à leur rendre visite un de ses jours. Tout se bousculait dans sa tête …et pourtant, au milieu du tumulte, il y avait cette certitude limpide : elle l’aimait.
Rebecca tourna doucement la tasse entre ses doigts, encore un peu sonnée par ses propres pensées. Elle, l’indomptable, la cynique, la flamme qui mordait avant de brûler… elle était en train de se laisser apprivoiser. Par un homme plus vieux que les siècles, qui lui faisait l’amour comme on entre en guerre — avec tactique, force, et une insolence absolue.
Victor sifflotait en remuant une poêle. L’odeur des œufs et du pain grillé commençait à envahir la cuisine. Il n’avait pas besoin de la regarder pour la sentir le fixer.
— Tu penses à quoi, Alvarez ? demanda-t-il sans se retourner.
— À comment j’ai pu survivre tout ce temps sans toi, lâcha-t-elle, presque malgré elle.
Il s’arrêta une seconde, surpris par la sincérité dans sa voix. Puis il se retourna lentement, poêle à la main, un sourcil levé.
— T’as encore mal aux cuisses ou t’es en train de me faire une déclaration ?
— Les deux, marmonna-t-elle dans sa tasse.
Il la dévisagea une seconde, sourire en coin, avant de déposer la poêle sur le feu éteint. Puis il s’approcha et s’appuya contre la table, se penchant sur elle, son regard brillant d’un éclat à la fois tendre et insolent.
— Tu veux qu’on traumatise Alex dans la cuisine ? demanda-t-il à mi-voix.
Rebecca se redressa légèrement, les yeux brillants d’une lueur de défi.
— Je déconnais pas tout à l’heure à propos de mon cul, Vic.
— Je prends le risque, souffla-t-il, sans reculer d’un millimètre.
Mais un bruit de pas dans le couloir les coupa. L’instant fut suspendu.
La porte s’ouvrit doucement. Alex entra, pieds nus, pyjama froissé, cheveux en bataille. Une tablette sous le bras, un livre coincé contre la hanche. Elle cligna des yeux en les voyant.
— Je peux sentir le café depuis l’étage… et vos hormones aussi, au passage, marmonna-t-elle en s’asseyant sans cérémonie.
Rebecca lui lança un regard noir, théâtral.
— Assieds-toi et bouffe. Avant que je t’envoie Victor en mode tornade.
Alex éclata de rire, attrapa une tasse, puis se laissa tomber sur une chaise avec la souplesse de quelqu’un qui avait déjà trop vu pour son âge. Victor, imperturbable, retourna à ses œufs et à sa poêle comme si de rien n’était.
Le matin reprenait ses droits. Mais quelque chose, dans l’air tiède de la cuisine, restait chargé — d’intimité, de promesses… et de complicité.
— Pas bien dormi ? demanda Alex, un sourire malicieux aux lèvres.
— Ton oncle a fait des heures sup’, si tu vois ce que je veux dire, répliqua Rebecca en tapotant sur son clavier sans lever les yeux.
— Et votre soirée ? Ça s’est passé comment ? demanda Alex, les yeux brillants d’une curiosité à peine déguisée.
Victor, toujours près des plaques, haussa les épaules avec nonchalance.
— Une soirée gala comme j’en ai vu mille. On n’a pas traîné.
— Plus jamais je ne remettrai les pieds dans ce genre de trou à merde friqué, grogna Rebecca en faisant défiler un article sur son écran.
Alex éclata de rire, se leva, contourna la table et enlaça Rebecca par derrière, la tête posée sur son épaule.
— Ma pauvre Rebecca adorée… soupira-t-elle d’un ton moqueur. Il faudrait qu’on sorte faire les boutiques, un de ces jours. Moi je te verrais bien avec des boucles d’oreilles assorties à tes yeux, des bracelets fins pour sublimer tes avant-bras, et... (elle pouffa) de nouvelles chaussures à talons pour mettre en valeur... tes grands pieds !
— Les grands pieds sont très beaux, répondit gravement Rebecca. Plus ils sont grands, mieux c’est. Et je ne remettrai plus jamais de talons, même si ma vie en dépendait.
— Plus sérieusement, reprit Alex en resserrant son étreinte, tu verras… dans toutes les sociétés aristocratiques, l’apparence est un langage. Le raffinement vestimentaire, c’est un code de reconnaissance. Il reflète le rang, la fortune, mais aussi l’éducation et l’étiquette.
— Tu parles ! s’exclama Rebecca en secouant la tête. Ils ont juste élevé le snobisme au rang des Beaux-Arts, c’est tout.
Victor, resté silencieux jusque-là, intervint d’une voix douce, un sourire aux lèvres.
— La cour des Tsars… c’était pire. Deux fois plus caricatural. Je m’en souviens comme si c’était hier. Ces gens-là vivent dans une bulle. Et quand la réalité les rattrape, elle ne prévient pas. Et parfois, elle cogne fort.
Alex hocha la tête, son regard flottant un instant dans le vide.
— Nuri me racontait qu’il détestait se présenter à la Sublime Porte. Il disait que ses années d’ambassadeur en Hongrie et en Serbie avaient été les plus longues de sa vie. Trop de politesses, pas assez d’humanité.
Rebecca leva un instant les yeux de son écran, un sourire attendri au coin des lèvres.
— Ton papa, au moins, avait les yeux en face des trous.
Puis elle replongea aussitôt dans la lecture de ses fichiers, concentrée… mais paisible.
— Est-ce que tu sais qu’au Moyen Âge, les princesses épousaient très jeunes les rois ? lança Alex en sirotant son café, l’air faussement innocent.
— Non, et j’en ai rien à foutre, répondit Rebecca sans lever les yeux de son écran. Et si le Moyen Âge tolérait la pédophilie, je bénis la Sainte Mère d’être née dans ce siècle.
— Tu as vu le film 300 ? enchaîna Alex avec un soudain regain d’énergie.
— Gerard Butler et Lena Headey ? répliqua Rebecca aussitôt. Bien sûr. Je l’ai vu au moins cinq ou six fois. Pourquoi ?
— Alors tu devrais savoir que la reine Gorgo avait seize ans quand elle a épousé le roi Léonidas… qui en avait cinquante. Et bonus trivia : c’était son oncle.
Rebecca leva enfin les yeux, la fixant avec suspicion.
— Attends… tu veux dire que Lena Headey avait seize ans, et Gerard Butler cinquante ? Tu te fous de moi ?
— Je parle pas des acteurs, je parle des personnages ! rétorqua Alex, outrée.
Rebecca souffla par le nez, un rictus moqueur aux lèvres.
— Le cul de Gerard Butler, ma puce, c’est pas un cul de mec de cinquante ans. Faut pas tout mélanger.
Alex éclata de rire, renversant presque sa tasse.
— Tu me dégoûtes et je t’adore en même temps.
Victor leva les yeux de la poêle, amusé, sans rien dire. La cuisine baignait dans une chaleur simple, presque familiale — et chacun à sa manière, s’y sentait exactement à sa place.
— Je dis juste qu’on peut pas juger les sociétés anciennes avec nos lunettes modernes. Les mariages politiques à quatorze ou seize ans, c’était courant à l’époque. Les gens mouraient jeunes, tout allait plus vite. Même la puberté était considérée comme le passage à l’âge adulte.
Rebecca leva un sourcil, les bras croisés.
— C’est pas une question d’époque. C’est une question de bon sens. Tu couches pas avec une gamine, point.
— Mais c’est anachronique comme façon de penser ! protesta Alex en s’animant. À l’époque, ces jeunes filles étaient élevées pour ça. C’était leur rôle social. On leur apprenait à gouverner un domaine, à parler plusieurs langues, à se comporter en reine dès dix ans. Elles n’étaient pas perçues comme des enfants au sens moderne du terme.
Rebecca ferma son ordi, le regard acéré.
— Et c’est censé me rassurer ? T’as beau enrober ça de culture, de contexte, d’histoire… pour moi une gosse, c’est une gosse. Pas une épousable. Même si elle sait réciter L’Éthique à Nicomaque en trois langues mortes.
Alex sourit, mais ne lâcha rien.
— C’est plus compliqué que ça, et tu le sais. Le concept même d’« enfance » n’existait pas comme aujourd’hui. C’est un produit des Lumières, de l’évolution de la psychologie, de l’industrialisation. Regarde Philippe le Bel : marié à douze ans. Aliénor d’Aquitaine : reine à quinze. À l’époque, t’avais quinze ans et une armée. Aujourd’hui t’as quinze ans et un compte TikTok.
Rebecca plissa les yeux, la voix plus froide.
— T’as oublié de dire qu’à l’époque on saignait les gens pour soigner la grippe. On devrait faire revenir ça aussi, tant qu’on y est ?
— Je parle pas de cautionner, je parle de comprendre, Becky. On juge pas le passé avec la morale d’aujourd’hui. Sinon tu passes ta vie à hurler sur les cadavres.
Victor, en train de couper des tomates, souffla un petit rire, mais s’abstint d’intervenir.
Rebecca, elle, posa sa tasse et s’approcha d’Alex, les bras toujours croisés, les yeux noirs d’ironie.
— Tu veux que je comprenne un roi de cinquante balais qui met enceinte sa nièce de seize ans, parce que « à l’époque c’était comme ça » ? Tu m’excuses, mais non. Même si Aristote en personne me dit que c’est normal, j’aurai envie de lui coller une balle.
— T’as pas tort, murmura Alex, mi-amusée, mi-soufflée. Mais t’es un putain de bloc de granit moral, toi.
— Non, je suis un bloc de justice, nuance. Et j’ai des règles. Et même si j’aime l’Histoire — ce que je dois reconnaître grâce à toi — y’a un moment où l’empathie, ça suffit pas à excuser l’horreur.
— J’ai jamais dit que c’était excusable, Becky. Juste que c’était… contextuel.
Rebecca attrapa une biscotte et la grignota à moitié en marmonnant :
— Eh ben ton contexte, il peut aller se faire contextualiser. Épouser une gamine, c’est gerbant. Hier, aujourd’hui ou il y a mille ans. Et me sors pas ton laïus sur les coutumes et la relativité morale, j’ai pas pioncé.
Alex ouvrit la bouche, mais Victor, jusque-là silencieux derrière la cafetière, posa doucement la tasse qu’il préparait et s’avança.
Il parla avec cette voix calme, celle qu’il n’utilisait que quand il voulait qu’on l’écoute vraiment.
— Vous avez toutes les deux raison. Et c’est exactement le problème.
Alex arqua un sourcil. Rebecca tourna la tête vers lui avec méfiance.
— Je ne parle pas de juger ou d’excuser, reprit Victor. Juste de comprendre. Le monde d’hier n’était pas celui d’aujourd’hui. Pas en mieux. Pas en pire. En... autre.
Il regarda Alex avec douceur.
— Dans ce monde-là, la notion de "consentement" n’existait même pas comme concept. Les reines n’étaient pas épouses, elles étaient traités politiques incarnés.
Puis son regard se posa sur Rebecca.
— Et toi, tu vis dans un siècle qui a nommé la dignité humaine, qui a posé des lois, des limites. Tu refuses qu’on efface ça au nom de la tradition. Tu fais bien.
Rebecca le fixa, un peu déroutée.
— Moi, reprit Victor d’une voix posée, j’ai vu des femmes mariées à treize ans devenir chefs de guerre. J’ai vu des enfants-rois dominer des empires… et d’autres brisés avant d’avoir eu le temps de grandir.
Il s’assit face à elles, le regard un peu perdu dans un lointain que lui seul pouvait encore voir.
— Ce que je retiens de tout ça, murmura-t-il, ce n’est pas l’époque qui fait le monstre. C’est le pouvoir. Et la manière dont on choisit de l’exercer. Peu importe le siècle, peu importe les lois. Il y a ceux qui protègent… et ceux qui prennent.
Alex le fixait, attentive. Rebecca, elle, fronça légèrement les sourcils, comme si ses convictions s’étaient froissées, mais pas encore brisées.
— Ce serait donc… une question de contexte ? demanda-t-elle à demi-voix.
Victor ne répondit pas tout de suite. Puis, dans un souffle, avec une sincérité désarmante :
— J’ai essayé de changer les choses. Là où je pouvais. Quand je le pouvais. Mais j’ai échoué. Souvent.
Il se frotta la nuque, l’air un peu las, un peu fataliste.
— Tu sais, si j’avais aidé Rommel à renverser Hitler comme il le voulait… peut-être que l’Allemagne aurait gagné la guerre. Peut-être que le monde aurait plongé dans une autre forme d’enfer. On croit qu’on sait. Mais l’Histoire n’a jamais eu de bouton pause. Elle continue… avec ou sans nous.
Rebecca fixa Victor un instant, les sourcils froncés, puis soupira dans sa tasse.
— Ok. T’as pas tort… souffla-t-elle à contre-cœur.
Victor esquissa un mince sourire, mais ne dit rien.
— Mais je te jure que je ne dirai jamais que le contexte peut excuser… ça. Des gamines mariées à des types trois fois leur âge ? Peu importe le siècle, c’est toujours tordu. Et ça le restera.
— Je sais, répondit Victor doucement.
Alex leva les yeux au ciel, un sourire mi-amusé, mi-frustré sur les lèvres.
— Cela me rappelle moi et Nuri quand on débattait de ce genre de trucs. Il défendait toujours le regard de son époque, moi je lui balançais la morale contemporaine à la figure. Et on recommençait. Encore et encore.
Elle eut un rire léger, mais ses yeux brillaient d’une émotion sincère.
— Je te jure, qu’on se prenne la tête comme ça… ça me fait chaud au cœur. C’est débile, mais c’est comme si tout continuait.
— N’empêche… c’est moi qui gagne.
— Tu rêves, s’exclama Alex.
Mais à cet instant, le téléphone de Rebecca vibra violemment sur la table.
Elle jeta un œil à l’écran. Devon Clark.
Son sourire s’effaça. Elle décrocha immédiatement.
— Clark ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Le ton à l’autre bout du fil était grave, presque haletant.
— Lin. Elle a disparu. Ils ne savent pas depuis quand. La nourrice a trouvé sa chambre vide ce matin. Aucune trace.
Le silence tomba dans la cuisine. Rebecca se leva d’un bond, déjà en mouvement.
— Envoie-moi l’adresse. J’arrive.
Elle raccrocha. Victor et Alex la fixaient. Elle serra les dents.
— La petite. Elle s’est volatilisée.
Puis elle s’empara de son arme et de sa veste.
— Fini de rire.
***
Les gyrophares colorent les flaques d’eau sur l’asphalte. Des uniformes s’activent dans le jardin impeccablement taillé de la résidence, entre les buissons géométriques et l’allée de gravier. Un cordon jaune encercle les lieux. Les journalistes ne sont pas encore là — mais ça ne saurait tarder.
Rebecca descend de la voiture d’un pas vif, ses bottes éclaboussant la boue. Elle passe sous le ruban de sécurité après un bref échange de regards avec un agent. Son badge suffit.
Victor sort à son tour. Il ajuste son manteau, impassible, balayant les alentours du regard. Un policier l’interpelle aussitôt en le voyant tenter de suivre Rebecca.
— Monsieur, veuillez rester en dehors de la zone. Scène de crime.
Rebecca se retourne, juste à temps pour le voir bloqué.
— C’est bon, Victor. Reste ici, s’il te plaît. Je reviens vite.
Il hoche lentement la tête, mais ses yeux ne la quittent pas. Elle franchit la porte, déjà absorbée.
Devon l’attendait sur le perron, téléphone en main. Il leva les yeux dès qu’elle approcha.
— On a eu le sénateur au téléphone. Il est à l’intérieur. Visiblement secoué. Il a aussi appelé la presse… mais j’ai demandé qu’on les maintienne à distance.
— Bien joué, lâcha-t-elle sans ralentir. Je veux voir la chambre de la gamine. Tout de suite.
— Rebecca, c’est pas une planque des Yakuza ici. C’est une putain de résidence de luxe. Sécurité privée, personnel, caméras partout…
— Alors explique-moi comment une gosse de douze ans disparaît d’une putain de résidence de luxe, grogna-t-elle entre ses dents.
Elle ouvrit la porte, le regard dur, déjà ailleurs. Devon la suivit en silence, le visage fermé.
Victor était resté derrière les barrières, les mains dans les poches de son long manteau sombre. Son regard balayait les alentours, précis, froid, méthodique. Il ne bougeait pas, mais on sentait son attention ramper partout — sur les angles morts des caméras, sur les entrées secondaires, sur les zones que les flics semblaient ignorer.
Un agent de police vint lui jeter un coup d’œil, un peu méfiant. Mais avant qu’il ne dise quoi que ce soit, une voix râpeuse surgit du côté gauche.
— Faut croire qu’on ne peut pas se débarrasser de vous, Kruger.
Victor se tourna lentement. L’inspecteur Mendez. T-shirt moulant, jean délavé, baskets fatiguées. Le regard à la fois usé et aiguisé, et toujours ce tic nerveux de mâchonner une nicotine fantôme.
— Inspecteur Mendez, répondit Victor d’un ton calme, presque las.
— La dernière fois que je vous ai vu, vous faisiez le potier philosophe. Et là vous traînez sur une scène de disparition impliquant un sénateur. Vous collectionnez les emmerdes, ou c’est elles qui vous courent après ?
Victor esquissa un sourire, presque invisible.
— Ce n’est pas moi qui suis dans la lumière, cette fois.
Mendez haussa un sourcil, croisa les bras.
— Alors c’est vrai. Vous sortez avec Alvarez.
— Nous vivons ensemble, en fait. Nuance.
— Ouais… Elle a toujours eu un faible pour les types louches. Vous vous êtes peut-être tiré de l’affaire Wolken, mais un jour, je vous bouclerai. Et je vous jure que ce jour-là, je savourerai chaque minute.
Victor planta ses yeux dans les siens, froids comme la nuit.
— Au lieu de débiter des conneries, Mendez, vous feriez mieux de retrouver cette gamine.
— Je connais mon boulot. Et vous, allez vous faire foutre.
Victor serra la mâchoire. Ce type était vraiment une teigne. Une teigne avec une plaque.
— Alors faites-le, votre foutu boulot. Mais faites-le bien.
Mendez claqua des doigts vers un agent, puis, avec un sourire moqueur :
— Toi. Qu’il ne passe pas le ruban. Ce type est un putain de civil.
L’agent hocha la tête et se posta près du ruban jaune. Victor n’insista pas. Il resta là, immobile. Son regard balaya la maison, les allées, les angles morts. Il n’avait pas besoin de franchir la ligne pour commencer à comprendre.
Victor ne bougea pas tout de suite.
Il resta là, les bras croisés, les yeux fixés sur la maison comme un chasseur à l’affût. Pas pour franchir la ligne jaune. Pas pour provoquer Mendez. Juste pour ressentir. Regarder. Écouter.
Le ruban de sécurité claquait doucement dans le vent. Des voix flottaient à l’intérieur de la maison, feutrées, autoritaires. Un talkie grésilla. Quelqu’un cria un prénom — sans réponse.
Victor fit un pas sur le côté. Puis un autre. Il s’éloigna du portail, longeant lentement la haie qui bordait la propriété. Il ne franchit rien, ne viola aucune règle. Il faisait ce qu’il avait toujours fait depuis des siècles : lire entre les lignes.
Le gazon était encore humide. Il repéra une légère empreinte, déformée par la pluie, à peine visible. Trop petite pour appartenir à un adulte. Trop récente pour être celle d’un jardinier. Il s’agenouilla un instant. Posant ses doigts juste au bord, il sentit l’enfoncement du sol. Une trace de fuite, ou une trace de jeu ?
Son regard glissa ensuite vers une caméra de sécurité accrochée à un lampadaire discret. Orientée vers l’entrée principale. Mauvais angle. Elle n’aurait rien vu du côté gauche de la maison. Il chercha du regard les autres points de surveillance. Une, deux… trois. Pas une seule ne couvrait intégralement le flanc est du terrain.
Son regard remonta le long de la façade. Une fenêtre entrouverte au premier étage, volet mal refermé. Une chambre peut-être.
Il fronça les sourcils.
Les méthodes conventionnelles allaient prendre des heures, peut-être des jours. Attendre que les vidéos soient traitées, que les rapports soient écrits, que les ordres descendent, que les hiérarchies se consultent.
Mais Lin n’avait pas ce temps.
Victor se redressa. Fit craquer ses épaules. Ignora Mendez, qui bavardait avec un collègue en lui jetant des regards en coin. Puis il sortit lentement son téléphone et tapa un message pour Rebecca.
Fenêtre étage est entrouverte. Aucune caméra côté gauche. Une trace légère dans l’herbe. Trop petite pour un adulte. Trop fraîche pour être ancienne.
Il hésita. Puis ajouta :
Quelque chose cloche. Tu sens quoi, toi ?
Il envoya.
Et resta là, le regard ancré dans la maison comme un sismographe humain, en attente de la moindre vibration.
Rebecca avançait d’un pas déterminé dans le couloir du premier étage, l’odeur de bois ciré et de parfum d’ambiance artificiel collée à la gorge. Le sénateur Lesley était resté en bas, entouré d’agents. Elle ne l’avait pas encore interrogé. Pas encore. D’abord, elle voulait sentir les lieux. Lire les détails que les autres ignoraient.
Le téléphone vibra contre sa hanche. Elle le sortit machinalement. Un message de Victor.
Fenêtre étage est entrouverte. Aucune caméra côté gauche. Une trace légère dans l’herbe. Trop petite pour un adulte. Trop fraîche pour être ancienne.
Elle ralentit. Pivota sur elle-même. À gauche… le flanc est.
Le second message s’afficha.
Quelque chose cloche. Tu sens quoi, toi ?
Elle leva les yeux. Une porte entrouverte donnait sur une chambre aux murs couleur lavande. Des peluches, un petit bureau bien rangé. Mais le lit défait. Un sac à dos abandonné près de la fenêtre. Rebecca s’approcha, ouvrit un battant.
L’air du matin s’y engouffra. Elle colla son front contre le rebord. Victor avait raison : la fenêtre n’était pas verrouillée. Une fillette comme Lin pouvait très bien l’ouvrir seule. Elle se pencha. La gouttière courait juste en dessous, longeant la façade. Il n’était pas exclu qu’elle ait pu y passer… ou qu’on l’y ait aidée.
— Devon ! appela-t-elle. Fenêtre ouverte côté est. J’veux qu’on récupère toutes les caméras du voisinage. Et quelqu’un pour analyser les traces dans le gazon.
Elle prit une photo rapide, puis répondit à Victor :
Bien vu. Elle est sortie ou on l’a fait sortir par là. Je vais interroger le sénateur. Reste pas trop loin.
Puis elle ajouta, les doigts hésitants sur le clavier :
Tu sens d’autre chose ?
Elle le connaissait assez pour savoir que Victor percevait parfois ce que les autres ne voyaient pas. Pas juste avec ses yeux, mais avec une mémoire de chasseur, une intuition bâtie sur des siècles.
Et ce matin, cette intuition, elle allait s’y appuyer.
Victor s’éloigna du ruban jaune d’un pas lent, les mains dans les poches, comme un type qui n’avait rien à faire là — ce qui était vrai — mais qui savait exactement ce qu’il cherchait. Il laissa le jardin principal derrière lui et longea la haie qui bordait le flanc est de la résidence.
Il plissa les yeux. L’herbe était bien taillée, trop bien. Mais là, juste là — une dépression. Petite. Allongée. Quelque chose ou quelqu’un s’était appuyé là récemment. Il s’agenouilla. La trace était encore humide. Et surtout : elle partait vers l’extérieur de la propriété.
Il leva les yeux. De ce côté, aucun angle mort pour les caméras de la villa. Mais… les propriétés voisines ? Peut-être pas. Il scruta les toits. Rien d’évident. Il fit quelques pas de plus, jusqu’à une clôture végétale.
Un éclat. Du plastique ? Non. Il se pencha. Une perle. Non, une breloque. Accrochée à un brin de buisson. Un petit pendentif, rose, en forme de chat. Il le prit entre deux doigts, le regarda attentivement. C’était enfantin. Léger. Et tout frais.
Il sortit son téléphone. Photo. Zoom. Puis il l’enroula délicatement dans un mouchoir et le glissa dans sa poche.
Son instinct le titilla encore. Il ferma les yeux un instant. Écouta.
Un bruissement. À peine. Mais trop fluide pour être un animal. Pas un adulte non plus. Loin, au-delà des haies. Un souffle. Peut-être rien. Peut-être… Lin.
Il recula, regarda le tracé de la clôture et sortit une nouvelle fois son téléphone.
Rebecca. Je suis à l’est, près de la haie. Y’a une trace claire. Et une breloque. Féminine. Petite. Rose. Côté extérieur. Je pense qu’elle est sortie de là. Je continue un peu, mais j’irai pas loin sans toi.
Il ne voulait pas la devancer. Elle savait ce qu’elle faisait. Mais il savait aussi ce qu’il ressentait : la fillette n’était peut-être pas loin. Et si elle était encore en vie, chaque minute comptait.
Victor venait à peine de ranger la breloque dans sa poche que des pas précipités claquèrent derrière lui.
— Putain, Kruger ! T’as pas compris le principe d’un périmètre de sécurité ou quoi ?!
Victor se retourna. Devon Clark, les sourcils froncés, l’œil noir, la carrure prête à tout renvoyer en arrière. Il détestait qu’on désobéisse aux règles, et encore plus quand ça venait d’un type en jeans, sans badge, avec une gueule d’artiste et une attitude d’assassin repenti.
— Je ne suis pas dans le périmètre, dit calmement Victor. Je suis à l’extérieur.
— J’m’en fous, t’as pas à fouiner tout seul. T’es pas flic. Pas légiste. Pas enquêteur. T’es un civil — un putain de civil.
Victor le regarda, puis baissa les yeux vers la haie.
— J’ai trouvé une trace. Et ça.
Il sortit le petit mouchoir et déroula le pendentif rose. Devon le fixa. Puis ses mâchoires se serrèrent. Il reconnut l’objet.
— Lin portait ça. Elle l’avait au poignet hier soir.
Il hésita une seconde, puis sortit son téléphone, appuya sur le bouton d’appel rapide.
Rebecca répondit en deux secondes.
— Dis-moi que t’as trouvé quelque chose, Devon.
— C’est pas moi. C’est ton Roméo. Il a flairé un truc à l’est. T’as intérêt à venir voir ça.
— J’arrive.
Victor le remercia d’un simple regard. Devon secoua la tête, à la fois furieux et impressionné malgré lui.
— T’as peut-être du flair, Kruger, mais si elle est morte et qu’on te chope en train de polluer la scène, je te jure que je t’envoie moi-même en cellule.
— Si elle est morte, dit Victor en fixant l’horizon, alors chaque seconde qu’on perd en discussions est une insulte à sa mémoire.
Devon ouvrit la bouche, puis la referma.
Rebecca apparut au bout de la haie. Essoufflée, mais entière. Elle se dirigea vers eux d’un pas décidé, le regard déjà fixé sur l’objet dans la main de Devon.
— C’est à elle ? demanda-t-elle sans même dire bonjour.
— Affirmatif, répondit Victor.
Elle le dévisagea. Un mélange d’agacement, de soulagement et d’autre chose. De la gratitude qu’elle ne voulait pas montrer.
— Montre-moi l’endroit exact.
Victor lui fit signe de le suivre, pendant que Devon les observait s’éloigner, secouant la tête, entre tension professionnelle et un début d’espoir silencieux.
écarta les branches avec une précaution étrange, presque respectueuse, comme s’il lisait un langage secret dans les nervures des feuilles. Il s’arrêta près d’un bosquet à l’écart, là où la haie semblait plus dense. Rebecca s’accroupit aussitôt, suivant son regard.
— Là, souffla Victor. Quelqu’un est passé.
Des empreintes à moitié effacées s’enfonçaient dans la terre humide. Une petite paire de chaussures. Trop petites pour appartenir à un adulte. Victor effleura la terre du bout des doigts, renifla même la paume de sa main, puis pointa du doigt l’arrière de la propriété.
— La gamine est sortie par ici. Elle ne portait pas de chaussures. Ses pas sont précipités. Elle fuyait.
Rebecca fronça les sourcils.
— Mais comment elle aurait pu sortir ? La grille était fermée.
— Pas ici, répliqua Victor. Le grillage a été forcé à la base. Regarde.
Ils avancèrent de quelques pas, Devon sur leurs talons. Effectivement, un pan de grillage avait été discrètement soulevé à la pince. Caché derrière un massif de bambous ornementaux. L’herbe y était aplatie.
Devon s’accroupit à son tour, mains sur les hanches.
— C’est pas un gosse qui a pu faire ça… pas toute seule. Faut avoir une pince, de la force, et savoir que c’est là. Donc on l’a aidée.
Rebecca se redressa, le regard dur.
— Ou on l’a enlevée. Et on connaît le terrain.
— Et maintenant ? demanda Devon.
Victor se dirigea vers un sentier de service à l’arrière. Les pavés y étaient anciens, disjoints. Il se mit à marcher lentement, à peine un pas à la fois, puis s’accroupit à nouveau.
— Là. Quelqu’un a couru. Deux personnes. L’adulte est passé devant. L’enfant suivait. Elle a trébuché… regarde ici.
Rebecca vit à son tour. Une trace nette d’un genou, et à côté, une empreinte plus profonde — une chaussure d’homme, grande, lourde.
Devon le regarda longuement. Plus Victor avançait, plus il semblait sûr de lui. Trop sûr. Comme s’il avait déjà vu ce scénario. Ou pire : comme s’il avait déjà été celui qui fuyait… ou celui qui poursuivait.
— T’étais quoi avant ? lâcha Devon sans même y penser. T’as fait quoi dans ta vie, Kruger ?
Victor s’arrêta, puis leva lentement les yeux vers lui.
— Trop de choses. Et aucune dont je sois fier.
Rebecca le fixa, mais ne dit rien. Un accord tacite entre eux. Ce n’était pas le moment.
Victor pointa alors une vieille bâtisse au loin, une remise délabrée à moitié dissimulée derrière les arbres. Bizarrement isolée du reste de la résidence.
— Là-bas. C’est là qu’on doit aller voir.
— Pourquoi ? demanda Devon.
— Parce que si j’étais celui qui a fait ça, c’est là que je me planquerais le temps de la nuit. Et parce que j’ai l’impression que cette forêt retient son souffle.
Rebecca le suivit, tendue comme un arc.
Devon, lui, ne bougea pas tout de suite. Il regarda Victor s’éloigner, l’allure droite, les mains dans les poches, l’œil vif.
Il marmonna pour lui-même :
— T’es pas net, Kruger. T’as des yeux de loup.
Et il s’élança à leur suite.
La remise grinça sinistrement lorsque Victor en poussa la porte. Une odeur de bois humide et de vieux carburant s’en échappa. L’intérieur était sombre, seulement éclairé par les rais de lumière filtrant entre les planches disjointes. Des outils rouillés, des sacs de terre, une vieille tondeuse. À première vue, un capharnaüm abandonné.
Mais Victor s’accroupit aussitôt près d’un mur.
— Là.
Rebecca s’approcha, et vit ce qu’il montrait : un petit ours en peluche, taché de boue. Il était coincé derrière une brouette renversée, presque invisible.
— C’est bien le sien, pas vrai ?
Rebecca hocha lentement la tête. Elle l’avait vu dans les bras de Lin, deux soirs plus tôt dans une vidéo, pendant que le sénateur posait pour les caméras.
— Il était dans sa chambre. Toujours. Elle ne dormait jamais sans.
Devon fronça les sourcils, les mâchoires serrées.
— Alors c’est un putain d’enlèvement.
Il tourna les yeux vers les alentours, regardant les arbres sombres, les clôtures électriques à peine visibles dans le jour naissant. Le jardin impeccable derrière la maison contrastait violemment avec la petite clairière sauvage où ils se trouvaient.
— Tu penses qu’ils l’ont fait passer par ici ? murmura-t-il.
Rebecca se pencha à nouveau, scrutant les empreintes. Elles étaient brouillées par les dernières pluies, mais il y avait là des marques, de petites semelles, des traces de pas pressés, maladroits. Trop petites pour appartenir à un adulte. Elle suivit la ligne du regard, jusqu’à une brèche discrète dans la haie, à peine visible, mais bien là.
— Elle a été emmenée ici. Pas de doute. Et vite.
— Putain de merde…
Mais derrière eux, Victor ne bougeait pas. Il s’était accroupi à quelques mètres, à l’orée de la clairière, et posait lentement la main sur un brin d’herbe plié. Son regard s’était assombri. Pas d’angoisse. Mais une concentration glacée.
Rebecca le vit enfin figé ainsi, et s’approcha.
— Tu vois quelque chose ?
Victor ne répondit pas tout de suite. Il effleura la terre d’un doigt, comme un animal flairant l’air.
— Il n’y a pas eu de lutte, dit-il enfin. Aucun signe de précipitation brutale. Les empreintes de Lin sont nettes… dirigées… comme si elle suivait quelqu’un.
— Elle a été forcée de marcher, peut-être ? Ou menacée.
— Non. Les pas sont réguliers. Aucune trace de résistance. Et regarde là… (il désigna le buisson derrière lui) une empreinte plus grande. Chaussure plate. Pas un homme.
Devon se rapprocha, les sourcils froncés.
— Une femme ?
— Probablement. Une adulte qui connaît bien les lieux. Qui a guidé l’enfant à travers le terrain sans éveiller d’alerte. Et ici… (il montra une petite branche brisée à hauteur de hanches) cette cassure est nette. Calculée. On a ouvert la voie. Pas un ravisseur en panique. Quelqu’un qui a prévu.
Rebecca se figea.
— Tu crois que… Lin est partie avec cette personne ?
Victor redressa lentement la tête. Son regard croisa celui de Rebecca. Intense. Grave.
— Je crois que Lin n’a pas été enlevée. Je crois qu’on lui a ouvert la porte.
Un silence tendu s’installa.
Devon secoua la tête, incrédule.
— Mais pourquoi ? Qui ferait ça ?
Victor se redressa à son tour. Sa voix était posée, presque trop calme.
— Quelqu’un qui savait. Quelqu’un qui la voyait. Qui ne supportait plus ce qui se passait sous ce toit.
Rebecca échangea un regard avec Devon. Un doute venait de s’insinuer. Fragile. Mais réel.
— Tu penses à quelqu’un ? demanda-t-elle à mi-voix.
— Une domestique, peut-être. Quelqu’un d’invisible. Et qui a décidé de ne plus l’être.
Il s’arrêta, regarda à nouveau la haie brisée.
— Cette gamine n’a pas été arrachée. Elle a été aidée.
***
Victor, silencieux, s’était éloigné du tumulte. Il s’était assis sur un banc, dos à la maison, face au jardin et à la clôture boisée qui longeait la propriété. Il fixait un point abstrait à l’horizon, le regard dans le vague.
Il avait vu les traces de pas. Une paire légère, pas plus grandes que celles d’un enfant, et une autre… plus discrète, mais régulière. Pas de lutte. Pas de panique. Juste une trajectoire réfléchie, presque tranquille, dans la terre meuble près du mur arrière. Puis plus rien.
De là où il était, il sentait que quelque chose clochait.
À l’intérieur, Devon s’agaçait.
— Rebecca, je viens de vérifier avec le majordome. Aucun employé ne manque à l’appel. Aucun.
— Aucun ? C’est pas possible, la gamine n’a pas pu s’envoler. T’es sûr ?
— Trois personnes sont officiellement en congé depuis deux jours. Une femme de ménage philippine, un jardinier mexicain, et une nourrice intérimaire.
Rebecca croisa les bras. Son cerveau moulinait déjà. Elle leva les yeux vers le jardin, en direction de la clôture.
— Tu peux me filer leurs noms complets ? Et les horaires de départ exacts ?
— Déjà fait, je les fais remonter dans le système. Mais… tu crois que c’est lié ?
Rebecca garda le silence. Puis :
— J’en suis pas sûre. Mais j’ai appris à écouter mes tripes.
Dehors, Victor se leva.
Il contourna lentement la propriété, longea les grilles, observa la route. L’herbe tassée à un endroit trahissait une voiture. Discrète. Garée hors du champ des caméras. Et là… un morceau de papier coincé sous une pierre, à demi enfoui dans la terre.
Il s’agenouilla. Le papier était trempé, mais une écriture fine persistait. Une phrase, en anglais simple : She’s not safe here.
Victor la relut deux fois. Puis leva les yeux. Ses traits s’étaient durcis.
Il ne savait pas encore qui, ni pourquoi. Mais il savait une chose : Lin n’avait pas été enlevée. Elle avait été exfiltrée.
Et maintenant, il fallait découvrir où.
Victor remit doucement le papier en place, comme s’il voulait qu’on ignore qu’il l’avait vu. Il se redressa, son regard se durcissant encore davantage. Ce n’était pas un rapt. C’était une opération. Silencieuse, planifiée. Et les empreintes qu’il avait vues étaient trop nettes pour appartenir à des amateurs. Il y avait de la méthode. Du soin.
Il se retourna et vit Devon qui sortait sur la terrasse, téléphone collé à l’oreille, l’air excédé.
— Oui, madame, je comprends que vous soyez inquiète. Non, je ne peux pas vous dire où en est l’enquête à ce stade... Madame ? Allô ?...
Il raccrocha sèchement, puis repéra Victor près des arbres.
— Hé ! Kruger ! Vous foutez quoi encore ? C’est pas un musée ici !
Victor s’approcha calmement.
— Trois employés sont en congé. Une femme de ménage, un jardinier, une nourrice temporaire. Tu trouves pas ça… pratique ?
Devon le dévisagea, fronça les sourcils.
— Tu veux dire… quoi ? Une coïncidence ?
Victor haussa à peine un sourcil.
— Je te laisse deviner.
Rebecca les rejoignit à ce moment-là, les bottes crottées, les mains dans les poches.
— Personne n’a forcé les serrures. Les caméras ont des coupures d’images pendant sept minutes, entre 2h54 et 3h01 du matin. Et pas une alarme. Ni sur la porte-fenêtre de la chambre, ni sur le portail.
Victor répondit sans tourner la tête :
— Lin n’a pas été enlevée. Elle a été aidée à partir.
Devon cligna des yeux.
— Tu sors ça d’où ?
Victor se pencha, ramassa une brindille, et la fit tourner entre ses doigts.
— Les empreintes qu’on a vues dans la terre… deux tailles différentes. Aucune trace de lutte. Un ours en peluche bien visible, posé à hauteur de regard. Comme si on voulait qu’on le trouve. Et ça.
Il sortit le petit papier de sa poche. Rebecca le prit. Elle fronça les sourcils en lisant la phrase.
She’s not safe here.
Elle releva les yeux vers Victor.
— Tu crois qu’un des employés… a voulu la protéger ?
— Pas un. Trois. Et ils ont effacé leurs traces derrière eux.
Devon resta figé.
— T’es en train de me dire que trois employés, d’origines différentes, se seraient coordonnés pour faire fuir une gamine d’un sénateur des États-Unis ?
Victor soutint son regard.
— Pas coïncidence. Complicité. Il y a quelque chose de pourri ici. Et Lin le savait. Ou quelqu’un l’a su pour elle.
Rebecca serra les dents. Elle regarda autour d’elle, vers la villa impeccable, les haies bien taillées, les caméras qui clignotaient à nouveau.
— Alors faut qu’on retrouve ces trois-là. Et vite.
Victor hocha lentement la tête. Mais en lui, quelque chose s’était déjà mis en mouvement. Une vieille certitude. La vérité était plus sombre. Et elle ne se cachait pas dans les couloirs de la maison, mais dans les silences de ceux qui y vivaient.
Et il comptait bien les faire parler.
Il se redressa, son regard se durcissant encore davantage. Ce n’était pas un rapt. C’était une opération. Silencieuse, planifiée. Et les empreintes qu’il avait vues étaient trop nettes pour appartenir à des amateurs. Il y avait de la méthode. Du soin.
Il se retourna et vit Devon qui sortait sur la terrasse, téléphone collé à l’oreille, l’air excédé.
— Oui, madame, je comprends que vous soyez inquiète. Non, je ne peux pas vous dire où en est l’enquête à ce stade... Madame ? Allô ?...
Il raccrocha sèchement, puis repéra Victor près des arbres.
— Hé ! Kruger ! Vous foutez quoi encore ? C’est pas un musée ici !
Victor s’approcha calmement.
— Trois employés sont en congé. Une femme de ménage, un jardinier, une nourrice temporaire. Tu trouves pas ça… pratique ?
Devon le dévisagea, fronça les sourcils.
— Tu veux dire… quoi ? Une coïncidence ?
Victor haussa à peine un sourcil.
— Je te laisse deviner.
Rebecca les rejoignit à ce moment-là, les bottes crottées, les mains dans les poches.
— Personne n’a forcé les serrures. Les caméras ont des coupures d’images pendant sept minutes, entre 2h54 et 3h01 du matin. Et pas une alarme. Ni sur la porte-fenêtre de la chambre, ni sur le portail.
Victor répondit sans tourner la tête :
— Lin n’a pas été enlevée. Elle a été aidée à partir.
Devon cligna des yeux.
— Tu sors ça d’où ?
Victor se pencha, ramassa une brindille, et la fit tourner entre ses doigts.
— Les empreintes qu’on a vues dans la terre… deux tailles différentes. Aucune trace de lutte. Un ours en peluche bien visible, posé à hauteur de regard. Comme si on voulait qu’on le trouve. Et ça.
Il sortit le petit papier de sa poche. Rebecca le prit. Elle fronça les sourcils en lisant la phrase.
Elle fronça les sourcils, déroula le papier d’un coup sec.
— "She’s not safe here."
— Je l’ai trouvé sous un banc, dans le jardin, dit Victor calmement.
Devon leva les yeux du téléphone.
— Et t’as touché à une preuve sans nous en parler ?
Victor le fixa, sans ciller.
— Si je ne l’avais pas touchée, elle serait toujours cachée. Et vous seriez en train de vous demander pourquoi il n’y a pas de trace de lutte.
Rebecca, elle, réfléchissait déjà. Son regard était posé sur les mots, mais son esprit était ailleurs.
— C’est pas un enlèvement, murmura-t-elle.
— Non, confirma Victor. C’est une fuite. Organisée.
Rebecca tourna lentement la tête vers la demeure du sénateur. Elle la scruta comme si elle pouvait en percer les murs, à travers les briques, les silences et les mensonges. Un frisson la traversa.
— Dieu seul sait ce qu’elle a vécu dans cette baraque, murmura-t-elle.
Devon fronça les sourcils.
— Tu penses que le sénateur a…
— Je pense… que ce genre de fuite, à douze ans, ça ne se fait pas sans un coup de main adulte. Discret. Lucide. Quelqu’un qui a vu ce qui se passait ici, et qui en a eu marre de regarder.
Victor, toujours en retrait, observait les alentours, les fenêtres, les angles morts. Il n’ajouta rien.
Rebecca replia le billet dans sa paume, la gorge serrée.
— Si Lin a fui, c’est qu’elle avait peur. Et si elle avait peur, c’est qu’elle savait. Ce qui nous ramène au même point : qui l’a placée ici ? Et surtout… pourquoi ?
Elle pivota, regarda Devon droit dans les yeux.
— On doit parler à Weed. C’est notre seul lien concret avec les types qui ont vendu cette gamine.
Devon hocha la tête, tendu.
— Faut qu’il ouvre sa gueule, cette fois.
— Il va l’ouvrir, dit-elle d’un ton glacial. Je vais la lui arracher, sa putain de langue, s’il faut.
Victor, enfin, s’approcha et glissa, presque à lui-même :
— S’il se tait encore, c’est que ce qu’il sait pourrait tous les faire tomber. Pas juste des passeurs. Pas juste des acheteurs.
Rebecca acquiesça sans un mot. Son regard était revenu sur la maison du sénateur. Cette fois, ce n’était plus de la suspicion dans ses yeux. C’était de la colère.
Et une promesse.
***
SALLE D’INTERROGATOIRE – CENTRE DE DÉTENTION DU COMTÉ – LE MATIN
Le néon clignotait au plafond, diffusant une lumière blafarde sur la table métallique. Weed, alias Joseph "Joey" Renshaw, était assis, les bras croisés. Crâne rasé, mâchoire carrée, tatouages bien visibles : une croix gammée sur le cou, un "88" sur le poing droit, un "Blood and Soil" à moitié effacé sur l’avant-bras.
Il affichait un rictus narquois. Du genre : « je vous emmerde déjà ».
Devon entra le premier, suivi de Rebecca. Ils n’échangèrent aucun mot. Rebecca déposa un dossier sur la table, s’assit calmement.
Weed les regarda tous les deux, un sourire lent étirant ses lèvres épaisses.
— J’me demandais quand vous reviendriez, les flics. Vous m’avez manqué.
Rebecca sourit très doucement. Et referma aussitôt le dossier.
— C’est marrant, tu vas pas nous manquer, toi. Pas une seconde.
Devon s’installa sans un mot. Il le fixait, les bras croisés. Calme. Imposant.
Rebecca croisa les mains.
— Tu sais pourquoi on est là, Weed.
— Ouais. Vous avez encore besoin de moi. Et cette fois, j’vais peut-être demander un café.
— Tu n’auras rien, dit Devon d’un ton ferme. Pas même un sourire, si tu continues à faire le malin.
Weed haussa les épaules.
— J’ai rien à dire.
Rebecca s’inclina légèrement vers lui.
— Non. T’as juste peur de dire ce que tu sais. C’est pas pareil. On le sait. Tu refuses le deal. T’as rien balancé. Rien inventé. T’es resté silencieux comme une tombe. Sauf que maintenant, y a une gamine de douze ans qui a disparu. Elle s’appelle Lin.
Weed détourna les yeux. Silencieux.
— Tu la connais, reprit-elle. Elle faisait partie du lot. Une gamine asiatique livrée à un sénateur américain comme un colis discret. Adoption légale, bien propre. Et maintenant elle a disparu. Tu veux qu’on pense à un enlèvement ? Ou à un témoin gênant qu’on a fait disparaître ?
— J’y suis pour rien, murmura-t-il.
— Alors parle. Dis-nous qui les a embauchés. Qui vous a donné les ordres. Qui a payé.
— J’ai rien vu. Rien su.
Devon sortit une feuille plastifiée et la glissa devant lui. Une photo de Lin, assise sur un lit, une peluche dans les bras, les yeux perdus.
— Tu l’as vue, Joey. Dis pas le contraire.
Weed posa les yeux sur la photo. Un bref instant. Puis les détourna.
— C’est pas mes oignons.
Rebecca se pencha. Son ton changea. Plus tranchant. Plus lent.
— On a la liste des gamins déplacés sur cette filière. On a les adresses, les faux papiers, les destinations. C’est une question de temps avant qu’on remonte à tout le monde. Mais toi… toi, tu peux choisir : ou tu nous aides et t’as une chance de t’en tirer vivant, ou tu continues à te taire, et la Fraternité aryenne pourra pas faire grand-chose quand tu te feras poignarder dans une douche.
Weed ricana, mais ce fut un rire nerveux.
— La AB me protège.
— La AB protège pas les balances, dit Devon. Et t’as déjà refusé le deal. Tu crois qu’ils vont pas penser que t’as parlé, même si t’as rien dit ? T’as perdu les deux camps, Joey.
Rebecca tendit un autre papier. Une note manuscrite, trouvée dans la chambre de Lin.
— C’est elle qui a fui. Pas un rapt. Pas un enlèvement. Quelqu’un l’a aidée à partir. Et elle savait ce que vous étiez. Ce que vous faisiez. Elle avait peur.
Weed serra les mâchoires.
— T’as aidé à vendre des gosses, mec, lança Devon. Et maintenant t’es trop lâche pour balancer ceux qui t’ont payé.
— C’est pas moi qui les prenais, okay ?! explosa Weed. C’est pas moi qui décidait. J’faisais que transporter. Propre, rapide. Sans poser de questions.
— Qui te donnait les instructions ? demanda Rebecca, calme, implacable.
Silence. Long. Poisseux.
Puis, une voix plus basse. Plus brisée.
— Y avait un mec. Toujours le même. On l’appelait "Preacher". Il parlait pas beaucoup. Il avait toujours des enveloppes, et il rencontrait les types discrets. Pas par téléphone. Toujours en face-à-face.
— Où ? demanda Devon.
— Un garage abandonné à Emeryville. Pas loin du port. Il donnait l’adresse, les ordres, les noms à contacter pour la paperasse. Mais c’est pas lui le boss. C’est juste un relais.
Rebecca nota tout. Son visage fermé. Son regard brûlant.
— Et Lesley ? demanda-t-elle. Tu le connaissais, pas vrai ?
Weed hésita. Puis hocha lentement la tête.
— C’était lui. Pour Lin, c’était lui. Mais y en avait d’autres. Des mecs plus puissants encore. Des types qu’on touche pas.
— On les touchera, promit Rebecca. Et on commencera par toi, si tu mens encore une seule fois.
Elle se leva. Devon aussi.
— Merci pour ta collaboration, murmura Devon d’un ton froid.
— Vous… vous me protégerez, hein ? balbutia Weed. Si je parle encore, vous…
Rebecca le regarda, dure.
— T’as vendu des gosses. On te protègera pas. Mais si t’as de la chance, peut-être que t’en sauveras un ou deux.
Et elle sortit de la salle.
***
La pluie fine brouille le pare-brise, balayée par le rythme lent des essuie-glaces. Victor conduisait seul, attendre que l’enquête avançât prendrait trop de temps, et lui n’était pas pour les méthodes douces, ce qu’il n’avait pas dit à Rebecca et a son coéquipier c’était qu’il avait retrouvé une carte sim jetée dans la remise, c’était bien les domestiques qui avaient préparé le coup, ils se sont bien débrouillés mais restaient des amateurs, même s’ils ont brillement effacer leurs traces.
Le visage tendu, concentré. À côté de lui, posé sur le siège passager, un petit dictaphone de qualité, relié à une oreillette.
La voix distordue d’une femme résonne, enregistrée depuis la SIM analysée :
— …tu la gardes planquée encore deux jours. Après ça, on a les papiers. Une mère canadienne. Adoption express. Tout est clean, je te jure. Mais faut pas qu’elle ouvre sa bouche d’ici là.
Une autre voix, masculine, hachée par des parasites :
— Et si elle flippe ?
— Alors tu la fais dormir. Pas de vagues. Pas maintenant.
Victor serre le volant. Il le savait.
Pas un enlèvement. Une extraction.
Il freina au panneau d’un lotissement isolé, en périphérie de Sacramento. Le genre d’endroit où personne ne fait attention à une maison de location meublée, un van garé dans l’allée, des stores toujours tirés.
Il coupa le moteur. Reste quelques secondes dans le silence. Puis attrape son téléphone, compose un message pour Rebecca… mais n’appuia pas sur "envoyer".
Son instinct lui hurlait : Pas encore. Pas avant d’avoir confirmé.
Il descendit de voiture sans un bruit, referma la portière sans la claquer.
Sous sa veste, la poignée froide de son couteau effleure ses côtes. Il ne comptait pas l’utiliser. Mais il préfèrait l’avoir.
Devant lui, la maison était plongée dans le noir. Pas de lumière. Pas de bruit.
Mais quelque chose clochait. Il avança.
Victor marcha lentement jusqu’au perron. Chaque pas pesait, maîtrisé, silencieux. La pluie tombait toujours, un rideau discret entre lui et le monde, comme si la réalité retenait son souffle.
Il s’arrêta devant la porte. Une serrure électronique, récente, sans trace visible de forçage. Par la fenêtre latérale, rien. Les rideaux étaient tirés, épais. Trop pour une simple maison de location.
Victor s’agenouilla, examina le paillasson, puis le sol autour. Pas de traces fraîches de pas, mais un détail attira son regard : de fines gouttelettes sur la poignée, à peine visibles, presque sèches. Quelqu’un était entré. Récemment.
Il se redressa et contourna la maison, le long de la haie détrempée. Une porte latérale donnait sur une buanderie — verrouillée aussi. Mais plus ancienne. Une simple serrure, vulnérable.
Il sortit un petit outil de sa poche, pas plus long qu’un stylo. Deux minutes plus tard, le loquet céda avec un clic discret. Victor entra.
L’intérieur était plongé dans le noir. Il ne bougea pas tout de suite. Écouta. Le silence. Trop parfait.
Il avança d’un pas. Un craquement de planche. Il s’immobilisa net.
Puis, au fond du couloir, un murmure.
Un froissement de draps. Un soupir léger.
Victor s’approcha à pas feutrés. La porte du salon était entrouverte. Il la poussa doucement.
Et là, dans le halo pâle d’un réverbère filtrant à travers les rideaux, il vit une silhouette allongée sur un canapé. Petite. Fragile.
Lin.
Elle dormait profondément, couverte d’une couverture un peu trop grande. À côté, un ours en peluche — le même que celui retrouvé dans les buissons. Victor inspira lentement, le regard fixé sur elle. Elle allait bien. Vivante. En paix, pour l’instant.
Mais il n’était pas seul. Un bruit derrière lui.
Il pivota brusquement, la main déjà sur son couteau.
Une femme. Trentaine, vêtements sombres, sans maquillage. C’était l’une des domestiques. Ses mains se levèrent immédiatement.
— S’il vous plaît… ne criez pas. Elle est en sécurité. On ne voulait que ça.
Victor ne dit rien. Il attendait.
— Il… il l’aurait détruite, murmura-t-elle. Vous comprenez ? Personne ne nous aurait crus. Pas contre un sénateur. On l’a sortie de là. Elle va bien. On a juste besoin d’un peu de temps.
Victor, sans relâcher la tension dans son corps, fixa cette femme. Elle tremblait à peine. Mais ses yeux étaient déterminés. Pas une criminelle. Une complice. Une sauveuse. Peut-être.
— Pourquoi ne pas appeler la police ? demanda-t-il enfin, la voix basse, maîtrisée.
Elle secoua la tête.
— Parce qu’ils l’auraient ramenée chez lui. Et ensuite, il aurait tout effacé. Encore.
Victor ferma un instant les yeux. Il comprenait. Trop bien.
— Et les deux autres ?
— Mon collègue, et sa compagne. Ils ont conduit. Fausse destination. Faux témoignage. Mais on n’a jamais menti sur une chose : on veut juste la sauver.
Victor recula lentement, rangea son couteau. Il sortit son téléphone, regarda à nouveau le message non envoyé à Rebecca. Cette fois, il tapa autre chose.
"Je l’ai retrouvée. Vivante. Mais c’est plus compliqué que prévu."
Il ajouta une position GPS.
Puis, à la femme :
— Dites-moi tout. Et ne me mentez pas.
Elle hocha la tête, soulagée, prête à parler.
Victor s’installa. Il allait écouter. Puis décider.
Une heure plus tard
Victor referma doucement la porte derrière lui, sans bruit. Lin dormait encore, paisible. La maison sentait la peur et la fatigue. Marta et les deux autres domestiques, un chauffeur et une cuisinière, attendaient dans la cuisine, silencieux, brisés d’avance.
Et puis des phares.
Victor sut immédiatement. Il sortit sans précipitation.
Rebecca était déjà dehors, veste ouverte, le visage tendu, les traits tirés. Elle le vit, s’avança à grands pas.
— Je ne veux même pas savoir comment tu as fait, dis-moi juste si elle va bien.
Il ne répondit pas. Il ouvrit la porte. Elle entra. Et la première chose qu’elle vit fut la silhouette menue de Lin, endormie sous une couverture.
Rebecca s’approcha lentement. Son regard devint plus noir, plus lourd.
— Tu m’explique ?
Il lui présenta Marta, ancienne nounou de Lin. Présente depuis deux ans dans la maison du sénateur. Une ombre silencieuse, que personne ne regardait vraiment. Parfait pour observer. Et trop douloureux pour rester passive.
Rebecca croisa les bras, et l’écouta sans l’interrompre.
— Ça a commencé au bout de quelques mois, dit-elle à voix basse, accroupie face à lui, les doigts noués sur ses genoux. Des regards. Des gestes. Et la petite, elle... elle se fermait. Elle souriait plus. Elle faisait des cauchemars. Moi j’ai essayé d’en parler. Mais le majordome m’a dit de la fermer. Que je serais virée, ou pire. Alors j’ai attendu. J’ai noté les horaires. J’ai surveillé. Et j’ai attendu qu’elle me le dise.
— Elle l’a fait ? demanda Rebecca, le regard fixe.
— Oui et elle… elle a subi… il l’obligeait à lui…
— Il la violait Rebecca, intervint Victor avec gravité.
— Elle m’a dit qu’elle voulait partir. Qu’elle voulait qu’on l’aide. Que rester là, c’était... comme mourir un peu plus chaque jour. Alors j’ai appelé mon frère. Il travaille dans les faux papiers, c’est pas un ange mais… il déteste les monstres.
Elle essuya une larme d’un revers de manche.
— On l’a sortie il y a trois nuits. Lentement, par étapes. On l’a droguée un peu, pour qu’elle dorme et ne panique pas. Je suis restée avec elle depuis. Elle croit qu’on va l’amener dans une famille au Canada.
— Ouais sauf qu’au yeux de la loi, vous êtes des kidnappeurs. Dit Rebecca froidement.
— Et pour le sénateur ? demanda Victor en la regardant dans les yeux. Que dit la loi sur lui ? Ces personnes ont tout risqué pour sortir cette gamine. Ils sont prêts à disparaître, à tout perdre. Si tu les arrêtes maintenant, ils sont foutus. Et Lin aussi.
— Je suis flic, Victor. Je suis pas là pour encourager des gens à fuir la justice.
— Quelle justice ? Celle qui rend des enfants à un homme comme Lesley ? Celle qui étouffe les preuves parce que le type est “important” ? Tu crois qu’un procureur va risquer sa carrière pour écouter Marta ? Tu crois qu’un juge va condamner un sénateur pour la disparition d’une gamine asiatique sans papier ?
— Justement ! dit Rebecca vivement, pourquoi tu crois que je porte une plaque ? Tu crois que je vais laisser ce salaud s’en tirer ? Ces personnes pourraient témoigner, et Lin placée dans une famille d’accueil.
— Je ne te demande pas de ne pas être flic, bon sang ! dit Victor brutalement. Je te demande de regarder la vérité en face. Tu crois vraiment que cette petite va s’en tirer après tout ce qu’elle a vue ? Entendu ?
Rebecca ne répondit pas tout de suite. Ses mâchoires se crispèrent. Elle regarda Marta, puis Lin. Le silence, entre eux, était lourd comme du béton.
Puis, à mi-voix, rauque :
— Tu sais ce que tu me demandes, Victor ?
— Oui. Je te demande de faire ce qu’eux ont fait : ce que tu peux.
Elle ferma les yeux un instant, puis les rouvrit. Son regard était plus clair. Moins flic, plus femme.
— Marta… vous avez prévu de partir quand ?
— Demain soir. Le van est prêt. Les papiers aussi.
Rebecca hocha lentement la tête.
— Ok. Vous partez. Ce que vous avez fait… ce n’est pas légal, mais c’est juste. Et je crois que c’est ça qui me fout le plus en l’air.
Elle se tourna vers Victor, l’index pointé sur sa poitrine.
— Mais toi, tu vas m’écouter. Je lance une procédure contre Lesley. Discrètement. Officiellement, ce sera pour “vérification de soupçons de trafic de mineurs”. C’est mince, mais c’est un début.
Victor acquiesça.
— Ça suffira. Je vais m’arranger pour qu’ils sortent du pays. Et vite.
— On se revoit à Frisco, dit-elle en soupirant.
Puis elle ajouta, la voix plus dure :
— Mais si je perds mon badge à cause de cette merde, Kruger, je te jure que je t’égorge avec ton propre couteau.
Victor esquissa un sourire en coin.
— Je le nettoierai avant.
Rebecca se détourna, marcha lentement jusqu’à sa voiture. Elle s’arrêta à mi-chemin, jeta un dernier regard vers la maison, et murmura :
— Que Dieu te garde, gamine.
Et elle disparut dans la nuit.
***
Le matin était gris, couvert d’un voile de brume humide venu de la baie. La maison de Victor respirait le calme, ce calme dense, presque irréel, qui précède les grandes secousses. Le silence n’était pas vide : il vibrait de choses non dites. Rebecca était assise sur le canapé, les jambes croisées sous elle, un mug de café froid dans les mains. Son regard était accroché à l’écran de télévision, où le bandeau déroulant annonçait la nouvelle du jour :
“Un vaste réseau international de trafic d’enfants démantelé : plusieurs personnalités de la haute société mises en examen.”
Elle ne disait rien encore, les mâchoires serrées, les yeux fixés, presque hagards. Une journaliste en tailleur gris récitait les faits avec une froideur professionnelle. Les noms défilaient à l’écran : directeurs de fondations, juges pour enfants, un diplomate canadien… et surtout, ce passage qu’elle relut deux fois, les sourcils froncés :
“Le sénateur Raymond Lesley, entendu comme témoin il y a quelques jours, est désormais introuvable. Son domicile de Sacramento a été retrouvé vide. Aucune trace de fuite à l’étranger. Une enquête est en cours.”
Dans l’atelier adjacent, Victor tournait la terre entre ses doigts. Le bruit du tour de potier, régulier, presque hypnotique, rythmait l’espace. Il ne disait rien. Il n’avait pas dit grand-chose ces derniers jours. Il avait repris son travail avec cette concentration intense, méthodique, qui effaçait le monde. La forme d’un vase prenait corps lentement sous ses mains. Il paraissait entièrement absorbé par la courbe qu’il traçait, le geste mesuré, précis, comme si chaque millimètre de glaise obéissait à une logique ancienne, indiscutable. Mais Alex, assise non loin, le regardait du coin de l’œil, l’observait vraiment.
Rebecca grogna entre ses dents, posa le mug sur la table basse et se leva. Elle fit quelques pas, les bras croisés, comme une louve qui cherche l’odeur du sang dans un bois trop calme. Puis elle lança, sans tourner la tête vers lui :
— Lesley a disparu. Disparu. Sans carte d’embarquement. Sans signalement. Sans trace bancaire. Un mec qui a des connexions dans toute la haute sphère judiciaire. Il aurait dû être protégé, ou planqué. Là, rien. C’est comme s’il s’était volatilisé.
Victor ne répondit pas. Le tour tournait toujours. Ses mains ne ralentissaient pas. Il sculptait le col du vase.
Rebecca s’arrêta, les yeux rivés sur l’écran noir désormais muet. Elle sentait monter en elle une frustration profonde.
— Il a disparu, répéta-t-elle. Et je ne crois pas une seule putain de seconde que c’est un suicide ou une fuite improvisée. Ce mec n’était pas du genre à paniquer.
Le tour ralentit. Victor leva doucement les mains, lissa une dernière fois la surface du vase, avant de couper le moteur. Il resta ainsi quelques secondes, penché, concentré sur la forme parfaite qu’il venait de façonner. Il nettoya ses mains, lentement, les gestes presque rituels. Il ne regarda ni Rebecca, ni Alex. Il ne dit toujours rien.
Ce fut Alex qui rompit le silence.
Elle posa sa tablette sur ses genoux, leva un sourcil, puis planta son regard dans celui de Rebecca. Elle avait ce petit sourire en coin, amer et doux à la fois, celui d’une femme qui a trop vu pour se contenter des évidences.
— Le genre d’homme qui disparaît comme ça… ne reviendra pas. Pas de l’endroit où il est allé.
Rebecca se retourna lentement vers elle, un pli soucieux entre les sourcils.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Mais Alex détourna les yeux, et regarda Victor. Juste un regard. Long. Chargé de compréhension muette. Pas d’accusation. Pas de peur non plus. Une forme de respect étrange, presque ancestral.
— Il y a des monstres qu’on ne remet pas en cage. On les arrête une bonne fois. D’une manière ou d’une autre, souffla-t-elle.
Victor, toujours silencieux, passa à l’étagère et y posa son vase parmi d’autres. Certains anciens, d’autres récents. Tous différents. Tous marqués d’un style unique. Il ne tourna même pas la tête. Il n’avait pas besoin de parler.
Rebecca regarda Alex, puis Victor. Et un frisson glacé remonta le long de sa colonne vertébrale. Elle comprit. Elle ne savait pas quand, ni comment. Mais elle comprit.
Le sénateur Raymond Lesley ne reviendrait jamais.
Et Rebecca, malgré sa colère, malgré la loi qu’elle portait comme une armure, ne dit rien. Pas cette fois.
Elle reprit sa tasse de café froid. Et la but en silence.