Le Kurgan

Chapitre 7 : Il ne te prendra plus rien

28182 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a 5 jours

Japon — Aéroport privé

La passerelle s’abaissa lentement, telle une langue d’acier polie tendue vers le tarmac. Kyala en descendit avec la grâce d’une impératrice. Ses talons résonnaient contre le métal avec une régularité calculée, chaque pas affirmant une souveraineté silencieuse sur ce territoire qu’elle n’avait pas foulé depuis des années.

Le soleil hivernal baignait la scène d’une lumière crue, découpant des ombres nettes autour des silhouettes en attente. Ils étaient une douzaine : membres du conseil, assistants, sbires silencieux. Tous en costume noir. Tous figés dans une posture de respect qui confinait à la soumission.

En tête du groupe, un homme d’âge mûr, au visage marqué par les années, s’avança avec précaution.

Son nom était Kaneda, l’un des piliers historiques du Keiretsu. Barbe courte, veston sur-mesure, épaules voûtées, regard d’homme ayant vu chuter plus d’un empire économique. Il s’inclina sans excès, mais avec cette lenteur étudiée de celui qui sait exactement à qui il a affaire.

À ses côtés, Saito restait en retrait, bras croisés, lunettes miroir renvoyant l’image d’une piste déserte. Exécuteur silencieux, fidèle comme une lame bien huilée, il incarnait la menace contenue. Il ne parla pas. Il n’en avait pas besoin.

— Nous sommes venus dès que nous avons été prévenus, déclara Kaneda en se redressant. Si vous nous aviez contactés depuis New York, nous aurions pu vous envoyer un Mowgli Jet. Vous n’auriez pas eu à subir l’hospitalité… discutable… de Marcus Thorn.

Kyala s’arrêta à deux pas de lui. Elle porta la main à ses lunettes de soleil et les retira lentement, révélant un regard noir comme un ciel sans lune. Son sourire — rare, énigmatique — était absent ce jour-là.

— Tout le monde semble penser que je suis incapable de rentrer chez moi par mes propres moyens, dit-elle d’une voix posée, glaciale, presque moqueuse.

Kaneda plissa les yeux, confus.

— Je ne comprends pas.

— Ce n’est pas grave. Cela n’a pas grande importance.

Elle jeta un bref coup d’œil à Saito, qui détourna à peine le regard.

— Disons simplement que certaines choses devaient être dites. À certains hommes.

Un silence s’installa, aussi tranchant qu’un sabre. Une brise glacée balaya la piste, soulevant les pans de son manteau ivoire.

— Nous vous attendions depuis plusieurs jours, reprit Kaneda, une pointe d’agacement dans la voix. Il s’est passé des choses ici aussi. Des décisions à prendre. Des rapports à remettre. Des actionnaires à rassurer.

Yoko le fixa un instant, puis tourna lentement la tête vers l’horizon. Le Mont Fuji, lointain et majestueux, se découpait dans un ciel pâle.

— Des événements imprévus m’ont retenue. L’Histoire, vous savez… elle se fout de vos calendriers boursiers.

— Mais votre voyage a été fructueux, j’imagine ? tenta Kaneda, plus conciliant.

Elle se tourna vers lui. Un mince rictus vint effleurer ses lèvres.

— Votre imagination ne vous trahit pas.

— Inutile de nous attarder ici. Un véhicule nous attend.

Kaneda fit un geste. Les costards prirent la direction des ascenseurs de l’aéroport. Quatre gardes entourèrent Kyala. Kaneda suivait, mesurant son pas sur celui d’une femme dont le simple déhanchement pouvait faire damner un saint.

— Cela fait combien de temps que vous n’avez pas dormi ?

— Trois jours. N’en parlons plus.

— Nous pourrions repousser la Réunion…

— Non. Elle aura lieu comme prévu.

— Je suis soulagé. Plusieurs de vos invités sont déjà sur place.

Alors qu’ils approchaient des ascenseurs, un autre groupe leur barra délibérément la route. Leur chef, un homme d’âge moyen, s’avança de quelques pas.

Hanada.

— Madame Yoko, dit-il, quelle surprise de vous croiser ici, parmi la populace.

Kyala esquissa un sourire presque amusé.

— Dont vous ne faites évidemment pas partie, monsieur Hanada.

Hanada se raidit à peine.

— Nous ne faisions que passer.

— Comme nous, dit Kyala en désignant Kaneda et les autres d’un geste souple.

— Vous étiez en voyage ?

— Un voyage d’affaires, Hanada-san.

— Bien sûr.

Il afficha un demi-sourire.

— Dans ce cas, vous n’avez peut-être pas entendu que le Japon est sur le point d’imposer de nouvelles taxes douanières. Malgré des efforts considérables de votre part — d’après ce qu’on murmure — les industriels courent le risque d’être démantelés. Et même s’ils y échappent, la concurrence féroce des sociétés émergentes s’annonce… redoutable. Le Moyen-Orient devrait s’en tirer à bon compte, n’est-ce pas ?

Kyala inclina la tête, polie.

— Je n’étais pas au courant. Qui remercier d’avoir retourné l’opinion des libéraux ?

— La gauche a fini par faire pression avec succès.

— Alors cette solution doit être la meilleure, conclut-elle avec un sourire… que certains auraient qualifié de romain.

— C’est ce qu’on pourrait croire. Mais en échange, nous avons désormais le droit de vote complet au Parlement.

— Ah... Les compromis parlementaires ont toujours leur part de surprise.

Hanada se pencha légèrement vers elle.

— Je voulais vous remercier d’avoir suggéré notre investissement dans le transport au Moyen-Orient. Les retours furent… inespérés.

— À votre service, Hanada-san.

Hanada se redressa avec raideur.

— Votre mère serait fière de vous.

Le regard de Kyala ne vacilla pas.

— Je prends cela comme un compliment.

— Il n’y avait pas d’autre intention, Yoko-sama.

Lorsque le clan Hanada se fut éloigné, le groupe de Kyala reprit sa marche. Elle déclara alors d’une voix froide, teintée de mépris :

— Un jour, nous ferons tomber Hanada de son piédestal.

Les yeux de Kaneda brillèrent.

— J’espère être encore en vie pour assister à ce moment. Et pour ce que ça vaut… même si ce yakusa se voulait sarcastique, je suis sûr que votre mère aurait été fière de vous.

— Vous êtes bien placé pour le savoir.

Car bien sûr, il n’y avait jamais eu de mère. C’était Kyala qui avait incarné ce rôle, forgé ce nom, tissé cette légende. Elle jouait désormais la fille — Yoko Yoshi, nouvelle conseillère financière de la Trust Imperial Bank au Japon.

Arrivée devant la limousine, elle s’arrêta.

— Sommes-nous à l’abri des oreilles indiscrètes ?

— Complètement.

— Marcus Thorn est mort.

Le choc traversa Kaneda, silencieusement.

— Le chef suprême de la Trust Imperial ? Comment ? Où ?

— Cela n’a pas d’importance. Ses biens finiront par nous revenir. Mais pas tout de suite. Peu de chances que son corps soit un jour retrouvé.

Kaneda ne posa pas d’autre question.

— Nous laisserons passer une année standard. Ensuite, nous saisirons le tribunal des successions. Au moins pour les biens qui nous appartiennent contractuellement. Vous êtes son exécutrice testamentaire, non ?

Kyala hocha la tête.

— Nous liquiderons la plus grande partie. Mais il y a plusieurs… antiquités d’un genre étrange que je souhaite conserver. Je préparerai un inventaire.

— Très bien. Et entre-temps ?

— Je veux que vous vous familiarisiez avec une région en Chine. Vous devrez acquérir les droits miniers sur toute la péninsule nord-est. Achetez autant de propriétés que possible, de la côte aux montagnes. Je vous donnerai les coordonnées précises.

Le visage anguleux de Kaneda se plissa.

— Nous investissons dans les mines, maintenant ?

— Au moment opportun. Utilisez des intermédiaires sans lien avec nous. Il faudra probablement négocier avec les plus hautes autorités chinoises. Ce ne sera pas facile. Mais je suis convaincue qu’on peut les persuader. Négociez ferme. Mais au final… ne reculez devant aucune dépense.

— La Chine est si importante ?

— C’est mon intuition, répondit Kyala.

 

Tokyo — Tour Kintetsu, 87e étage, Salle du Conseil

Les membres du Conseil attendaient déjà, réunis dans la vaste salle ovale où l’ancien maître des lieux, Marcus Octavius, aimait jadis se tenir en surplomb, tel un César de marbre. Ils parlaient bas, échangeaient des regards furtifs, tous vêtus de noir comme s’ils assistaient à des funérailles dont personne n’avait osé prononcer le nom.

Lorsque Kyala entra, un silence absolu s’imposa. Elle portait un kimono moderne couleur ivoire, croisé haut sur le cou, sans aucun ornement — seule une broche discrète en obsidienne brillait sur son épaule gauche. Son allure était tranchante, souveraine, et son regard balayait la salle comme une lame nue. Les anciens serviteurs de Marcus Octavius ne savaient s’ils devaient la redouter ou l’adorer.

Elle ne s’assit pas tout de suite. Elle fit le tour de la table, lentement, laissant le son de ses talons résonner comme un métronome menaçant. Chacun sentait que quelque chose d’irréversible s’était produit. Marcus n’était plus là. Et elle, elle incarnait l’après, pas le remplaçant.

— Le Conseil est complet ? demanda-t-elle sans détour.

— Tous les membres présents, répondit Kaneda, la voix légèrement rauque.

Kyala s’arrêta derrière son ancien fauteuil — celui de Marcus — et posa les mains sur le cuir. Elle observa chaque visage, l’un après l’autre.

— Vous avez tous servi un empire régi par un homme dont la poigne n’a jamais tremblé. Cet empire, je vais le refondre. À compter d’aujourd’hui, la Trust Impérial Bank devient le Trust Kyorei. Nouveau nom. Nouvelle vision. Nouvelle ère.

Elle prononça le nouveau nom comme on plante un drapeau dans un monde conquis — avec calme, mais sans appel. Un murmure parcourut la table, étouffé par la stupeur. L’un des doyens, le conseiller Minobe, osa prendre la parole :

— Kyorei… Cela signifie « esprit ancestral », n’est-ce pas ? Une référence aux traditions ?

— Non, répondit Kyala en le regardant droit dans les yeux. Une référence à l’héritage. Et à ma capacité à le transcender.

Puis elle s’assit. Elle n’avait pas besoin d’élever la voix. Sa seule présence pesait plus que mille menaces.

— Je ne suis pas Marcus. Je ne joue pas à être Marcus. Ce que je suis… c’est la suite logique de tout ce qu’il a construit, et plus encore. Je ne vous demande pas de me jurer loyauté. Je vous demande de rester compétents. Ceux qui échouent seront remplacés. Pas exécutés — je ne suis pas barbare — mais écartés sans cérémonie.

Un silence compact suivit. Personne n’osa objecter.

— Les avoirs de Marcus sont en cours de restructuration. Certaines pièces rares, certains artefacts resteront en ma possession personnelle. Le reste sera liquidé, ou absorbé selon mes priorités. Dans une année, nous présenterons au tribunal de succession les documents nécessaires pour officialiser la reprise. Ce sera propre.

Kaneda hocha la tête, impressionné par sa maîtrise. Il avait connu Marcus à ses débuts. Mais jamais, jamais il ne l’avait vu parler avec une telle… netteté glaciale.

Kyala poursuivit, sortant un petit appareil de sa poche, qu’elle connecta à l’écran central. Une carte topographique de la Chine apparut, constellée de points rouges.

— Voici vos priorités. Acquisition foncière dans les provinces du nord-est. Droits miniers, zones logistiques, ports secondaires. Agissez par sociétés écrans. Coopérez avec Pékin si nécessaire, mais ne signez rien sans mon aval.

— On parle de milliards, dit l’un des conseillers, nerveux. Une manœuvre à si grande échelle doit être motivée par…

— L’intuition, coupa-t-elle. Mon intuition. Et croyez-moi, elle vaut toutes vos analyses.

Puis elle s'interrompit brièvement, regardant l’écran sans vraiment le voir. Son ton changea légèrement, devenant plus feutré :

— Il y a autre chose.

Kaneda releva la tête. Les autres membres du Conseil se tournèrent vers elle avec un mélange de curiosité et d’inquiétude.

— J’ai reçu une information ce matin, en provenance de nos partenaires au Lichtenstein. Il semblerait que lors de la tentative de prise de contrôle de Mégaforme Industries, une main invisible soit intervenue pour torpiller les actions de Trust Imperial.

— Ce n’était pas vous ? demanda Minobe.

— Non. C’est ce qui m’a intriguée.

Elle fit apparaître un second dossier à l’écran. Des extraits de communication, des analyses d’algorithmes boursiers, des noms masqués par des alias. Puis, un pseudonyme apparut, seul : Andrei Danko.

— Qui est-ce ? demanda Kaneda.

Kyala sourit, lentement.

— On n’en sait rien. Mais il semble que ce "Danko" ait conseillé a Siena Callahan d’ouvrir une Anstalt au Lichtenstein. Ce qui veut dire qu’elle ne paie rien au trésor Américain et que les taxes de succession ne la touchent pas. Nous avons ferré Karl Atwood mais Siena Callahan est intouchable.

Kaneda demeura pensif puis souffla en ouvrant grand les yeux.

— Une Anstalt au Lichtenstein… ma foi c’est… brillant. Cet Andrei Danko doit être un banquier ou un puissant avocat rompu au droit international. Mégaforme Industries est hors de notre portée maintenant.

— Cela n’est pas un problème, dit Kyala d’une voix douce mais assurée. Nous laisserons Callahan de côté pour le moment.

Elle se leva lentement, fit de nouveau le tour de la salle et s’arrêta devant la baie vitrée. Le soleil se couchait lentement derrière le Mont Fuji, baignant la salle d’une lueur dorée.

— Trouvez-moi tout ce que vous pouvez sur Andrei Danko. Chaque contact, chaque transaction, chaque ombre dans laquelle il a mis les pieds. Je veux son histoire, son sang, ses failles.

Puis, après un silence :

— Et s’il est ce que je crois qu’il est… alors même un empire ne suffira pas. Il me faudra quelque chose de plus. De beaucoup plus.

 

***

 

Florence — Appartement du docteur Dominic Ardent, 4h00 du matin

Dominic Ardent, ainsi que le connaissaient les mortels, dormait d’un sommeil agité, son front marqué par la fièvre d’un rêve trop ancien. Pour les immortels, il était Dante. Et pour les plus anciens d’entre eux, ceux qui avaient vu la chute des royaumes hellénistiques, il demeurait Dionysos de Lydie. Son esprit, cette nuit-là, dérivait bien loin de Florence et de ses murs de pierre pâle. Il errait dans un souvenir, vieux de plusieurs siècles, revenu frapper à la porte de sa mémoire avec la force d’un ouragan.

L’Anatolie, en l’an de grâce 1237. Une nuit d’hiver dans les montagnes d’Arménie, alors balayées par une tempête aussi violente qu’imprévisible. Le vent hurlait comme un loup blessé, emportant avec lui les lambeaux de neige arrachés aux crêtes, et chassait les âmes de ceux qui avaient osé défier la montagne. Dionysos n’était pas encore celui qu’il deviendrait. À l’époque, il portait encore les blessures de sa première vie et la fougue de sa seconde. Il traquait un immortel nommé Attalus, un rival qui, après avoir massacré un village, avait pris la fuite vers l’est. Parmi les morts se trouvait Idas, un simple mortel, mais un ami cher que Dionysos avait juré de venger. C’était un pacte silencieux, gravé non dans le marbre, mais dans la chair.

La piste d’Attalus l’avait mené à travers des cols perdus, des forêts figées par le gel et des vallées que même les chasseurs locaux évitaient. Ce soir-là, son instinct lui fit remarquer une lumière vacillante entre les rochers. Un feu. Il s’en approcha avec prudence, les doigts crispés sur le manche de son kopis. Mais lorsqu’il parvint au campement, il ne trouva rien — aucun homme, aucune trace de lutte. Juste un feu mourant et, à quelques pas, un cheval noir, de taille impressionnante, qui l’observait en silence. L’animal ne montrait ni peur ni agressivité. Il se contentait d’être là, comme un témoin silencieux. C’est alors qu’il la ressentit.

La Présence. Celle d’un immortel. Mais elle était différente de tout ce qu’il avait connu jusque-là. Ce n’était pas la simple décharge d’énergie ou la vibration familière qui trahissait les siens — c’était autre chose. Quelque chose d’immense, d’ancien, d’écrasant. Une aura qui glaça son sang, comme si la montagne elle-même retenait son souffle. Il dégaina sans réfléchir, le kopis brillant faiblement sous la lune voilée, et tourna sur lui-même, les sens en alerte, le souffle suspendu.

Alors une voix s’éleva, grave, lente, presque amusée.

— Un autre, en une semaine. Les vents en soient remerciés…

Dionysos pivota d’un seul mouvement, le cœur battant contre sa poitrine comme un tambour de guerre. Là, assis près du feu, se tenait un homme — ou quelque chose qui en avait la forme. Il était immense, massif même dans l’immobilité. Une armure le recouvrait entièrement, lourde et ancienne, aux reflets sombres, ternis par les siècles. Des gravures oubliées serpentaient sur les plaques, et son heaume, forgé dans ce qui semblait être un crâne d’animal, était orné de crinières nouées et de tresses grossières. Rien ne bougeait en lui. Il semblait avoir été là depuis toujours, comme si le feu n’avait été allumé que pour lui.

Derrière les fentes du heaume, Dionysos ne vit pas ses yeux. Et pourtant, il les sentait peser sur lui, l’évaluer, le disséquer. Ces yeux-là savaient. Ils savaient qui il était, d’où il venait, ce qu’il avait perdu, et ce qu’il deviendrait peut-être.

— Je suis Dionysos de Lydie, déclara-t-il, tâchant de masquer le trouble dans sa voix. Je cherche un Macédonien du nom d’Attalus.

L’immense guerrier leva légèrement le menton. Un sourire lent, presque carnassier, se dessina sur son visage. Dans l’obscurité, ses dents blanches brillèrent comme des crocs de loup.

— Je l’ai tué avant-hier.

Dionysos ne bougea pas, le regard fixé, les muscles tendus, sa main toujours posée sur la garde de son kopis.

— J’en suis... ravi, dit-il d’un ton égal, quoiqu’un peu plus bas. Vous ne m’avez pas dit votre nom.

Le colosse se leva alors. Dionysos recula d’un pas instinctif, la tension dans l’air soudain plus lourde, comme si l’ombre elle-même avait changé de densité.

— Je suis le Kurgan.

Ce nom frappa l’esprit de Dionysos comme un coup de tonnerre. Une terreur étrange, viscérale, lui traversa l’échine et figea ses membres l’espace d’un instant. Il connaissait ce nom. Tout immortel digne de ce nom connaissait le Kurgan. Le plus féroce des chasseurs, le plus ancien des coupeurs de têtes. Même son ancien mentor, un homme pourtant redoutable, l’avait un jour averti : « Si tu le croises, fuis. Ne te retourne pas. Cours. » Mais il ne bougea pas. Il tint bon. Son orgueil et sa rage l’y contraignaient. Il soutint ce regard glacé, décidé à ne pas se dérober.

— Si vous avez l’intention de me tuer, sachez que je me défendrai.

Le Kurgan éclata d’un rire bas, plus amusé que moqueur. Il tira lentement un sabre mongol de son dos, lame courbe et usée, couverte de traces de sang ancien.

Pas de salut. Pas de règles. Rien que la volonté de tuer.

Dionysos tenta de réagir, mais déjà la charge du géant l’écrasait. Il fut projeté en arrière comme une poupée de chiffon, heurtant un arbre avec une violence telle qu’il sentit plusieurs côtes céder sous l’impact. Le souffle coupé, il roula sur le sol enneigé, tentant de se relever malgré la douleur.

C’est une bête... une bête sans frein ni pitié...

Il se jeta pourtant à l’assaut, poussant des cris de guerre, tranchant l’air de taille, d’estoc, de biais, en haut, en bas, dans une frénésie furieuse. Mais chaque coup fut détourné, absorbé avec une facilité glaçante. Le Kurgan parait sans effort, et contre-attaqua d’un mouvement fluide : un tour complet sur lui-même, suivi d’un coup de coude qui fracassa la pommette de Dionysos. Le sang jaillit aussitôt. Il chancela, aveuglé, à moitié sourd sous le choc.

— Tu danses bien, petit. Tu mourras mieux que les autres.

La voix du Kurgan était rauque, presque chaleureuse, comme s’il appréciait véritablement ce moment.

Grisé par l’adrénaline, Dionysos replongea dans le combat, traquant une ouverture, un déséquilibre, une erreur. Et enfin, il la vit. Une garde trop basse, un flanc ouvert l’espace d’un souffle. Il bondit, arme levée… mais c’était un piège. Le Kurgan se déporta légèrement de côté, évitant le coup, et enfonça son sabre dans la hanche de Dionysos, jusqu’à la garde. La douleur le traversa comme un éclair. Il hurla, vacilla, mais resta debout.

— Je me suis bien amusé, murmura le Kurgan. Mais ton heure est venue.

Dans un dernier élan, Dionysos tenta une charge désespérée, mais son adversaire esquiva avec un calme méthodique. Cette fois, ce fut l’estoc final : la lame entra dans son dos, remontant entre les omoplates. Dionysos s’effondra à genoux, le souffle court, la vue trouble. Il ne sentait plus ses jambes. Il tenta de respirer, de canaliser sa peur, de se convaincre qu’il avait encore une chance.

Et puis… rien.

Pas le coup final.

Il s’attendait à la mort, il l’accueillait presque, mais elle ne vint pas.

Derrière lui, la voix du Kurgan, grave et posée, résonna comme un jugement.

— Pas ce soir. Pas toi. Reviens quand tu sauras mourir dignement.

Quand Dionysos ouvrit les yeux, il était seul. Le feu était éteint. Le cheval noir avait disparu. L’endroit semblait vidé de toute trace de vie, comme si l’enfer lui-même avait refermé ses portes après avoir relâché son démon.

Le cri lui échappa avant même qu’il n’ouvre les yeux. Un râle guttural, presque animal, s’échappa de sa gorge. Dominic Ardent se redressa d’un bond, torse nu, couvert de sueur, les draps emmêlés autour de ses jambes tremblantes. Ses yeux fouillèrent la pénombre de la chambre avec l’instinct d’un homme encore traqué, suspendu entre deux siècles, entre deux peurs.

Il porta une main à sa hanche, là où, dans son rêve — non, dans sa mémoire — l’épée avait pénétré sa chair. La douleur semblait encore présente, fantôme cruel logé dans ses nerfs.

Il s’essuya le visage d’un revers de main, haletant, puis se laissa retomber lentement contre les oreillers. Le plafond blanc se superposa un instant au ciel noir et chargé des montagnes d’Arménie. Il n’était plus dans son lit. Il était de nouveau là-bas, dans la neige, face à lui.

Troisième nuit de suite. Et toujours ce souvenir. Dante, comme on l’appelait chez les immortels, ne parvenait plus à retrouver le sommeil. Combien d’Immortels se vantaient d’avoir survécu au Kurgan ? Pour eux, c’était une victoire. Pour lui, c’était une défaite maquillée.

Pas ce soir. Pas toi. Reviens quand tu sauras mourir dignement.

Oui. À l’époque, il ne méritait même pas la mort. Peut-être l’avait-il compris ce soir-là, dans la neige et la peur, car après cette nuit, Dante n’avait plus jamais perdu. Il s’était forgé, affûté, durci. Non pas pour se venger, mais pour être prêt. Prêt au cas où le monstre reparaîtrait.

Mais le Kurgan avait disparu, comme avalé par le temps. Devenu vestige. Mythe. Légende.

Jusqu’au jour où Elias Navarre, un de ses anciens apprentis, était venu le trouver avec une histoire insensée. Il avait retrouvé le journal intime de Darius — ce fou qui croyait encore en la rédemption. Un passage y racontait comment, un jour, il aurait aidé le Kurgan à retrouver un semblant d’humanité.

Elias, avec ses idéaux naïfs, croyait qu’il pouvait faire de même. Qu’il pourrait convaincre le démon de l’aider à vaincre Marcus Octavius.

Dante avait ri. Un rire dur, désabusé. Puis il l’avait mis en garde.

« On ne pactise pas avec le Kurgan. Il tuera Marcus, oui… mais il te tuera ensuite. Il ne vit que pour ça. Il est le Jugement. Il est la fin. »

Et pourtant… Une part de lui savait que s’il revenait, ce serait à lui de l’affronter de nouveau. Et cette fois, il faudrait être digne.

Un léger vrombissement le tira de ses pensées. Le téléphone vibrait sur la table basse. Dominic tourna lentement la tête, encore englué dans les brumes du souvenir. L’écran clignotait : Elias Navarre.

Il hésita une seconde, puis décrocha.

— Elias ? murmura-t-il d’une voix rauque.

— Dante… je suis désolé de t’appeler à cette heure, mais… je ne pouvais pas attendre l’aube.

Un silence. Un de ces silences épais, chargés d’annonce. Dominic sentit déjà le coup venir.

Marcus est mort.

Son souffle se bloqua dans sa poitrine. Il ferma les yeux. Ce n’était pas une surprise. Pas vraiment. Mais cela restait un choc. Un monde qui basculait d’un cran.

— C’est toi ? demanda-t-il enfin, d’un ton presque détaché.

— Non ! répondit Elias, presque indigné. Ce n’était pas moi. C’est elle. Kyala.

Un frisson lent et froid grimpa le long de sa colonne. Il se leva sans un mot, marcha vers la fenêtre et écarta les rideaux. La ville de Florence dormait encore sous les lueurs pâles de la nuit. Mais lui, non. Pas cette nuit.

— Tu es sûr ? demanda-t-il calmement.

— Dante… j’étais parti voir Hammond à New York. Et elle… elle m’attendait là-bas. On s’est battus. Je...

— Tu as perdu, dit Dante. Sa voix était un roc, sans reproche, sans pitié. Et pourtant, tu es encore vivant.

— Elle m’a laissé en vie… et ensuite, elle m’a parlé. D’un samouraï. Jūbei… Jūbei quelque chose...

Jūbei Mitsuyoshi. Je vois. Où es-tu maintenant ?

— Avec Hammond. À Cleveland.

Dante hocha la tête, déjà en train d’enfiler sa chemise.

— Parfait. Ne bougez pas. Je prends un vol et je vous rejoins.

Il raccrocha sans un mot de plus. Puis, dans la pénombre, il resta immobile quelques secondes. Marcus était mort. Kyala avait pris sa place. Et le monde, à nouveau, allait changer.

 

***

Victor Kruger actionna le soufflet, et un souffle ardent s’engouffra dans la fournaise. Les braises blanchirent, hurlant de chaleur.

La sueur ruisselait le long de son dos nu, glissant entre les muscles noués par l’effort. Il se pencha, empoigna une longue pince, et tira du brasier une bande d’acier 440C incandescente. Le métal luisait comme un fragment d’étoile. Il la plaça sous l’enclume, leva le marteau… et frappa.

CLANG.

Chaque coup vibrait dans ses os, remontait jusqu’à l’épaule. Le choc résonnait dans la forge comme une cloche de guerre. Il frappait avec une régularité implacable, sculptant la matière rougeoyante à la force brute. Chaleur, secousses, acier : une danse primitive. Mais il ne s’arrêtait pas. Il ne pouvait pas.

Il ne savait pas pourquoi il reforgeait cette lame.

Seulement ce silence dans ses tripes. Celui qui précède la tempête.

Enfin, il s’arrêta.

L’acier, encore tiède, reposait devant lui. Près de quatre-vingt-seize centimètres de métal brut, pour un peu plus de sept de large. Une lame massive, presque brutale. Il faudrait encore l’alléger, la tremper, la polir, l’aiguiser. Mais déjà, elle promettait d’être parfaite.

Tranchante comme la colère. Solide comme la vengeance.

Victor souleva la lame rougeoyante, presque vivante. Elle vibrait légèrement, comme si le feu lui avait donné un souffle. Il la contempla une seconde, bras tendu, les yeux emplis de lueurs rouge sang.

Autour de lui, la forge s’était tue. Un silence lourd, suspendu — le silence d’un champ de bataille juste avant le premier cri.

Il s’approcha de la cuve de trempe.

Le bac d’huile noire l’attendait dans l’ombre. Il inspira profondément. Une odeur de fer, de suie et de chair saturait l’air.

Il plongea la lame.

Le cri fut immédiat — organique.

Un hurlement de vapeur, des bulles grasses éclatant à la surface. Le métal tressaillit. Des volutes épaisses s’élevèrent en gerbes, l’enveloppant dans un brouillard brûlant.

On aurait dit que la lame se débattait, hurlant sa colère à l’univers.

Victor, imperturbable, tenait bon. Deux mains fermées sur la pince, bras verrouillés. Son front tendu. La chaleur lui remonta aux joues, trempa sa chemise de lin poisseuse. La pièce entière vibrait. Ce n’était pas une trempe. C’était un baptême. Un exorcisme.

Une renaissance.

Quand enfin le grondement s’apaisa, il souleva l’arme lentement. L’huile dégoulinait, noire, fumante. Le rouge incandescent avait cédé la place à un gris mat, lourd de promesses. Il l’observa longuement.

La lame avait changé. Plus dense. Plus épaisse de présence.

Il murmura, presque malgré lui :

Tu es prête…

Mais il n’était pas sûr.

Au fond, Victor le savait : ce n’était pas l’épée qu’il préparait pour le combat.

C’était lui.

Il essuya son front du revers de la main.

Sur l’établi, la lame refroidie reposait enfin, sombre et pure. Le métal poli captait les reflets orangés du feu mourant. Il approcha la garde originelle, en forme de crocs inversés. Elle s’emboîta parfaitement, comme si elle n’avait jamais été séparée du reste.

Le pommeau fut le dernier. Une sphère d’acier noirci, lourde comme un secret. Il le vissant à la soie, verrouillant des siècles de violence dans le métal.

Un souffle.

Puis il s’écarta.

L’épée était terminée.

Quatre-vingt-seize centimètres de pure menace. La garde crantée semblait prête à mordre. Le fil, à trancher l’éternité. Victor la prit à deux mains et la souleva. Le poids lui répondit comme une ancienne amante.

Il commença par faire quelques moulinets. Puis il abattit de puissants coups vers l’avant, nets, tranchants, précis. À chaque mouvement, une part oubliée de lui-même semblait renaître. Son corps retrouvait un instinct ancien, une mémoire enfouie dans ses muscles et ses os.

Il poussa un soupir, rengaina l’épée, et resta un moment immobile. Le silence l’enveloppa.

Il ne cesserait jamais d’être un guerrier.

C’était dans son sang.

Mais ces derniers événements lui avaient révélé autre chose : sa vie prenait un autre chemin.

Il avait tué deux immortels. Et désormais, les regards allaient se tourner vers lui.

Le mieux serait de rester discret. Ne pas s’exposer. Se fondre dans l’ombre, comme il l’avait toujours fait.

Seulement voilà : une femme vivait avec lui désormais. Et pas n’importe laquelle.

Rebecca Alvarez. Lieutenant de police à San Francisco.

Et il l’aimait plus que tout au monde.

Elle aussi l’aimait — même si elle ne savait pas toujours comment le dire. Mais lui, il s’en souvenait. Il se souviendrait toujours de ce qu’elle lui avait lancé ce jour-là, à Juárez.

Quand elle l’avait retrouvé, blessé, presque perdu.

Des mots simples, bruts, tremblants d’émotion :

Je t’aime à en crever.

Et pour lui, c’était tout ce qui comptait.

Déposant son épée sur le râtelier, Victor gravit les marches de pierre, ses pas lourds résonnant dans la maison encore silencieuse. Il se dévêtit sans hâte, entra sous la douche. L’eau chaude glissa sur sa peau noueuse, lavant la sueur, la suie, la fatigue.

Une fois propre et sec, il jeta un œil à l’horloge murale : dix-huit heures passées.

Rebecca ne tarderait plus à rentrer.

Il l’imagina, la démarche tendue après une journée trop longue, le regard fatigué mais perçant. Et il sut : elle serait affamée.

Alors, il se mit en cuisine.

Quelque chose de roboratif. De généreux. Du vrai. Une énorme côte de bœuf, saisie à feu vif, nappée de sa sauce aux trois poivres. Un saladier entier de pommes de terre rissolées au romarin. Du pain noir encore tiède. Un gâteau au fromage, surmonté d’un coulis de fruits rouges — légèrement acidulé, comme elle l’aimait.

Et pour accompagner le tout, un jus de raisins pressés, sombre comme du velours. Le parfum emplit peu à peu la maison, se mêlant aux dernières lueurs du jour. Il jeta un dernier regard à la table dressée, simple mais impeccable. Puis il attendit. Le cœur étonnamment calme.

Son téléphone vibra. C’était Rebecca.

Hé, beauté fatale ! J’ai passé une autre journée de merde, et j’ai besoin de toi ici et maintenant, alors ramène ton cul en forme de cœur. Toi et moi, on va descendre des tonnes de verres de tequila.

— Ah, c’est dommage, répondit Victor avec un sourire dans la voix. Je t’avais préparé un super dîner… et une boisson non alcoolisée. Mais si tu veux une larme de tequila dans ton jus de raisin pressé, j’y vois pas de problème.

Bébéééé ! Tu sais que j’adore ta bouffe. Sérieux, j’ai un orgasme dans la bouche chaque fois que je mange tes plats. Mais là, j’ai envie qu’on sorte, juste toi et moi, dans ce bar du coin. J’veux montrer ta gueule au monde entier et dire : “Hé regardez, c’est mon mec — et la première qui le mate, j’la défonce.”

— Ok d’accord. Je m’habille et j’arrive tout de suite.

— T’es un amour.

Victor éclata de rire en secouant la tête. C’était vrai : ils ne sortaient presque jamais ensemble. Et ça, ça devait changer.

Son regard se posa sur l’épée reforgée, sombre et massive, posée sur l’établi comme une bête endormie.

Il hésita à peine.

S’il quittait le calme de sa maison, autant être prêt à tout. Même pour un rencard avec sa petite amie.

***

Le bar s’appelait The Devil’s Tooth.

Une vieille bâtisse de briques rouges au coin de Mission Street et 16th, à peine éclairée, avec un néon rouge qui clignotait mollement au-dessus de l’entrée. Le genre d’endroit où les habitués avaient leurs tabourets attitrés, et où le jukebox crachait du rock crasseux sans jamais s’arrêter.

Victor était déjà assis au bar avec Rebecca.

La jeune femme portait un jean moulant, des boots de moto, et une chemise noire entrouverte sur un débardeur. Un sourire féroce aux lèvres, elle tenait un verre dans une main. Elle le vida d’un trait, grimaça, puis éclata de rire.

Victor, qui tenait mieux l’alcool, portait une chemise blanche, un jean bleu sombre, et des santiags.

— À une époque… je faisais le tour du bar pour me trouver de la compagnie, dit-elle en lui caressant l’avant-bras. Et crois-moi, je continue à faire cette reconnaissance. Sauf que maintenant, je vois plus aucune cible potentielle. Par ta faute, mon salaud…

— Moi, j’en vois plein, répondit-il d’une voix douce. Et vu ton haut degré d’exigence, je dirais qu’il te faut juste un mâle avec deux bras et deux jambes.

— Je t’emmerde, dit-elle en riant. Carrément mesquin, même venant de toi.

Elle vida un autre verre.

— Sache ceci, mon bel étalon, j’ai un très haut degré d’exigence. Et je suis très sérieuse quand je dis ça.

— Ok, du genre… ?

Elle posa une main lente et caressante sur sa cuisse. Et bon sang, il adorait quand elle faisait ça. C’était si spontané. Si elle.

— Eh ben… reprit-elle plus sérieusement. Je veux qu’il me fasse vibrer. C’est la base.

— C’est clair. Et quoi d’autre ?

Elle le regarda droit dans les yeux.

— Il faut que le mec soit capable de me suivre.

— Rebecca… dit Victor d’une voix plus douce. Moi, je suis capable de te suivre.

— C’est ça ! lança-t-elle en le pointant du doigt. Ce qui fait de toi un spécimen rare, pas vrai ?

— Oui… fit-il en hochant la tête. Mais encore ?

— Voyons voir… oh, le cœur. Il faut qu’il ait un cœur. De la personnalité. Une loyauté à toute épreuve… Et j’aime bien qu’on se chamaille un peu.

— Tu cherches un homme ou un clébard avec qui t’amuser ?

Elle vida un autre verre. Victor se rendit compte qu’elle tenait bien l’alcool, elle aussi.

— Le truc, mon poussin… dit-elle en regardant le vide. C’est que j’ai été élevée par une mère et une tante capables d’arracher les couilles d’un taureau en talons. Ok ? Alors peut-être que ça m’a un peu… forgée, si tu vois ce que je veux dire.

— Je vois surtout une femme avec qui j’aime être. Et que je ne demanderai jamais de changer.

Elle se pencha vers lui, le regard soudain plus doux.

— Tu sais ce que j’aime le plus chez toi ? demanda-t-elle à mi-voix.

— Mon humour légendaire ?

— Non, ton silence. Le fait que tu parles jamais pour ne rien dire. Que tu sois toujours là, solide, quand j’en ai besoin.

Elle l’embrassa doucement. Un baiser d’abord léger, presque joueur, puis plus profond, plus affirmé. Il posa une main dans son dos, l’attira contre lui. Le reste du bar s’effaçait autour d’eux.

Rebecca sourit contre ses lèvres.

— Je t’aime, murmura-t-elle.

Il ne répondit pas tout de suite. Il la regarda, ses yeux sombres pleins de cette tendresse rare qu’il réservait à elle seule.

— Moi aussi, dit-il simplement.

Ils s’embrassèrent à nouveau, plus longuement, plus lentement. Le genre de baiser qui voulait dire je suis là, je ne bouge pas, on s’en fout du reste.

Puis, le téléphone de Victor vibra dans sa poche. Une première fois, puis une seconde.

Il soupira, sans se détacher d’elle, mais sortit quand même le portable.

Un nom s’afficha : Alex.

Son estomac se noua.

Il décrocha immédiatement.

— Alex ? dit-il d’une voix grave.

Un silence. Puis la voix d’Alex, brisée.

Victor…

Il se redressa, comme si tout son corps reconnaissait ce ton.

Victor… il est mort.

Le monde se figea. Les bruits du bar devinrent sourds, étouffés, comme s’ils venaient d’une pièce lointaine. Rebecca se tourna vers lui, inquiète, son sourire effacé.

Victor se leva lentement.

— Qui ? demanda-t-il, même s’il connaissait déjà la réponse.

Nuri, souffla Alex.

Il ferma les yeux. Son seul véritable ami. Un immortel comme lui. Un frère.

— Dis-moi tout, murmura-t-il.

Je… Il a été tué. Par un autre comme vous. Il a pas eu le temps. C’était trop rapide…

Victor serra les dents. Il s’arrêta contre un lampadaire à l’extérieur du bar. Sa main libre se crispa, luttant pour ne pas lâcher le téléphone.

— Tu l’as vu ?

Non. J’ai trouvé son épée. Et… il y avait ce vide. Tu sais, ce genre de silence qui dit tout. Il n’y avait plus rien. Juste cette sensation…

Elle déglutit.

Il est vraiment parti, Victor.

Rebecca s’approcha à quelques pas, le regard sur lui. Elle savait. Elle savait qu’il venait de recevoir une décharge en pleine poitrine. Il restait debout, le téléphone à l’oreille, figé.

— Tu n’es pas seule, Alex. Je vais venir. Je te le promets.

Il raccrocha. Lentement, il rangea le téléphone dans sa poche, puis se passa une main sur le visage. Quand il rouvrit les yeux, Rebecca était là, juste devant lui. Elle ne dit rien. Juste sa présence. Juste cette main qu’elle posa sur sa poitrine.

Elle le regarda en silence. Puis s’approcha davantage et le prit dans ses bras. Elle sentait la tension dans son dos, cette armure invisible, prête à se fissurer. Elle le serra plus fort.

— Je suis là, murmura-t-elle. Tu ne vas pas porter ça seul.

Elle le sentit trembler. Juste une seconde. Un fragment d’humanité brisée dans un être taillé pour survivre à l’éternité.

— Je suis désolée… Mon cœur, je suis tellement désolée.

Victor baissa la tête, les traits tirés par une rage froide.

— Il s’est fait avoir. Un autre immortel. Nuri ne cherchait plus les duels. Il s’était retiré. Il élevait Alex. Il voulait juste… la paix.

Rebecca serra les dents. Elle sentait l’onde de colère et de douleur vibrer dans chaque fibre de l’homme qu’elle aimait.

— Tu vas y aller, n’est-ce pas ?

— Oui. Sa voix était basse, sèche. Je dois voir Alex. Comprendre qui a fait ça. Et pourquoi.

— Ok, dit Rebecca d’une voix calme. On part quand ?

— Rebecca, tu n’es pas…

— Plus un mot, coupa-t-elle en posant doucement ses doigts sur ses lèvres. Pas question que je te laisse seul sur ce coup. Je viens. Fin de la discussion.

Victor poussa un soupir. Il la regarda dans les yeux. Elle ne reculerait pas. Rebecca était comme ça. Quand elle avait une décision en tête, inutile de lutter.

Il hocha la tête, lentement.

— Merci.

Et cette fois, il la serra contre lui. Fort. Longtemps.

 

***

Le pick-up noir filait sur l’autoroute, avalant les kilomètres sous un ciel de plomb. Les collines ondulaient au loin, couvertes de brume matinale, comme si le monde entier retenait son souffle. Victor tenait le volant, le regard droit, silencieux. Un silence dense, pas hostile — mais chargé. Comme celui d’un homme qui s’interdisait de penser à ce qui l’attendait.

À sa droite, Rebecca avait enfoncé ses lunettes noires jusqu’au bout du nez. Elle ne disait rien non plus. Sa jambe battait la mesure contre le tableau de bord. Elle gardait une main repliée contre sa tempe, posture de retrait ou de hangover. Probablement les deux.

— Tu veux de l’eau ? demanda Victor sans la regarder.

— Je veux revenir en arrière et me botter le cul avant le quatrième shot de tequila.

— Il me semble que tu riais beaucoup à ce moment-là.

— C’est comme ça que les tragédies commencent, cowboy.

Elle laissa tomber sa tête contre le dossier, soupira longuement.

— En plus j’ai mis mes boots préférées hier. Et maintenant elles puent la bière, merci le Devil’s Tooth.

Victor esquissa un sourire discret. Il ne riait pas souvent. Mais Rebecca, même au bout de la nuit, même au bord du drame, arrivait toujours à allumer quelque chose en lui. Il jeta un bref coup d’œil vers elle.

— Tu peux dormir un peu. Je conduis.

— Impossible. J’ai une migraine qui veut ma mort et en plus… je te surveille.

— Me surveiller ?

— Je te connais. Tu es calme. Trop calme. Tu t’emmures.

Il ne répondit pas tout de suite. Le paysage défilait lentement, comme en sourdine. Des panneaux indiquaient des petites villes rurales, le genre de lieux que le monde oubliait.

— Il vivait ici parce qu’il voulait qu’Alex ait une vie normale, dit-il enfin. Loin de tout ça.

— Et maintenant, "tout ça" est venu frapper à sa porte.

Victor serra le volant. Elle avait raison.

Rebecca tourna légèrement la tête vers lui.

— Parle moi un peu de lui ! Nuri.

C’est à ce moment que Rebecca vit un sourire si tendre et si triste dessiner son visage que cela lui brisa le cœur, jamais elle ne l’avait vue comme ça, même dans leurs moments d’intimité.

— Nuri… murmura-t-il d’une voix douce. Tu l’aurais adoré, et lui aussi d’ailleurs. C’était… il faisait partie des gens dont la voix et le sourire guérissaient tout.

Rebecca posa une main sur son genou et l’écouta émerveillée.

— Et pourtant c’était un grand guerrier, il avait combattu aux côtés d’Ertuğrul, de son fils Osman. Il a même vue chuter Constantinople aux mains de Mehmet, mais il n’avait jamais haï personne, c’était cela qui faisait sa force. Une fois je l’ai vue défendre des pèlerins chrétiens contre son propre camps, il…

Victor inspira longuement et Rebecca lui serra la main avec force.

— C’était mon frère, ma boussole morale, et il méritait de vivre encore des millénaires…

— Wouaw, murmura-t-elle sans voix. Tu sais je… je connaissais pas ton ami mais… pourquoi j’ai ce sentiment que je le connais depuis toujours ? Et que je ressente là cette envie de pleurer ?

Victor rit doucement.

— C’est le pouvoir magique de Nuri.

Puis il ajouta froidement :

— Je vais trouver celui qui a fait ça. Et je vais le regarder dans les yeux avant de lui prendre la tête.

Un silence.

Rebecca posa une main sur sa cuisse, ferme, ancrée.

— Je te soutiens. Tu sais ça, hein ? Mais promets-moi juste un truc.

— Lequel ?

— Que tu resteras humain. Que tu laisseras une part de toi... ouverte. Sinon tu vas revenir, mais plus pareil. Et je veux pas ça.

Il la regarda brièvement, les yeux ternes.

— T’as pas peur de moi ?

— Tu me fais peur tout le temps, Victor. Mais je t’aime encore plus que cette peur.

Il ne répondit pas. Juste ce hochement de tête discret, ce « je te vois, je t’entends » silencieux qui valait toutes les promesses du monde.

Le GPS indiqua : Sortie dans 2 kilomètres.

Victor inspira profondément. Devant eux, quelque part au bout de cette route, une jeune femme attendait. Seule. La fille de son frère. L’ultime fragment de Nuri.

La sortie les mena sur une route plus étroite, bordée de champs grillés par le soleil et de clôtures en bois vieilli. Le paysage avait quelque chose de figé, presque hors du temps. Quelques maisons espacées, un vieux panneau « Bienvenue à Modesto », un chien errant sous un porche.

Victor ralentit à l’approche d’un petit lotissement aux allures modestes. Des mobile homes plantés là depuis des décennies, des pick-ups rouillés, des enfants qui jouaient au ballon trop près de la route. Rebecca ôta ses lunettes noires. Ses yeux piquaient encore, mais elle voulait voir clair.

— C’est là ? demanda-t-elle doucement.

Victor acquiesça. Il coupa le moteur devant une maisonnette basse, blanche, avec un porche en bois et un drapeau fané accroché à la rambarde. Une moto était garée de travers devant, casque posé sur la selle. Le vent soulevait doucement une nappe oubliée sur une chaise longue.

Ils descendirent en silence. Rebecca jeta un coup d’œil à Victor. Il semblait fait de pierre. Elle posa une main sur son épaule. Juste ça. Pas de mot.

La porte s’ouvrit avant même qu’ils frappent.

Alex.

Jeune femme, vingt et quelques années. Jean noir, débardeur gris, cheveux blonds attachés à la va-vite. Le visage fermé, mais les yeux rouges. Elle les fixa quelques secondes, immobile, comme si elle hésitait entre fuir ou hurler.

Puis elle parla. Une voix rauque, sèche.

— Victor…

Il fit un pas. Sa voix, quand elle sortit, était grave. Douce. Blessée.

— Oui.

Elle hocha lentement la tête, les yeux brillants. Une mèche s’échappa de sa tempe, collée à sa joue par une larme sèche.

Puis, sans prévenir, elle s’élança et se jeta dans ses bras.

Victor la rattrapa d’instinct, la serra contre lui, fort. Il ferma les yeux. Rebecca détourna légèrement le regard, pudique.

— Ça va aller, murmura-t-il.

Alex leva les yeux vers lui, le visage froissé d’émotion, et tenta un sourire fragile.

— Merci d’être venu… oncle Victor.

Un rire surpris, franc, échappa à Victor. Presque un éclat de lumière dans ce jour gris.

— « Oncle Victor »… répéta-t-il en secouant la tête, ému malgré lui.

Puis il se reprit, se tourna vers Rebecca.

— Je te présente Rebecca Alvarez. Elle est… mon amie.

Rebecca haussa un sourcil mais ne dit rien. Juste un petit sourire en coin.

Victor poursuivit :

— Elle est au courant pour tout. Tu peux parler librement devant elle.

Alex hocha la tête. Elle les invita à entrer d’un simple geste, sans un mot de plus.

L’intérieur de la maison était modeste, propre, presque figé dans le silence. Une odeur de café froid et de bois ancien flottait dans l’air. Pas de télé allumée, pas de musique. Juste le souffle des souvenirs.

Alex leur fit signe de s’asseoir dans le salon, sans un mot. Elle se dirigea vers la cuisine ouverte, où la cafetière électrique attendait, déjà chargée. Elle lança la machine d’un geste automatique, comme si répéter les gestes simples l’aidait à rester debout.

Rebecca resta un moment près de la porte, les bras croisés. Ses yeux parcouraient l’endroit. L’habitude. La méfiance. Ou peut-être simplement une manière de garder le contrôle quand le cœur flanche.

Elle fit quelques pas lents, comme en visite dans un musée privé. Il y avait des livres, d’histoire pour la plupart, et de philosophie, et elle fut surprise en trouvant un volume des poèmes de Countee Cullen.

— Tu sais, on peut se faire une très bonne idée des gens rien qu’en regardant leur bibliothèque, lança-t-elle à voix basse. Moi, j’aime beaucoup les livres de Nuri.

— Tu peux pas t’en empêcher, hein ? répondit Victor avec un sourire fatigué. Faire un profil psychologique.

— C’est plus fort que moi, admit-elle sans détourner le regard de l’étagère.

Il y avait un vieux tapis à motifs turcs, un plaid replié sur le canapé. Tout respirait une chaleur simple, une vie qu’on avait voulu discrète et stable.

Sur une étagère, une photo attira son attention.

Un cadre en bois brut. Deux silhouettes sous un ciel de montagne. Nuri, droit, large d’épaules, barbe taillée, cheveux mi-longs, regard doux. À ses côtés, une Alex adolescente, hilare, presque accrochée à lui comme une gamine à son père. Rebecca s’en approcha, saisie par l’intimité de la scène.

— Il est… très beau gosse, souffla-t-elle presque malgré elle.

Victor la regarda, un brin amusé.

— Il te l’aurait dit lui-même. Avec ce petit sourire en coin. Il savait qu’il était beau, le salaud. Il disait même qu’il était plus beau que moi.

Rebecca sourit, touchée.

— C’est peut-être vrai… lança-t-elle avec un regard moqueur.

Puis son attention glissa plus bas, vers un meuble discret au pied du mur.

Un présentoir artisanal, simple, comme fait à la main. Et là, posé dessus avec un respect presque sacré, reposait un sabre ancien. Son fourreau était ouvragé de symboles ottomans, sa garde patinée par le temps. Un kilij. Le sabre turc de Nuri.

Rebecca s’approcha sans bruit. Pas pour toucher — juste pour regarder. L’arme semblait à la fois puissante et paisible, comme un totem veillant encore sur la maison.

— C’était à lui ? murmura-t-elle.

Victor hocha la tête.

— Il l’a porté presque toute sa vie. Il disait que tant que ce sabre resterait dans sa maison, aucun mal ne franchirait le seuil.

Rebecca sentit un frisson lui remonter l’échine. Elle se retourna lentement vers Alex, qui revenait avec trois mugs brûlants dans les mains.

— Il avait raison, dit Alex en posant les tasses. Jusqu’à ce que le mal prenne un autre visage.

Victor la remercia d’un hochement de tête. Il prit sa tasse sans boire.

Rebecca s’installa au bout du canapé. Mais elle ne se fondit pas dans le décor. Elle posa son mug, se pencha en avant, les coudes sur les genoux. Son regard restait rivé à Alex. Attentif. Franc. Pas celui d’une simple invitée, mais d’une femme qui sait ce que c’est que perdre une ancre, un repère. Une sœur d’arme, même inconnue.

— Écoute, dit-elle doucement. Je vais pas faire semblant de comprendre tout ce que tu ressens. Mais ce qui t’est arrivé, ça nous regarde aussi maintenant. Parce qu’on va pas laisser ça sans suite. Moi, je te promets un truc : je te lâcherai pas.

Alex releva lentement les yeux. D’abord surprise, puis… quelque chose d’autre. Une gratitude silencieuse. Une faille qui s’ouvrait juste assez pour laisser passer la lumière.

— Tu veux nous raconter ? reprit Rebecca, sans la presser. On t’écoute. Vraiment.

Victor restait là, solide. Mais à cet instant, c’était Rebecca qui tenait la lumière. Par nécessité, pas par orgueil.

Alex inspira lentement, les doigts serrés autour de sa tasse.

— À la base, on était venus ici pour fêter la fin de mes études. Il était… tellement fier. Tellement heureux pour moi…

— Ça va aller, murmura Victor. Prends ton temps.

Elle acquiesça, et reprit.

— C’est là qu’on a croisé ce type. Un homme grand, massif, genre vieux cow-boy sorti d’un western. Il s’appelle Dutch Calloway. Le shérif du coin. Dès qu’ils se sont vus, Nuri a compris. Il l’a su au regard. Moi aussi. Ce mec… il était comme lui.

Rebecca fronça les sourcils.

— Un immortel.

— Oui. Mais différent. Froid. Dangereux. Ils se sont parlé. Calmes, presque courtois. Ils se sont entendus pour se laisser tranquilles… officiellement. Mais j’ai vu le regard de Calloway. Ce n’était qu’une question de temps. Il voulait le tuer.

Alex détourna les yeux. Elle cherchait ses mots, mais c’était surtout la douleur qui l’étranglait.

— Il a reçu un appel, murmura-t-elle. De Calloway. Il voulait un duel. Un vrai. Pas d’arme à feu. À l’ancienne. C’était… presque cérémonial. Il lui a dit qu’ils se retrouveraient à l’aube, dans la clairière, près du vieux moulin.

Un silence lourd s’abattit. Victor serra la mâchoire, les doigts crispés autour de sa tasse.

— Putain de cow-boy, grogna-t-il. Il savait ce qu’il faisait.

Rebecca le regarda, les sourcils légèrement froncés.

— Tu crois qu’il l’a battu à la loyale ?

Victor secoua la tête, catégorique.

— Non. Nuri ne perdrait pas. Pas comme ça. Pas dans un duel. Tu parles d’un homme qui a mené les janissaires sous Selim le Terrible, d’un immortel qui a survécu à des batailles où même les anges auraient fui. Il n’aurait jamais été surpris, jamais désarmé par un type comme Calloway.

Rebecca hésita.

— Peut-être… qu’il l’a sous-estimé. Qu’il était trop confiant. Ou fatigué. Tu sais bien que ça arrive, même aux meilleurs.

— Non, j’y crois pas…

— Enfin, Vic ! fit-elle, sidérée.

Victor planta dans ses yeux un regard sombre, inflexible.

— Tu ne comprends pas. Nuri était le meilleur. Il avait ce feu… cette clarté. Tu le sentais quand il entrait quelque part, ce calme de ceux qui n’ont plus rien à prouver. S’il a perdu… c’est qu’il s’est passé un truc. Une trahison. Une saloperie.

Alex hocha doucement la tête.

— Il était serein en partant. Je crois qu’il pensait que Calloway respecterait les règles. Qu’il voulait juste une confrontation d’égal à égal.

— Et il ne t’a rien dit de plus ? demanda Rebecca. Aucun doute, aucun pressentiment ?

— Non. Mais j’ai vu son regard, juste avant qu’il passe la porte. Il n’avait pas peur. Il n’était pas inquiet. Il allait au combat… comme s’il allait accomplir un devoir ancien.

Victor se leva lentement, fit quelques pas jusqu’à la fenêtre. Le bois craqua sous ses pieds. Il regardait dehors sans vraiment voir. Rebecca et Alex échangèrent un regard inquiet.

— Il s’est fait tuer lâchement, dit-il, presque pour lui-même. Et ce Calloway… il n’a pas gagné. Pas vraiment. Pas s’il a triché. Et je vais le faire parler. Je veux savoir ce qui s’est vraiment passé là-bas.

Rebecca se leva à son tour. Elle posa doucement la main sur son épaule.

— Et s’il a gagné honnêtement ? Tu pourrais l’accepter ?

Victor ne répondit pas tout de suite. Il resta figé, les yeux durs.

— Non, murmura-t-il enfin. Parce que je le connaissais. Et ce n’est pas comme ça que ça devait se finir.

Alex s’assit lentement, comme si ses jambes allaient la trahir. Elle fixa le kilij sur son présentoir, comme si l’épée pouvait lui apporter du courage.

— Je l’ai attendu. Toute la matinée. Il avait dit qu’il reviendrait. J’y ai cru. Mais quand le soleil a commencé à baisser… j’ai su. J’ai pris la voiture et je suis allée là-bas.

Elle ferma les yeux un instant, luttant contre l’émotion.

— Le vieux moulin était vide. Personne. Mais… il y avait des traces. Des marques dans la terre. Des sabots. Et surtout… du sang. Beaucoup de sang. Épars, sur les pierres. J’ai reconnu son manteau, déchiré, abandonné comme une mue. Et puis, un peu plus loin, il y avait son épée. Elle gisait au sol. Je l’ai ramenée.

Rebecca fronça les sourcils, attentive.

— Pas de corps ? Pas de tête ?

— Rien. Et aucun signe de Calloway. Pas une trace. Comme s’il s’était volatilisé.

Victor marchait à petits pas, le regard assombri, presque perdu. Il parlait à mi-voix, comme pour lui-même.

— Ça colle pas. Si Nuri avait perdu dans un duel régulier, son corps serait resté là. L’autre aurait pris sa tête. Mais là… quelqu’un a tout effacé. C’est un nettoyage.

Il se tourna brusquement.

— Je vais aller faire un tour dans le coin.

Rebecca se leva aussitôt.

— Je viens avec toi.

— Non, dit Victor froidement. Je veux rester seul.

Rebecca croisa les bras et le regarda sortir en secouant la tête.

— Non mais comment il me parle, celui-là… Hé ! s’écria-t-elle, prête à le suivre.

Mais Alex la retint, douce mais ferme.

— Laisse-le, Rebecca. Il doit d’abord accepter la vérité.

— Écoute, je sais que Nuri était son meilleur pote…

— Tu n’y es pas. Nuri était le seul immortel que Victor considérait comme sa famille. Et sa perte… crois-moi, elle l’a brisé d’une façon que tu n’imagines même pas.

Rebecca s’effondra sur le divan, la mâchoire crispée.

— J’ai surtout peur qu’il fasse une connerie… une connerie qui le rendrait encore plus seul. Et ça, je le supporterais pas.

 

***

 

 

 

 

 

 

 

 

Victor avait quitté la maison à grandes enjambées.

Il devait calmer la tempête qui menaçait d’exploser son cœur. Mais de quoi était-il en colère, au fond ? Des paroles de Rebecca ?

Peut-être.

Les meilleurs finissent par perdre. Oui. C’était vrai. Mais Nuri… Nuri n’était pas le meilleur parce qu’il savait se battre. Il était le meilleur parce qu’il savait rester humble. Parce qu’il refusait l’arrogance des vieux guerriers.

"La perfection n’est pas une fin en soi, Victor, c’est un chemin. Et tant que tu vis, tu marches. Si tu crois que tu as tout appris… alors tu n’as encore rien compris."

C’était ça, Nuri.

Un homme qui pouvait transpercer un cavalier en armure au galop, mais qui s’asseyait en tailleur pour écouter un forgeron lui parler du feu et du métal.

Victor s’arrêta, le souffle court, le regard perdu vers les toits gris de la ville. Et les souvenirs l’assaillirent.

Comme si c’était hier. Comme si les siècles s’étaient repliés en une seule nuit.

 

FLASHBACK — Rhodes, 1522

Victor Gregoriska se dirigea vers les remparts. Les canonniers tiraient à intervalles mesurés sur les Akinjis ottomans qui s’agitaient en contrebas, tentant de lancer des cordes à nœuds vers les créneaux calcinés. La chaleur sentait la poudre, le sang et le bois brûlé.

Depuis l’aube, l’artillerie du Grand Turc pilonnait la vieille forteresse comme une mer noire s’acharnant sur un rocher.

Et les chevaliers tombaient, un à un, comme des statues qui se fissuraient de l’intérieur.

Depuis qu’il avait pris le commandement des Hospitaliers, Victor le Rus, comme l’appelaient les moines-soldats, avait repoussé chaque assaut avec ce qu’il avait sous la main : de la foi, du feu, et de la rage.

Mais il le savait. Ce n’était plus qu’une question de temps.

Les nouvelles concernant les effectifs ennemis glaçaient le sang. Les Ottomans avaient amené l’enfer. Des dizaines de milliers d’hommes, des éléphants de siège, des canons d’un autre monde.

Et pourtant, Victor ne tremblait pas.

À sa façon, il était fataliste.

Mais il s’était surpris à éprouver… une forme de remords.

Ces chevaliers que l’Europe avait oubliés. Ces civils que les rois catholiques avaient abandonnés aux sabres turcs.

Il buvait dans l’ale la rage de cent cités. Et méditait sur le monde qui s’effondrait à ses pieds.

Si Rhodes tombe, pensait-il, alors Vienne tombera. Et après elle… ce sera l’Europe toute entière qui s’agenouillera.

Un écuyer le rejoignit, essoufflé.

— Seigneur… un émissaire vient de traverser les lignes. Il demande à parlementer. Il veut voir le commandant des Hospitaliers.

Victor grogna, éreinté, les yeux plissés par le soleil rouge de l’après-midi.

— Qu’il attende. Je descends.

Il tourna les talons et descendit des remparts.

En croisant les regards éteints des derniers chevaliers de Saint-Jean, il sentit l’épuisement dans leurs yeux.

Ils étaient à bout. Mais ils tenaient encore debout.

Et si ce diable d’émissaire avait réellement renversé la situation… alors Victor voulait voir de ses propres yeux ce foutu chien du Sultan.

Et peut-être que, dans cette rencontre, quelque chose allait changer.

Victor suivit deux gardes à travers le camp silencieux, jusqu’à la tente de commandement.

Et c’est là qu’il la sentit — cette présence.

Un immortel. Puissant. Vieux.

Son instinct n’avait aucun doute : cet homme portait une longue ligne de vie.

Un sourire se dessina sur les lèvres fendues de suie de Victor.

Ainsi, c’était un immortel qui avait été envoyé en renfort, avec ses troupes ?

Voilà qui devenait intéressant.

Il entra sans escorte, couvert de sang séché et de poudre. Ses tempes battaient, son souffle était court.

Son haubert d’acier noir était fendu à l’épaule, et son bras gauche pendait, inerte.

Mais il ne flancha pas.

Il posa ses bottes sales sur le tapis ottoman, traînant la guerre derrière lui comme une cape. Et fixa l’homme assis devant lui.

Ce dernier se leva lentement.

Victor l’observa.

Grand. Droit. Vêtu avec une sobriété presque ascétique. Un turban gris pâle ceignait son front.

Son visage n’avait rien d’un monstre, ni d’un prince — il évoquait les sages des temps anciens, les généraux rompus à l’attente et aux équilibres.

Mais ce furent ses yeux qui frappèrent Victor : ils brillaient d’une intelligence froide, maîtrisée, sans vanité.

Et quand il le détailla, ce ne fut pas avec mépris — mais avec la précision d’un homme habitué à jauger la portée d’une lame, ou la peur dans un cœur.

Victor s’attendait à un affrontement de regards, une tension palpable.

Mais l’homme lui sourit doucement. Presque… affectueusement. Et lui fit signe de s’asseoir.

Pris de court, Victor hocha la tête d’un ton sec, et s’assit sans un mot.

— Vous avez l’air fatigué, fit remarquer le Turc d’une voix posée, presque inquiète.

Victor esquissa un rictus.

— Tuer vos semblables est un travail de tous les instants.

— Je veux bien vous croire, répondit l’autre, avec un calme désarmant.

Puis, après un bref silence :

— Je suis le pacha Nuri Kayi, fils de Kayaman Bey. Janissaire de la Porte, commandant des Kapıkulu.

Victor répondit sans détour, sans hausser la voix :

— Victor Gregoriska. Capitaine mercenaire. Commandant de la forteresse.

Un silence s’installa. Dense, traversé par le roulement lointain des tambours ottomans, le fracas étouffé des tirs, et le feu qui grignotait la ville.

— Vous êtes venu parlementer ? demanda enfin Victor.

Nuri hocha doucement la tête.

— Oui. Pas pour votre reddition. Mais pour éviter l’anéantissement de ce qu’il reste d’humain ici. Vous et moi devrions prévenir davantage de tragédies, des deux côtés.

Victor arqua un sourcil.

— Voilà un janissaire bien sentimental. Vous vous inquiétez toujours du sort de vos ennemis ? Même après les avoir tués ?

Nuri esquissa un sourire fugace.

— Nous finissons toujours par nous attacher aux mortels. Même avec leurs défauts. Certains sont admirables. D’autres, simplement fidèles.

Il marqua une pause, son regard se perdant un instant dans les flammes qui dansaient au loin.

— La loyauté est une chose étrange. Peut-être parce qu’elle fait parfois plus de mal que de bien… Cela dit, je pense à me retirer de la guerre. Bientôt.

Il hocha la tête, comme si cette pensée allégeait son cœur.

— Je vous offre sauf-conduit vers les terres chrétiennes. Pour tous les vôtres. Femmes, enfants, chevaliers. Aucun ne souffrira davantage. Que les cieux m’en soient témoins.

Victor resta silencieux, jaugeant l’homme devant lui.

— Les Hospitaliers ont tué beaucoup des vôtres…

— Tout comme les miens ont tué des vôtres. Et je ne suis ni l’un, ni l’autre, dit Nuri en le regardant droit dans les yeux.

Victor se redressa lentement. Sa silhouette massive s’imposa comme une montagne dans la tente.

— Dans ces conditions… je consens à livrer la forteresse.

Victor fit un pas vers la sortie, mais il s’arrêta. Quelque chose le retint. Il tourna légèrement la tête, ses yeux sombres rivés sur le profil calme du Pacha.

— Vous n’êtes pas simplement un soldat, dit-il lentement.

Nuri ne répondit pas tout de suite. Il baissa les yeux, presque amusé.

— Vous non plus.

Un silence lourd s’installa. Cette fois, plus de tambours. Juste le craquement du tissu de la tente dans le vent, le souffle des braises au-dehors.

Victor s’approcha lentement. Il parlait maintenant à voix basse, comme on parle aux morts… ou à ceux qu’on reconnaît enfin.

— Je vous ai senti avant d’entrer. Ce silence. Cette densité. Une ligne de vie qui ne finit pas.

Nuri acquiesça d’un simple signe de tête.

— J’ai aussi senti la vôtre.

Victor plissa les yeux.

— Depuis quand ?

Nuri releva son regard vers lui. Il y avait dans ses prunelles noires une lumière patinée par les siècles, comme celle des icônes anciennes.

— Je servais déjà sous Ertuğrul. Et j’étais au côté de son fils, Osman, quand il posa la première pierre de cet empire.

Victor siffla entre ses dents, à peine perceptible. Ce n’était pas de l’admiration. C’était une forme de respect plus rare : celui qu’on accorde à un semblable qu’on n’espérait plus rencontrer.

— Alors c’est vrai, murmura-t-il. Tu étais là avant les Ottomans. Avant la chute de Byzance. Un Turc du vent et du sabre. Tu as juré loyauté a Ertuğrul… c’est pour ça que tu parais si… usé.

— Et vous, le Rus, dit Nuri, dans un souffle. Le démon des steppes. J’ai entendu parler de vous… par un certain Al-Mutamid. Un poète, un prince. Ou peut-être juste un menteur inspiré.

Victor eut un bref rictus.

— Il disait aussi que je n’avais pas d’âme.

— Il avait tort. Vous en avez une. Brisée peut-être. Mais intacte.

Le géant resta immobile. Sa main, couverte de suie, se posa lentement sur le pommeau de son épée. Non par défi. Par réflexe.

— Pourquoi m’avoir offert cette reddition ? demanda-t-il. Un autre à ta place aurait lancé l’assaut et pris ma tête au nom du Prophète.

Nuri soupira.

— Vous étiez là, debout sur les remparts. Le bras en sang. Le regard vide.

Et j’ai vu un homme… qui n’avait plus envie de tuer.

Victor baissa la tête.

— Tu te trompes. Je veux toujours tuer. Je choisis juste plus soigneusement.

Nuri s’approcha, à une distance où seule la vérité pouvait exister.

— Vous n’êtes pas le genre d’homme qui tue un ennemi dans le dos, vous le faites de face, et cela porte un nom : l’honneur. Et croyez-moi cela fait une différence.

Victor releva lentement les yeux. C’était la première fois qu’il sentait cette chose étrange… une absence de menace, chez un immortel. Pas de défi. Pas de fierté en attente de duel. Rien qu’un calme désarmant, désarmé.

Et à cet instant précis, dans cette tente de guerre qui sentait la mort et la poussière, Victor respecta un homme. Un immortel.

Peut-être même… le premier.

Depuis ce jour sous la tente ottomane, Victor n’oublia jamais Nuri Kayi.

Il aurait pu l’affronter. Il choisit de le suivre.

Après Rhodes, il mit ses lames au service de l’armée du sultan, non par conviction mais par loyauté envers un homme — un immortel différent, un phare dans l’obscurité.

Au fil des campagnes, entre le Danube et les sables d’Arabie, il apprit à le connaître.

Pas seulement comme stratège ou guerrier, mais comme homme.

Et ce qu’il découvrit chez Nuri, il ne le retrouva jamais chez aucun autre.

Un matin, alors qu’ils atteignaient un village reculé des Balkans, l’odeur de la mort les précéda.

Nuri ralentit, observa les alentours — et comprit. Des cadavres partout. Les maisons en cendres. Et sur les piques dressées à la hâte, les têtes des habitants. Des femmes. Des enfants.

Victor le rejoignit. Un bref regard suffit.

— C’était l’avant-garde kazakhe, murmura-t-il. Ils sont passés avant nous.

Nuri ne répondit pas. Ses mâchoires se crispèrent. Il tourna lentement la tête vers son aide de camp.

— Trouvez-moi leur chef, ordonna-t-il, d’une voix posée mais glaciale.

Victor fixait les piques.

— J’avais dit : pas de femmes. Pas d’enfants, gronda Nuri.

Un silence, puis la voix calme de Victor, rauque de cendres :

— Il en a toujours été ainsi. Ce n’est ni la première, ni la dernière fois.

Nuri se tourna vers lui. Son regard était noir de rage contenue.

— Alors nous ne valons pas mieux que des chiens sans honneur, Victor. Quelle bande de misérables nous sommes.

Quelques instants plus tard, le chef de l’avant-garde fut amené, jeté à genoux devant la tente. C’était un vétéran kazakh à la barbe hirsute, couvert de sang séché. Il ne semblait ni repentant ni effrayé.

Nuri sortit lentement. Il tenait son sabre court, encore dans son fourreau. Victor l’observait en silence, adossé à un pieu. Il savait lire la colère d’un homme. Celle-ci n’était pas bruyante. Elle avait la densité du plomb.

— As-tu reçu mes ordres ? demanda Nuri, sans élever la voix.

— J’ai avancé comme on me l’a appris, répondit l’homme d’un ton las. Ces chiens n’étaient que des traîtres. Femmes, enfants… ils auraient élevé d’autres ennemis.

— Je t’avais pourtant dit de ne pas tuer de femmes et d’enfants, dit Nuri d’une voix douce. J’ai été pourtant clair n’est-ce pas ? Pas de femme, pas d’enfant… PAS DE FEMMES… PAS D’ENFANTS… c’est clair n’est-ce pas ?

Il se tourna vers Victor.

— Tu comprends mes mots, Victor ? Je choisi bien mes mots ? Rassure-moi !

— Comme de l’eau de roche, dit Victor en regardant le Kazakh froidement.

— Alors explique moi pourquoi tes hommes n’ont pas obéi à mes ordres ? demanda Nuri en le toisant avec mépris

— Pardonne mes hommes, seigneur… ils se sont laissés aveuglés par la frénésie des combats.

— Voyez-vous cela ? Tu n’as donc pas pu retenir tes hommes, qui ont couru massacrer des innocents, alors que leurs missions étaient de faire des repérages.

Nuri hocha la tête.

— Très bien, quel châtiment doivent-il recevoir ? j’hésite encore… faut-il les livrer aux fauves ou les crucifier après les avoir flagellés ? A moins que je n’opte pour les deux, moitié pour les lions et les panthères moitié pour les croix. Que ferais-tu à ma place ?

— Je ne saurais conseiller un chef aussi avisé que toi…

— Ose ! Je me rangerais à ton avis et j’accepterai tout ce que tu me suggèreras.

Comme il se taisait, Nuri le gifla violement puis exigea d’une voix impitoyable.

— Décide ! Ce sera ton châtiment de n’avoir pas su les faire obéir. Et réjouis-toi de ne pas partager leurs sorts. 

Le Kazakh garda le silence, les mâchoires serrées. Nuri dégaina lentement son kilij et le fit tourner dans sa main, sans un mot.

— Tu vas apprendre aujourd’hui que la guerre demande un courage bien plus grand que de mépriser la mort. Alors ravale ta haine. Et maintenant, dis-moi — avec le sourire si tu peux — quel supplice tu infligeras à tes hommes.

— Crucifie-les ! Rends-leur ce qu’ils ont donné.

— Bien, dit Nuri sans détourner les yeux. Alors applique toi-même ta sentence.

Et n’oublie pas d’enterrer les morts, un par un. Fais dire une prière pour chacun.

À supposer que Dieu accepte encore de nous écouter.

Victor qui avait observé la scène fit signe a l’un de ses hommes d’emmener le Kazakh. Puis suivit Nuri qui avait pénétré dans sa tente. Il avait enlevé son heaume et l’avait jeté au sol. Victor ferma la tente et ordonna de ne laisser entrer personne.

— Voilà où nous en sommes ! rugit-il, le regard noir. Si Ertuğrul ou Osman voyaient ce que nous sommes devenus… Je ne sais même pas s’ils nous reconnaîtraient. Est-ce donc ça, le sens de notre existence ? Voir ce que les hommes meilleurs ont bâti, piétiné par des monstres… Ou des femmes comme cette catin de Roxelane, qui a fait d’un empire une farce de palais !

Victor s’approcha lentement de la table, prit une gorgée d’eau dans une coupe de cuivre, puis la reposa sans bruit.

— L’erreur que tu commets, dit-il gravement, c’est de voir encore Ertuğrul et Osman derrière chaque sultan que tu sers.

Il leva lentement les yeux vers Nuri, sans animosité, juste cette froide clarté qu’on voit dans le regard des hommes lucides.

— Sulaiman n’est pas comme eux. Il ne le sera jamais. Il est né dans un palais, pas sous une tente. Il ne connaît pas la poussière, ni le silence des nuits sans feu. Il ne verra jamais le même coucher de soleil qu’un nomade.

Un silence.

— L’histoire le jugera. Et elle juge mieux que nous.

Nuri resta immobile. Ses doigts tremblaient légèrement autour du pommeau de son sabre, mais son visage demeurait impassible. Il avait cette posture des hommes qui ont trop souffert pour encore céder à la colère.

— Tu as raison, finit-il par dire d’une voix basse. Mais ce que tu dis… me fait mal. Parce que c’est vrai.

Il fit quelques pas, comme pour échapper à ses propres pensées, puis s’arrêta près de la tenture, le regard perdu.

— Ertuğrul m’a appris à suivre un chef, pas une cour. Osman… m’a appris à croire qu’un empire pouvait être bâti avec de la foi et du sang, mais sans trahison. Aujourd’hui… j’obéis à des hommes qui jouent à l’ombre des géants.

Il se retourna vers Victor, le regard chargé de quelque chose de presque vulnérable — mais dur comme la pierre.

— Alors dis-moi… Qu’est-ce qu’un homme comme moi doit faire ? Se détourner de ce qu’il a juré de protéger, simplement parce que ceux qui le dirigent ne sont plus dignes ? Quitter le navire, et le regarder couler avec ses passagers ?

Il s’approcha lentement de Victor, les yeux dans les siens.

— Et toi, Rus… toi qui ne plies le genou devant personne, dis-moi… combien d’empires as-tu vus tomber ? Et combien d’amis y sont restés ?

— J’ai vu tomber Rome. J’ai vu brûler Carthage. J’ai entendu les cris des Wisigoths, j’ai vu les sabots des Mongols souiller les palais de soie. Chaque empire finit par croire qu’il est éternel, et chaque fois, je suis là quand il s’effondre.

Il leva les yeux vers Nuri.

— J’ai vu des amis mourir pour des serments qui n’avaient plus de sens. D’autres, comme toi, rester fidèles au-delà du raisonnable. Et d’autres encore... briser leurs chaînes et partir en traîtres — mais des traîtres vivants.

Victor s’approcha à son tour, et parla plus doucement, presque avec compassion :

— Il n’y a pas de bonne réponse, Nuri. Juste celle que tu pourras regarder en face, dans un miroir, sans honte. Tu veux rester ? Alors sois l’ombre qui empêche la nuit totale. Tu veux partir ? Pars debout. Mais ne me parle plus de loyauté. Ce mot... il n’a plus de sens que dans les histoires pour enfants.

Un silence. Puis Victor ajouta, plus sombre :

— L’honneur est un poison, vieux frère. Toi, tu bois encore à cette coupe. Moi, je m’en suis détourné.

Victor ouvrit les yeux et regarda les voitures défiler devant lui, silhouettes d’acier fendant l’oubli. Il poussa un long soupir, rauque, presque douloureux.

— Tu avais raison, murmura-t-il. L’honneur n’est pas un poison. C’est ce qu’il reste… quand tout le reste est tombé.

Un silence.

— C’est toi qui me l’as enseigné. Et je ne l’ai compris que trop tard.

Ses poings se crispèrent sur ses genoux, ses phalanges blanchies.

— Je trouverai celui qui t’a tué. Et je le ferai payer. Lentement. Complètement.

Il se leva sans plus de mots, remonta dans son pick-up, et démarra sans regarder en arrière. Si ce Calloway était bien le shérif… alors une petite visite s’imposait.

Rebecca ajusta sa ceinture pendant qu’Alex démarrait calmement la vieille Jeep. La ville s’étalait à l’horizon, brumeuse sous la lumière d’un soleil blanc. Un silence confortable régnait entre elles, jusqu’à ce que Rebecca, le regard fixé sur les collines sèches, rompe la tranquillité.

— Dis-moi… Victor a toujours été… quel est le mot ? demanda-t-elle, la voix hésitante. Enfin… tu sais, ce mélange entre le mur de béton et le vieux lion blessé.

Alex eut un petit rire, bref mais sincère.

— Tu veux dire… trop humain ? lança-t-elle en coin, avec ce sourire lumineux qui trahissait une tendresse ancienne.

Rebecca la regarda, intriguée. Alex poursuivit, sans quitter la route des yeux.

— Il veut qu’on le pense invulnérable, mais il ressent tout. Trop, même. Il le cache, c’est tout. Il range tout dans des boîtes bien scellées. Et quand l’une d’elles craque… c’est un séisme.

Rebecca hocha lentement la tête, pensive. Puis elle demanda doucement :

— Tu le connais depuis longtemps, hein ?

— J’avais quatre ans, répondit Alex avec un petit sourire. Il est venu chez Nuri, quand il était encore avec ma mère. Un soir, il m’a donné une petite pierre bleue, polie, qu’il avait trouvée dans la rivière. Il m’a dit que c’était un fragment de ciel. Tu imagines ? J’étais une gamine, je l’ai cru. Je l’ai encore, tu sais.

Rebecca la fixa, touchée malgré elle. Alex haussa les épaules, l’air de rien.

— Je crois qu’il voulait juste me faire sourire. Il a ce truc… il agit comme s’il s’en foutait, mais en vrai, il fait tout pour que les gens autour de lui tiennent debout. Et puis… avec Nuri, c’était plus qu’une fraternité. Alors ouais, pour moi, c’est un peu comme un oncle. Un oncle bourru, cabossé, qui t’apprend à viser juste et à jamais pleurer devant les cons.

Rebecca éclata de rire malgré elle. Ce rire franc, venu du fond de la poitrine, comme un muscle qu’on n’a pas utilisé depuis longtemps.

— Tu sais que t’es mignonne, toi ? dit-elle en souriant.

Alex jeta un regard vers elle, mi-sérieux, mi-taquin.

— Ouais, mais je suis moins sexy que toi.

— Arrête… dit Rebecca en détournant les yeux. J’ai les épaules trop larges, des jambes trop musclées, et des nibards qui ressemblent à des poires…

— Il sourit quand il te regarde, tu sais ?

Rebecca se tourna vers elle, intriguée.

— Sans blague ?

— Rebecca, t’es canon. Et Victor te considère comme bien plus qu’une amie.

Rebecca roula des yeux en riant. Et pour la première fois depuis des jours, elle sentit une part d’elle respirer à nouveau.

— Décidément ma choute, t’es vraiment mignonne.

Rebecca s’était tue un instant, le regard porté vers l’horizon. Mais sa curiosité, tenace comme une écharde sous la peau, finit par refaire surface.

— Et ta mère ? demanda-t-elle doucement. Tu as dit que Victor est venu chez Nuri quand il était encore avec elle…

Alex pinça les lèvres, puis hocha la tête, sans quitter la route des yeux.

— Elle est morte quand j’avais dix ans. Leucémie. Une saloperie. Nuri ne l’a jamais quittée, pas une seule nuit. Il est resté jusqu’à la fin, assis à côté du lit. Il lui tenait la main même quand elle ne répondait plus.

Rebecca sentit un petit pincement dans la poitrine.

— Et après ça, c’est lui qui t’a élevée ?

— Ouais, répondit Alex dans un souffle. Il m’a adoptée. Officiellement. Il disait que ma mère aurait voulu ça. Mais il n’avait pas besoin de papier pour être mon père, tu vois ? Il l’était déjà. Il l’a toujours été.

Rebecca baissa légèrement les yeux. Elle ne voulait pas froisser Alex, mais la question lui brûlait les lèvres.

— Et ton… père ? Le biologique, je veux dire. Il était où dans tout ça ?

— Parti, répondit Alex simplement. Avant même que je naisse. Il a foutu le camp dès qu’il a su que ma mère était enceinte. Je ne l’ai jamais vu. Et franchement, je n’en ai jamais eu besoin.

Elle haussa les épaules.

— Mon père, c’était Nuri. Point final. Il m’a appris à me battre, à penser, à ne pas me laisser faire. Il était rude parfois, mais juste. Il m’aimait. Je l’aimais. Il est le seul qui compte dans cette case-là.

Rebecca sentit quelque chose se nouer doucement dans sa gorge. Elle l’imaginait maintenant, ce Nuri qu’elle n’avait jamais connu : grand, droit, solide comme un roc. Elle regretta de ne pas l’avoir rencontré.

— Il devait vraiment être quelqu’un… dit-elle à mi-voix.

Alex esquissa un petit sourire, presque triste.

— Il l’était. Victor le respectait, tu sais. Je crois même… qu’il le craignait un peu. Pas comme on craint un ennemi. Comme on respecte un phare dans la nuit. Aujourd’hui… Victor, c’est tout ce qu’il me reste. Mon grand oncle, cabossé et silencieux. Et c’est assez.

Rebecca hocha la tête, le regard tourné vers la route.

— Je crois que j’aurais aimé le rencontrer, ton père.

— Tu l’aurais adoré. Il t’aurait fait suer pendant deux semaines, et après il t’aurait adoptée à sa façon. Un regard, une tape sur l’épaule, un "T’es solide, gamine"… Et c’était gagné.

Rebecca sourit, le cœur serré. Un mélange de tristesse et de gratitude.

— Merci… de m’avoir raconté tout ça.

Alex lui jeta un coup d’œil en coin, un peu surprise par le ton.

— C’est rien. T’es de la famille, maintenant. Que tu le veuilles ou non.

Rebecca éclata d’un rire bref.

— Putain. Voilà que je me retrouve avec une nièce.

— Une nièce qui conduit mieux que toi.

— Tu veux te battre, c’est ça ? lança Rebecca en souriant.

Alex répondit avec un clin d’œil, et la Jeep continua sa route en rugissant doucement vers la ville.

Le moteur de la vieille Jeep toussa une dernière fois avant de s’éteindre dans un nuage de poussière ocre. Rebecca sauta à terre en tapant machinalement la poussière de son jean. À côté d’elle, Alex s’étira avec un soupir, les mains déjà dans les poches.

Le poste de police ressemblait à tout ce qu’on pouvait attendre d’un bled paumé : un bloc de briques fatigué, une enseigne délavée, et un drapeau qui pendait mollement, fatigué de flotter pour si peu d’yeux. Deux pick-up du shérif trônaient là comme des chiens de garde trop bien dressés.

Rebecca poussa la porte vitrée.

À l’intérieur, l’air sentait le café réchauffé et la clim à bout de souffle. Deux adjoints en uniforme beige levaient les yeux d’un vieux poste de télévision crachotant les infos locales. L’un, mince et jeune, semblait prêt à dégainer pour un mégot mal jeté. L’autre, la soixantaine tassée, mâchonnait un cure-dent comme s’il attendait qu’on lui donne une raison de se lever.

— Bonjour, lança Rebecca en s’avançant. Je voudrais parler au shérif Calloway.

Regard en coin entre les deux hommes.

— Vous êtes ? demanda le plus vieux.

Elle sortit sa plaque de police

— Lieutenant Rebecca Alvarez, police de San-Francisco.

Le plus âgé se leva et salua en portant la main, sur son chapeau.

— Attendez là. Je vais voir s’il veut bien vous recevoir.

Il passa dans une pièce à l’arrière, dont la porte claqua derrière lui. Rebecca retira ses lunettes, fixa l’adjoint restant, qui la dévisageait avec un mélange d’hostilité et de curiosité.

— C’est quoi votre problème ? demanda-t-elle, sans animosité.

— Les étrangers qui débarquent ici ont souvent des ennuis au cul, madame.

— Vous devriez voir l’état de ceux que je laisse derrière moi, souffla Rebecca avec un mince sourire.

Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit de nouveau. Le vieux adjoint réapparut, la mâchoire plus serrée.

— Le shérif vous attend. Suivez-moi.

Rebecca jeta un coup d’œil rapide par la vitre à Alex, toujours adossée à la Jeep, impassible. Elle hocha la tête, prit une inspiration, et s’enfonça dans le couloir sombre.

Au bout, une porte. Derrière, Calloway. Un immortel. Un autre fantôme de l’Histoire.

Ce dernier était de taille moyenne, robuste avec de gros avants bras. La jeune femme lança un regard circulaire a son bureau, et là elle découvrit un grand fan des chevaux, avec des tableaux illustrant des troupeaux de canidés, une tête de bison accroché au mur, et un Winchester déposé comme une pièce de décoration sur une commode avec un le drapeau américain à côté.

Il avait un stetson, et Rebecca croisa les bras en le regardant dans les yeux. Des yeux bleus glacés, il avait ce regard profond du gars qui avait regardé le diable dans les yeux sans les baisser, un vrai enfant de cœur.

— Que puis-je pour la police de San-Francisco madame ? demanda-t-il d’une voix très polie. Vous êtes loin de votre juridiction !

Britannique ! pensa Rebecca aussitôt, un vrai rosbeef.

— Nuri Kayaman, dit-elle en le regardant dans les yeux. Vous avez lancé des recherches ? Ou classé le dossier ?

— Vous êtes une amie de monsieur Kayaman ?

— On peut dire cela, voyez-vous je suis très copine avec sa fille, Alex Reagan, et elle dit qu’il a disparu.

Calloway haussa légèrement les sourcils, mais son visage resta impassible. Il se pencha lentement en arrière dans son fauteuil, les mains jointes devant lui, les pouces qui se frottaient l’un contre l’autre dans un tic de réflexion.

— Je vois, dit-il enfin. Miss Reagan a fait le déplacement avec vous ?

— Elle m’attend dehors, confirma Rebecca. Elle voulait bien faire les choses. Alors je me suis dit que j’allais commencer par le shérif en personne, histoire de pas brusquer le décor.

Elle lui fit son sourire carnassier.

— Alors jouons cartes sur table, shérif Calloway. Je sais qui vous êtes. Et ce que vous êtes. Je connais les règles de votre monde : il ne peut en rester qu’un.

Calloway haussa les sourcils, presque amusé.

— Voyez-vous ça… Donc vous êtes au courant. Et mademoiselle Reagan aussi, je suppose ?

— Ouais.

Il croisa les mains devant lui, l’air solennel.

— Ce n’était rien de personnel. Nous nous sommes battus. Et il est mort.

Rebecca pinça les lèvres, fit une grimace ironique.

— C’est justement là que ça coince. Vous voyez, mon mec aussi est immortel. Et lui et Nuri… c’était pas juste des copains. C’étaient des frères d’armes. Et selon lui, Nuri, c’était pas le genre à se faire avoir par un shérif à moitié cowboy avec des bottes en croco.

— Vous insinuez que j’ai triché ?

— Je dis que vous prétendez avoir descendu un homme qui faisait la guerre bien avant que vous soyez au chaud dans les couilles de votre père. Et que ça, shérif, ça sent le gros bobard.

— Je ne prétends rien, répondit-il d’un ton glacial. Il m’a sous-estimé. Ça arrive. J’ai pris sa tête. Fin de l’histoire.

Rebecca se redressa légèrement, le regard comme deux lames de silex.

— Où est son corps ?

Un court silence. Puis Calloway désigna la fenêtre d’un mouvement du menton.

— Au nord. Dans le désert. Une vieille mission espagnole en ruines. Je l’ai enterré là, sous une pierre blanche. Rien d’indigne.

Elle resta figée quelques secondes, les poings serrés. Puis elle souffla, presque pour elle-même :

— Vous mentez mal, shérif.

Il arqua un sourcil.

— Pardon ?

Rebecca le fixa comme une louve qui vient de flairer le sang sous le vernis.

— J’ai passé ma vie à interroger des types comme vous. Les pires menteurs, c’est toujours les mêmes : ceux qui se croient justifiés. Vous parlez de duel, mais vous n’avez ni la gravité, ni le respect, ni même la fatigue d’un homme qui a combattu un égal. Vous êtes trop calme. Trop propre. Nuri Kayaman n’était pas un pion qu’on abat. C’était un homme qu’on affronte les yeux dans les yeux.

Elle s’approcha du bureau, planta ses yeux noirs dans les siens.

— Alors je vais poser la vraie question, une seule fois : est-ce que vous l’avez tué comme un guerrier ? Ou est-ce que vous l’avez trahi comme un putain de lâche ?

Le silence du shérif fut plus épais qu’une confession. Il ne baissa pas les yeux. Mais il ne répondit pas. Et Rebecca, flic jusqu’au bout des ongles, comprit ce que ce silence signifiait.

Elle recula d’un pas, attrapa la poignée de la porte. Avant de sortir, elle se tourna une dernière fois.

— Vous savez… il m’arrive de danser en petite culotte dans mon lit.

Un sourire narquois aux lèvres.

— Mais ça ne fait pas de moi Madonna. Vous voyez la nuance ?

Elle ouvrit la porte. Puis, en se retournant, lança d’un ton plus sombre :

— Et avant que j’oublie… mon mec va venir chercher des réponses. Il pose beaucoup moins de questions que moi.

Un silence. Un dernier regard.

— Bonne journée, shérif.

Elle sortit.

Dans le couloir, l’odeur de vieux café et de clim fatiguée lui donna presque la nausée. L’adjoint au cure-dent la regarda passer, mais cette fois, elle ne lui rendit pas son regard. Trop de pensées cognaient à la porte de sa conscience.

Elle franchit la porte vitrée d’un geste sec et retrouva la lumière écrasante du dehors. Alex, toujours adossée à la Jeep, l’attendait, les bras croisés, les yeux plissés.

— Alors ? fit-elle.

Rebecca descendit les marches, passa une main dans ses cheveux.

— Il dit que ton père est mort. Qu’il l’a tué. Dans un combat.

Alex ne bougea pas, mais son regard s’assombrit.

— Et toi, t’y crois ?

Rebecca s’arrêta à un mètre d’elle, l’observa longuement.

— Non. Il m’a dit où il l’avait enterré, là-bas dans les collines. Avec des mots soigneusement choisis. Trop soigneusement. Mais c’est pas ça le plus étrange.

— Quoi alors ?

— Il avait ce ton… calme, propre. Comme s’il récitait une leçon.

Elle marqua une pause.

— Et je suis flic, Alex. Je le sens quand quelqu’un me ment. Ou qu’il maquille quelque chose. Il a dit la vérité… d’une façon qui pue le mensonge.

Alex baissa légèrement la tête, murmurant presque :

— Il a triché ?

Rebecca croisa les bras à son tour.

— Je sais pas encore comment. Mais ouais. Quelque chose cloche. Ton père n’a pas perdu un duel. Il a été abattu. Et pas de face.

Le silence se posa entre elles, coupé seulement par le souffle chaud du vent.

— Tu veux qu’on aille là-bas ? demanda Alex, la voix grave.

Rebecca hocha la tête.

— T’es pas obligée de venir, tu sais.

— Pas question, dit Alex avec fermeté. Je veux enterrer Nuri dans une vraie tombe. Aux côtés de ma mère.

— Ok, ma puce, dit Rebecca d’une voix plus douce.

— Et pour Victor ?

Rebecca souffla en remettant ses lunettes noires.

— Pour Victor, espérons juste qu’il va pas nous rejouer le premier film de Rambo.

Un frisson invisible sembla passer entre elles.

Alex grimpa sans un mot dans la Jeep. Rebecca fit le tour lentement, jeta un dernier regard vers le bureau du shérif, puis monta à son tour.

Cette fois, elle ne mit pas sa ceinture.

 

***

Le soleil tapait dur quand la vieille Jeep quitta la route pour s’enfoncer sur un chemin de poussière et de pierres. Le silence s’était installé dans l’habitacle depuis des kilomètres — tendu, respectueux. Alex serrait les dents. Rebecca, elle, fixait l’horizon, les lunettes baissées sur le nez, une main posée sur le volant, l’autre sur son genou. Victor n’avait pas donné de signe depuis trois heures. Et elle se maudissait d’avoir ouvert sa sale gueule.

Qu’est-ce qui lui avait pris de dire que Nuri aurait pu perdre ce combat ? Il avait fallu que la flic en elle parle. Celle qui dissèque les faits, réduit la douleur en fragments logiques. Nuri Kayaman, sur les photos avec Alex, avait ce regard. Celui des hommes qu’elle avait côtoyés en Irak ou en Afghanistan. Ceux qui avaient vu l’enfer sans jamais plier. Ceux qui savaient contenir le pire de l’humanité.

Quelque part, elle se surprenait à se demander ce qu’aurait été sa vie si elle avait connu Nuri avant Victor.

Et la réponse lui vint, implacable.

Elle serait là, en train de pleurer sa mort avec Alex. Ravagée. Brisée.

Un frisson glacé lui traversa l’échine. Et si un jour, elle perdait Victor… ?

Une douleur muette menaça d’éclore, mais elle la repoussa violemment. Victor est vivant. Il le restera.

La vieille mission espagnole apparut enfin, ou ce qu’il en restait : un alignement de pierres calcinées, quelques colonnes éventrées, une arche à demi effondrée. Rebecca gara la Jeep, moteur coupé, sens en alerte. Elle balaya les ruines du regard.

— Elle est où, cette foutue pierre blanche ? demanda Alex, tendue.

— On va faire le tour, répondit Rebecca en sortant son arme. Reste derrière moi.

Alex hocha la tête et colla ses pas aux siens.

En contournant l’arche effondrée, elles la virent. Une pierre blanche, posée en biais, comme négligemment plantée dans la terre sèche. Une tombe. Sans nom. Sans croix. Rien.

Et devant cette tombe, un homme.

Il se tenait droit, les mains croisées dans le dos. Pantalon beige, chemise blanche aux manches retroussées, lunettes fines, sac en cuir usé à l’épaule. Un air de professeur d’université, ou d’un archéologue en retraite. Mais Rebecca vit aussitôt que son corps était trop affûté, trop souple. Pas un touriste. Pas un curieux. Quelqu’un d’autre.

Elle leva son arme, décrocha la sécurité. Le clic sec brisa le silence.

L’homme se retourna lentement. Un visage calme. Fatigué. Les traits creusés, une barbe de quelques jours. Et des yeux vert clair, presque translucides.

— Les mains en évidence, amigo, lança Rebecca en le tenant en joue.

Il obéit sans un mot, les paumes ouvertes. Rebecca nota son calme glacial. Aucune panique. Pas même de nervosité.

— On s’est perdu, monsieur ? demanda-t-elle froidement.

— Non, répondit-il avec gravité.

— Vous êtes qui ?

— Je m’appelle Dominic Ardent.

— Et qu’est-ce que vous foutez là, monsieur Ardent ?

Il jeta un regard à la tombe, puis à elle. Sa voix resta tranquille.

— Si vous pouviez baisser votre arme, ce serait… civilisé.

— Désolée boss, répliqua Rebecca avec un sourire carnassier. J’ai confiance en deux personnes. La première, c’est moi. Et la deuxième… c’est pas vous.

Dominic ne bougea pas. Le vent chaud soulevait doucement la poussière autour de la tombe. Son visage restait calme, presque bienveillant.

— Vous n’avez rien à craindre de moi, dit-il doucement, comme un prof qui essaierait d’apaiser une élève un peu trop nerveuse.

Rebecca inclina légèrement la tête. Son sourire s’étira, froid et sans humour.

— Vous savez ? Je pourrais vous abattre. Là. Juste pour voir. Ensuite, je prendrais une hache. J’en trouverai bien une dans un ranch du coin. Et j’essaierais de vous couper la tête. Mais j’suis pas douée pour les décapitations. Ce serait sûrement moche. Très moche.

Elle le vit alors.

Un tic.

Léger. Presque imperceptible. Une contraction sous l’œil gauche, comme un frisson nerveux.

Elle avait touché juste.

— Ouais… j’en étais sûre, souffla-t-elle, la voix devenue de glace.

Elle resserra sa prise sur son arme, le canon immobile. Dominic la fixait toujours, mais cette fois, il avait cessé de jouer au monsieur normal. Il ne disait plus rien. Il savait qu’elle savait.

Rebecca jeta un regard bref à Alex, puis reporta son attention sur lui.

— Vous êtes un des leurs, pas vrai ?

Silence.

— Ok, je reformule : tu fais pas ton âge, hein ?

Un battement. Dominic acquiesça lentement.

— Non. Je ne fais pas mon âge.

Rebecca abaissa un peu son arme, sans pour autant la ranger.

— Alors qu’est-ce que tu fous ici ? Et t’as pas intérêt à nous baratiner.

Un soupir discret. Puis :

— L’homme enterré ici était mon ami. Depuis longtemps.

Rebecca plissa les yeux. Il avait la voix posée, mais pas froide. Il ne mentait pas — ou alors il avait eu des siècles pour apprendre. Ce qui revenait au même.

Alex s’avança, les bras croisés, le regard aussi méfiant que celui de Rebecca.

— Je vous connais pas, monsieur. Et c’est bizarre, parce que mon père m’a souvent parlé des immortels qu’il avait croisés. C’est quoi votre vrai nom ? Je sais que vous changez tous de nom, comme des serpents qui muent.

Dominic hocha lentement la tête.

— J’ai eu beaucoup de noms, c’est vrai. Mais Nuri me connaissait sous celui de Dante.

Un silence. Alex fronça les sourcils.

— Jamais entendu parler.

— C’est naturel, répondit Dominic calmement. Nous avons été ennemis. Autrefois.

Rebecca haussa un sourcil, mordant l’intérieur de sa joue.

— Sans déconner ?

Elle ricana, sans joie.

— Et vous venez vous recueillir sur la tombe d’un mec que vous avez voulu décapiter ? Vous les immortels, vous avez des façons de faire le deuil qui me dépassent.

Dominic ne répondit pas tout de suite. Son regard resta fixé sur la pierre blanche, presque lointain.

— Nous étions dans des camps opposés. J’étais templier à Byzance… et lui combattait pour les Seldjoukides. Il était mon meilleur ennemi. Puis, avec le temps, nous sommes devenus amis.

Rebecca hocha lentement la tête, sans baisser son arme pour autant.

— Très bien… Admettons. Mais y’a un truc que je pige pas. Comment t’as trouvé cette tombe ? Hein ? Elle est pas sur une carte, y’a pas un putain de panneau, et t’as pas l’air du coin.

Dominic se contenta de fixer l’horizon, avant de répondre d’une voix calme.

— J’ai longtemps été éclaireur. Un homme apprend à lire les signes que la terre laisse derrière elle. Et… j’ai senti sa mort. Comme un frisson ancien. Alors j’ai cherché. Ça m’a pris deux jours. J’ai trouvé cette pierre, ce silence, et j’ai su.

Rebecca le jaugea encore quelques secondes, puis souffla du nez.

— Super. Un immortel scout. Me manquait plus que ça.

Elle rangea enfin son arme, lentement.

— Mais si t’as menti, même un tout petit peu… je le saurai. Et crois-moi, mon mec aussi. Et lui, il coupe pas les têtes à moitié.

Dominic resta silencieux un moment, puis s’agenouilla lentement devant la pierre blanche. Il effleura la surface rugueuse du bout des doigts, presque avec révérence.

— Il mérite mieux que ça, murmura-t-il.

Alex s’approcha à son tour, les yeux humides, mais secs de larmes. Rebecca s’agenouilla aussi, planta la lame de son couteau dans le sol, puis leva les yeux vers Dante.

— On l’exhume. Je veux voir s’il y a des marques. Savoir s’il s’est battu. S’il a eu une chance. T’es avec nous ?

Dominic hocha la tête.

— Bien sûr. Je l’aurais fait moi-même, si vous n’étiez pas arrivées.

Ils creusèrent à trois, dans la poussière et le silence, brisant la croûte du désert. Le sol était sec, mais pas dur. Le linceul n’était qu’un vieux drap jauni, posé à même la terre. Rebecca le dégagea en silence, puis retira les dernières poignées de sable.

Alex resta figée. Le corps était là, intact, le visage serein. Mais la gorge tranchée d’un seul coup net.

— Pas de marques de lutte, murmura Rebecca. Pas de blessure défensive.

Elle croisa le regard de Dominic.

— Il n’a même pas levé son épée, pas vrai ?

— Non, dit doucement Dante. Il a baissé sa garde. Ou s’est retourné. Et Calloway a frappé.

Alex serra les dents, les poings crispés sur ses cuisses.

— Le salaud… Il l’a pris en traître.

Rebecca posa une main sur l’épaule d’Alex. Cette dernière ferma les yeux un instant, hocha lentement la tête. Dominic, lui, restait figé devant la pierre blanche, le regard lourd. Puis, dans un souffle, comme pour lui seul :

— Le monde sera bien triste sans toi, mon ami.

Le silence s’abattit, dense, respectueux. Puis Dominic tourna les yeux vers Rebecca, la curiosité dans le regard.

— Vous dites que votre compagnon était aussi un ami de Nuri ?

Rebecca resta droite, les bras croisés, le regard à demi voilé.

— Ouais. Et on peut dire qu’il a la rancune très tenace.

Dominic inclina légèrement la tête.

— Croyez-vous que Nuri aurait voulu qu’on honore sa mémoire par la haine ? Par la vengeance ?

Rebecca le fixa, l’œil noir.

— Peut-être pas. Mais tu sais quoi ? Ici, on n’est pas à Byzance, mon pote. On est en Amérique. Et l’Amérique, vois-tu ? Elle n’aime pas trop qu’on plante une lame dans le dos des gens qu’on aime.

Dominic esquissa un imperceptible sourire mélancolique, mais ne répondit pas. Au lieu de cela, il demanda doucement :

— Vous l’aimez ?

Rebecca baissa un instant les yeux vers la terre fraîche, vers ce que la trahison avait laissé derrière elle. Sa voix, quand elle parla, était presque rauque.

— À m’en foutre en l’air s’il lui arrivait un truc.

Un battement. Elle se tourna vers Alex.

— On ramène Nuri. On va lui offrir une vraie tombe. À côté de ta mère.

— Et cette fois, tout le monde lui dira adieu. Dit Alex en inspirant, essayant de contenir l’émotion qui l’étranglait.

Rebecca regarda alors Dante.

— Tu viens ?

Il hocha la tête, sobrement.

— Jusqu’au bout.

 

***

 

 

 

 

 

Victor faisait défiler les données sur l’écran, les sourcils froncés, assis dans une voiture de location, garé au milieu de la nature, à un kilomètre de la ville où vivaient encore les souvenirs de Nuri et d’Alex. L’ordinateur portable appartenait à Mira ; elle lui avait laissé un accès total. Il préférait ça aux téléphones : les claviers l’aidaient à penser. Sa main droite tenait une tasse de café froid, oubliée depuis longtemps.

Calloway.

Shérif adjoint en 1974. Promu shérif en 1991.

Nom légal : Ezekiel James Calloway.

Mais ce n’était pas son premier nom.

Victor avait dû fouiller profond — archives de guerre, registres coloniaux, recoupements manuels, et quelques vieux contacts qui devaient encore lui en vouloir — pour dégager une piste.

Jacob Brennan.

Capitaine dans l’armée britannique pendant la guerre de Sept Ans.

Puis, plus tard : boucher dans le Kentucky, pendu pour crimes de guerre en 1865.

Ou du moins, supposé pendu.

Son corps ne fut jamais retrouvé. Classé comme « disparu dans des circonstances exceptionnelles ».

Le genre de disparition qu’un immortel pouvait tout à fait mettre en scène. Le genre de résurrection qu’il connaissait bien.

Victor inspira profondément. Une grimace imperceptible plissa sa mâchoire. Il ferma le portable d’un geste sec, puis consulta le carnet griffonné posé sur le tableau de bord. Des noms. Des lieux. Une date.

Liam Calloway.

Fils adoptif. Vingt-huit ans. Étudiant en histoire militaire à Missoula, Montana, revenu récemment en ville — et reparti moins de 24 heures après la disparition de Nuri.

Trop rapide. Trop net.

Victor fixa la route un instant, puis démarra.

Il n'avait pas besoin d'une intuition. Il savait. Calloway n’avait pas été seul. Et Victor allait retrouver le fils.

 

 

Maison de Nuri – fin d’après-midi.

Le soleil couchant filtrait à travers les stores poussiéreux, projetant des lignes dorées sur le parquet. Rebecca avait ouvert grand les fenêtres pour chasser l’odeur de renfermé, mais rien ne pouvait effacer totalement la présence de Nuri. Elle s’accrochait aux murs : quelques livres savamment empilés, un kilij suspendu au-dessus du foyer, un fauteuil usé dont le cuir parlait d’heures silencieuses passées à lire ou à méditer.

Dans la cuisine ouverte, Dante s’était installé à la table en bois clair, légèrement en retrait. Alex, silencieuse, épuisée, s’était lovée dans le canapé, ses bras enroulés autour d’un coussin. Rebecca, elle, tournait autour de la cafetière comme une louve en cage. Elle n’avait pas envie de s’asseoir. Pas envie d’attendre. Elle avait essayé d’appeler Victor, encore. En vain. Il devait être plongé jusqu’au cou dans ses recherches sur Calloway. Information. Planification. Action. C’était sa méthode, et elle la respectait. Mais ce qui l’inquiétait, c’était l’action. Qu’il parte sans prévenir, qu’il s’enfonce dans sa colère comme dans une forêt sans issue.

Alex se leva doucement et rejoignit la cuisine. En passant près de Rebecca, elle lui effleura le bras avec une tendresse discrète. Rebecca lui répondit par un sourire, petit mais sincère. Elle ne savait pas comment c’était arrivé, mais elle s’était attachée à cette gamine. Alex encaissait la mort de son père avec une force digne. Il y avait quelque chose de Victor en elle. La même lucidité. Le même instinct pour lire les gens. Rebecca se surprit à penser qu’elle ferait une foutue bonne flic, un jour.

Alex mit de l’eau à chauffer et sortit des sachets de tisane. Quand elle se retourna, elle croisa le regard de Dante. Il la fixait, immobile, sans expression.

— Vous pouvez arrêter de faire ça, s’il vous plaît ? dit-elle, un peu sèchement.

Dante baissa aussitôt les yeux.

— Je ne voulais pas vous mettre mal à l’aise.

— Alors pourquoi vous me regardez comme ça ?

Il hésita à peine.

— Vous ressemblez beaucoup à votre mère.

Le silence se fit un instant plus dense.

— Vous la connaissiez ? demanda Alex, moins dure.

— Elle est venue à Florence, une fois. Elle étudiait la littérature. Et elle s’intéressait beaucoup à la monarchie italienne.

Alex pinça les lèvres, émue malgré elle.

— Je sais. C’est elle qui m’a poussée à faire des études de lettres. Elle disait que les mots pouvaient sauver les gens.

Dante hocha doucement la tête, comme si cela confirmait quelque chose qu’il portait en lui depuis longtemps.

Rebecca, en retrait, les écoutait sans intervenir. Elle observait, jugeait, enregistrait. Dante n’avait pas menti jusqu’ici. Mais elle restait en alerte. Elle était flic. Et les vieux immortels, elle commençait à les connaître : ils portaient tous des vérités, mais jamais d’un seul bloc. Alex se leva et descendit à la cave, laissant Rebecca et Dante seuls.

— Et t’étais quoi, dans la vie, avant ? Prof ? Médecin ? Espion ?

— J’ai été tout cela, à des moments différents, répondit-il sans sourire, les mains croisées devant lui.

— Naturellement… fit Rebecca en haussant un sourcil. Et là, tu fais quoi maintenant ? Tu vis de quoi ?

— De mon patrimoine, dit-il en haussant légèrement les épaules. J’ai eu quelques siècles pour le constituer.

Elle se retourna, croisa les bras, et le fixa un instant.

— Tu parles comme un mec de la Renaissance qui a découvert les assurances-vie.

— Ce n’est pas si loin de la vérité, répliqua-t-il. J’ai investi tôt dans des terres en Toscane. Puis dans des chemins de fer en Prusse.

— Prusse, hein… Et tu n’es pas du genre à porter une arme, j’imagine ?

— Plus maintenant.

— Pourtant t’as été templier, pas vrai ?

— Oui. Et j’en garde peu de fierté.

— À quel point tu sais manier une épée ?

— Assez pour comprendre que certains me dépassent.

Rebecca pencha la tête, intriguée.

— Pourquoi t’es venu ici ?

— C’était pour retrouver des amis… Mais j’ai senti la mort de Nuri. Alors je suis venu voir.

Elle haussa un sourcil.

— Explique-moi ça sans me sortir une phrase digne d’un oracle grec, s’il te plaît.

Il eut un sourire, presque nostalgique.

— Chez nous, les immortels, certaines morts résonnent. Fort. Quand un ancien meurt, surtout un homme comme Nuri, quelque chose se brise. Un vide s’ouvre. On le sent. Moi, je l’ai senti. Alors j’ai cherché.

Rebecca hocha lentement la tête. Elle le croyait — pas aveuglément, mais assez pour continuer la conversation.

— Tu l’as senti, donc. Et t’as trouvé cette tombe au milieu de nulle part… comment, exactement ?

— J’étais éclaireur. Pisteur pour les légions romaines, puis pour Napoléon, et même dans les Vosges, pendant la Grande Guerre. Une empreinte, un sol remué, une pierre qu’on a déplacée… Ce sont des choses qui parlent.

Rebecca le fixa intensément, puis lâcha :

— Je te crois. Et ça m’énerve.

Dante haussa un sourcil.

— Pourquoi ?

— Parce que je sens que t’es sincère. Et j’aime pas quand les suspects me font oublier que ce sont des suspects.

Il inclina légèrement la tête, respectueux.

— Je suis peut-être suspect, mais je ne suis pas votre ennemi.

— Pas encore. Et ça dépendra de ce que tu feras… si Victor retrouve le shérif.

Le nom sembla le heurter. Dante se redressa légèrement.

— Victor…

Le cœur battant, il sentit l’écho du nom dans sa mémoire. Était-ce lui ? Celui qu’Elias recherchait ? Celui que Darius avait aidé à ne pas sombrer ? Il devait en avoir le cœur net.

— Oui, Victor. C’est lui, mon mec. Et crois-moi, il ne va pas jouer à la diplomatie quand il découvrira ce qu’on a fait à Nuri.

Dante croisa les bras et la regarda droit dans les yeux.

— Parlez-moi un peu de lui. Comment est-il ?

Rebecca plissa les paupières.

— Pourquoi ?

— Simple curiosité, dit-il, le ton neutre, les épaules légères.

Elle sourit, amusée mais pas dupe.

— Tu devrais aller pioncer. Peut-être que demain tu arrêteras de prendre tout le monde pour des cons.

Elle se leva et partit rejoindre Alex, mais Dante ne put s’empêcher de penser. Il devait voir ce Victor. C’était une nécessité viscérale. Son cauchemar lui revint, ce songe ancien et obsédant, celui d’un homme debout dans les ténèbres, une épée noire à la main, qui ne prononçait qu’un seul mot : Assez.

La lumière était faible, filtrant à peine à travers l’ampoule nue suspendue au plafond. L’air de la cave était plus frais, chargé d’humidité, mais aussi d’un silence dense, presque sacré. Le corps de Nuri reposait là, drapé dans un linceul propre que Dante avait déposé avec une minutie presque religieuse. Une couverture pliée servait d’oreiller sous sa tête. Rien d’ostentatoire, juste du respect.

Rebecca descendit lentement les marches, son pas résonnant doucement sur le béton. Elle s’arrêta un instant, les yeux sur la silhouette immobile, avant d’apercevoir Alex accroupie à ses côtés, les bras serrés autour des genoux. Elle ne pleurait pas. Elle avait dépassé ce seuil. Elle était dans cette zone où la douleur ne fait plus de bruit, où l’âme tient sans comprendre comment.

Rebecca s’approcha, s’agenouilla doucement.

— Hé, ma puce… tu devrais dormir un peu. Je peux prendre le relais, murmura-t-elle.

Alex secoua lentement la tête sans la lever.

— Je veux pas le laisser tout seul.

Rebecca resta silencieuse un instant. Elle comprenait. Ce n’était pas une peur rationnelle. C’était une forme d’instinct brut, de fidélité pure. Elle glissa un bras autour d’elle, et Alex se laissa faire.

— Tu tiens bien, ma choute.

— Je me retiens, murmura Alex. Je sais que si je craque… je vais m’effondrer pour de bon.

Rebecca lui sourit, farouche et douce à la fois.

— Alors craque un peu. Juste assez pour respirer. Tu n’as pas à tout porter toute seule.

Alex ferma les yeux, se laissant aller contre elle. Une larme coula, timide, silencieuse. Rebecca la tint plus fort, comme pour la préserver d’un monde qui ne pardonne rien.

— Merci, Rebecca…

— Hé. T’as pas à me remercier, okay ? Je suis là. Et je te laisserai pas tomber.

Un silence s’installa, doux cette fois, presque apaisant. Puis Alex souffla :

— Et… oncle Victor ?

Rebecca laissa échapper un soupir, mais pas de lassitude. D’inquiétude.

— Ton oncle… il fait son deuil à sa manière. Et crois-moi, il en a vu d’autres. Mais fais-lui confiance, d’accord ? Il reviendra. Quand il saura.

— Il va faire quoi, tu crois ?

Rebecca hésita, un voile plus sombre dans les yeux.

— Il va comprendre. Et après ça… il fera ce qu’il faut. Comme toujours.

Alex hocha lentement la tête.

— J’ai peur pour lui. Et pour celui qui a fait ça.

Rebecca baissa les yeux vers le linceul blanc.

— Moi aussi, chérie. Moi aussi.

 

 

***

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dante déposa sa tasse de thé et poussa un soupir fatigué. Il était venu de Florence dans l’idée de retrouver Elias et Hammond à Cleveland, mais il avait senti la mort de Nuri — une vibration brutale, presque physique — et il avait changé de direction sans hésiter. Il devait voir. Comprendre. Qui avait osé tuer son ami.

Ah, Nuri… le meilleur des ennemis, devenu frère d’âme. Combien de fois s’étaient-ils affrontés, autrefois, quand il se faisait appeler Dante Léandros ? C’était à l’époque des Seldjoukides. Lui, templier au service de Byzance. Nuri, ce démon turc aux yeux de feu, né des steppes oghouzes, porteur du croissant contre la croix.

Un mince sourire se dessina sur ses lèvres. Qui aurait cru qu’un ennemi juré deviendrait un jour un ami proche, un confident ?

Il se souvenait parfaitement de ce jour à Florence, des siècles plus tard, quand Nuri était venu sans armes, le regard rempli de curiosité. Il avait été subjugué par la ville, émerveillé comme un enfant, et Dante avait découvert alors un homme qui voulait comprendre le monde pour ce qu’il était — pas pour ce qu’il désirait qu’il soit.

Depuis ce jour, ils ne s’étaient plus jamais vraiment perdus de vue. Ils s’écrivaient souvent. De longues lettres, parfois pleines de philosophie, d’autres fois juste quelques lignes sur un vin, un poème, une bataille de trop.

Et maintenant… il ne restait plus que le silence.

Dans la chambre où il s’était retiré pour la nuit, Dante se tenait penché sur un carnet de cuir usé, sa plume suspendue au-dessus du papier. Il n’écrivait plus souvent à la main, mais certaines douleurs exigeaient l’encre, l’odeur du papier, le frottement rugueux des mots qui résistent. Il inspira longuement, puis, presque sans y penser, traça la date dans un coin.

Mais il ne mit pas d’adresse.

À toi, mon vieux lion,

Je t’écris cette lettre que tu ne liras jamais. Peut-être que je l’écris pour moi, ou peut-être que c’est ma façon de lutter contre le vide que tu laisses derrière toi.

Tu te souviens de cette nuit sous la tente, près d’Antioche ? Toi, blessé à la jambe, moi avec une côte brisée, et nous parlions d’étoiles en buvant cette horreur de vin chaud que tes hommes traînaient dans leurs outres. Tu avais dit quelque chose que je n’ai jamais oublié : « L’ennemi d’aujourd’hui est parfois le seul homme capable de te comprendre demain. » Et tu avais ri. Ce rire qui grattait les murs du temps.

Tu m’avais compris, bien avant que je ne me comprenne moi-même. Tu m’as montré que l’on pouvait vivre plusieurs vies sans trahir la première, que l’on pouvait porter une lame sans l’aimer, servir un empire et en pleurer les ruines sans honte. Tu as vécu mille fois, et tu les as toutes vécues debout.

Aujourd’hui, ton silence est plus bruyant que les cris des champs de bataille.

Dante s’interrompit, posa sa plume. Sa gorge était sèche. Il sentit monter cette vieille douleur, sourde, tenace, presque familière : celle de perdre quelqu’un d’immortel. Il y avait dans ce genre de deuil une absurdité cruelle, comme si l’univers lui-même avait rompu une promesse tacite.

Il pensait être préparé. Après tant de siècles, tant d’adieux. Mais il ne l’était pas. On ne l’est jamais, surtout pas pour les rares qu’on avait appris à aimer, à estimer, à craindre parfois — dans cette fraternité étrange que seuls les immortels pouvaient comprendre.

Ce n’était pas seulement la perte d’un ami. C’était la disparition d’un témoin. Nuri avait vu les mêmes siècles, foulé les mêmes terres, pleuré les mêmes chutes. Avec lui disparaissait un miroir dans lequel Dante pouvait parfois entrevoir ce qu’il aurait pu devenir — ou ce qu’il avait fui.

Il se souvenait de ses lettres. Il y en avait une où Nuri parlait d’une petite fille recueillie dans une ville américaine, et d’une femme au regard franc qui avait redonné un goût au mot “foyer”. Dante n’avait pas répondu. Pas par négligence. Par pudeur. Il avait eu peur d’envier ce bonheur simple.

Aujourd’hui, il donnerait n’importe quoi pour lui répondre.

Tu aurais ri, mon vieux. Tu aurais dit : “Tu me manques déjà, vieux templier.” Et tu aurais eu raison. Tu me manques. Immensément.

Je veillerai sur les tiens, aussi longtemps que j’en suis capable.

Il referma le carnet. L’encre était encore humide. Il ne relirait pas. Il ne relisait jamais ces lettres-là.

Puis il resta là, longtemps, dans le silence de la nuit. Il n’y avait plus de guerre. Plus de croisade. Juste cette paix amère où même les immortels se sentaient vulnérables.

Soudain, Dante sentit une présence. Une vibration sourde, ancienne, qu’aucun humain n’aurait pu percevoir. Il se leva d’un bond, les muscles déjà tendus, et dégaina sa spada da lato, lame d’un autre âge — élégante, fluide, mortelle. Une transition parfaite entre l’épée médiévale et la rapière, forgée pour un homme qui avait traversé les siècles avec grâce et prudence.

Il descendit les marches comme une ombre, l’arme tendue devant lui, en cercle, les appuis souples. L’air était chargé, chaque silence trop net pour être rassurant. Pourtant, la maison semblait vide.

Arrivé au rez-de-chaussée, il tourna lentement sur lui-même, chaque pas calculé, chaque respiration dosée. Rien.

Mais son instinct, celui qu’on n’apprend dans aucune école, celui du chasseur autant que du survivant, le pressait : il est là.

Il glissa jusqu’à la porte d’entrée, la main sur la poignée, l’ouvrit doucement — un centimètre à la fois, pour éviter le moindre grincement — et se glissa à l’extérieur. La nuit avait englouti le monde. Le vent portait des odeurs de poussière et de pin. On n’y voyait rien. Mais la présence était plus forte encore. Plus proche.

Et puis soudain, il la sentit : le froid du métal sur sa gorge.

Dante ne bougea pas. Il savait que s’il respirait trop fort, il mourrait. La lame était parfaitement placée — pas pressée, mais parfaitement consciente de ce qu’elle pouvait faire.

Tu n’as rien vu venir, pensa-t-il, presque admiratif.

Lentement, il tourna légèrement la tête. L’homme derrière lui était grand, sec, les cheveux noirs attachés en queue de cheval, son visage dur et pâle dans la pénombre. Il tenait une épée immense — une arme conçue pour fendre un cheval, et non pour l’escrime raffinée. Un outil de guerre.

Mais ce n’était pas l’arme qui glaça Dante.

C’étaient ses yeux. Des yeux d’un bleu polaire, insondables, vieux. Des yeux de mort et de mémoire.

La voix, quand elle tomba, était calme. Terriblement calme.

Vous êtes qui ?

Dominic Ardent, répondit Dante, d’une voix ferme mais mesurée. Je suis… j’étais un ami de Nuri.

Un silence, aussi pesant qu’une sentence.

Cela reste à vérifier.

Où sont Alex et Rebecca ?

À l’intérieur, répondit-il. Il ne tenta pas de bouger. Pas une once de bravade.

L’homme ne le regardait déjà plus. Il avait tourné légèrement la tête vers la maison. Comme s’il pouvait, à travers les murs, sentir les battements du cœur des deux femmes. Son corps demeurait parfaitement immobile, comme sculpté dans une intention unique.

Si jamais tu leur as fait le moindre mal…

Il n’avait pas besoin de finir. Dante comprit. Il était prêt à le tuer. Pas dans un duel. Pas avec honneur. Juste… l’éteindre.

Et c’est là que la porte s’ouvrit.

Rebecca apparut, l’arme déjà sortie, suivie d’Alex au regard plus surpris qu’apeuré. Elle prit une demi-seconde pour jauger la scène, reconnut la silhouette figée de Victor, et rangea son pistolet avec un soupir las.

— C’est cool, Vic. C’est un copain de Nuri.

Victor ne répondit pas immédiatement. Il gardait sa lame levée, les yeux fixés sur Dante, encore. Puis, lentement, il abaissa l’arme. Mais ses yeux, eux, ne quittèrent pas l’ancien templier.

Un copain, hein… murmura-t-il à peine audible.

Et dans la nuit calme, le silence pesait plus que tout. Car ce silence, maintenant, était celui d’un homme prêt à faire la guerre.

Rebecca croisa les bras en silence, observant Victor serrer brièvement Alex contre lui. Il la tint quelques secondes, la main posée sur l’arrière de sa tête, comme pour l’ancrer contre lui. Puis il se redressa sans un mot et entra dans la maison, comme si chaque geste était dicté par une mécanique intérieure qu’elle ne parvenait plus à décrypter.

Rebecca le suivit du regard, puis lui emboîta le pas, les mâchoires serrées.

Derrière eux, Dante entra en dernier et referma la porte, mais resta en retrait, à l’ombre. Silencieux, les traits impassibles, il ruminait déjà ce qu’il n’avait pas vu venir. Cet homme — Victor — l’avait pris par surprise, alors qu’il était sur ses gardes. Et ça, c’était inédit.

Dante n’était pas un novice. Il avait été chevalier, éclaireur, assassin, stratège. Il avait survécu à mille vies, mille époques. Mais cet homme… Il s’était déplacé comme une ombre. Et sa lame, même sans frapper, avait porté la promesse d’une fin certaine.

Était-ce lui ? Le guerrier terrible qu’il avait combattu autrefois ? Dans ses souvenirs, il était plus grand, plus brutal, un monstre échappé des steppes. Mais peut-être était-ce simplement la peur, ou la mémoire, qui déformaient les contours.

Dans le salon, Victor s’était servi un verre de cognac. Il ne regardait personne. Il buvait. Lentement. Une gorgée, puis une autre. Le dos tourné au monde, comme s’il cherchait à le repousser.

Rebecca le fixa longuement. Elle attendit. Un battement. Deux. Dix.

Mais il ne disait rien.

Alors elle décida de briser le silence.

— Bon. Je peux savoir où t’étais passé ? lança-t-elle d’un ton trop tranchant. Parce que j’ai pas arrêté de t’appeler. Messages, appels, signaux de fumée. J’ai failli croire que t’avais décidé de te recoucher dans une tombe.

Victor posa son verre. Lentement. Il pivota légèrement, juste assez pour qu’elle voie ses yeux. Fatigués. Ancrés ailleurs.

— J’étais en traque, répondit-il simplement.

Silence.

Rebecca serra les dents. Elle le connaissait trop bien pour s’en contenter. Ce ton, cette posture... Ce n’était pas le silence de la pudeur, c’était celui d’un homme qui choisissait chaque mot comme une pierre à poser sur un secret.

— Et t’as trouvé quoi ? Des fantômes ? Ou un connard avec une étoile de shérif et un sens de l’honneur à géométrie variable ?

Victor leva son verre, sans boire. Il le fixa, comme s’il cherchait une réponse dans les reflets ambrés du cognac. Ou peut-être un souvenir qu’il n’arrivait pas à noyer.

— Je suis tombé sur son fils.

Le ton avait changé. Grave. Lent. Une note plus rauque, comme un aveu qu’il aurait préféré ne pas faire.

Rebecca le fixa droit dans les yeux.

— Le fils de Calloway ?

Il hocha la tête, doucement.

— Il était là quand Nuri est mort.

Elle se figea. L’air autour d’eux devint plus lourd. Une tension invisible, mais coupante.

— Il a vu ?

Victor mit du temps à répondre. Trop de temps.

Puis, dans un souffle :

— Il a vu plus qu’il n’aurait dû. Mais il refuse de m’en parler. C’est pour ça que je l’ai amené avec moi. Pour que tu l’interroges.

Rebecca écarquilla les yeux, les bras tombant le long du corps. Alex, elle, porta la main à sa bouche, incapable d’y croire.

— Attends. Tu veux dire que… T’as kidnappé un gamin ?!

La voix de Rebecca monta d’un cran, tranchante.

— Non mais t’es complètement con, ma parole ! Et tu me balances ça comme si t’avais ramené un foutu chiot égaré ?!

— Je ne lui ai fait aucun mal, répondit Victor calmement. Je savais que je n’étais pas la bonne personne pour lui parler. Toi, tu peux. T’as ce truc qu’il faut.

— Ah ouais, je devine, cracha-t-elle d’un ton glacial. Toi, t’es du genre à faire dans le sonore et le dégueulasse, c’est ça ?

— Oui. Et je ne l’ai pas fait, dit-il en la regardant enfin dans les yeux.

Un silence plus dense s’abattit.

Puis Rebecca explosa :

— Nom de Dieu de putain de bordel de saloperie de couille de merde !

Elle se détourna brusquement, s’éloigna de quelques pas, les mains dans les cheveux, prête à éclater.

Alex, elle, restait pétrifiée. Ses yeux allaient de Victor à Rebecca, sans comprendre comment le monde avait basculé si vite.

Victor ne bougeait pas. Il encaissait. Comme toujours. Comme un homme qui savait que sa vérité n’était jamais belle à dire.

Mais dans le fond de son regard, il y avait cette étincelle étrange. Ni colère, ni honte. Quelque chose d’autre.

Quelque chose qui disait : Je suis allé au bout du monde pour comprendre, et j’ai trouvé un enfant qui porte un fardeau à sa place.

— Ok. Il est où, le gamin ? demanda Rebecca sans même le regarder.

— Dans le coffre de la voiture, répondit Victor tranquillement.

Elle se figea. Se retourna lentement vers lui. Elle inspira à fond, comme si elle s’apprêtait à hurler, mais au dernier moment, elle ravala tout. À la place, elle pivota vers Alex.

— Ma puce… tu n’aurais pas une grosse bouteille de scotch ? Parce que là, j’ai une furieuse envie de me saouler à mort.

— Arrêtez de vous faire du mal, dit Alex d’une voix douce. Oncle Vic, je sais que tu veux bien faire, mais tu peux pas régler chaque problème à coups de poing… ou d’épée.

— Merci beaucoup Alex ! s’écria Rebecca, les bras en l’air. Peut-être que toi, tu pourras lui faire entrer ça dans son crâne de vieux débile !

Victor haussa un sourcil, presque amusé.

— Je t’ai manqué, on dirait.

— Si par “manqué”, tu veux dire “donné envie de me noyer dans du bourbon jusqu’à oublier ton prénom”, alors ouais, putain, t’as grave manqué.

Alex esquissa un sourire malgré elle. Et, pendant un bref instant, le poids de la mort de Nuri sembla s’alléger. Pas disparaître, non. Juste… bouger d’un millimètre.

Rebecca poussa un long soupir et tendit la main à Victor.

— Donne-moi les clés. J’vais chercher ton “invité surprise”.

— Rebecca…

— Tu veux que je l’interroge ou pas ? Alors donne-moi les foutues clés.

Victor obéit sans discuter. Elle les attrapa, passa la porte sans un mot, et claqua derrière elle.

Silence.

— Elle est géniale, souffla Alex. Mais elle va vraiment le foutre à poil mentalement, ton gamin.

— C’est pour ça que je l’ai ramenée, murmura Victor. Si quelqu’un peut supporter la vérité, c’est elle.

— Et toi ? demanda Alex.

Il leva les yeux vers elle.

— Moi, je ne sais pas encore si je la mérite.

 

**

La nuit était tombée pour de bon, et le silence pesait comme une couverture trop lourde. Rebecca descendit le perron, les clés en main, et se dirigea vers la voiture de Victor. Elle grogna intérieurement. “Dans le coffre”, sérieusement… Il aurait pas pu l’attacher à une chaise comme tout le monde ?

Elle jeta un regard circulaire autour d’elle, méfiante. L’air était chargé de cette électricité qu’elle connaissait bien — celle d’avant la tempête, ou peut-être celle laissée par la lame d’un immortel encore vibrante.

Elle appuya sur le bouton du trousseau. Un clic discret annonça le déverrouillage. Elle s’approcha à pas mesurés, comme si elle ouvrait une boîte de Pandore. Et quelque part, elle se disait que c’était peut-être bien ça.

Elle souleva lentement le hayon. Et le vit.

Un ado. Dix-sept ans, peut-être. Vingt, s’il avait connu une vie de chien. Des cheveux châtains en bataille, un sweat bleu, les yeux ouverts et rouges — pas de peur, non, il avait trop vu. C’était autre chose. Une colère muette. Un deuil figé. Il était assis là, dans le coffre, bras croisés, jambes repliées, comme un animal qui avait décidé de ne pas se débattre, mais qui mordrait à la première ouverture.

— T’es Liam ? demanda-t-elle calmement.

Il ne répondit pas tout de suite. Il cligna des yeux, lentement, comme si elle venait d’interrompre un long dialogue intérieur.

— J’suppose que ouais.

Rebecca haussa les sourcils. Il avait une voix rauque, éraillée, et une fierté presque douloureuse dans le regard. Elle sentit son cœur se serrer — pas de pitié, non, juste cette colère froide qu’elle connaissait trop bien : quand les mômes payaient pour les guerres des adultes.

— Il t’a fait mal ? demanda-t-elle.

— C’est un putain de cinglé, répondit-il.

— Je te le confirme, mais il fera pas de mal a un gosse, tu peux me croire.

Mais Rebecca ne put s’empêcher de grimacer. Ça, c’était bien du Victor tout craché. Capturer un témoin comme on va chercher du pain, et penser que c’était “pragmatique”.

— Allez, sors du coffre et assieds-toi. On va causer, toi et moi.

Liam ne bougea pas.

— T’es avec lui ? demanda-t-il.

— J’suis avec personne. J’suis contre les cons. Et en ce moment, ton père figure assez haut dans mon classement.

— C’est pas mon père.

Elle s’arrêta. Le ton, le mot. Pas. Pas mon père.

— Calloway, il t’a adopté, non ? reprit-elle plus doucement.

— Il m’a élevé, ouais. Mais un père… un père tue pas quelqu’un… avec une foutue épée…

Rebecca sentit la douleur affluer, brutale. Elle inspira à fond.

— Tu peux me dire ce qui s’est passé, Liam ? Dis-moi ce que t’as vu. Pas ce que tu crois. Ce que t’as vu.

Il hocha la tête. Une fois. Les lèvres serrées. Elle ne demanda rien de plus. Pas maintenant. Le garçon s’adossa contre la voiture et secoua la tête encore secoué par ce souvenir.

Il ferma les yeux. Un souffle. Une hésitation.

Puis :

— Ils se sont battus. J’étais planqué derrière une souche. Papa — Calloway, pardon… il m’avait dit de rester en arrière. Mais je suis pas idiot. Je l’ai suivi. J’ai tout vu. Je voulais savoir pourquoi il disparaissait avec cette putain d’épée quelques soirs, et j’ai eu la réponse à mes questions.

Il se figea. Les doigts tremblaient.

— Il allait perdre. Nuri… il avait gagné. Il aurait pu l’achever. Moi j’ai crié « PAPA » et il s’est arrêté. Il a regardé vers moi. Il m’a vu. Et là… il a baissé son épée.

Rebecca ferma lentement les yeux, et sa gorge se serra. Elle sentit la nausée remonter — cette sensation d'injustice, vieille compagne des jours maudits.

— Il t’a vu…

— Ouais. Dit-il en pleurant. Et… il a dit que… qu’il ne ferait jamais de moi un orphelin, il s’est tourné pour partir… c’est là que Calloway l’a tué… il lui y a coupé la tête.

Un long silence. Juste le vent entre les feuilles.

— T’as pas vu ce qui s’est passé après ? La lumière ? La décharge ?

— Non. J’ai couru. Je voulais vomir. J’ai pas regardé derrière.

Rebecca le regardait, les bras croisés, le cœur serré. Ce gosse n’était pas qu’un témoin. Il était une preuve vivante. Une cicatrice humaine.

— Tu as de la famille quelque part ?

— Ma mère, elle habite Fresno.

— T’as de l’argent sur toi ?

— Ouais…

— Ok… tire toi et ne parle de cela à personne.

Liam hocha tristement la tête, il fit quelque pas mais il se tourna vers Rebecca.

— Je suis vraiment désolé… pour votre ami… c’était un brave gars.

Rebecca le regarda s’éloigner dans la nuit, silhouette mince, sac trop grand sur l’épaule. Ce n’était plus un enfant. Ce ne serait jamais tout à fait un homme.

Elle inspira, ferma le coffre et chuchota :

— Désolé, Nuri. C’était pas un témoin. C’était une victime.

 

***

Victor était resté près de la fenêtre, dans l’ombre. Il n’avait pas cherché à entendre. Les mots étaient venus à lui, clairs comme une confession dans une église vide. Il avait observer le garçon pendant qu’il s’éloignait et que Rebecca revenait a la maison.

Il a baissé son épée. Et Calloway l’a tué.

Il ne bougea pas pendant un long moment. Il vida son verre d’un trait, puis le reposa avec une lenteur maîtrisée. Dante entra dans la pièce. Il vit Victor et sentit immédiatement que quelque chose avait changé. L’atmosphère avait viré au métal, à la poudre. Une étincelle suffirait.

Victor se tourna vers lui, lentement.

— C’est toi qui m’as parlé de Nuri le premier. De ton amitié. De votre passé commun.

— Oui, répondit Dante, les bras croisés. C’est vrai.

— Tu savais, Dominic. Tu savais qu’il avait été tué en traître. Tu as deviné. Tu l’as senti. Et tu t’es-tu.

— Parce que je ne savais rien avec certitude, répliqua Dante, tendu mais sans reculer. Tu crois que je voulais ça ? Tu crois que ça ne me ronge pas ? J’ai connu Nuri quand il se faisait appeler Arslan, et toi tu me parles de loyauté ? je ne savais pas comment il était mort. Et j’avais peur de ce que tu ferais si tu l’apprenais trop tôt.

Victor s’approcha d’un pas.

— Peur de ce que je ferais ? Tu me prends pour qui ? Pour un monstre ?

— Pas pour un monstre. Mais pour un homme qui a été l’un des pires. Et qui porte encore cette ombre en lui.

Les mots sortirent d’un trait. Bruts. Sans défense.

— Il y a longtemps, en Anatolie… un immortel m’a presque tué. Il portait une armure d’os, des yeux comme les tiens. J’ai survécu par miracle. J’ai toujours cru que c’était une légende. Un cauchemar de ma mémoire.

Il allait répondre quand Rebecca fit irruption.

— Alex a quitté la maison en emportant l’épée de Nuri.

Dante et Victor se regardèrent surpris. Victor se détourna le premier. Il ne dit rien. Il ne leva pas la voix. Il marcha lentement jusqu’à la porte, le regard rivé au sol comme s’il craignait que le moindre mot ne fasse tout exploser.

— Il faut la rattraper, dit Victor brusquement.

Victor s’était déjà emparé de son manteau et de ses clés.

— Elle est à combien de temps d’ici ? lança-t-il.

— Deux heures. Trois si elle prend la route de la côte, répondit Rebecca, déjà en train de vérifier son téléphone.

— Et Calloway ? demanda Dante.

— Il est à White Pines, un patelin paumé dans les montagnes. Il y a sa ferme, son église, et pas un seul voisin à quinze bornes à la ronde.

Victor passa la porte sans attendre. Sa voix claqua comme un ordre.

— On y va. Tout de suite. Si elle le trouve avant nous…

Il ne termina pas sa phrase. Rebecca le suivit en courant.

Dante resta une seconde de plus dans le silence. Il regarda la pièce vide, la bouteille abandonnée sur la table. Puis il souffla, presque pour lui-même :

— Arslan, qu’est-ce que tu dirais, toi, si tu voyais ce merdier…

Et il sortit à son tour.

 

 

 

***

Le vent sifflait entre les arbres de White Pines, arrachant des feuilles aux branches comme on arrache des souvenirs à une mémoire qui se délite.

Calloway referma la porte de sa grange d’un geste lent. Il portait encore son vieux manteau de cuir, celui qui avait connu trop de sang et trop de silences.

Il alluma une cigarette sans se presser, observant l’horizon pâle, ce bout du monde où rien ne venait jamais troubler la paix.

Il avait bu des litres de whisky après la mort de ce type. Pourquoi l’avait-il fait ? Pour lui rendre hommage ? ou pour le remercier de ne pas l’avoir tué ? Et lui ? Dutch Calloway, alias Jacob Brennan, qui n’avait jamais éprouvé de remord jusqu’au jour ou il avait tué Nuri Kayaman… dans le dos.

Lorsqu’il avait reçu son pouvoir. Dutch ne put s’imaginer la puissance d’un immortel âgé de neuf cent ans, mais il avait reçu autre chose, une vision du monde, un regard autre, et aussi un amour infini pour ce monde. Dutch regardait le soleil se lever différemment, le ciel lui paraissait plus bleu que jamais, et même la nature semblait chanter lorsqu’il tendait l’oreille. Même ce soir la lune avait un éclat vif dans le ciel sans nuages, et les étoiles brillaient comme des bougies lointaines.

Pourquoi cette humeur maussade ? Quel poids portait son âme ? Il avait rarement ressenti cela auparavant. Pourquoi ? Son esprit revint sur le corps décapité de Kayaman. Il l’avait enterré, chose rare lorsqu’il tuait un immortel.

— C’est toi qui m’as fait ça, dit-il. Dans ton drame, je passe pour l’ombre noire.

Et pourtant Dutch l’avait vue tomber, le corps sans tête. Il était exceptionnel, même quand il est tombé à la fin, il avait cru un instant qu’il allait se redresser. Encore maintenant il s’attendait à le voir se relever pour venir le tuer cette fois sans hésitation.

Tant que les hommes se feront la guerre, il y aura des guerriers. Tant qu’il y aura des guerriers, il y aura des princes parmi les guerriers. Et parmi les princes il y aura des rois, et parmi les rois un empereur. Des gens comme lui, il n’y en avait qu’un toutes les vingt générations. Et ne serait jamais mort dans un lit.

Un bruit de pas dans les feuilles. Léger. Résolu.

Calloway se figea. Il savait reconnaître le pas d’un homme. Le poids d’un tueur. L’écho d’un immortel. Mais ce bruit-là… c’était autre chose.

Il se retourna lentement.

Alex tenait une arme. Elle tira. Une balle l’atteignit en plein ventre, une autre dans la jambe. Dutch Calloway s’effondra sur un genou, haletant. Les blessures se refermeraient, oui… mais la douleur, elle, restait. Crue. Brûlante. Même pour un immortel.

Elle avançait, le kilij de Nuri à la main. À deux mains. Garde d’argent, lame levée. Et dans ses yeux, ce n’était pas la haine : c’était pire. C’était ce feu froid, implacable. Celui de la justice. Celui qu’il avait vu, autrefois… dans les yeux de Nuri Kayaman.

— Je t’attendais pas avant demain, murmura-t-il.

Elle s’arrêta à quelques pas. Le souffle court. Elle avait couru. Ou pleuré. Ou les deux.

— Est-ce que tu as peur ? demanda-t-elle.

Il inspira, mais n’eut pas le temps de répondre. Une nouvelle balle lui éclata la cuisse. Il hurla. Elle le fixait, comme on regarde une bête acculée.

— Réponds-moi, charogne ! cria-t-elle, la voix brisée par la rage.

Il toussa, cracha du sang, grimaça.

— Allez… frappe.

Elle jeta l’arme à feu. Ne garda que la lame. Et là, sa voix changea. Elle murmura.

— Si tu l’avais tué dans un vrai combat… j’aurais pu accepter. J’aurais hurlé, pleuré, mais j’aurais fini par comprendre. Mais tu l’as assassiné… dans le dos… comme le dernier des lâches… On ne tue pas un Nuri Kayaman comme ça. Il y a des règles. Des rituels. Des honneurs. Et tu les as souillés.

Une larme coula, qu’elle écrasa d’un revers furieux.

— Tu sais ce que c’est… de bercer un enfant qui pleure la nuit ? Lui, il le faisait. Quand j’avais peur, il me serrait contre lui… Il me racontait des légendes… Des histoires… Il posait sa main sur mon front et le monde redevenait supportable.

Elle porta la main à sa propre joue, comme s’il était encore là.

— Et toi ? As-tu déjà aimé quelqu’un comme ça ? As-tu déjà serré un enfant contre toi… sans rien attendre ? As-tu… aimé, au point d’en avoir mal ?

Elle tremblait maintenant, chaque mot arraché à sa gorge comme une lame.

— Tu m’as volé mon père… Il ne pouvait pas avoir d’enfants, non… Mais il m’aimait. Comme un père peut aimer sa fille… Même si elle n’était pas de lui…

Son regard était un abîme. Un cri.

— Et toi… tu me l’as enlevé. Pourquoi ?

Dutch la fixait, en silence. Son visage n’était plus celui d’un tueur. C’était celui d’un homme perdu. D’un homme qui n’avait jamais trouvé d’excuse.

Il hocha lentement la tête. Une larme glissa. Pas pour lui. Pour elle. Pour Nuri. Pour ce qu’il ne serait jamais capable de réparer.

— Je suis… désolé…

Ces mots, il ne les avait jamais dits.

Et pourtant, ils ne suffisaient pas. Alex ne bougea pas.

La lame était toujours levée, mais ses bras tremblaient. Pas de peur. De douleur. Une douleur ancienne, dévorante. Elle le regardait, cet homme agenouillé, qui avait tué dans le dos… et qui pleurait.

Et puis un bruit. Discret. Mais distinct.

Des pas.

Elle tourna la tête. Deux silhouettes avançaient dans l’ombre des pins. Rebecca, d’abord, mains levées, les yeux rivés sur elle. Puis Victor, à quelques pas derrière. Silencieux comme une montagne. Froid comme l’hiver. Mais ses yeux… eux… brûlaient.

— Alex, dit doucement Rebecca. Pose la lame. S’il te plaît.

La jeune fille vacilla. Un instant. Comme si elle allait lâcher prise. Puis elle resserra sa prise sur la garde d’argent.

— Non. Il l’a tué. Vous comprenez pas. Il l’a tué alors qu’il l’avait épargné. Il a détruit le seul homme qui m’ait jamais aimée.

Victor s’avança. Un pas. Puis un autre. Ses bottes craquaient sur les feuilles mortes. Il s’arrêta à deux mètres d’elle.

— Tu crois que je ne comprends pas ? murmura-t-il. Tu crois que je ne ressens rien ? Que je suis juste venu pour l’empêcher de mourir ? Tu te trompes, Alex. Je suis venu pour voir.

Elle serra les dents. Les larmes coulaient librement maintenant.

— Il t’aimait, reprit Victor. Comme il n’a jamais aimé personne. Et moi aussi je… je t’aime, Alex. À un point que tu n’imagines pas. Tu es tout ce qui me reste de Nuri.

Je ne pourrai peut-être jamais t’aimer comme lui… mais tu es importante pour moi.

Et ça, je peux te le jurer.

Il s’accroupit lentement à côté de Calloway. Le vieux shérif respirait à peine. Du sang sur ses lèvres. Des regrets dans les yeux.

— Tu veux le tuer, Alex ? demanda Victor, calmement. Alors fais-le.

Mais pas pour Nuri. Pour toi. Parce que si tu passes cette lame… tu franchis une ligne. Et il n’y a pas de retour.

Un silence. Dense. Absolu.

Puis Rebecca, d’une voix plus rauque, plus douloureuse :

— Je sais ce que c’est, Alex. Crois-moi ma puce… je sais ce que c’est de vouloir que la douleur s’éteigne en faisant couler le sang. Mais ça ne marche pas.

La douleur reste. Elle se transforme. Elle te pourrit. Et un jour… tu ne reconnais plus ton reflet.

La jeune fille vacilla de nouveau.

Dutch Calloway releva les yeux vers elle. Ce n’était plus un immortel. Plus un tueur. Juste un homme. Brisé.

— Je t’ai enlevé ton père… dit-il dans un souffle. Je peux rien te rendre. Mais si tu veux… je peux m’allonger là. Et fermer les yeux. Et attendre.

La lame baissa d’un centimètre. Puis d’un autre. Alex tituba.

Rebecca la rattrapa juste avant qu’elle ne tombe à genoux, puis la serra contre elle. Alex éclata en sanglots, le visage enfoui dans sa poitrine.

— C’est fini, mon cœur, souffla Rebecca. Il ne te prendra plus rien. Plus jamais rien.

Victor respira, comme s’il sortait de l’eau après une plongée trop longue. Il ne vit même pas Dante entrer à son tour. L’ancien immortel regarda Calloway. Longtemps. Et dans ses yeux, il y avait autre chose que de la haine. Il y avait du jugement. Il se tourna lentement vers les autres.

— Sortez tous, dit-il d’une voix douce.

Victor le fixa un instant, sans un mot, puis acquiesça. Il fit signe à Rebecca, qui comprit immédiatement. Elle entraîna Alex, encore tremblante, hors de la grange.

Une fois seuls, Dante dégaina sa spada dans un chuintement de soie et d’acier. Ses yeux étaient inexpressifs.

— C’est vraiment fini ? demanda Calloway, bouleversé.

Dante s’approcha lentement, le regard fixé sur Calloway. Il ne leva pas la voix. Il ne montra aucune colère. Juste une détermination tranquille, implacable.

— Certaines choses… doivent s’accomplir, répéta-t-il, presque dans un souffle.

Calloway ne chercha pas à fuir. Il ne supplia pas. Il hocha simplement la tête. Acceptation. Résignation. Ou peut-être soulagement.

Il se mit à genoux, le regard tourné vers le sol, les mains posées sur ses cuisses. Comme un homme prêt à mourir. Comme un soldat las de la guerre.

Dante leva sa spada, lentement.

— Je suis désolé, murmura-t-il.

Puis l’acier s’abattit. Un éclair. Un souffle. Le silence.

Et puis, le ciel s’ouvrit.

Le Quickening jaillit dans une gerbe de lumière et de tonnerre. Les arbres tremblèrent. Les chevaux hurlèrent dans les écuries. L’électricité crépita dans l’air, frappant les murs de la grange, faisant exploser les ampoules, projetant des éclats de lumière dans l’obscurité.

Dante vacilla. Il tomba à genoux, les dents serrées, le dos arqué, les veines de son cou tendues comme des câbles. Il absorbait la mémoire. Le poids. L’amour. La trahison. Il voyait les visages. Nuri, encore et encore. La fille. Le cri. Le coup dans le dos. La honte.

Et tout cela entra en lui, le traversa, le déchira.

Dehors au même moment, Victor contempla l’énorme explosion d’énergie.

Le ciel sembla se plisser sur lui-même alors que la première décharge éclatait. Les arbres frémirent. L'air se tendit, comme une peau sous tension.

Il observa le corps de Calloway léviter du sol. La foudre frappait encore et encore, mais pas depuis le ciel, mais depuis l’intérieur même du monde. Une lumière blanche jaillissait du cadavre comme d’un barrage rompu, et Dante la recevait sans broncher.

Victor recula d’un pas.

Il connaissait cette sensation. Ce frisson dans la colonne, cette mémoire étrangère qui tente de s’infiltrer dans les os. Même à distance, chaque Quickening ravivait les siens.

Rebecca vint se placer près de lui. Mais il ne la regarda pas.

Ses yeux restèrent fixés sur Dante, silhouette immobile au cœur de la tempête. Le Quickening de Dutch était brutal, chaotique, saturé de douleurs anciennes et de regrets mal ensevelis. Rien de noble, rien d’apaisé. Une déflagration souterraine, sale, rugueuse. Un cri contenu depuis trop longtemps.

Victor sentit sa gorge se serrer.

Pas à cause de Calloway. Mais à cause de ce que Dante avait accepté de devenir pour que justice soit faite.

Un juge. Un bourreau. Et peut-être, une fois de plus… un monstre.

Il ferma les yeux un instant.

— Pourquoi il a fait cela ? demanda Rebecca à voix basse.

Victor inspira, rouvrit les yeux. Son regard était plus vieux que le monde.

— Il a fait ce que moi, je n’ai pas pu faire. Ce que j’aurais peut-être dû faire.

Il posa la main sur l’épaule de Rebecca. Ses doigts tremblaient à peine.

— Mais chaque fois qu’on tue un de nous… même pour de bonnes raisons… on y laisse quelque chose. Et un jour, il ne restera peut-être plus rien de ce qu’on était avant.

Rebecca ne répondit pas. Elle serra sa main. Fort.

Derrière eux, les derniers éclats du Quickening s'éteignaient.

Et Victor pensa à Nuri.

Et se demanda, l’espace d’un souffle, s’il aurait pardonné.

 

 

***

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Hauteurs de White Pines – Aube grise

Le matin était voilé d’une brume douce, presque respectueuse. Elle flottait autour des arbres comme un linceul de silence. Là, au sommet d’un petit promontoire surplombant la vallée, ils avaient creusé la tombe. Une sépulture cachée du monde. Une sépulture d’immortel — sans pierre, sans nom, seulement une terre retournée et un silence lourd comme un millénaire.

Victor avait insisté : « Pas sous les regards. Pas dans la pierre. Il n’aurait pas voulu ça. »

Ils étaient quatre.

Victor, Rebecca, Alex… et Dante.

Personne ne parlait. Même les oiseaux, ce matin-là, semblaient avoir renoncé à chanter.

Le corps de Nuri reposait dans un linceul tissé de soie noire, ramenée par Rebecca de San Francisco. Une offrande sans ostentation. Juste ce qu’il fallait pour couvrir un roi.

Victor s’approcha, s’agenouilla devant la tombe ouverte.

Il resta là un moment, les mains posées sur les genoux, le dos droit. Le vent soulevait doucement ses cheveux gris, mais son regard restait fixe.

Puis il parla.

— Il n’était pas mon frère. Pas vraiment. Pas par le sang, ni par la foi. Il était pire que ça. Il était… ce que je ne suis pas devenu.

Il inspira, sa voix rauque dans la brume.

— Nuri Kayaman commandait des armées. Il savait ce qu’était l’honneur… mais aussi la clémence. Il a su se tenir debout là où d’autres se cassaient les genoux. Il m’a combattu, oui. Il m’a haï, parfois. Et moi aussi. Mais jamais il n’a menti sur ce qu’il était.

Il baissa les yeux.

— Il aurait pu me tuer à Rhodes. Il en avait l’occasion. Mais il m’a laissé vivre. Ce jour-là, j’ai compris ce que c’était que la vraie grandeur. Pas celle des empereurs, ni des conquérants. Mais celle d’un homme qui, même dans la guerre… choisit la pitié.

Victor releva la tête. Ses yeux croisèrent ceux d’Alex.

— Je l’ai haï, autrefois. Parce qu’il était tout ce que je n’étais pas. Je l’ai combattu. Parce qu’il me renvoyait ce que j’avais perdu. Et je l’ai aimé… parce qu’au fond, il était mon égal. Le seul. Peut-être le dernier.

Il posa une main sur le linceul.

— Il n’aura pas de statue. Pas de chanson. Juste nous. Et ça suffit. Parce qu’il a marqué chacun d’entre nous au fer rouge. Et ce qu’il nous laisse… c’est plus qu’un souvenir.

Un silence. Puis Victor souffla, comme une prière.

— Que la terre te soit légère, Arslan. Mon lion.

Il se leva.

Rebecca s’approcha. Elle tenait une rose rouge. Elle la posa doucement sur la poitrine de Nuri, puis murmura simplement :

— Reposez en paix...

Puis elle recula.

Alex, enfin, s’avança. Elle tremblait, mais tenait debout. Ses doigts serraient un foulard ancien, que Nuri lui avait offert un jour d’hiver à Istanbul. Elle le posa contre le tissu du linceul, y enfouit son visage, puis chuchota si bas que seuls les morts pouvaient entendre :

— Je te pardonne… de m’avoir laissée. Et je t’aime. Toujours.

Elle se redressa, en larmes, mais droite comme une flèche.

Dante referma la tombe en silence, pelletée après pelletée. Puis, lorsqu’il eut fini, il planta le kilij dans la terre, comme un étendard, la lame tournée vers le ciel.

— Requiescat in pace, dit-il. Guerrier. Frère. Ami.

Et derrière lui, Victor murmura :

— Maintenant il peut dormir.

Ils restèrent là un long moment.

Sans un mot. À écouter le vent.

 

***

 

 

 

Alex acheva de préparer ses affaires. Elle jeta un dernier regard à la maison silencieuse. Chaque pièce portait encore l’écho d’une voix grave, d’un rire rare, d’une main qui avait su panser toutes ses peurs. Elle resta là un instant, figée. Puis elle tourna les talons, la tête haute, et rejoignit Rebecca et Victor qui l’attendaient près de la voiture.

Victor la regardait. Toujours avec cette gravité qui ne le quittait jamais, comme s’il portait le poids d’un monde ancien sur ses épaules. Mais elle savait maintenant : il pleurait, lui aussi. Sans larmes. Juste à l’intérieur.

Rebecca prit ses sacs sans un mot, les jeta dans le coffre comme on referme un chapitre douloureux, puis revint vers elle avec un petit sourire.

— Tu sais ? dit-elle, tentative de légèreté dans la voix. Tu pourrais venir dans mon appart, c’est un peu spartiate mais je te promets que tu te sentiras à l’aise.

Victor la regarda, puis Alex, puis Rebecca encore. Il hésita. Puis parla d’une voix inhabituellement douce.

— Elle va venir habiter avec moi, dit-il simplement.

Rebecca haussa un sourcil, surprise.

— Cool alors, dit-elle en opinant du chef, faussement détachée.

Victor inspira, profondément. Une ombre d’émotion troubla ses traits.

Victor inspira, profondément. Une ombre d’émotion troubla ses traits.

— Je… Je veux que toi aussi tu viennes emménager avec nous, Rebecca.

Elle le fixa. Un souffle. Un choc. Les mots s’inscrivirent dans sa poitrine comme un tatouage à vif.

— Quoi ?! lâcha-t-elle, les yeux écarquillés.

Et puis plus rien ne la retint.

Elle fonça sur lui. Le saisit par le col. L’embrassa comme une tempête. Comme si elle avait été noyée depuis des jours et qu’il était sa première gorgée d’air.

Victor vacilla. Il n’eut pas le temps de protester. Pas envie non plus.

Rebecca rit en larmes contre sa bouche. Elle s’agrippa à lui comme si elle allait tomber, mais elle se sentait voler.

— Bordel de merde, Victor, répéta-t-elle contre ses lèvres. Tu me dis ça là, comme si c’était rien ? T’as conscience de ce que tu viens de faire, enfoiré ?

— Apparemment, murmura-t-il, en souriant doucement.

— Je vais t’arracher les tripes, puis je vais t’embrasser, puis je vais t’aimer comme une damnée, grogna-t-elle en le serrant encore plus fort.

Elle avait envie de hurler, de rire, de courir, de pleurer, tout en même temps. Alors elle se contenta de poser son front contre le sien.

— C’est oui, espèce d’idiot. C’est oui à la vie, à toi, à cette famille pourrie mais magnifique qu’on est en train de devenir.

Alex, un peu plus loin, fit mine de ne pas regarder. Mais elle souriait. Et dans ce sourire, il y avait quelque chose de très ancien. Quelque chose que Nuri aurait reconnu.

Quelque chose qu’on appelle l’espoir.

Puis elle vit Dante qui se tenait un peu à l’écart et qui observait les montagnes au loin, elle vint se placer à sa droite et contempla la nature à ses côtés.

— Vous allez faire quoi ? demanda Alex d’une voix douce.

Dante sans la regarder répondit avec gravité.

— Me remettre, et essayer d’avancer comme je l’ai toujours fait.

— Savez-vous ce que Nuri vous aurait dit aujourd’hui ?

Dante sourit tristement et répondit :

— Aucune idée…

— Moi je sais, que vous avez fait ce que vous deviez faire, et regretter n’y changera rien. De plus sachez que la vie choisit toujours le camp de la vie, voila ce qu’il vous aurait dit.

Dante la regarda enfin, puis sentit un poids immense disparaître de sa poitrine. Comment une fille aussi jeune pouvait posséder une sagesse si lumineuse ? Oui elle était bien son enfant, et il était heureux de voir quelque chose en lui briller chez Alex.

— J’espère vous revoir bientôt, Alex ! dit-il d’une voix chargée d’émotions.

Alex l’embrassa sur la joue.

— Prenez soin de vous Dominic.

Dante la vit rejoindre Rebecca et Victor, ce dernier lui fit un signe discret, et Dante y répondit. Non il n’est plus cet homme, et le cauchemar s’évapora de son esprit. Il tourna les talons et marcha en faisait voleter son manteau beige. Il allait rejoindre Elias et Hammond, vers un autre combat, une autre guerre.

 

***

San Francisco. Fin d’après-midi.


Le vent soufflait du Pacifique et la baie scintillait d’un gris doux. Dans la vieille maison perchée sur les hauteurs, tout semblait endormi. Et pourtant, quelque chose avait changé.

Rebecca ouvrit la porte avec la clé que Victor lui avait laissée. Elle jeta un coup d’œil derrière elle. Alex suivait, un sac à l’épaule. Victor fermait la marche, silencieux.

— Bon… annonça Rebecca en posant les clés sur la commode. Bienvenue dans l’antre du vieux ténébreux immortel.

Victor la gratifia d’un regard mi-amusé, mi-résigné.

— Tu viens d’y emménager aussi, je te signale.

— Justement, il est temps de mettre un peu de bordel ici. Une touche de chaos féminin ne fera pas de mal. Hein, Alex ?

— J’aime bien le silence, moi, répondit la jeune fille.

— T’inquiète pas, il y en aura encore… mais entre deux engueulades et trois crises existentielles, ajouta Rebecca en haussant les épaules.

Victor posa la main sur le chambranle de la porte et observa la scène. Rebecca prenait déjà possession de l’espace, Alex déposait ses affaires avec lenteur, prudente, comme si elle testait le sol. Il se sentait… dépassé. Mais étrangement serein.

Rebecca le vit.

— Ça va, mon bichon ? T’as l’air d’un mec qui vient de faire une énorme connerie.

Il sourit. Un peu.

— Peut-être que je viens de faire la seule chose juste de ma vie.

Rebecca s’approcha. Doucement. Elle posa les deux mains sur son torse, le regarda droit dans les yeux.

— On va s’engueuler, tu le sais, hein ? Tu vas regretter, parfois. Et moi aussi. Mais ce qu’on va construire ici… ce sera à nous. Même si ça prend des années. Même si c’est bancal.

Il hocha la tête.

— Je veux ça. Avec toi. Avec elle.

Elle l’embrassa. Cette fois doucement. Sans tempête… comme une promesse.

Victor la serra contre lui. Rebecca ferma les yeux. Alex, du coin du salon, détourna pudiquement le regard, mais un léger sourire se dessina sur ses lèvres. Pour la première fois depuis longtemps, elle sentait que quelque chose s’apaisait. Pas tout. Pas encore. Mais assez pour avancer.

Victor leva les yeux vers la fenêtre. Le soleil descendait doucement derrière les collines, projetant une lumière dorée sur le parquet ancien. Il pensa à Nuri. À tous ceux qu’il avait aimés, perdus, affrontés. Et à ceux qu’il lui restait à protéger.

— On devrait commander des pizzas, proposa Rebecca en s’écartant, l’air faussement sérieux. Et après, je veux repeindre cette chambre jaune moutarde à l’étage. Elle me file des angoisses.

Victor esquissa un vrai sourire.

— Marché conclu. Mais pas de rose.

— T’es chiant, souffla-t-elle.

Alex rit. Un vrai rire. Léger, libre. Et ce son suffit à sceller l’instant.

La maison, pour la première fois depuis longtemps, avait cessé d’être un mausolée. Elle devenait un foyer.

Et dehors, sur la baie balayée par le vent, la nuit tomba sans menace. Seulement comme un voile doux sur une journée enfin accomplie.

 


Laisser un commentaire ?