Le Kurgan
Chapitre 6 : Des Empires et des déchus
41763 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour il y a 16 jours
New York.
À des dizaines d’étages au-dessus du vacarme du monde, les vitres opaques d’un penthouse masquaient l’un des secrets les mieux gardés de Manhattan.
Une vaste pièce, à la fois salon et salle de musique, baignait dans une lumière tamisée. Bois sombre, moquette épaisse, tableaux anciens suspendus entre des sculptures africaines ou grecques : les siècles y cohabitaient avec une élégance presque provocante.
À l’extrémité de la pièce, près d’un mur couvert de vinyles rares et de bouteilles de vin d’un autre âge, un homme était assis. Seul.
Il ne jouait pas encore.
Il écoutait.
Ses doigts calleux effleurèrent les cordes comme on salue une amante endormie. Puis un souffle imperceptible franchit ses lèvres, semblable à une prière muette ou un souvenir. Il pressa doucement le médiator contre une corde.
Une note grave, vibrante, suspendue s’échappa, que l’ampli laissa flotter dans l’air avec une lenteur presque douloureuse.
Il tenait une guitare électrique noire — une Gibson Custom de 1976, modifiée selon ses goûts. Il jouait doucement, presque religieusement. Pas un solo démonstratif : une mélodie lente, triste, méditative, qu’il construisait note après note, comme on remonte le fil d’une mémoire perdue.
Ses yeux se fermèrent. Les sons résonnaient dans les murs épais, comme un soupir que personne n’entendait. Il jouait pour lui-même.
Comme on parle à un fantôme.
Il rouvrit les yeux. Son regard ne s’accrocha à rien. Il fixait le vide, ou peut-être un souvenir invisible aux autres. Ses cheveux tombaient en mèches argentées devant son visage, et l’ombre de ses cils dessinait des barbelés sur ses joues.
Il accéléra.
Les notes devinrent plus féroces, plus tendues, comme si quelque chose s’ouvrait en lui. La guitare n’était plus un instrument, mais un prolongement, un exutoire, un animal.
Il plaqua un accord saturé qui fit vibrer l’air ; les murs semblèrent frémir eux aussi.
Il ferma les yeux à nouveau. Ce n’était pas une performance.
C’était une confession.
Une tempête intime. Une âme mise à nu sans un mot.
Puis il ralentit. La fureur retomba. Le ton se fit plus doux, presque fragile. Il pinça les cordes une à une, comme on touche une blessure pour s’assurer qu’elle est réelle. Les dernières notes tombèrent comme des gouttes de pluie sur du métal froid.
Le silence revint.
Pauvre Julius, pensa Marcus. Pauvre créature pathétique…
Mais pour avoir oublié sa mission à San Francisco, son ancien centurion avait mérité la mort qu’on lui avait infligée.
Marcus, qui venait d’avoir une conversation avec Kyala depuis son building de New York, envisageait désormais toutes les options pour retourner la situation à son avantage. Le plan : réunir un maximum d’informations sur Karl Atwood et Siena Callahan, afin de négocier un immense projet de fusion entre la Trust Imperial Banks et leurs firmes respectives, Mégaforme Industries et Atwood Corporation.
Deux secteurs clés. Deux leviers de domination.
Oui, autrefois, c’étaient les légions romaines qui régnaient sur le monde. Aujourd’hui, Marcus bâtissait un empire plus grand que tous ceux de l’Histoire, en utilisant d’autres moyens.
Mais Julius… Julius n’avait jamais compris cette vision.
Et Kyala non plus. Pas totalement.
Kyala.
L’une de ses créations les plus parfaites.
Elle ne perdait jamais. Même du temps de son clan disparu, les défaites étaient rares. C’est d’ailleurs ce qui avait attiré Marcus vers elle.
La destruction du clan Fūma par le shogunat Tokugawa n’avait été qu’un prélude. Kyala avait été capturée. Condamnée. Et Marcus, alors conseiller militaire du shogun, avait vu en elle un joyau brut.
Après sa résurrection, la jeune kunoichi s’était révélée une élève modèle.
Pas besoin de cajoleries ou de sermons. Là où Julius s’abandonnait à la nostalgie et Jacob Kell à la brutalité, Kyala apprenait. Elle comprenait. Elle devenait.
Il l’avait façonnée pour qu’elle ne soit que rage et colère. Et rares étaient les immortels — s’il en existait encore — capables de la vaincre. Parfois, durant leurs entraînements, elle le poussait dans ses derniers retranchements. Il avait gardé certains secrets, bien entendu. Par précaution.
La dernière note de guitare flottait encore dans l’air quand il la sentit.
Un immortel approchait.
La porte coulissante s’ouvrit sans bruit.
Kyala.
Elle n’avait pas besoin de s’annoncer. Ses talons effleuraient à peine le parquet noir. Robe de soie ivoire, lèvres carmin, regard plus tranchant qu’une lame.
Elle avançait comme une panthère. Élégante. Dangereuse.
Une dague bien affûtée, élancée, mortelle.
— Tu arrives avec la nuit… murmura-t-il. Comme une habitude ancienne.
— Je suis devenue ce que tu as fait de moi, répondit-elle.
Difficile d’affirmer le contraire.
Kyala sourit légèrement, s’approcha sans hâte. Son regard glissa sur la guitare encore tiède entre ses mains. Puis elle tira un gladius et le posa devant lui.
Marcus referma doucement l’étui de sa Gibson.
— Julius… La première fois que je l’ai vu, il devait avoir… il était plus jeune que toi. Un Romain pieux. Le Sénat lui avait confié une mission diplomatique à Syracuse, je crois. Il était venu me demander conseil. Il avait des yeux d’un gris lumineux.
Je me suis dit : ce garçon ira loin.
Un silence.
Elle s’approcha encore. Un souffle les séparait. Elle posa un doigt sur le canapé, hésitant à s’asseoir.
— Tu n’es pas un diseur de bonne aventure, dit-elle.
— Ah non ? Julius ne vivait que pour ses principes. Il les a suivis jusqu’à la mort. Mais avec un tel jugement, combien de vies valent une comme la sienne ?
— Les pertes sont innombrables, j’en conviens, dit-elle en se dirigeant vers le bar.
Elle versa un liquide rouge dans un verre à Bordeaux.
— Si tu veux mon avis, ce n’est pas à ça que ressemblent les victoires.
Elle se lécha lentement les lèvres.
— Tu marques un point, admit Marcus.
Kyala adopta alors une posture ambiguë. Presque combative : épaules basses, tête droite, bras souples, relents d’agressivité dans le port du corps.
Nous y voilà, pensa Marcus.
— Fais de-moi ton bras droit, dit-elle.
— Ce n’est pas le moment…
— T’ai-je bien servi ?
— On ne peut mieux.
— Alors récompense-moi. Fais de moi ta seconde. Enseigne-moi ton vrai savoir.
— Ne t’ai-je pas déjà transmis bien des secrets ?
— Des tours. Des ruses. Des arts mineurs. Ce n’est pas l’enseignement que mérite ta véritable héritière. Et ne me parle pas de Rome… Julius était prisonnier du passé. Il voulait venger un ami, et il est mort, tué par plus fort que lui.
— Comment sais-tu cela ? demanda Marcus.
Kyala baissa les yeux, une ombre de mensonge dans la posture.
— On parle d’un combat… quelque part sur la côte. Violent. Intense. Le Quickening a été aperçu. Mais personne n’a identifié l’autre immortel.
Mensonge habile.
Elle savait.
Elle avait offert Julius à Victor, sans jamais le dire.
Un coup de poignard dans le dos. Pour mieux régner seule.
Marcus se leva enfin. Grand, austère, taillé dans le marbre. Il s’approcha des grandes baies vitrées, dominant la ville.
— Il était mon centurion. Mon disciple. Bien avant ta naissance. L’un des rares avec qui j’avais partagé la Légion. Tant de siècles à survivre… et pas un mot d’adieu.
Kyala le rejoignit. Elle posa une main sur son épaule. Geste possessif. Tendre. Mais pas innocent.
— Il appartenait au passé, Marcus. Toi, tu appartiens encore à l’avenir. À cette époque.
Il ne la repoussa pas.
— Tu sais, Kyala… dit-il avec un sourire étrange. J’ai tué tant d’immortels. Julius était un guerrier né. Et celui qui l’a tué…
…devait être une anomalie.
Je suis curieux de savoir qui c’était.
Kyala sourit, presque imperceptiblement.
— Tu le sauras, un jour, dit-elle avec un sourire presque imperceptible.
Elle le regarda, longue et fixe. Un silence s'installa, feutré, comme l’attente d’un orage.
Marcus tourna lentement la tête vers elle. Son visage était de pierre, mais ses yeux... ses yeux trahissaient un éclair, une intuition, peut-être une méfiance. Il connaissait Kyala. Il l’avait façonnée. Il savait que derrière chaque sourire se cachait une stratégie.
— Tu me caches quelque chose, souffla-t-il.
— Bien sûr que je te cache quelque chose, répondit-elle sans ciller. Tu m’as appris à le faire. Tu m’as appris à survivre. À manipuler. À m’élever.
Elle posa son verre, se rapprocha encore, si près que l’on aurait cru à un baiser. Mais il n’y eut que la tension d’une vérité muette.
— Si je deviens ton bras droit, reprit-elle, je veux tout savoir. Le vrai plan. Pas les demi-vérités, pas les discours de l’Empire et de l’ordre. Je veux comprendre ce que tu cherches vraiment, Marcus.
Un long silence.
— Très bien, dit-il enfin. Mais sache qu’une fois que tu sais, tu ne peux plus faire marche arrière. Il n’y a pas de retour possible, Kyala. Pas de salut. Tu entres dans un cercle où seuls les monstres prospèrent.
— J’y suis déjà, souffla-t-elle. Et tu le sais.
Marcus la contempla un instant, puis hocha lentement la tête. Il se détourna, s’approcha d’un panneau mural et l’ouvrit. Derrière, une carte du monde, ancienne mais couverte d’annotations récentes, s’étalait. Fusions d’entreprises, zones de conflits, corridors énergétiques, installations militaires, symboles d’immortels localisés. Un empire en devenir. Pas un fantasme. Un plan.
— Nous allons faire tomber Atwood, dit-il. Puis Callahan. Les banques. Les réseaux. Ensuite, nous frapperons en Europe de l’Est. Le vide laissé par Wolken m’offre un contre temps mais éphémère. Ce que je bâtis n’est pas un royaume. C’est une architecture globale. Un ordre. Une nécessité.
Il se retourna vers elle.
— Es-tu prête à marcher dans le sang des anciens dieux, Kyala ? Même si tu dois un jour marcher dans le mien ?
Elle ne répondit pas tout de suite. Le silence pesait, comme une lame suspendue.
Puis :
— Je suis prête à tuer pour toi. À mourir, peut-être. Mais je ne reculerai pas. Jamais.
Un léger sourire étira les lèvres de Marcus. Froid, presque paternel.
— Alors, prépare-toi. Le jeu commence.
Dehors, la ville brillait, inconsciente, à mille lieues du complot qui venait de sceller une nouvelle ère. Une ère d’ombres et de fer, d’immortels aux ambitions d’empire.
***
San Francisco, demeure de Victor Kruger, 08h30 du matin.
Victor ouvrit les yeux.
La brume rouge n’était plus là.
Les chiens ne rugissaient plus dans sa tête.
Le silence avait remplacé les hurlements, et dans ce silence, il trouva quelque chose d’oublié : la paix.
Il ne ressentait plus cette peur qui le tenait en laisse, cette peur viscérale qui l’avait poussé à maculer son âme de noirceur, de sang et d’abîme. Il s’était cru au-delà du retour, perdu dans les ruelles brûlantes de Juarez où le sang coulait plus vite que l’eau.
Il avait franchi un cap. Un point de non-retour, croyait-il.
Il avait été prêt à sombrer encore plus profondément, à s’abandonner à la rage jusqu’à devenir un monstre sans nom, une bête de guerre, une légende à enterrer dans le silence.
Mais il avait suffi d’un mot.
Un mot.
Magique. Brutal. Humain.
Prononcé par une femme. Rebecca.
Elle l’avait regardé comme s’il était encore quelqu’un.
Elle n’avait pas eu peur de ce qu’il était devenu, ni de ce qu’il aurait pu faire. Elle s’était plantée devant lui, comme à l’époque, comme toujours, et lui avait tendu la main sans trembler.
Et l’impensable était arrivé.
Victor Kruger, l’immortel, l’assassin, le revenant, avait retrouvé le chemin du retour.
Non pas vers une maison. Mais vers lui-même.
Elle n’avait pas crié. Elle ne l’avait pas supplié.
Elle lui avait juste dit ce qu’il fallait. Le mot juste. Au bon moment.
Et l’abîme avait reculé.
Victor cligna des yeux. Le plafond de sa chambre se dessinait dans la lumière pâle du matin.
Il était allongé sur son lit. Seul, et la place à côté de lui était encore tiède, mais vide.
Il tourna légèrement la tête. Une douce odeur de café flottait dans l’air. Des bruits discrets de vaisselle, de pas nus sur le parquet.
Rebecca était déjà debout.
Bien sûr qu’elle l’était. Elle ne s’effondrait jamais quand lui tombait. Elle se tenait droite. Forte. Discrète. Présente.
Il posa une main sur son front. Il n’avait pas fait de cauchemar. Pas cette fois.
Le poids dans sa poitrine avait reculé. Il respirait à nouveau. Vraiment.
Il se redressa lentement, passa une main dans ses cheveux. Le monde semblait plus réel que la veille. Moins déformé. Moins rougi.
Dans la cuisine, il l’imaginait : concentrée, en train de préparer deux tasses, le dos tourné à la lumière. Peut-être même souriante.
Et soudain, il eut envie de se lever. De la rejoindre. De lui dire merci.
Pas avec des mots. Pas besoin. Juste avec un regard.
Il enfila un tee-shirt noir jeté sur le dossier d’une chaise, passa un pantalon de toile sombre. Ses gestes étaient lents, presque hésitants, comme s’il redécouvrait le poids de ses membres, le grain du tissu, la lumière sur sa peau.
Victor sortit de la chambre.
La maison était silencieuse. Le bois du parquet grinçait à peine sous ses pas. À chaque mètre, il s’enfonçait dans une réalité qui lui avait manqué : la tiédeur du matin, le bruit familier de la cafetière, l’odeur du pain grillé.
Et puis il la vit.
Rebecca était là, dans la cuisine ouverte sur le salon. Elle portait une de ses chemises, trop grande, qui tombait sur ses cuisses ; les manches étaient retroussées, ses jambes nues, ses pieds nus sur le parquet. Ses cheveux noirs attachés à la va-vite, elle tenait une spatule dans une main et surveillait des œufs dans la poêle. Dans l’autre, une tasse de café fumant qu’elle porta à ses lèvres avec une grâce distraite.
Victor s’arrêta, l’observant, émerveillé. Elle était si belle, si lumineuse, si simplement là. Un sourire de tendresse naquit sur ses lèvres.
Rebecca ne l’avait pas encore vu, mais soudain, comme si elle avait pressenti sa présence, elle leva les yeux, tourna lentement la tête… et le trouva là, debout à l’entrée de la cuisine. Il l’observait en silence. Elle lui sourit, très heureuse.
— Hé… murmura-t-elle d’une toute petite voix. Bonjour, mon beau.
Le sourire de Victor s’élargit, doux et vrai. Rebecca sentit une chaleur monter dans sa poitrine.
— Bonjour, Rebecca.
Elle resta un instant interdite, suspendue à ce moment. Puis elle désigna la cafetière et les œufs d’un mouvement du menton.
— T’as faim ?
— Bien sûr.
Rebecca lui tendit une tasse qu’elle venait de remplir. Leurs doigts se frôlèrent, et Victor sentit son cœur battre plus fort — une sensation presque oubliée.
— C’est du vrai café, peut-être pas comme ceux que tu prépares mais il fait bien son boulot, dit-elle avec un petit sourire moqueur.
— C’est amer, sec, noir et sans sucre. Je croyais que ça te plairait, répondit-il, amusé.
Rebecca leva les yeux au ciel en souriant. Il s’approcha d’elle, s’adossa au plan de travail, la regarda retourner les œufs.
— Tu cuisines… murmura-t-il, presque étonné.
— Et je fais même des crêpes aux myrtilles, si tu me supplies un peu.
— Je suis déjà à genoux, dit-il sans bouger, mais avec ce regard qui disait tout.
Elle tourna la tête, croisa son regard, et elle eut ce petit rire qu’il adorait, celui qui lui échappait malgré elle, comme une bulle d’air au fond d’un lac.
— Fermes-là, vieux cinglé.
Il la regarda encore, longtemps, sans rien dire. Il voulait que ce moment dure, qu’il s’imprime dans sa mémoire comme une ancre. Elle finit par servir les œufs dans deux assiettes, déposa le tout sur la petite table du salon, et s’installa en tailleur sur le canapé, l’invitant d’un geste à la rejoindre.
Victor s’assit face à elle. Ils mangèrent quelques bouchées en silence. Puis, doucement, Rebecca posa sa fourchette.
— Tu vas vraiment mieux, hein ? souffla-t-elle.
Il hocha lentement la tête. Ce n’était pas un « oui » convaincu, mais ce n’était plus un « non ».
— T’as passé ton temps à dormir, poursuivit-elle doucement. On aurait dit que tu ne l’as pas fait depuis des siècles.
— Disons que… je ne me suis jamais aussi bien endormi que dans tes bras. Dit-il timidement.
— Ooook, Roméo ! minauda-t-elle amusée. C’est le plan drague le plus nul que j’ai eu de ma vie…
— A ce point-là ? dit Victor amusé.
— Carrément ! renchérit-t-elle en souriant. Mais bon, c’est mignon quand même.
— Tu me rassures !
Elle le regarda un moment, puis inspira un grand coup et décida de déverser ce qu’elle avait sur le cœur.
— Ecoute ! il va falloir qu’on établisse quelques règles toi et moi.
— Lesquelles ?
Rebecca le regarda dans les yeux puis déclara d’une traite.
— Alors la première est simple : il n’y aura qu’un seul mec dans mon lit, et je veux que ce soit la même chose avec toi, c’est-à-dire pas d’autres gonzesse, ok ?
— D’accord.
— Je te préviens, dit-elle nerveusement. Il arrive parfois que je dise des conneries sans m’en rendre compte, et c’est plus fort que moi donc…
— J’ai compris, dit Victor d’une voix douce. Autre chose ?
— Oui ! dit-elle en ouvrant grand les yeux. Je fais un boulot très stressant, il se pourrait qu’un soir je débarquerai et que j’aurais envie de… tu vois le tableau ?
— Oui !
— D’accord, dit-elle en hochant vivement la tête. Donc toi et moi c’est du sérieux… t’es mon petit copain et… moi je suis ta meuf… donc c’est officiel… ok ?
— Oui Rebecca, dit Victor en lui souriant tendrement. C’est officiel.
— C’est cool alors, dit-elle en opinant du chef.
Putain de merde… pensa-t-elle, le cœur battant, comme si elle avait sauté d’une falaise sans savoir s’il y aurait de l’eau en bas.
Puis elle ajouta, les yeux brillants, la voix plus douce, presque timide :
— Alors… c’est tout bon dans ce cas…
Victor continua de manger calmement, sans la quitter du regard.
— Je sais que tu meurs d’envie de me poser plein de questions.
Rebecca arqua un sourcil, faussement surprise.
— Comment tu sais ça ?
— C’est naturel de vouloir savoir des choses sur son mec.
Elle sourit, déjà prête.
— Ok ! J’attendais que t’ouvres la porte. Première question, simple : t’as déjà été flic, pas vrai ? Je parle dans ton passé lointain… vraiment lointain.
Victor posa sa fourchette, se redressa légèrement, puis hocha lentement la tête.
— Oui. Il y a très longtemps.
— Où ça ? demanda-t-elle, littéralement pendue à ses lèvres.
— J’ai été U.S. Marshal. Dans le Wyoming.
Rebecca écarquilla les yeux, bluffée.
— Sans déconner ?
Il sourit doucement.
— Y’avait pas grand monde pour faire régner la loi, à l’époque. Alors on prenait ce qu’on trouvait… et j’étais plutôt doué pour ça.
— Putain… siffla-t-elle. C’est sexy. Un Marshal immortel. Je me sens presque comme dans une série a la John Wayne.
Il haussa les épaules, faussement modeste.
— C’était sale, froid, dangereux. Mais au moins, les monstres étaient clairs à identifier.
— Tu avais quelle arme ?
— Un Remington.
— Wo putain de merde ! s’exclama-t-elle ébahie. Un pistolet Remington ?
— Oui ! dit-il amusé. J’avais même une Yellow Boy comme fusil.
— Et un couteau Bowie, dit-elle excitée. Ça c’est le trio d’enfer.
— Ça c’est ma meuf !
Rebecca se pencha en avant, les yeux brillants d’intérêt.
— Tu te rends compte que c’est complètement dingue ? Genre, je suis assise là, à manger des œufs avec un putain de Marshal de l’Ouest sauvage… immortel.
— Tu t’en tires pas mal, répondit Victor en haussant un sourcil.
— Et tu portais quoi ? La veste en cuir poussiéreuse ? Le chapeau penché sur le front ?
— Un chapeau, oui. Mais il finissait souvent dans la boue. Ou criblé de balles.
— T’as déjà eu un duel ? Genre, à midi pile sur la grand-place ?
Il hocha la tête lentement.
— Une fois. Pas à midi, mais c’était aussi dramatique. Il avait tué un gamin de douze ans. Fallait que ça s’arrête.
Rebecca se figea. Son sourire fondit, remplacé par une lueur sérieuse dans le regard.
— Tu l’as tué ?
— Oui.
Un silence. Il reposa sa tasse.
— Tu sais, Rebecca… parfois je me dis que j’ai laissé des morceaux de moi dans chaque époque. Comme si j’avais dû m’adapter à chaque monde, à chaque siècle… mais qu’à force, je ne savais plus très bien qui j’étais.
Elle tendit la main, posa ses doigts sur les siens.
— Tu es cet homme-là, maintenant. Celui qui boit du café trop fort, qui se laisse charmer par une fille qui lui parle d’armes anciennes, et qui a le courage de dire qu’il est perdu.
Victor la regarda longuement, presque surpris. Puis un sourire très léger étira ses lèvres.
— J’ai vu des villes brûler. J’ai vu des empereurs s’effondrer. J’ai même vu les étoiles d’un désert sans nom où je pensais mourir pour de bon… Mais c’est la première fois depuis longtemps que je me dis que peut-être… je pourrais rester.
Rebecca eut un petit rire, celui qui perçait entre les larmes naissantes.
— Tu comptes me faire pleurer tous les matins ou c’est exceptionnel aujourd’hui ?
— Seulement les jours où je suis sincère.
— Donc tous les jours à venir, j’espère.
Victor la regarda avec une tendresse presque timide, puis dit d’une voix calme, presque solennelle :
— Tu peux me poser une autre question.
— Hein ?
— Aujourd’hui, je veux te faire plaisir.
Elle le fixa un instant, touchée. Puis elle reprit contenance, croisa les bras sur la table, prenant un air faussement sérieux.
— D’accord, Marshal. Alors j’y vais cash.
Il hocha la tête, un rien amusé.
— Vas-y.
Elle se pencha légèrement, comme pour lire plus profondément dans ses yeux.
— Est-ce que t’as déjà aimé quelqu’un… vraiment aimé ? Comme un truc que tu pouvais pas contrôler ? Qui te foutait en vrac rien qu’en pensant à elle ?
Victor ne répondit pas tout de suite. Il baissa les yeux sur sa tasse, la fit tourner entre ses doigts. Le silence s’installa, dense mais pas froid.
Puis il releva la tête. Son regard était grave, mais calme.
— Oui… deux fois.
— C’était qui, la première ? demanda-t-elle avec douceur.
— Elle s’appelait Aiko. Ma première femme. Fille d’un samouraï. Elle est morte en 1567, à Settsu, en me serrant contre elle. Elle était très vieille.
Rebecca ne dit rien. Elle attendit.
— Elle était douce, calme… et pleine d’amour.
— Elle savait que t’étais immortel ?
— Non, répondit Victor en la regardant droit dans les yeux. Mais elle savait que j’étais différent. Et elle n’a jamais posé de questions, même quand je restais jeune et qu’elle continuait de vieillir.
Rebecca déglutit, émue.
— Tu veux dire… que tu lui as jamais dit ?
— Non, Rebecca. T’es la première à le savoir.
Rebecca le regarda sans parler.
Elle sentit quelque chose glisser lentement en elle, comme si une vérité trop vaste venait de se poser doucement sur sa poitrine. Pas un poids… mais une présence. Une histoire immense, ancienne, trop grande pour elle. Et pourtant, il était là, devant elle. Il lui avait tout donné, sans défense. Sans masque.
Elle avait mal pour cette femme morte, pour cette Aiko qu’elle ne connaîtrait jamais. Pour Victor, resté jeune pendant que l’amour de sa vie s’effaçait. Et elle se sentit tout à coup minuscule… mais précieuse.
Alors, sans un mot, elle posa sa main sur la sienne. Pas pour le consoler, pas pour répondre. Juste pour lui dire : je suis là. Ses doigts tremblaient un peu.
— T’es fou, souffla-t-elle au bout d’un moment. T’es complètement dingue de me dire ça.
Il haussa un sourcil, comme pour répondre quelque chose, mais elle le coupa d’une voix plus douce :
— Je crois pas que tu réalises… ce que ça veut dire pour moi.
Elle secoua la tête, tenta de rire, mais ce fut un petit rire humide, étranglé.
— Moi, j’ai toujours tout gâché. Tout. Et toi, tu viens me balancer une putain de confidence qui a cinq siècles… Comme si j’étais quelqu’un d’important.
Ses yeux brillèrent. Elle n’était pas en train de pleurer, mais pas loin.
— Tu me rends ouf, Victor.
Elle serra sa main un peu plus fort. Puis elle se leva sans prévenir, contourna la table, et vint s’asseoir sur ses genoux. Elle glissa ses bras autour de son cou, posa sa tête contre son épaule. Elle sentait son odeur, sa chaleur, son silence.
— Dis-moi juste un truc, murmura-t-elle. Est-ce que tu crois que ça peut marcher, toi et moi ?
Victor ne répondit pas tout de suite. Il posa juste sa main sur ses reins, la garda contre lui. Puis, dans un souffle :
— Oui. Sinon je serais jamais revenu.
Un silence lourd de sens s’était installé. Rebecca, toujours blottie contre lui, se sentait à la fois protégée et bouleversée. Le genre de silence qu’on ne voulait pas briser.
Et c’est à ce moment-là que son téléphone vibra.
— Putain, grogna-t-elle doucement contre son épaule. Faut toujours qu’on me fasse chier au mauvais moment.
Elle attrapa le portable à tâtons sur la table. L’écran affichait : KATE SWALLOW.
Rebecca fronça les sourcils.
— C’est ma pote légiste, murmura-t-elle à Victor. Si elle m’appelle, c’est qu’y a un cadavre ou une merde.
Elle décrocha, la voix pâteuse :
— Swallow… tu sais quelle heure il est ?
La voix de Kate, sèche et nerveuse, la fit se redresser légèrement.
— Oui. Et t’as intérêt à écouter, ma poule. Y a du nouveau. Du très gros. Le capitaine Garrison est out. Muté. Ou viré, on sait pas. En tout cas, y a une nouvelle patronne au poste.
— Attends, quoi ?
— Capitaine Brook Bradshaw. Une donzelle. Une ancienne de Brooklyn, très... straight shooter. Elle a fait le ménage dès qu’elle a posé son sac. Et elle veut voir tous les brigadiers illico presto.
Rebecca se leva lentement des genoux de Victor, déjà en train de marcher nerveusement.
— Bradshaw ? D’où est-ce qu’elle sort celle-là ?
— On n’en sait rien. Mais t’a intérêt à venir et surtout tout de suite. Tu te planques où, au fait ?
— Je… je suis occupée, marmonna Rebecca.
— Ouais bah enfile ton string et ramène ton cul en vitesse. On se réuni tous dans la grande salle.
Rebecca serra les dents.
— Ok. Merci Kate. J’arrive.
Elle raccrocha. Resta un instant figée.
Victor s’était levé, la regardait sans rien dire.
Elle inspira profondément.
— Faut que j’y aille, dit-elle en attrapant ses fringues. Et vite.
— Tu veux que je vienne avec toi ?
— Surtout pas, mon lapin. Dit-elle rapidement en enfilant son jean. C’est juste une salle journée dans la vie de Rebecca Alvarez, pas trop méchant, toi tu restes ici… tu continue ton p’tit déj et tu attends sagement mon retour, tu peux même faire un peu de poterie pour passer le temps.
Elle enfila sa veste et se dirigea vers la porte en arrangeant ses cheveux.
Mais elle se tourna vers lui en fronçant les sourcilles.
— Un dernier truc…
Victor s’avança vers elle intrigué.
— Qu’est ce qui a ?
— Embrasse-moi, grand dadais !
Victor arbora son large sourire et s’exécuta de bon cœur tout en l’enlaçant. Rebecca s’abandonna contre lui, lâchant un gémissement rauque, entre plaisir et frustration, comme si elle emportait cette chaleur avec elle. Puis se libéra à contre cœur et partit au courant.
Victor referma la porte derrière elle. Il resta immobile un instant, le regard perdu dans le vide, comme si l’espace qu’elle venait de traverser gardait encore la chaleur de son passage.
Puis il soupira, longuement, profondément. Le genre de soupir qui vient de très loin, de ces siècles qu’on porte dans les os.
Il retourna lentement vers la table. Le café avait refroidi, mais il le but quand même, sans grimacer. Il aimait les choses amères. Elles ne lui faisaient plus peur depuis longtemps.
Il s’assit, seul maintenant, et observa les miettes sur la nappe, la tasse qu’elle avait utilisée, la chaise tirée de travers. C’était fou ce qu’elle laissait derrière elle en si peu de temps : du bruit, de la vie, de l’insolence, et cette chaleur animale qui collait à sa peau.
Il sourit, un peu. Un sourire minuscule. Presque triste.
Puis il passa une main sur son visage. Et comme souvent après qu’elle partait, les souvenirs remontèrent. D’autres femmes, d’autres siècles. D’autres matins. Aiko. Margaret. Sonali. Et d’autres dont il avait oublié jusqu’au nom, mais pas le parfum de la peau.
Il se leva. Évita son reflet dans le miroir en passant. Il ne le regardait que rarement. Il y voyait trop de visages.
Dans la cuisine, il lava lentement les tasses. Geste simple, presque sacré. Il n’était pas pressé. Il ne l’était plus depuis très longtemps.
Puis il ouvrit la fenêtre. L’air frais s’infiltra, chassant les vapeurs du café et l’odeur encore suspendue de Rebecca. Elle avait laissé un peu de son parfum sur son col. Il le sentit sans y toucher.
Un instant, il hésita.
Et puis il murmura à voix basse, pour personne :
— Faut pas que je m’attache…
Mais il le savait : c’était déjà trop tard.
Pas seulement dans une histoire d’amour. Pas seulement avec Rebecca.
Il était redevenu ce qu’il était. Ce qu’il s’était juré de ne plus jamais être.
Il avait suffi qu’il plonge dans l’enfer de Juarez pour réveiller la bête.
Et comme toujours, quand cette sensation le saisissait, les souvenirs refaisaient surface. Non pas les plus douloureux, mais les premiers. Là où tout avait basculé.
Là où tout avait commencé.
Flashback – 1000 av. J.-C., sur les rives du fleuve Istros. Campement isolé.
Le bédouin, immortel errant depuis près de deux millénaires, surveillait son feu d’un œil distrait. Le crépitement des flammes rythmait la nuit comme un battement de cœur ancien. Il ne comprendrait jamais les mortels — pas vraiment. Plus les siècles passaient, plus ils semblaient régresser.
Les steppes s’étaient embrasées. Cimmériens, Callipides, Sarmates… tous ces peuples des grandes plaines, cousins ou héritiers des Scythes, s’étaient soulevés contre les Hittites. Une guerre sauvage ravageait désormais l’Asie entière, charriant avec elle des flots de sang, de feu et d’amertume.
Et le plus ironique dans tout cela, c’était Babylone — cette cité de marchands et de prêtres — qui, tapie dans sa splendeur, finançait ces hordes avec de l’or et du bronze, les armant dans l’ombre comme on aiguise un couteau avant de le planter dans un dos. Le bédouin n’y voyait rien d’étonnant. Les empires manipulaient. Les tribus saignaient. Et lui, du haut de ses siècles, regardait le monde tourner sur lui-même, toujours plus brutal, toujours plus vide.
Il sentit la présence d’un immortel, et le Bédouin poussa un soupir désolé. Cela faisait plus de dix ans qu’il l’avait formé, initié aux voies de l’immortalité. Puis, un jour, l’élève était parti, sans un mot, pour errer à travers le monde.
Il tua son premier immortel en Égypte. C’était Raan le Medjaÿ. Le Bédouin en fut choqué — Raan était un guerrier redoutable, plus fort que lui-même. Puis ce fut le tour d’Andromaque la Scythe, une immortelle farouche, âgée de cinq siècles, indomptée, décapitée sans pitié. Et il ne s’était pas arrêté là.
D’autres suivirent. Parmi eux, Odénat, un vieil ami. Deux mille ans d’existence balayés en une nuit. Le Bédouin avait senti sa mort comme on sent une étoile s’éteindre. Il en fut chagriné, profondément.
Mais à qui d’autre pouvait-il en vouloir, sinon à lui-même ? Le Kurgan ne faisait que suivre les enseignements qu’il lui avait transmis. Car, au final, un seul devait survivre. Et ce soir-là, le Bédouin sentait, au fond de lui, que ce ne serait pas lui.
Puis il surgit derrière une dune, monté sur un destrier noir, vêtu d’une armure sarmate aux reflets sombres, une épée courte à la hanche. Le Kurgan avança lentement, avec une assurance tranquille. Le Bédouin, assis près de son feu, ne bougea pas. Il contemplait les flammes comme si elles détenaient les réponses.
— Cela faisait longtemps, déclara le Kurgan avec un sourire de loup.
— Pas assez, répondit le Bédouin d’une voix grave et lasse. Que fais-tu ici, Kurgan ?
L'autre sauta de cheval d’un bond souple. Il s’avança de quelques pas, le visage sérieux à présent.
— Je suis venu te défier.
Le Bédouin leva enfin les yeux vers lui, non sans un éclat d’amusement amer.
— Tu veux prendre ma tête ? C’est bien cela ?
Le Kurgan fixa un instant l’horizon, puis ferma les yeux, comme pour convoquer un souvenir brûlant.
— Quand j’ai tué cet Égyptien… Raan… c’était mon premier vrai combat. Il était tenace. Fort. J’ai cru qu’il allait m’achever. Mais il y avait en moi quelque chose… une force… comme si la mort elle-même me poussait dans le dos. Et j’ai senti… la vie. Une vie totale, dévorante. Alors je me suis battu. Et quand je l’ai décapité, sa puissance m’a traversé comme un éclair. Elle m’a brûlé, puis nourri. J’ai su, à cet instant, ce qu’était la véritable récompense.
Il rouvrit les yeux, sombres, perçants.
— Ce n’est pas l’or. Ni les joyaux. Ni les femmes. C’est ça, le vrai prix : la force. Le savoir. L’essence d’un être. Gagnés dans la brutalité. Volés à un plus fort. C’est… merveilleux.
— Et tu comptes continuer ? Tuer d’autres immortels ?
— Pourquoi pas ? N’est-ce pas ce que tu m’as enseigné ?
Le Bédouin secoua lentement la tête.
— Je t’ai appris à survivre, Kurgan. Pas à pourchasser ceux qui ne cherchaient que la paix. Les immortels que tu as tués n’étaient pas des chasseurs.
— Alors ils n’étaient pas assez forts, répondit le Kurgan d’une voix glaciale. Et ceux qui ne sont pas assez forts… ne méritent pas de survivre.
— Et tu crois que tu vas continuer comme ça longtemps ? lança le Bédouin, le regard sombre. Tu penses qu’un jour, toi-même, tu ne deviendras pas la proie de quelqu’un de plus jeune, de plus affamé ?
Le Kurgan eut un sourire sans joie.
— Je vivrai pleinement. Intensément. Chaque combat, chaque tête, chaque Quickening… je les prends comme un feu de vie. Et si un jour je dois mourir, alors ce sera face à plus fort que moi. Il aura mérité de me tuer. Je ne crains pas la mort. Parce qu’elle marche déjà à mes côtés. Et chaque jour qu’on vit, c’est un pas de plus vers la tombe.
Le Bédouin se leva lentement, s’approchant du Kurgan avec une intensité grave dans les yeux.
— Il n’est pas trop tard. Tu peux encore choisir un autre chemin. Tu as le temps… plus que n’importe quel mortel. Tu pourrais apprendre à créer, à transmettre, au lieu de détruire sans fin.
Le Kurgan le fixa longuement. Puis, lentement, il secoua la tête.
— Non. Tu sais ce que j’ai compris, maître ? Ce que tu n’as jamais voulu dire à voix haute…
Il s’approcha, presque doucement, presque avec pitié.
— Ce monde n’a pas été fait pour nous. Pas pour les immortels. Nous sommes des anomalies, des bêtes qui traversent les siècles. Et tôt ou tard, ce monde nous rejette… ou on finit par le piétiner.
Le Bédouin voulut répondre, mais les mots restèrent coincés dans sa gorge.
— Tu le sais. Regarde-toi. Seul, dans ce désert. Tu t’es retiré parce que tu as vu ce que nous sommes. Ce que nous devenons. Des survivants, pas des sages. Des prédateurs. Tôt ou tard, nous tuons, ou on nous tue.
Il planta son regard dans celui de son ancien maître, et conclut :
— Ce n’est pas moi qui ai choisi cette règle. C’est la seule loi de notre espèce.
Le Bédouin ferma les yeux un instant. Il aurait voulu lui dire qu’il avait tort. Mais il ne le pouvait pas.
Le Bédouin resta silencieux un long moment. Le vent soulevait des grains de sable autour de lui, comme un voile entre deux époques. Il fixa le feu mourant, puis leva enfin les yeux vers le Kurgan.
— Alors, tu as compris, murmura-t-il.
Un sourire triste se dessina sur ses lèvres burinées.
— Oui… tu as raison. J’ai voulu fuir cette vérité. M’enfermer dans le désert, comme si la sagesse pouvait faire oublier ce que nous sommes. Mais la loi est immuable. Il ne peut en rester qu’un.
Il recula d’un pas, retira lentement son manteau, puis dégaina une longue lame d’acier damassé, vieille de plusieurs siècles.
— Ce combat, je l’ai toujours su qu’il viendrait. Je l’ai même redouté… mais au fond, j’en suis soulagé.
Le Kurgan le regarda, surpris.
— Pourquoi soulagé ?
— Parce que je me dis que si c’est toi qui viens me prendre… c’est que tu es devenu ce que je n’ai jamais osé être. Tu as dépassé ton maître.
Il se mit en garde, droit, serein, et déclara d’un ton calme :
— Viens, mon fils. Gagne ce que tu es venu chercher. Et fais-le avec honneur.
Le Kurgan hocha la tête. Pour la première et dernière fois, il sembla sincèrement respectueux.
Puis il s'élança le premier, brutal et rapide. Son épée courte fendit l'air, sifflant comme un serpent de bronze.
Le Bédouin para le coup d’un revers fluide, mais la force du jeune immortel le fit reculer d’un pas. Il ne dit rien. Il n'y avait plus rien à dire.
Oh, il avait de l’énergie, assurément : il attaquait sans relâche, faisant pleuvoir les coups dans un désordre furieux.
Le Bédouin, méthodique et gracieux, déjouait ses assauts avec une telle aisance qu’il eut presque envie d’en rire.
Ce garçon était inépuisable. Mais il lui manquait toujours cette grâce que le vieux maître avait tenté de lui inculquer — en vain.
— Tes mouvements sont trop lents, petit. Trop prévisibles. Il va falloir faire mieux.
En réponse à cet avertissement presque affectueux, le Kurgan esquissa un sourire en coin.
— Très bien, dit-il simplement.
Il revint à la charge, plus rapide, plus fluide. Il se fondit dans l’élan d’un roulé-boulé, surgissant en estoc dans un mouvement de pirouette.
Le Bédouin dut dévier l’assaut au dernier moment, surpris.
Qu’est-ce que ça veut dire ? pensa-t-il, un doute soudain dans l’esprit.
Il tenta de reprendre l’avantage, tourna sur lui-même pour balayer la cheville de son adversaire… mais le Kurgan esquiva d’un bond félin.
Pire : dans le même mouvement, il le toucha — un coup en arrière, à revers.
Le Bédouin sentit une douleur vive dans la cuisse, et chancela.
Il recula, porta la main à sa hanche. Du sang coulait de son aine.
Il blêmit. D’où vient ce coup ?
Et c’est là qu’il sentit… la peur. La vraie.
Le désespoir qui vient quand on comprend que le combat est déjà perdu.
Le Kurgan avançait, pas à pas, comme une force de la nature.
À chaque pas, un coup. À chaque coup, un pas.
Inexorable.
Le Bédouin reculait aussi vite qu’il pouvait, mais il peinait à suivre.
Il ne parait plus : il détournait. Il survivait.
La puissance brute du Kurgan le submergeait. Ce n’était plus un duel — c’était une tempête.
Le Bédouin peinait à respirer. Son souffle était court, ses bras engourdis, alourdis par la fatigue et les coups. Face à lui, ce démon — son ancien élève — frappait encore, inlassablement. Et ce fut à ce moment précis qu’il comprit : il s’était fait avoir. Le Kurgan n’était pas seulement fort. Il était un naturel. Ce gamin avait le don brut de la fureur, cette violence innée, cette vérité animale qui ne s’enseigne pas.
Les siècles d’expérience du Bédouin, sa science du duel, ses voyages à travers le monde, tout cela n’avait plus de sens. Son savoir était devenu une chaîne invisible qui pesait sur son esprit et l’entravait. Il pliait devant la lame courte de celui qu’il avait formé, plus jeune, mais infiniment plus pur dans son approche du combat. Le Kurgan allait le tuer, et le Bédouin le sentait dans ses entrailles. C’était inéluctable. Et c’était terrible.
Dans une lucidité glacée, le Kurgan décida. Il décida de gagner. Il décida que le Bédouin allait perdre la main – celle-là même qui lui avait appris à se battre. Et cette décision se matérialisa sans la moindre hésitation. Sa lame de bronze se mit en mouvement, guidée par une volonté inflexible. Elle faucha la soie beige des Indes, découpa la peau, trancha l’os. Et la main du Bédouin, encore crispée sur son sabre, tomba au sol dans un jaillissement de sable, de fumée et de sang – une fontaine rouge dans l’éclat des dunes, comme une offrande maudite aux dieux oubliés.
Vidé, brisé, le Bédouin s’écroula à genoux, le visage livide, la bouche entrouverte, vaincu. Le Kurgan fit tournoyer sa lame et la plaça sous sa gorge, sans jubilation. Son regard était grave, froid, presque respectueux. Il ne riait pas. Peut-être restait-il en lui une dernière trace d’estime pour celui qu’il avait autrefois admiré.
« Tu n’es plus celui que j’ai connu », souffla le Bédouin d’une voix douloureuse. « Tu as mûri beaucoup trop vite, mon garçon. C’est cela qui me cause le plus de chagrin. Ta vie n’a pas eu le temps de tenir toutes ses promesses. »
« Je suis ce que je suis », répondit le Kurgan avec calme. « Et je continuerai ainsi pour l’éternité. »
Le Bédouin ferma les yeux. Son cœur se brisa. Peut-être aurait-il dû lui montrer davantage d’attention, l’aimer comme un fils. Mais à la place, il l’avait endurci, forgé pour survivre – et peut-être, sans le vouloir, façonné un guerrier parfait, capable non seulement de survivre, mais d’aller jusqu’au bout.
« Un monde qui exige tant d’un être aussi jeune est un monde cruel », dit-il d’une voix brisée.
Le Kurgan répondit, presque doucement : « C’est aussi pour cette raison qu’une nouvelle vie nous est accordée. À chaque chute, chaque résurrection. »
Puis il leva sa lame, et sa voix tonna : « Il ne doit en rester qu’un. »
Il frappa.
La lumière jaillit aussitôt du corps décapité. Une énergie gigantesque explosa, dévorant l’air autour d’eux. Elle enveloppa le Kurgan comme un souffle sacrilège, et le ciel se zébra d’éclairs. Le vent hurla dans les dunes. Les flammes du feu s’élevèrent en colonne, aspirées vers les cieux.
L’énergie rugissait, brute, sauvage, pure. Mille voix semblaient hurler dans la tempête, anciennes, déchaînées. Le Kurgan se cambra, bras ouverts, le corps secoué de spasmes. Son rire se perdit dans le vacarme. Il découvrait, peu à peu, les profondeurs insoupçonnées de l’âme de son ancien maître : des souvenirs, des pouvoirs, une connaissance immense, enracinée dans un passé que même lui n’imaginait pas. Le Bédouin avait vécu bien au-delà de ce qu’il soupçonnait : il avait survécu au Déluge, avait été formé par un autre immortel encore plus ancien.
Un instant, le Kurgan aperçut l’étendue du monde à venir. Il vit son avenir s’ouvrir devant lui, vaste, glorieux. Il allait affronter d’autres immortels, encore plus puissants, et les vaincre pour goûter encore cette extase ultime qu’est le Quickening, cette fusion où la résurrection explose hors du corps décapité comme une apocalypse personnelle.
La tempête se calma enfin. Le Kurgan s’effondra à genoux, haletant. Mais dans ses yeux brillait une lumière nouvelle. Il savait ce qu’il allait devenir. Il combattrait. Il survivrait. Et il consumerait les autres pour s’élever au-dessus de tous.
C’était cela, le secret de la vie.
Celle d’un immortel.
***
San Francisco, aujourd’hui.
Le silence de la maison était total. Victor rouvrit les yeux.
Le feu crépitait doucement dans l’âtre de pierre. À l’extérieur, derrière les immenses baies vitrées, la ville s'étalait, bruissant d’une vie ordinaire à laquelle il n’appartiendrait jamais. La brume remontait depuis l’océan, glissant sur les collines comme une main spectrale. Cela faisait des heures qu’il restait immobile, depuis que Rebecca était partie au commissariat. Il ne cessait de se poser la même question.
Était-il encore le Kurgan ? Ou Victor Kruger, le potier ?
Il passa une main sur son visage, effleura la cicatrice qu’aucun Quickening n’avait effacée. Fine, presque invisible, mais toujours là. Un vestige. Une mémoire. Une dette.
Le passé ne le quittait jamais vraiment. Il vivait en lui, battait sous sa peau comme une pulsation étrangère. Le Kurgan… Ce nom, il ne l’avait plus porté depuis des siècles. Trop lourd. Trop sanglant. Trop vrai. Il l’avait enfoui, comme on enterre une bombe sous un champ de blé. Mais elle était toujours là, prête à exploser.
Le combat contre le Bédouin n’avait pas été son premier. Mais il avait été décisif. C’est ce jour-là qu’il avait cessé d’être un élève. Et qu’il était devenu un fléau.
Il se leva lentement. Une vieille douleur lui tirailla l’épaule. Pas celle du corps — non — mais celle que seul un souvenir peut réveiller. Il s’approcha de la baie vitrée. Le monde n’avait pas changé. Il restait peuplé de faibles, d’arrogants, de menteurs. Et de quelques rares personnes capables de comprendre. Comme cette jeune policière qui avait accepté son immortalité… sans savoir qu’il était bien plus qu’un immortel. Une légende noire. Une abomination.
Rebecca.
Il ne savait pas encore s’il devait la fuir… ou l’entraîner dans sa spirale.
Il baissa les yeux vers la ville. Une pensée glissa en lui, froide comme une lame.
Il ne doit en rester qu’un.
Il avait cru pouvoir échapper à cette règle. Il avait cru, un temps, pouvoir vivre autrement. Mais à chaque renaissance, la boucle se resserrait. Il n’y avait pas de repos pour les immortels. Seulement des silences… entre deux tempêtes.
La sonnerie du téléphone brisa le silence. Il soupira, décrocha.
— Victor Kruger à l’appareil.
— Victor… dit une voix féminine. C’est moi. C’est Siena.
Il fronça les sourcils, un bref frisson le traversa.
— Siena ?
— Est-ce que je peux te voir… tout de suite ?
— Où es-tu ?
Un court silence. Il entendait sa respiration à l’autre bout du fil, irrégulière, comme si elle hésitait.
— Je suis en ville, dit-elle finalement. Au Fairmont… mais je ne veux pas te voir ici. Trop de regards. Trop de risques.
Victor se tourna légèrement, son regard toujours perdu vers la ville.
— Tu es surveillée ?
— Pas encore. Mais ça ne saurait tarder. Je… J’ai besoin de te parler. Ce n’est pas juste un caprice, Victor. Ce n’est pas une manœuvre.
Il resta silencieux. Son esprit travaillait déjà. Siena Callahan n’agissait jamais sans but. Mais sa voix… cette voix… elle n’était pas celle d’une stratège, ce soir. Elle était celle d’une femme au bord de quelque chose. D’un aveu. D’un précipice.
— Très bien. Où ?
— Chez Matteo. Le restaurant italien à Telegraph Hill. À l’ancienne, discret, rien d’électronique. Tu connais.
— Je connais.
— 21h. Je t’attendrai à l’intérieur, près du piano. Ne viens pas si tu ne veux pas entendre ce que j’ai à dire.
Il faillit répondre par une pique. Une de celles qu’il lançait dans ses vies passées, pour garder le contrôle. Mais il se contenta de serrer les dents.
— J’y serai.
Elle resta un instant encore en ligne. Il crut entendre un souffle, peut-être un soupir, puis la tonalité retentit. Elle avait raccroché.
Victor reposa le téléphone sur la table basse. Le feu avait baissé, ne lançant plus que des éclats de braise rougeoyante. Il se leva, sans hâte. Il avait tout le temps du monde… mais chaque instant comptait.
Il monta à l’étage, ouvrit l’armoire. Il regarda longuement l’intérieur.
Son choix de vêtements ne serait pas anodin ce soir.
***
Le restaurant donnait sur la baie. Derrière les vitres, les lumières de San Francisco tremblaient au rythme de la brume, comme des étoiles fatiguées. Siena était déjà installée lorsqu’il arriva, dans un coin discret, à l’écart des regards. Elle avait choisi un lieu feutré, élégant, silencieux. Un endroit où l’on pouvait parler sans chuchoter, sans se cacher, sans craindre d’être entendu.
Elle se leva à son approche, un sourire contenu aux lèvres. Pas de familiarité excessive. Elle portait une robe noire, sobre, presque austère. Le genre de tenue qu’une femme belle choisit lorsqu’elle veut être prise au sérieux, pas désirée. Quelqu’un qu’on écoute, pas qu’on convoite.
Elle le serra dans ses bras, brièvement. Ses lunettes noires dissimulaient ses yeux, mais Victor devina les cernes derrière les verres. Elle ne tremblait pas. Elle était tendue. Solide. Une tension maîtrisée, comme un fil trop tendu sur un arc.
Il s’assit face à elle sans un mot. Observa brièvement la courbe de ses épaules, ses mains croisées sur la nappe. Elle avait commandé du vin. Il n’y toucha pas.
— Je suis vraiment contente de te voir, dit-elle à voix basse.
— Et je devine que tu n’as pas appelé pour un dîner, répondit-il calmement.
Siena hocha doucement la tête. Elle semblait porter un poids invisible.
— Tu te souviens de Douglas Eddington ? Mon bras droit. Il a travaillé pour mon père pendant vingt ans. Puis pour moi.
Victor acquiesça, le regard légèrement plissé.
— L’anglais. Discret. Trop malin pour rester dans l’ombre.
— Il est mort. Il y a deux jours. La version officielle, c’est un accident. Chambre d’hôtel, whisky, une prostituée. Une lettre manuscrite.
Elle marqua une pause. Autour d’eux, le murmure des conversations semblait s’éloigner.
— Et tu n’y crois pas.
— Non. Rien ne colle. Le timing. La lettre. Et mon père… Jack… il fait comme si de rien n’était. Il m’a dit de laisser tomber.
Elle but une gorgée de vin. Ses doigts tremblaient, presque imperceptiblement.
— C’est lui qui a demandé à Doug d’enquêter sur certaines transactions liées à Trust Imperial Banks. Des opérations anciennes. De l’époque où il siégeait encore au conseil. Doug avait découvert quelque chose. Il ne m’a rien dit, sauf qu’il touchait au but. Et maintenant, il est mort.
Victor l’écoutait, immobile. Il savait faire ça, écouter quand ça comptait.
— Et tu veux que je découvre ce qu’il a trouvé.
— Je veux que tu sois celui que les autres craignent de croiser. Que tu voies ce que personne ne doit voir.
Elle effleura ses doigts, brièvement. Ce n’était pas un geste tendre. C’était un appel muet. Elle n’avait pas besoin de lui comme amant. Mais comme lame dans l’ombre.
— Si tu acceptes… je veux la vérité. Même si elle fait mal.
Victor ne répondit pas tout de suite. Il sentait ce qu’il y avait derrière sa demande : un secret ancien. Un héritage pourri. Peut-être une trahison qu’elle redoutait autant qu’elle la désirait.
— Tu me demandes d’aller fouiller dans les entrailles de Trust Imperial Banks. Là où même le FBI détourne les yeux. Là où ton mari a des intérêts. Là où ton père a laissé des traces.
Siena le regarda, le menton haut.
— Et tu veux la vérité, répéta-t-il.
Il s’adossa, bras croisés. Son regard s’était assombri, glacé de lucidité.
— Alors dis-moi, Siena. Qu’est-ce que tu me caches ?
Elle ne broncha pas. Mais il vit le frémissement de sa mâchoire, la crispation de ses doigts sur le verre.
— Ce n’est pas Karl, si c’est ce que tu crois. Il ne sait même pas que je suis ici.
Victor ne sourit pas. Il n’était pas du genre à se sentir flatté d’être convoqué en secret.
— Et ton père ? Jack Callahan ? Il a toujours cette manie de laisser les autres nettoyer à sa place ?
Elle pinça les lèvres. L’attaque était brutale. Juste.
— Jack ne veut pas que je remue ça. Il pense que certaines vérités doivent rester enterrées. Mais Doug n’était pas du genre à se supprimer. Et avant de mourir, il a laissé quelque chose.
Elle se pencha. Plus bas. Plus proche.
— Un fichier crypté. Dans sa boîte mail. Il ne l’a envoyé à personne. Juste gardé, comme s’il savait qu’il ne lui restait plus de temps.
Elle sortit une clé USB, la glissa entre ses doigts.
— Je peux te l’envoyer. Mais j’ai besoin que tu m’aides à comprendre ce qu’il a trouvé.
Victor la regarda longuement. Sa voix, quand elle vint, était plus grave, presque douce.
— Tu veux que je remonte la piste d’un homme mort. Que je mette à jour ce qui l’a tué. Mais si je le fais… tu dois répondre à une seule question.
Siena le fixa.
— Est-ce que tu es prête à ce que je découvre quelque chose sur ton père ? Quelque chose d’irréversible ?
Un silence réel s’installa. Un de ceux qui grattent derrière les yeux.
— Oui, dit-elle enfin.
Victor hocha la tête, lentement. Il ne souriait pas. Mais dans ses yeux brillait une lueur familière. L’éclat d’un homme qu’on n’envoie pas deux fois pour la même mission.
— Alors envoie-moi ce fichier.
Elle posa la clé USB sur la table, la poussa vers lui.
— Merci, murmura-t-elle.
— Je n’ai encore rien fait.
Elle retira lentement ses lunettes. Son regard était direct, un peu triste, un peu brûlant.
— Tu m’as manqué…
Victor esquissa enfin un sourire. Léger, presque involontaire.
— Tu avais disparu, répondit-il.
— Tu sais ce que c’est… épouse d’un magnat du pétrole, femme d’affaires… Ça ne laisse pas beaucoup de temps pour tromper son mari avec un amant.
Elle pencha la tête, l’observa.
— Un amant qui, lui, n’a pas perdu de temps. C’est qui cette femme ?
— Comment tu le sais ?
— Une lueur dans tes yeux. Dis-moi, qui a osé toucher à ce qui était à moi ?
— Elle s’appelle Rebecca. Et c’est une flic.
— Rebecca Alvarez ? souffla-t-elle, surprise. Cette femme avec des biceps et des cuisses plus musclés que la moyenne ? Tu me déçois, mon chéri. Tu pouvais faire mieux.
— Siena… soupira Victor. Pas ce soir.
Elle leva les mains.
— Je plaisante. Je savais à quoi m’en tenir. Je suis mariée, et toi… toi, tu ne peux pas rester trop longtemps seul. Je comprends. Je t’assure.
Elle le fixa, plus sérieusement.
— Mais tu restes un de mes amis les plus chers. Et je ne veux pas te voir souffrir.
— Ça n’arrivera pas.
Et pourtant, elle vit dans ses yeux cette ombre fugace, ce silence trop parfait. Il mentait. Il souffrirait. Elle le savait.
— Je connais quelqu’un qui pourra m’aider à déchiffrer les fichiers, dit Victor, plus grave. Toi, je veux que tu restes en dehors de tout ça. Maintenant, c’est mon problème.
— Sois prudent, Victor… l’implora-t-elle, la voix soudain étranglée. Si jamais il t’arrive quoi que ce soit… je ne me le pardonnerai jamais.
Il soutint son regard un instant, comme pour lui transmettre une dernière fois cette assurance étrange, presque surnaturelle, qu’il portait en lui. Puis il esquissa ce sourire qu’elle avait tant de fois détesté et adoré, un sourire calme, ironique, presque insouciant.
— Aucun risque.
Il se leva. Elle l’imita par réflexe, mais il prit simplement sa main et y déposa un baiser, ancien et élégant, comme un adieu sans drame. Puis il tourna les talons et quitta la salle.
Elle resta là, droite, le regard fixé sur la porte par laquelle il venait de disparaître, comme si elle pouvait encore l’apercevoir entre les silhouettes du restaurant. Enfin, elle se rassit lentement, repoussa son verre sans y toucher, et secoua la tête avec une moue amère.
Un ami… pensa-t-elle. Quelle idiote.
*
À la sortie du restaurant, Victor marcha sans se presser jusqu’à sa Jaguar F-TYPE, sans vraiment regarder autour de lui. Il entendait encore la voix de Siena, son inquiétude, son aveu étouffé : Je ne me le pardonnerai jamais…
Il savait reconnaître les ombres qu’on tait. Il en portait bien assez lui-même.
Il s’arrêta sous un réverbère, sortit son téléphone et composa un numéro qu’il n’avait jamais eu besoin d’enregistrer. Quand la mémoire est faite de cicatrices, les contacts deviennent superflus.
Trois tonalités. Puis un déclic.
— Da ? répondit une voix de femme, calme, intransigeante.
— Mira.
Silence. Long. Dense.
— Gradski.
Ça ne sonnait ni comme une surprise, ni comme un reproche. Juste un nom. Un rappel.
Malgré lui, il sourit, plus amusé que jamais.
— T’es occupée ?
— Je regardais Laura Gemser se faire défoncer par Gabriele Tinti dans un Black Emanuelle, alors oui, zasranets, tu me déranges.
Victor éclata de rire, un rire vrai, trop rare.
— J’ai un service à te demander.
— Commence par abouler les trente pour cent que tu me dois pour avoir planqué ton poto de Pavel qui cherchait à le becter.
— Je te file le double pour celui-là.
Silence. Puis sa voix, plus froide.
— OK. C’est quoi cette fois ?
— J’ai un fichier crypté. Quelqu’un est mort pour le protéger. Je veux savoir ce qu’il contient.
— Je t’envoie une adresse mail. Mais d’abord, parlons chiffres. Combien tu paies cette fois ?
— Donne ton prix.
Un soupir traversa la ligne, à peine audible.
— Un million.
— Je t’en donne trois si tu le déchiffres en deux jours.
— Wow wow, tu rigoles j’espère ? Trois millions ?
— À prendre ou à laisser.
— À prendre, ouais. OK, envoie-les-moi. Je m’y mets tout de suite.
— Une dernière chose, Mira… Arrête de regarder des nanars érotiques italiens. C’est mauvais pour ton esprit.
— Je t’emmerde, dit-elle avec un accent qui roulait les r comme des cailloux dans une rivière glacée. Et puis j’aime pas trop les conneries d’aujourd’hui, avec le mec qui fore la meuf comme une putain de foreuse à pétrole pendant quarante minutes. C’est vraiment nous prendre pour des cons.
— Alors regarde Basic Instinct.
— J’aime pas le cul de Michael Douglas. Je préfère Fair Game, avec Cindy Crawford.
— Un autre nanar, soupira Victor. Allez, salut Mira.
— Khoroshego vechera, Gradski.
***
Le hall principal du commissariat baignait dans une lumière froide et crue, du genre qui ne pardonne rien. Elle accentuait les traits tirés, révélait les uniformes froissés, et rendait la fatigue plus visible que la loyauté. Rebecca Alvarez, flanquée de Kate Swallow et de Miles O’Keef, était adossée contre le mur de droite. Imperturbable en apparence, elle gardait les bras croisés, le regard dur. Sa journée avait pourtant bien commencé… et Dieu seul savait comment elle allait se terminer.
Un bourdonnement de voix, de pas, de café trop amer, s’évanouit aussitôt qu’une silhouette monta sur l’estrade improvisée.
Capitaine Brook Bradshaw.
Elle s’imposa d’emblée, droite comme un chêne centenaire, avec la posture de ceux qu’on n’interrompt jamais. Un tailleur sombre, net, sans une seule fibre déplacée, mais ce n’était pas l’élégance qui frappait Rebecca. C’était les yeux. Des yeux qui avaient vu trop de choses. La misère, la rue, la rage. Elle les reconnaissait, ces regards-là. Ceux qui avaient survécu au chaos pour mieux servir l’ordre.
Bradshaw appartenait à cette race rare de flics qu’on ne brise plus : forgés dans le désordre, et devenus les apôtres de la discipline. Une fanatique de l’ordre, façon Ancien Testament. Pas de demi-mesure, pas de place pour les états d’âme.
Rebecca sentit un pincement sous les côtes. Ce genre de femmes ne lui avait jamais laissé beaucoup de place.
Grande, élancée, la peau d’ébène tirée sur des traits fermes, Brook Bradshaw avançait avec un port altier et un regard perçant qui semblait sonder chaque âme présente.
Sa voix, claire et assurée, coupa net les bavardages. Elle ne criait pas, mais chaque mot portait comme un coup de lame. Le silence qui suivit était celui qu’on réserve aux gens qu’on ne veut pas défier.
— Bonjour à tous. Je suis Brook Bradshaw, votre nouvelle capitaine. Parlons net : je ne suis ni de gauche ni de droite. Ces concepts sont trop relatifs. Mes préoccupations vont à l’homme — en tant qu’individu, et en tant que membre d’un groupe.
Je ne suis pas non plus une utopiste. À mes yeux, le meilleur moyen d’être humaniste, ici et maintenant, c’est de faire notre travail. Sérieusement. Ensemble. À nous de veiller à ce que ce travail s’effectue dans les meilleures conditions possibles. Puisque l’ordre du jour de cette réunion s’intitule “la nouvelle patronne”, je vais partiellement satisfaire votre curiosité en me définissant en deux mots : j’admire celui qui a le courage de ses opinions, j’ai pitié des lâches, je peux pardonner l’incompétence, je tolère les faibles. Il n’y a, en fait, que trois choses au monde que je déteste positivement : les jupes, la choucroute et les brutes. Le respect des convictions d’autrui peut m’obliger parfois à porter une jupe. La simple politesse peut m’amener à manger de la choucroute. Mais rien ni personne ne peut me forcer à supporter les brutes.
Un murmure parcourut la salle quand Bradshaw fit un léger geste de la main.
— Voici votre nouveau lieutenant, Devon Clark.
Un homme grand, massif, à la peau sombre et au regard calme s’avança d’un pas souple. Costume bleu marine parfaitement taillé, crâne rasé, mâchoire carrée, il dégageait une puissance contenue, presque animale. Son badge brillait discrètement à sa ceinture. Il n’avait pas besoin de parler pour imposer le respect. Ses yeux balayèrent la pièce, évaluant les visages sans animosité, juste avec la lucidité d’un homme qui a trop vu.
— Il vient de Brooklyn, comme moi. Ancien capitaine de la criminelle dans le 79e district. Médaillé pour bravoure, mais c’est pas ce qui m’a fait le choisir. Ce qui m’intéresse, c’est qu’il sait écouter. Et qu’il ne confond pas autorité avec égo. Ce sera lui, désormais, qui gèrera vos affectations et vos rapports. Si vous avez un problème avec ça, venez me voir. Mais je vous préviens : je serai moins diplomate.
Elle laissa flotter un silence. Puis son regard se posa sur Rebecca Alvarez.
— Lieutenant Alvarez, dans mon bureau. Maintenant.
Rebecca échangea un regard bref avec Kate Swallow, puis suivit la capitaine à travers le couloir, ses bottes martelant le sol comme un avertissement. Elle entra dans un bureau à la sobriété presque ascétique : bureau en métal, rideaux fermés, une photo encadrée d’un vieil homme noir au regard fier — probablement le père. Bradshaw referma la porte derrière elle, doucement, sans un mot.
— Asseyez-vous.
Rebecca obtempéra sans rechigner, bras croisés, regard direct. Pas hostile. Pas non plus docile.
Bradshaw s’adossa à son bureau, bras croisés à son tour.
— On va être franches, vous et moi. J’ai lu votre dossier. Delta Force, décorée, infiltrée dans des réseaux qui auraient fait chier même le FBI. Et maintenant, vous êtes flic. Mais pas vraiment. Vous bossez à part. Vous suivez vos pistes, vos instincts, vos obsessions. Vous dégainez plus vite que vous ne consultez, et vos rapports sont des romans noirs.
Rebecca ne broncha pas. Elle savait ce qui venait. Le vieux refrain.
— Ça marche parfois. Et parfois, ça fout tout en l’air. Je veux des équipes. Je veux de la coopération. Je veux des binômes qui se couvrent, pas des cow-boys solitaires. Vous me suivez ?
— Jusqu’ici, oui, répondit Rebecca d’un ton égal.
Bradshaw la fixa sans ciller.
— Parfait. Vous allez bosser avec Devon Clark. Il ne remplacera pas votre flair. Mais il vous freinera quand vous foncerez tête baissée. Et s’il me rapporte que vous jouez perso, vous serez au dépôt avant d’avoir eu le temps de dire "procédure".
Rebecca esquissa un sourire sans joie, puis se pencha légèrement en avant, les avant-bras posés sur ses genoux.
— Ok, Capitaine… dit-elle avec calme, presque douce. Je pige le tableau. Vous débarquez, vous voulez marquer votre territoire, faire comprendre à tout le monde que c’est vous le chef de meute. Je respecte ça.
Elle redressa la tête, le ton plus grave.
— Et je sais aussi qu’on vous a briefée. Que dans ce foutu dossier, il est écrit en rouge que je suis une chieuse, une électron libre, une emmerdeuse à potentiel. Vu la manière dont vous m’avez convoquée comme si j’étais une merde de clébard, je suppose que vous avez coché toutes les cases.
Bradshaw allait ouvrir la bouche, mais Rebecca la coupa du regard.
— Mais voilà : ici, on est à San Francisco. Pas à Brooklyn. Pas dans l’Afghanistan urbain que vous semblez fantasmer. Ici, la merde ne porte pas de couleur. Quand un mec court derrière une femme avec un couteau de boucher, je m’en fous qu’il soit noir, blanc, violet ou fuchsia : je le descends. Point.
Un silence brutal s’installa. Rebecca fixa Bradshaw droit dans les yeux.
— Vos fantômes, vos cicatrices, vos histoires de territoire… c’est pas mon affaire. Et encore moins votre bouledogue de lieutenant. J’ai pas besoin d’un chien de garde derrière mon dos pendant que je fais mon boulot. Alors vous pouvez le garder en laisse, ou le renvoyer jouer à "Training Day" ailleurs.
Bradshaw ne répondit pas tout de suite. Elle soutint le regard de Rebecca, impassible, son visage figé comme une statue ancienne, presque solennelle. Puis un coin de sa bouche se releva.
— Si je comprends bien, lieutenant, dit-elle lentement, vous tueriez un suspect sans établir l’intention ? C’est ça, la justice à San Francisco ?
Rebecca éclata de rire, sec et bref, comme un coup de feu dans une ruelle vide. Elle secoua la tête, les bras croisés sur sa poitrine.
— Quand un type à poil, la queue à l’air, court derrière une fille avec un couteau de boucher à la main... faut vraiment être con pour penser qu’il cherche à collecter des dons pour la Croix-Rouge.
Un petit silence suivit, presque respectueux. Puis Rebecca reprit, le ton plus bas, plus dur :
— Y’a des moments où réfléchir, c’est un luxe qu’on n’a pas. Et ça, Capitaine, vous le savez aussi bien que moi. La différence, c’est que moi, je suis encore sur le terrain. Et que j’ai arrêté de me mentir il y a longtemps.
Elle se leva, lissa machinalement sa veste et salua d’un léger hochement de tête. Elle allait franchir le seuil quand la voix de Bradshaw claqua comme un coup de sifflet derrière elle.
— Vous devriez faire équipe avec Devon Clark, lieutenant. Parce que les hautes sphères… ne sont pas toutes élogieuses à votre sujet.
Rebecca s’arrêta, pivota juste assez pour qu’on voie l’éclair d’un sourire fatigué sur son visage.
— Oh, vous savez ce qu’on dit… les avis, c’est comme les trous du cul. Tout le monde en a un.
Elle sortit sans se retourner.
Bradshaw, restée seule dans son bureau, ne put empêcher un sourire crispé de lui échapper. Pas un sourire de victoire. Plutôt un rictus mêlé d’ennui et d’admiration contrariée.
Salle de repos – Commissariat de San Francisco
L’odeur du café rassis flottait dans l’air comme un rappel obstiné que le sommeil n’était plus une option. Des traces de sucre, des miettes de donuts, et une pile branlante de gobelets usés décoraient la petite pièce à peine éclairée. Un néon clignotait paresseusement au-dessus du micro-ondes, comme s’il hésitait à faire son boulot jusqu’au bout.
Rebecca poussa la porte d’un coup d’épaule, les cernes sous les yeux bien installées, sa main déjà prête à dégainer une dosette. Elle n’avait pas besoin d’un bon café, juste d’un café.
Il était là.
Assis, dos à la machine, jambes allongées et croisées, un mug à la main. Grand, large d’épaules, le genre de silhouette qui vous dit tout de suite que le type sait se battre — ou qu’il en a vu trop pour en avoir encore envie. Son costume était impeccable, sobre. Pas une faute.
Un passé militaire ou une formation de ceux qu’on envoie là où les autres reculent.
Devon Clark leva les yeux, sans esquisser le moindre mouvement. Un calme dense, presque inquiétant.
— Lieutenant Alvarez, dit-il d’un ton tranquille. J’imagine que le sort a bien voulu que nos cafés se croisent.
Rebecca s’arrêta net. Pas de posture de défi, pas de sourire de trop. Mais ce qui la frappa, c’était sa voix. Douce. Pas celle qui hurle. Plutôt celle qui murmure dans un casque radio, pendant que ça tire autour.
Elle s’approcha de la machine, inséra une capsule, lança la préparation.
— Clark. Je m’attendais à un molosse qui me renifle les talons. Je suis un peu déçue. T’as même pas de harnais.
Devon esquissa un sourire en coin. Juste assez pour dire qu’il avait de l’humour, pas assez pour paraître complaisant.
— J’ai laissé la muselière à l’accueil. Au cas où tu mords.
— Bonne idée, répliqua Rebecca sans se retourner. On m’a dit que t’étais du genre carré. Moi je suis du genre bordel.
Elle prit son gobelet, souffla dessus, puis se retourna. Son regard ne fuyait jamais.
— Faut pas trop espérer. La teigne, c’est une tradition familiale. Mon père l’était, ma sœur l’est, et moi… disons que j’ai poussé le curseur jusqu’au rouge.
— Et vous attendez quoi de moi ? demanda Devon, les yeux droits, sans ciller. Que je vous colle au train ? Que je la boucle et que je suive vos lubies ?
Rebecca le fixa un instant, les paupières légèrement plissées, presque amusée.
— Je sais pas encore. Si tu me balances à Bradshaw au premier faux pas, j’te le ferai payer. Mais si tu tiens le coup, si t’as pas peur de la crasse, du sang, et des dossiers qui puent… alors peut-être qu’on se supportera.
Devon se leva lentement. Il la dominait d’une bonne tête, mais ne chercha pas à s’imposer. Il se contenta de marcher jusqu’à l’évier, de rincer son mug.
— J’ai bossé à Detroit, lieutenant. Les trucs que vous appelez "crasse", on appelait ça "quotidien" chez moi.
Rebecca plissa les lèvres, comme si elle testait le goût de cette phrase dans sa tête.
— Ok. Ça mérite une chance. Mais on va établir une règle tout de suite. Pas de discours inspirants. Pas de citations de Sun Tzu. Et pas de psychanalyse, d’accord ? Je gère mes nerfs comme une grande.
Devon tourna la tête vers elle, l’air sincèrement amusé.
— Marché conclu. Mais je garde le droit de te dire quand tu déconnes.
Rebecca acquiesça d’un petit geste du gobelet, puis prit une gorgée de café amer. Une grimace tordit ses lèvres.
— Va falloir qu’on change cette merde aussi. Sérieusement… comment vous survivez avec ce poison ?
Devon rit doucement. Un son discret, sans forcer.
— On survit… parce qu’on n’a pas le temps de mourir.
Rebecca souffla du nez.
— Ok le survivant au café, qu’est-ce que l’aimable Bradshaw a pour nous ?
Il lui tendit un dossier, en reprenant sa place contre le mur.
— Douglas Eddington, PDG de Mégaforme Industries. Retrouvé mort dans une chambre d’hôtel.
— Un suicide ? demanda-t-elle en l’ouvrant.
— Disons qu’il a eu une crise cardiaque après avoir eu des rapports sexuels avec une Call Girl. Mais son épouse jure par tous les dieux que son mari ne l’a jamais trompée.
Rebecca feuilleta le dossier, le regard acéré. Une photo, un nom, une chambre d’hôtel qui sentait encore la sueur et le savon bon marché.
— Je pense surtout que ce gars a bien baisé avant de clamser.
Elle prit une gorgée, un sourire en coin.
— Au moins, il est mort heureux. C’est plus que ce qu’on pourra dire de nous.
Devon haussa à peine les épaules, les yeux dans le vague.
— Mourir heureux, c’est un luxe de riche. Nous, on aura droit à un rapport interne et une faute de procédure sur notre tombe.
— Les riches ne sont pas tous comme ça… répliqua-t-elle sans lever les yeux du rapport.
Devon la fixa, intrigué.
— Qu’est-ce que vous en savez ?
Rebecca lui rendit le dossier, l’air neutre, presque trop neutre, puis se dirigea vers la sortie.
— J’en sais assez pour savoir que ceux qui prétendent aimer ne le font pas toujours… et que ceux qui paient, au moins, sont clairs sur leurs intentions.
Elle s’arrêta une seconde à la porte, sans se retourner.
— Allez, viens. On a un mort riche et une veuve en colère. Si on traîne, quelqu’un d’autre va nous piquer le fun.
Devon la suivit sans un mot, le regard pensif, un léger pli entre les sourcils. Il commençait à comprendre que sous l’armure d’ironie, Rebecca planquait plus de cicatrices qu’elle ne voulait bien le dire.
***
Résidence Eddington – Pacific Heights
Le majordome n’avait posé qu’une seule question, discrète, comme on demande s’il faut sortir le bon vin. Puis, sans un mot de plus, il l’avait conduit jusqu’au petit salon.
Victor attendit debout, les mains dans les poches de sa veste de cuir sombre, immobile comme une statue de granit dans une galerie d’art moderne. Son regard se posa sur le décor : tableaux contemporains aux couleurs froides, silence feutré, fleurs fraîches dans des vases minimalistes — les signes d’un deuil parfaitement chorégraphié, où la douleur était aussi stylisée que le mobilier.
Il s’approcha d’une étagère, effleura des livres aux reliures choisies, puis tomba sur une série de photos sous cadres argentés. Douglas Eddington en compagnie de Karl Atwood, riant dans un gala caritatif ; au second plan, reconnaissable malgré la pénombre, Siena Callahan, éclatante, bras nus et regard tourné vers la caméra. Victor s’attarda.
Sur une autre étagère, entre deux sculptures abstraites, une poterie attira son œil. Il la reconnut immédiatement : une pièce à col étroit, émaillée d’un bleu profond, vendue lors d’une vente caritative trois ans plus tôt. Sa signature y figurait, à peine visible. Eddington l’avait achetée. Un fan, apparemment.
Victor recula d’un pas, le visage impassible. Il n’aimait pas que le passé surgisse dans ce genre de circonstances. Mais il le tolérait. Comme on tolère une mauvaise odeur dans un lieu sacré.
Quand Helena Eddington entra, elle était parfaite.
Élégante sans ostentation. Tailleur sobre, silhouette droite, pas un pli de trop — l’art discret de celles qui savent que trop d’émotion mal contenue peut entacher des années d’image publique. Son visage était maquillé avec cette retenue clinique des femmes qui ont appris à pleurer sans que le mascara ne coule, à encaisser les tragédies sans troubler le miroir.
Victor l’observa en silence. Il n’était pas homme à se laisser séduire par les apparences, mais il nota la grâce froide de ses gestes, la précision d’un port de tête hérité des cercles où les faux-pas sociaux tuent plus sûrement que les balles. Ce qu’il apprécia le plus, pourtant, ce fut cette lueur vive au fond de ses yeux. Une intelligence affûtée, encore intacte derrière le voile du chagrin. Elle avait perdu un mari — et elle encaissait la perte avec une dignité remarquable.
Victor inclina très légèrement la tête. Pas un mot. Il savait que dans ce genre de salon, le silence valait parfois plus qu’une formule de condoléance.
— Monsieur Kruger, dit-elle d’une voix éteinte. On m’a dit que vous souhaitiez me voir ?
— Je ne voudrais pas vous déranger longtemps, madame, répondit-il doucement. Mais j’ai appris pour votre mari… et je tenais à vous présenter mes respects.
Elle esquissa un sourire las, plus triste qu’irrité.
— Vous êtes bien le seul, dans ce cas. Tout le monde préfère croire qu’il est mort dans les bras de cette… personne.
Elle s’assit lentement, avec cette retenue propre aux femmes qui, même en deuil, gardent le sens de la pose. Les mains croisées sur les genoux, elle fixa un point invisible quelque part entre le tapis et la table basse.
— Pas vous en tout cas, fit-il remarquer en s’asseyant face à elle.
Elle soutint son regard un instant. Pas de défi, mais une fermeté tranquille, presque glacée.
— Si vous tenez vraiment à connaître mon avis, alors je vais être claire, dit-elle en articulant chaque mot comme une déclaration officielle. Douglas n’était pas un homme volage. C’était un homme bon. Dévoué à son travail. Dévoué à moi.
Elle redressa légèrement le menton, comme pour rappeler à Victor — ou au monde — qu’il n’était pas question de remettre cela en cause.
— Nous étions mariés depuis trente-deux ans. Et, croyez-le ou non, nous nous aimions encore comme au premier jour. Il me regardait comme au tout début. Toujours. Même en partant au bureau. Même en rentrant tard.
Un silence suivit, presque religieux. Elle ne pleurait pas. Pas devant un inconnu, pas même célèbre.
Victor croyait en sa sincérité. Il n’y avait pas de jeu dans ses yeux, pas de stratégie derrière ses mots. Juste une femme qui refusait qu’on réduise son mari à une mauvaise histoire.
— Je le revois lorsqu’il m’a demandé ma main… reprit Helena, un sourire léger, presque involontaire, naissant au coin des lèvres. Engoncé dans son costume… Qu’il était pataud !
Elle baissa les yeux, un instant emportée loin du salon, loin du silence du deuil, ramenée à une époque où l’avenir avait encore de la lumière.
— Il avait cette façon de transpirer quand il était nerveux. Les mains moites, la cravate de travers, et pourtant… il me regardait comme si j’étais la seule chose qui comptait sur cette Terre.
Victor esquissa un sourire léger, presque imperceptible. Il ne la coupait pas. Il laissait parler la mémoire, comme on laisse remonter une bulle à la surface d’une eau noire.
— Il tremblait, poursuivit Helena. Ce n’était pas un homme à genoux, pas vraiment… Mais ce jour-là, il avait cette vulnérabilité que les femmes n’oublient jamais. Comme un secret qu’il m’aurait confié, et que j’ai gardé toutes ces années.
Victor hocha lentement la tête.
— Ce genre de souvenir ne ment pas, murmura-t-il. Il vaut tous les rapports d’autopsie du monde.
Elle le regarda pour la première fois avec un peu plus d’attention.
— Vous parlez comme quelqu’un qui a beaucoup vu.
— On finit par apprendre à écouter, dit-il en haussant doucement les épaules. Même les silences ont une voix, parfois.
Helena croisa les bras, comme pour se réchauffer.
— Alors écoutez celui-ci. Je suis sûre qu’on a tué mon mari. Et je suis aussi certaine qu’on veut me faire passer pour une veuve déboussolée.
Victor la fixa sans cligner des yeux.
— Vous avez une idée de qui ? Ou simplement un instinct ?
— Je ne suis pas idiote, monsieur Kruger. Douglas avait des ennemis. Trop de contrats, trop d’argent… Et il préparait quelque chose. Il m’avait dit, il y a un mois : "Si jamais il m’arrive quelque chose, va voir Karl."
Victor s’immobilisa. Un battement suspendu.
— Karl Atwood ?
— Oui… Vous le connaissez ?
Victor redressa doucement la tête, un air calme sur le visage.
— Disons que… nos cercles se croisent parfois.
Elle acquiesça, sans poser de question.
— Ce n’était pas une call girl, murmura-t-elle, plus pour elle-même que pour lui. Ce n’était pas un accident. Et si je dois faire éclater la vérité seule, je le ferai.
Victor la regarda longuement. Puis, avec une douceur presque fraternelle :
— Vous ne serez pas seule.
Elle lui rendit un sourire triste, un peu incrédule, mais sincère.
— Merci… Même si je ne sais pas pourquoi vous me croyez.
Victor se leva lentement.
— Parce que vous parlez comme une femme qui n’a pas encore fini d’aimer. Et ces femmes-là voient plus clair que les autres.
Et il sortit, sans un mot de plus.
Il referma doucement la porte derrière lui, le poids de la conversation avec Helena encore suspendu dans l’air comme un parfum discret, persistant. En bas des marches, une voiture noire s’arrêta. Il reconnut aussitôt la silhouette qui en descendit.
Rebecca.
Veste en cuir rouge, jean bleu usé, bottes de moto râpées : elle avançait d’un pas ferme, sans masquer la fatigue qui creusait ses traits. À ses côtés, son coéquipier — un grand type calme au regard de fauve, posé mais vigilant — balayait déjà les environs du regard.
Leurs regards se croisèrent. Rebecca s’arrêta net, un soupir d’agacement lui échappant.
Mais malgré la crispation dans ses épaules, il y avait cette minuscule lumière dans ses yeux. Celle qu’elle n’allumait que pour lui.
Elle s’approcha, mâchoire serrée, son regard plein de ce mélange explosif d’amour et de ras-le-bol qui faisait d’elle un orage ambulant.
— Pourquoi je suis même pas surprise ? grogna-t-elle.
— Je passais juste dans le coin, répondit Victor, l’air innocent.
— Bien sûr… Et moi je suis nonne, répliqua-t-elle avec une moue exaspérée.
Elle jeta un coup d’œil à son partenaire.
— Vous nous laissez deux minutes ?
L’homme hésita à peine. Il lança un regard de garde du corps à Victor — un message muet du genre « je te garde à l’œil » — puis s’éloigna sans un mot.
Rebecca s’approcha. Très près. Elle sentait encore son parfum. Son odeur. Ce truc à lui.
— Qu’est-ce que tu fous ici, Vic ? murmura-t-elle à voix basse, les yeux plantés dans les siens.
— Je suis venu présenter mes condoléances à Madame Eddington, répondit-il calmement.
— Vic, fit-elle en grinçant des dents. Promets-moi que tu vas pas foutre la merde. T’es plus marshal, t’as plus d’étoile. T’es juste un... putain de civil, maintenant. Même si t’as plus de kilomètres au compteur que tous les mecs du poste réunis.
Victor la fixa, grave.
— Je ne te causerai pas d’ennuis. Mais elle m’a demandé de l’aide. Et j’ai dit oui.
Rebecca soupira, passa une main sur son front. Elle avait envie de lui hurler dessus. Et de l’embrasser. Ou de le frapper. Ou tout ça en même temps.
— Ok, chevalier solitaire... On va devoir poser des règles. Claires. Nettes.
Elle s’approcha encore d’un pas.
— Pas ici. Ce soir. Mon appart. Tu me déballes tout. Chaque détail, chaque piste, chaque foutue intuition. Pas d’omissions à la con. Compris ?
Il ouvrit la bouche.
— Rebecca...
Mais elle le coupa net, en tournant déjà les talons :
— Sois pas en retard.
Et elle s’éloigna sans se retourner.
***
BUNKER PRIVÉ – BARCELONE – 2H37
Mira Vasilievna Sokolova ne regardait jamais un film pornographique de dernière génération — question de goût, ou de principe — mais elle connaissait toutes les actrices par cœur. Une mémoire prodigieuse pour les noms, même ceux des reines du X. C’était devenu un jeu. Une forme de provocation passive contre le sérieux glacial des types qu’elle avait dû fréquenter dans sa vie antérieure : généraux du FSB, oligarques paranoïaques, barbouzes dépressifs en manque de poésie.
Alors elle baptisait ses logiciels comme d’autres baptisent leurs enfants.
Aria Giovanni clignotait en vert sur l’écran central, ayant terminé l’analyse initiale.
Lisa Ann, sa clé de déchiffrage maison, avait échoué deux fois avant de percer la première couche de chiffrement.
Et maintenant, elle affrontait un nouveau parasite qu’elle avait sobrement baptisé Rob Kardashian, « parce qu’il est aussi inutile qu’envahissant ».
Mais ce n’était pas un simple ZIP. C’était une matrice. Une architecture à étages, conçue pour résister à toute tentative de forçage. À l’intérieur, elle avait reconnu des traces de chiffrement militaire américain, des signatures de l’ex-KGB, et même quelques protocoles israéliens trop récents pour être publics. Ce n’était pas un hasard. Il y avait une volonté derrière ça. Une paranoïa brillante. Typique d’un mec comme Eddington.
Elle venait à peine de casser la deuxième couche qu’elle comprit.
Ce fichier n’était pas juste une base de données.
C’était un avertissement.
Un testament numérique.
Un dernier cri lancé au milieu d’un océan de silence.
L’écran central clignota. Des noms de fichiers jaillirent comme des spores toxiques :
/Eddington/Private_Dossiers/OP_RED_TAUPE/
/Megaforme_Industries/InternalAudit-Redacted.pdf/
/DoD_Clearance-InternalComm/
/CIAx/ShadowReport-Eddington/
— Merde, souffla-t-elle.
Mira attrapa sa tasse de café noir — plus goudron que liquide — sans quitter l’écran des yeux.
Dans les lignes de texte, elle lut des fragments de réunions ultraconfidentielles au Pentagone, des contrats militaires fictifs, des rétrocommissions passées par des coquilles vides basées aux îles Vierges. Un écheveau de mensonges financiers reliés directement à Megaforme Industries… et à la commission sénatoriale de sécurité nationale.
Un nom revenait sans cesse : Senator Marcus Thorn.
Mais il y avait pire. Bien pire.
Eddington mentionnait une taupe dans le pôle cybersécurité de Mégaforme, liée à une cellule d’espionnage industriel opérant pour un acteur non-étatique — peut-être chinois, peut-être autre chose.
Et ce salaud d’Eddington avait été sur le point de tout balancer.
Un extrait vidéo crypté, au format propriétaire, montrait un échange entre lui et un haut responsable — flouté, mais la voix synthétisée prononçait ces mots glaçants :
« …ce que vous avez découvert peut faire tomber trois gouvernements. Vous ne comprenez pas à quel niveau vous jouez, Douglas. Vous n’avez pas le droit de gagner.»
Mira resta figée, une main tendue vers sa nuque. Elle savait ce que ça voulait dire. Ce genre de fichiers n’existe jamais très longtemps. Et s’il avait été tué… c’était pour ça.
Victor avait mis les pieds là-dedans sans même savoir ce qu’il piétinait.
— Évidemment que c’est toi, marmonna-t-elle. Grand abruti romantique.
Sans perdre une seconde, elle activa son système de duplication sécurisé. Cinq copies offshore, dans cinq endroits qu’elle-même oubliait parfois. Elle lança une nouvelle ligne chiffrée, protégée par trois couches de leurres numériques, uniquement lisible par Victor Kruger, ou Grigori Gradski.
Transfert en cours...
Objet : Eddington avait raison. Tu veux voir ce que je vois ? Prépare-toi.
Pièce jointe : CODE_OBSIDIAN.ZIP
Elle hésita une seconde. Peut-être deux.
Elle referma sèchement l’écran principal. Une goutte de sueur roula le long de sa tempe, non pas par peur, mais par pur instinct. Son cerveau, affûté par des années dans les services, avait déjà enclenché la moitié des protocoles d’urgence avant même qu’elle ait pleinement conscience du danger. Elle tendit l’oreille. Le silence du bunker, parfait en temps normal, lui semblait à présent étouffant. Elle pivota lentement vers la baie d’observation arrière et ses soupçons se confirmèrent aussitôt : sur le bord de l’écran thermique, une lumière rouge clignotait faiblement. Présence. Deux signatures, extérieures, immobiles. Pas des camés ou des flics. Des professionnels. Elle soupira, attrapa son Makarov customisé posé près du clavier et murmura dans un sourire glacé : « Je vous emmerde. »
Il fallait prévenir Victor. Immédiatement. Pas demain, pas par message. En personne. Ce qu’elle venait de découvrir ne pouvait être confié à aucun canal, même pas ses plus sécurisés. Eddington n’avait pas seulement découvert une taupe au sein de Mégaforme Industries ; il avait identifié un lien direct avec les hautes sphères du gouvernement américain. Ce n’était plus une histoire de société véreuse, c’était une poudrière politique.
Mira activa sans hésitation le protocole Black Phoenix. Les effacements locaux se déclenchèrent en cascade. Une fausse piste fut lancée vers Bucarest, pendant qu’un upload sécurisé transmettait le fichier déchiffré — avec succès — à sa destination : Victor Kruger. Si quelqu’un mettait physiquement les pieds dans ce bunker, une série de charges thermiques désintégrerait tout. Elle n’avait pas l’intention de laisser des miettes.
Rapide, méthodique, elle se changea : jean brut, chemise blanche, veste en cuir noir. Cheveux noués à l’arrière, lunettes de soleil dans la poche. Elle fourra dans son sac étanche plusieurs fausses identités, quelques lingots d’or compressé, deux pistolets, et une vieille photo usée où elle apparaissait aux côtés de Gradski, à Saint-Pétersbourg, vingt ans plus tôt. Une autre vie. Une autre guerre.
Elle jeta un dernier regard à la console, où s’affichait une ligne figée, presque solennelle :
Fichier transféré. Cryptage accepté. DESTINATAIRE : V. KRUGER.
Sans un mot de plus, elle lança la séquence de sortie. Le cœur aligné sur la vibration du danger, elle franchit la porte blindée.
La nuit catalane l’avala sans un bruit.
« San Francisco, mon vieux… Si t’as foutu les pieds là-dedans, va falloir qu’on parle. Sérieusement. »
***
Victor n’était venu qu’une seule fois chez Rebecca, et il n’y était pas resté longtemps. Cette fois, elle l’avait invité — ou peut-être convoqué, il n’en était pas tout à fait sûr —, mais il avait tenu à faire les choses bien. Préparer un dîner lui-même, choisir chaque élément, lui semblait une manière rare et précieuse de marquer le coup, un luxe d’intimité auquel il n’avait guère goûté depuis longtemps. Il arriva avec un plateau garni, habillé d’une chemise blanche impeccable et d’un pantalon noir fuselé, coupe italienne, simple et élégant.
Quand il frappa à la porte, Rebecca ouvrit d’un geste brusque et resta bouche bée. Il était magnifique. Classe, posé, hors du temps. Et elle — en jean, débardeur marron, pieds nus — se sentit soudain ridicule. Elle n’avait même pas pensé à se changer. Elle n’avait jamais invité un homme chez elle. Jamais porté de robe "pour l’occasion". Et quand bien même, quelle robe ? Un décolleté aurait trahi ses épaules d’athlète, une fente sur le côté ses jambes trop musclées, et ses pieds… beaucoup trop grands pour des talons. Figée comme une ado prise au piège, elle le regardait sans savoir quoi dire, jusqu’à ce qu’il penche doucement la tête vers elle, les yeux dans les siens.
— Je peux entrer ?
— Oui… oui… tu es… très… classe, bredouilla-t-elle en s’écartant.
Il l’embrassa doucement sur les lèvres en passant à côté d’elle. Elle grimaça aussitôt.
Idiote. Idiote. Idiote.
Il déposa le plateau sur la table basse du salon, jetant un regard circulaire à l’intérieur. Un appartement à son image : fonctionnel, sobre, propre, sans fioritures. Pas de bougies parfumées, pas de plantes suspendues. Juste une bibliothèque bien remplie, un punching-ball dans un coin, et un vieux canapé recouvert d’un plaid rêche — l’ensemble sentait l’ordre, la retenue, le silence, et un vieux canapé recouvert d’un plaid rêche. Elle se tenait toujours près de la porte, bras croisés, comme si elle regrettait déjà de l’avoir laissé entrer.
Le repas qu’avait cuisiné Victor consistait en un assortiment de poissons crus, qu’il avait découpé en fines tranches, auquel il avait ajouté des lamelles de mangues et d’avocats agrémentées d’un mélange d’huile d’olive et d’épices douces. Il servit le poisson avec du riz safrané. Il avait lui-même cuit le pain, un campagne à lourde mie, à croûte croquante, parsemé d’éclats de noisettes. Une fois n’est pas coutume, il avait choisi un vin blanc ; robe d’or pâle, à la fois sec et fruité, avec un arrière-goût de fumé. Il le réservait pour les grandes occasions et c’en était une. Une salade de cresson et de fromage de chèvre suivait le plat de résistance. En guise de dessert, il servit une tarte aux figues, cannelle et crème d’amande, légèrement trop cuite.
Elle s’approcha, croisa son reflet dans la vitre du micro-ondes et soupira intérieurement. Merde. Elle aurait pu au moins se coiffer. Ou mettre un haut sans trace de sueur séchée. Il la regarda, puis lui tendit un verre de vin blanc, un petit sourire au coin des lèvres — sans moquerie, juste une tendresse désarmante
— Tu sais, dit-il, si tu crois que j’attendais une robe et des talons… t’as mal lu mon dossier.
— Tu n’as pas de dossier sur moi.
— Rebecca… bien sûr que j’en ai un.
Elle leva les yeux au ciel, prit le verre et en but une longue gorgée. Il la faisait déjà sourire malgré elle. Elle détestait ça.
— Et qu’est-ce qu’il dit, ton dossier ? demanda-t-elle, faussement légère.
— Qu’elle est plus belle quand elle croit ne pas l’être. Et que je l’adore comme elle est.
Elle le regarda un moment, puis baissa les yeux, ferma les paupières comme pour chasser ce qu’elle ressentait — et sentit la brûlure familière lui monter aux joues.
— Espèce de salaud, murmura-t-elle. Je t’avais un mille fois dit de ne pas me faire rougir, j’aime pas ça…
— Je suis ton homme, répéta-t-il doucement. Et je te ferai rougir tous les jours.
Rebecca sans répondre s’était avancée, lentement, attirée par l’odeur subtile du poisson mariné et du pain encore tiède. Elle n’avait rien dit, mais ses yeux s’étaient posés sur le repas avec une intensité presque troublée. Ce n’était pas un dîner pour séduire. Pas avec du pain fait maison, pas avec ces figues-là. Pas Victor.
— T’as fait tout ça tout seul ? demanda-t-elle, faussement légère.
— C’est pas si compliqué. Suffit d’un peu de patience. Et d’aimer bien faire les choses.
Elle ne répondit pas. Ses bras se décroisèrent, elle tira la chaise et s’assit en face de lui, comme si elle venait de rendre les armes, au moins pour ce soir. Il servit le vin avec soin, sans le regarder trop longtemps. Elle, de son côté, découvrait que l’odeur du riz au safran la ramenait à une mémoire qu’elle croyait enfouie : la cuisine de sa grand-mère, les dimanches lents où personne ne criait.
Victor leva son verre.
— À la paix, murmura-t-il. Même si elle ne dure qu’une soirée.
Elle trinqua sans rien dire, et but une gorgée. Le vin glissa doucement le long de sa gorge, et elle sentit une chaleur inattendue se loger sous sa cage thoracique. Elle baissa les yeux vers l’assiette, goûta une tranche de poisson avec la mangue, puis releva les yeux vers lui.
— Putain, c’est bon.
— A la bonne heure alors.
— Mon mec sait cuisiner, dit-elle avec un sourire carnassier.
Il eut un sourire. Elle enchaîna, soudain gênée de son propre compliment :
— Et ta tarte… elle est un peu cramée.
— Je sais. Je déteste suivre les recettes. Mais elle est faite avec de vraies figues, pas une merde industrielle.
— Tu veux dire… t’as acheté des figues.
— J’ai cueilli des figues. Chez une vieille Arménienne à Daly City. Je lui ai réparé sa grille.
— Tu fais ça souvent ? Échanger des boulots contre des figues ?
— Seulement avec les femmes qui me rappellent que je suis encore en vie.
Elle le fixa, sans rien répondre. Il ne mentait pas. Pas là. Il ne cherchait pas à la faire fondre, il n’en avait pas besoin. Il était simplement… vrai. Et c’était peut-être ce qui la déstabilisait le plus.
Elle rompit un morceau de pain, l’approcha de ses lèvres, croqua lentement. Puis, d’un ton plus calme :
— J’ai jamais fait ça.
— Manger ?
— Non, idiot. Inviter un homme chez moi. Prétexter une soirée sans oser dire que c’est un rendez-vous.
Victor s’interrompit dans sa bouchée. Il posa sa fourchette, la regarda un instant, puis dit avec une douceur qui le surprit lui-même :
— Alors merci. De me choisir pour être le premier.
Un silence, dense, pas embarrassant. Elle pinça les lèvres, leva à nouveau son verre, plus bravache :
— Mais si tu mets encore des figues cramées dans mon assiette, je te vire.
Il leva les mains, faussement solennel.
— J’en prends bonne note, lieutenant.
Et ils se remirent à manger. Lentement. En silence. Ensemble.
Il n’y avait plus rien à prouver. Juste à être là.
Ils finirent de manger lentement, comme s’ils savaient que chaque bouchée retardait l’instant où il faudrait parler ou faire un geste. Le vin descendait doucement. Rebecca avait relâché ses épaules, décroisé ses jambes, s’était mise à parler un peu plus. Pas beaucoup, mais suffisamment pour que Victor comprenne : elle respirait.
Elle leva les yeux vers lui, puis vers son salon. Le plateau débarrassé, les assiettes empilées sur le côté. La bouteille vide. L’odeur du pain chaud encore suspendue dans l’air. Elle n’avait rien préparé. Rien prévu. Et ça lui allait.
— Tu fais toujours ça ?
— Quoi donc ?
— Te pointer avec du poisson cru, du vin rare et des figues cueillies à la main… comme si c’était rien.
Un petit sourire étira les lèvres de Victor.
— Je cuisine. C’est mon luxe.
— C’est pas de la cuisine, c’est un putain de poème.
Elle se leva, empila les assiettes, l’empêcha d’un regard de bouger.
— Touche à rien. Mon appart, mes règles.
Et puis, plus bas :
— Et ça m’aide à me calmer de faire la vaisselle.
Il acquiesça en silence. Elle disparut dans la cuisine, la porte entrouverte. Il entendit l’eau, les couverts, le frottement du torchon. Il resta là, à fixer le vide, à l’écouter vivre.
Quand elle revint, elle s’arrêta un instant. Le voir assis là, dans ce canapé qu’elle détestait, ce vieux truc râpé qu’elle avait promis de balancer depuis un an… et soudain, elle ne savait plus. Il n’avait rien d’un homme de passage. Et elle n’avait jamais invité personne ici. Pas comme ça. Pas sans défense.
Elle s’approcha.
— J’ai un canapé trop petit, t’es trop grand, j’ai froid. T’en fais pas une scène.
Elle tira le plaid, le déplia d’un geste sec, puis s’assit à côté de lui, les genoux sous elle, sans le regarder.
Victor ne bougea pas.
— T’es grand. T’es chaud. Et j’ai un canapé minable. C’est pas de l’amour, c’est de la logistique.
Il sourit sans répondre. Elle sentit ce sourire contre sa tempe quand elle posa la tête contre son épaule.
Elle murmura, presque à elle-même :
— J’ai pas couché avec un mec depuis… trop longtemps.
Il tourna un peu la tête vers elle.
— Je suis pas là pour ça.
— Je suis pas une nana facile.
— Je sais.
— Je vais sûrement t’envoyer chier. Souvent.
— J’ai connu pire.
— J’ai peur de toi. Pas physiquement. Mais… tu me vois. Et ça me rend nerveuse.
Silence. Victor passa un bras autour d’elle, très doucement. Comme s’il savait qu’elle pouvait encore fuir.
— Je te vois, oui. Et c’est pour ça que je suis là.
Elle releva les yeux vers lui. Il ne trichait pas. Il n’en faisait pas trop. Juste ce qu’il fallait pour qu’elle ait envie de croire.
Elle reposa sa tête contre lui. Sa voix, basse :
— J’attendais ça depuis longtemps.
Elle l’embrassa d’abord doucement, presque avec crainte. Puis plus passionnément. Victor y répondit avec un enthousiasme mesuré, précis, troublant. Rebecca découvrit alors un autre univers. Embrasser un immortel n’était pas anodin : il avait trop d’expérience. Il savait exactement comment l’embrasser. Comment la troubler. Comment l'exciter, avec ses lèvres pressées contre les siennes, avec ses mains si douces que ses caresses dans son dos la faisaient gémir.
Elle se débarrassa de son débardeur, arracha presque son jean, mais Victor la calma, posant les mains sur son cou.
— Doucement… on a le temps.
Elle resta figée. Oui, bien sûr qu’ils avaient le temps. Elle l’avait oublié. Coucher avec quelqu’un, et partager un vrai moment d’intimité, c’étaient deux choses différentes. Alors elle relâcha ses muscles, s’abandonna dans ses bras. Et, à sa grande surprise, le plaisir fut plus profond, plus vaste, que ce qu’elle avait jamais connu. Il la porta jusqu’à sa chambre, cette même chambre où elle dormait souvent seule après des gardes de nuit trop longues. Victor Kruger, l’homme dont elle était folle, l’y mena jusqu’à l’extase. Encore. Et encore. Elle en perdit le compte.
Quand enfin elle s’effondra, les bras en croix, haletante, elle murmura :
— Putain de merde… Je crois que les voisins vont porter plainte. J’ai jamais autant crié.
— Ça aurait pu être pire, dit Victor en reprenant son souffle.
— Jure-moi que tu ne me diras jamais où t’as appris à faire ça.
— Promis.
— J’ai changé d’avis. Dis-le-moi.
— En Inde.
— Enfoiré, dit-elle en éclatant de rire.
Elle se blottit contre lui et l’embrassa, cette fois avec la paix au fond du cœur.
***
Le soleil filtrait à peine à travers les rideaux tirés. Rebecca ouvrit les yeux, encore engourdie, et sentit un bras puissant reposer contre sa hanche. Elle tourna doucement la tête. Victor dormait — ou faisait semblant. Son visage semblait plus jeune, presque paisible. Elle le contempla longuement, fascinée par ce paradoxe : comment un homme pouvait-il être à la fois si proche et pourtant si lointain, si familier et pourtant si insondable. Elle se sentit bien, étonnamment bien, sans ce malaise qu’on ressent parfois après avoir partagé une intimité nouvelle. Un sourire effleura ses lèvres. Si Kate me voyait maintenant, elle se foutrait de ma gueule jusqu’à la fin des temps. Elle attrapa machinalement son téléphone sur la table de nuit. L’écran s’alluma, révélant des notifications : messages, appels, et là, une alerte qui lui serra l’estomac. Un appel en absence. Siena Callahan. Un message vocal. Un appel passé à l’étranger. Barcelone.
Elle se redressa, méfiante, alerte. En une fraction de seconde, l’instinct de flic reprit le dessus. Elle écouta le message en mode automatique, analysant chaque détail. Des secrets encore ? Des machinations ? Qu’est-ce que cette pétasse de bourgeoise pouvait bien lui vouloir ? Elle se souvenait encore de la jalousie brûlante qu’elle avait ressentie en les voyant sortir d’un hôtel, à l’époque. Mais cette époque, c’était fini. Maintenant, Victor était avec elle. Non ? Alors qu’elle essayait de calmer les battements désordonnés de son cœur, elle sentit un regard sur elle. Victor était éveillé. Il l’observait en silence, depuis quand ? Elle ne baissa pas les yeux, ne se déroba pas. Elle lui montra simplement l’écran du téléphone.
— Tu m’expliques ? demanda-t-elle d’un ton sec, tranchant.
— Bonjour à toi aussi, répondit-il, parfaitement serein.
— Ne joue pas au mec détaché, répliqua-t-elle aussitôt. Qu’est-ce qu’elle te voulait, cette conne ? Si t’as des envies d’aller bouffer dans d’autres râteliers, tu me le dis tout de suite. Parce que moi, je partage pas. Surtout pas un mec qui passe la nuit dans mon lit.
Victor se redressa lentement, l’air impassible, presque trop calme.
— Je ne bouffe dans aucun autre râtelier…
— Mon cul ouais ! explosa-t-elle en se levant d’un bond. J’aurais dû le voir venir. C’est logique au fond : tu couches avec une riche, puis tu te tapes ma frangine, et maintenant moi. C’est quoi ton plan, hein ? J’me suis vraiment comportée comme une conne en pensant que t’étais différent.
— Rebecca, murmura Victor d’une voix douce, presque lasse. Est-ce que tu peux te calmer et me laisser t’expliquer ?
— Non. Tu te barres, dit-elle sans fléchir. Dégage de mon appart.
Le silence qui suivit était chargé, électrique. Victor la regarda un long moment, sans rien dire. Elle était nue, droite, vulnérable mais féroce, les yeux brillants de colère, de peur, et d’un chagrin qu’elle refusait d’admettre. Il secoua doucement la tête, sans répondre, puis se leva pour s’habiller. Elle lui tourna le dos. Elle se mordit la lèvre pour ne pas hurler. Pour ne pas pleurer. Putain, pourquoi je ressens ça ? Pourquoi j’ai peur qu’il parte… pour de bon ?
Elle resta droite, dos à lui, figée dans sa colère, mais à l’intérieur, ça bouillonnait. Un nœud dans la poitrine, une nausée qu’elle refusait d’appeler par son nom : peur, douleur, attachement. Elle serra les poings, respirant par à-coups, jusqu’à ce que la voix de Victor rompe enfin le silence.
— Douglas Eddington était le bras droit de Siena, et d’après elle et sa femme, il ne se serait jamais compromis avec une prostituée.
Elle se tourna d’un bloc, foudroyante.
— Et alors ?
— J’ai parlé à sa femme, dit-il calmement. Elle affirme qu’il ne l’a jamais trompée. Qu’il était droit. Et que c’est un coup monté.
Rebecca resta muette. Elle encaissait. Elle analysait.
— Et Barcelone ? demanda-t-elle enfin, toujours en mode flic.
— J’ai appelé Mira. Une vieille connaissance. On a bossé ensemble… au KGB. Aujourd’hui, elle est freelance. Siena m’a donné une clé USB avec des fichiers cryptés. Mira va les décrypter. Je paie pour ça.
Elle le scruta. Longuement.
— Et avec l’autre pétasse ? insista-t-elle. Il n’y a rien ?
— Rien. Je te le jure.
— Tu mens pas ?
— Rebecca.
Il y avait dans sa voix quelque chose de brut. D’abîmé. Pas une supplique. Une vérité nue. Elle baissa légèrement les yeux, se mordit la lèvre. Puis, d’un ton bourru, elle relança.
— Nouvelle règle : plus de secrets. Plus de rendez-vous avec les ex sans m’en parler… ou plutôt sans me demander la permission.
Victor haussa un sourcil.
— La permission ?
— Putain que oui ! rugit-elle. T’es mon mec, c’est moi que tu regardes, moi que tu baises, et moi qui t’engueule si tu souris à une autre. J’suis peut-être pas une fille à robe de soirée, mais j’suis comme ça. Point barre.
Un silence. Puis Victor répondit doucement :
— Plus de fouilles dans mon portable.
Il la regarda droit dans les yeux.
— Et dialogue obligatoire. Sans gueuler.
— Je sais, dit-elle en soufflant, la voix rauque. Sans dire des conneries…
— J’allais dire "sans s’énerver". Mais c’est ok.
Un petit silence suspendu.
Puis Rebecca lâcha un soupir, secoua la tête, et s’approcha de lui.
— Ok t’as pas oublié la première règle, celle qui dit de ne pas faire gaffe quand je dis des conneries en mode furax, ça prouve que tu joues franc jeu.
Elle l’embrassa doucement sur les lèvres et murmura en adoptant une grimace de petite fille :
— Sans rancune, mon beau ?
Il ne lui répondit pas mais lui fit un clin d’œil et Rebecca se sentit soulagée.
— Tu veux savoir ce que je pense vraiment de cette histoire ? lança-t-il en l’entrainant dans la cuisine.
Elle haussa un sourcil, sans répondre. Il poursuivit.
— Je crois que quelqu’un a piégé Eddington. Que ce type n’a jamais couché avec personne, qu’il a été piégé par une mise en scène. Et qu’on l’a tué pour s’en débarrasser.
— C’est ce que me suis dit en consultant le dossier, dit-elle en prenant place. Mais les faits sont là, et Bradshaw l’a même certifié dans une conférence de presse. C’est un accident même si elle a habillement évité de dire que c’était une crise cardiaque après un orgasme. Eddington est un gars haut placé, t’imagine le scandale ?
— Justement, dit Victor en lui préparant un café. Que sait-on sur l’Escort girl ?
— Candy Reese, dit Rebecca en récitant les informations qu’elle avait gardé en tête. Elle ne bossait qu’avec la haute. Au moins Eddington n’a pas dû s’ennuyer, elle est très réputée dans le milieu, une vraie chaudasse friquée, elle travailla comme serveuse de cocktails dans un casino et danseuse de chorale au Tropicana. Elle continua à y bosser pendant deux ou trois années, gagnant suffisamment d'argent pour s'acheter une maison. Elle gravit les échelons de la société à Las Vegas, rencontrant divers hommes d'affaires.
— De Las Vegas ? demanda Victor intrigué, que venait-t-elle faire à San Francisco ?
— Justement, on n’en sait rien, la police voulait l’interroger mais son avocat a gueulé que Candy n’était là que pour parler affaire avec notre ami Douglas. Oh ! le sucre est dans l’armoire mon poussin.
— Merci, dit Victor en trouvant le sucre. Mais à mon avis vous perdez votre temps.
Rebecca se redressa, cette fois attentive pour de bon.
— Et tu proposes quoi ? Qu’on rouvre une enquête que la police commence a enterrée avant même de l’ouvrir ?
Victor esquissa ce petit sourire fatigué qu’il affichait quand il passait en mode « vieux briscard ».
— J’ai été US Marshal. Et avant ça, je bossais déjà pour les Pinkerton. On m’envoyait sur des affaires où les types savaient que la vérité ne sortirait jamais si on se contentait du protocole. Alors je te propose autre chose. Une enquête à l’ancienne. Pas de badge, pas de procédure. Juste toi et moi, et les bonnes questions.
— Et tu crois que t’es encore à l’époque où on écrivait avec des plumes d’oie ?
Il ignora la pique, s’approcha et lui tendit une tasse de café fumant.
— On commence par la fille. Cette Escort, ou ce qu’on fait passer pour elle. Si Eddington l’a contactée lui-même, il a dû laisser une trace : appel, mail, site privé, réservation via agence. Si c’est un coup monté, c’est qu’il y a eu un intermédiaire. Et aucun intermédiaire ne travaille sans compensation.
— Donc on suit l’argent.
— Exactement.
Rebecca prit une gorgée de café, le regard toujours méfiant, mais l’esprit déjà lancé. C’était ce qu’elle savait faire : traquer. Elle n’en avait juste jamais eu un coéquipier comme ça. Pas un type qui avait vu l’Ouest sauvage, l’ère industrielle, les bootleggers et le Watergate.
— Et c’est censé me rassurer que tu sois aussi à l’aise dans ce genre de combine ? demanda-t-elle, le ton plus doux.
— Non. Mais ça peut te rassurer que je sois du bon côté. Cette fois.
Elle leva les yeux vers lui. Il avait dit ça sans détour, sans chercher à plaire. Un soupir s’échappa de ses lèvres. Elle se laissa tomber sur la chaise, nue sous sa chemise, les jambes croisées, l’air d’une femme prête à entrer dans le feu.
— OK, vieux Pinkerton. On suit ta méthode. Mais c’est moi le chef d’orchestre, tu fais le malin et je te plante.
— Promis, je te laisse le poignard bien en évidence.
Elle ne put s’empêcher de sourire. Il lui avait manqué, ce sourire-là. Victor reprit une gorgée de café, puis se pencha vers elle avec un air presque enfantin.
— Dis-moi que t’as encore accès au serveur de la centrale téléphonique de la police.
Rebecca plissa les yeux.
— C’est censé être une vraie question ? Je suis flic, j’ai tout. Appels entrants, sortants, données croisées.
— Parfait. Alors on commence par les relevés d’Eddington. Il a forcément appelé Candy, ou quelqu’un l’a fait pour lui. On compare avec les numéros liés aux escortes de luxe. Et avec un peu de chance… on tombe sur l’agence. Ou sur autre chose.
Elle le fixa quelques secondes. Il n’avait pas besoin de plus. Elle était déjà dedans. Cette adrénaline particulière, ce sentiment qu’on soulève le couvercle d’un couloir trop bien nettoyé. Victor sentit qu’elle hésitait à lui dire merci.
— Va te laver, souffla-t-elle en lui tendant sa tasse a moitié vide. Je démarre la recherche.
— T’as même pas fini ton café.
— Je suis pas venue pour le café. Je suis venue pour botter des culs.
Elle s’éloigna vers le salon, son dos toujours nu sous sa chemise mal boutonnée. Victor la suivit des yeux avec un sourire en coin.
L’enquête sur Douglas Eddington venait de commencer.
***
Rebecca pianotait sur le clavier avec une vitesse nerveuse, presque agacée, le visage concentré, le front froncé. Assise en tailleur sur le tapis du salon, elle avait connecté son laptop à un VPN privé, accédant à distance aux serveurs de la police. Son badge et ses identifiants de lieutenante lui donnaient accès à la plupart des bases confidentielles — privilège qu’elle utilisait sans trop de scrupules. Dans la pièce encore plongée dans la lumière pâle du matin, Victor, torse nu, se tenait près de la fenêtre ouverte, une tasse de café noir entre les mains. Il ne disait rien. Il observait la ruelle en contrebas, ses épaules larges plongées dans la brume tranquille de ceux qui savent attendre. Il lui laissait de l’espace, comme à chaque fois que son intelligence s’activait.
— Les relevés d’appels d’Eddington, murmura-t-elle, les yeux fixés à l’écran. Rien d’anormal sur les deux dernières semaines. Mais… attends...
Elle cliqua, s’arrêta net. Un numéro venait d’apparaître dans la liste : un appel unique, deux jours avant la mort du conseiller. Cinquante-deux secondes. Numéro inconnu, hors fichiers nationaux, pas relié à une identité légale.
— Jetable ou redirigé, commenta-t-elle en zoomant sur les détails. Mais l’origine… Floride. Un serveur à Tallahassee. Et en proxy. L’IP est floutée. Appel sécurisé.
Victor s’approcha lentement, bras croisés, l’air attentif. Sa voix grave brisa le silence.
— Tu peux croiser les métadonnées ?
Rebecca le regarda brièvement, un peu surprise qu’il sache ce genre de choses. Elle haussa un sourcil, puis lança l’analyse sans commenter. Une minute plus tard, une correspondance apparut. Un nom émergea, comme une épine du sable : Orion Management Group. Une société de Miami, officiellement spécialisée dans la "mise en relation d’affaires privées à haute valeur".
— Putain, ça sent encore la couverture d’agence d’escortes de luxe, grogna Rebecca, mi-dégoûtée, mi-lassée.
— Ou une boîte noire, répliqua Victor, calme. À mon époque, les Pinkerton faisaient déjà ça. Des sociétés-écrans pour brouiller les pistes des vrais donneurs d’ordres.
Rebecca ouvrit le site web. Interface propre, corporate, trop bien huilée. Aucune photo, aucun nom, aucun visage. Juste des slogans creux : “Partenaire de vos ambitions”, “Connecter les puissances”, “Stratégies d’influence discrètes”. Elle faillit refermer l’onglet quand Victor pointa du doigt.
— Reviens. Regarde en bas. En gris, là, presque invisible.
Une mention légale, minuscule, comme un murmure volontairement glissé hors champ.
“Orion est affiliée à un groupe de conseil stratégique partenaire de Trust Imperial Private Holdings.”
Un silence glacé s’abattit dans la pièce. Rebecca sentit ses muscles se tendre. Elle fixa Victor.
— Trust Imperial…
Il hocha la tête lentement.
— Ce nom revient. Toujours à la marge. Toujours là où il ne devrait pas être.
— Et si ce n’était pas juste une histoire de cul et de chantage… mais une mise à mort ciblée ? souffla-t-elle.
Victor s’accroupit près d’elle, son regard assombri.
— Tu vois pourquoi j’ai jamais cru aux coïncidences.
Elle leva les yeux vers lui, sa voix rauque.
— OK. Alors on va creuser cette foutue boîte. Trouver qui est derrière Orion. Et pourquoi Douglas Eddington devait mourir.
— Bienvenue dans ton premier vrai complot.
— Je préférerais mon premier vrai week-end au spa. Mais soit.
Rebecca tapa encore. Orion avait blindé ses serveurs. Des protections dignes d’une infrastructure militaire.
— C’est pas une couverture d’escortes, c’est un bunker numérique, souffla-t-elle.
Elle tenta d’identifier les connexions entrantes. Un nom, une adresse, un point d’entrée. N’importe quoi. Mais une alerte jaillit : Tentative de connexion non autorisée. Surveillance activée.
— Merde ! recula-t-elle.
Victor se rapprocha, en alerte. Et soudain, l’écran clignota deux fois. Puis se figea. Une ligne de commande s’afficha, autonome. Quelqu’un venait de prendre le contrôle. Rebecca bondit vers le routeur pour le débrancher, mais Victor posa calmement une main sur son bras.
— Attends.
Le curseur clignota. Puis une phrase :
« Tu deviens lent, Gradski. »
Rebecca le fixa.
— C’est qui ça ?
Victor esquissa un sourire sans chaleur.
— Mira.
— Mira quoi ?
Mais une vidéo s’ouvrait déjà. Une femme apparut à l’écran : carré blond platine, regard d’acier, cigare aux lèvres, charisme glacial.
— Bonjour Gradski. Tu fais toujours dans les causes perdues ?
Rebecca plissa les yeux, agacée par la désinvolture.
— Et elle, c’est quoi ? Une ex ? Une tueuse ? Une ancienne prof de yoga armée ?
— Ex-partenaire, répondit Victor, laconique.
Mira sourit à l’écran, indifférente aux piques. Elle embraya aussitôt.
— Je vous ai vu vous casser les dents sur Orion. Vous n’êtes pas taillés pour ce genre de table.
— Et tu viens nous aider maintenant ? lança Victor.
— Non. Je viens voir si je t’aide. Nuance.
Elle avait craqué une partie des données. Orion était lié à une entité appelée T.H.I., un acronyme écran. Elle avait trouvé un cluster de fichiers classés “archives diplomatiques sécurisées”. Trois mots-clés revenaient : Pavillon Noir, Triangle d’Or, Imperial Trust Fund.
Rebecca blêmit. Trust Imperial. Encore.
Puis Mira lança un dernier pavé. Elle avait trouvé un code client utilisé pour Candy Reese, le même lié à Eddington. Le document était explicite : scénario, caméra coupée, paiement via une ligne diplomatique. Mise en scène parfaite. Un scandale sexuel artificiel, suivi d’une mort discrète.
Rebecca se laissa tomber dans le fauteuil, vidée.
— Et Candy ?
— Disparue. Vol privé vers Nassau. Depuis, silence.
Puis Mira lâcha la dernière bombe. Elle avait trouvé la trace d’un coordinateur. Un nom chiffré. Il lui faudrait encore quarante-huit heures pour le faire tomber.
Avant de couper, elle ajouta d’une voix plus sombre :
— Ce n’est pas un cartel. C’est une machinerie d’État.
La communication se coupa. Le silence retomba dans la pièce, dense comme du plomb.
Rebecca lâcha dans un souffle :
— On vient d’ouvrir une porte, hein ?
Victor répondit sans détour :
— Non. Elle vient juste de s’entrouvrir. Maintenant, il va falloir oser entrer.
Elle fixa l’écran, puis hocha la tête, déterminée.
— Alors entre. Je te couvre.
Peu après la fin de la visioconférence, le terminal de Victor afficha un second appel entrant. Cette fois, Mira n’était plus en vidéo. Seulement en voix, dans une ligne cryptée. Rebecca restait à proximité, bras croisés, visiblement tendue.
— Gradski, j’ai une dernière question, dit Mira. Ta partenaire… elle est souvent aussi charmante ?
Rebecca leva les yeux au ciel.
— Dis à ta copine qu’elle peut parler directement, lança-t-elle d’un ton sec.
Un ricanement discret traversa la ligne.
— Pas besoin. Je la regarde depuis tout à l’heure. Belle mâchoire. Bel instinct. Elle me rappelle quelqu’un.
— Je ne suis pas intéressée, rétorqua Rebecca, sans détour. Et je n’aime pas ton ton.
— J’ai dit que j’étais intéressée, moi ? répliqua Mira, l’air presque amusée. Je note, c’est tout. Le feu est là. Et j’aime bien voir ce qui brûle chez les autres.
Victor intervenait à peine. Il savait que le choc de tempérament ne durerait pas longtemps.
Rebecca s’approcha du micro, glaciale.
— Regarde tout ce que tu veux. Mais la prochaine fois que tu parles de moi comme si j’étais un meuble, je te jure que je débranche le câble avec mes dents.
Silence. Puis Mira rit doucement, rauque, pas moqueuse — intriguée.
— Ah… Gradski. Celle-là, tu vas la perdre. Ou tu vas l’épouser. Je ne sais pas encore.
Puis elle coupa.
Rebecca soupira, furieuse, et se détourna. Victor l’observait avec une lueur amusée.
— Tu n’aimes pas les blondes russes ?
Elle se retourna d’un bloc.
— J’aime quand on me respecte. Et ta copine là… Elle joue à un jeu qui me fatigue déjà.
Victor sourit en coin.
— Alors ne joue pas. Gagne.
Ils quittèrent l’appartement en silence, la tension palpable entre eux comme un fil invisible. Rebecca monta dans sa Jeep, Victor à ses côtés, tandis que la voiture s’élançait dans le trafic matinal.
Le dossier que Mira avait transmis à Rebecca était désormais leur boussole : un fichier crypté qui menait vers un entrepôt discret dans le quartier industriel, au bord de la baie. Un lieu où, selon les indices, des échanges secrets avaient lieu sous le couvert d’opérations légitimes.
— Tu crois qu’on va trouver quelque chose sur ce fameux ‘coordinateur’ ? demanda Rebecca, le regard fixé sur la route.
Victor pinça les lèvres, les yeux perçants comme toujours.
— On doit. S’il est la clé de toute cette machinerie, il faut savoir qui tire vraiment les ficelles.
Le moteur ronronnait, leurs pensées tournées vers l’inconnu. Une fois arrivés, ils garèrent la Jeep non loin de l’entrepôt. L’endroit semblait banal, une façade en acier grise, des caméras de surveillance discrètes, mais efficaces.
Victor sortit son couteau, le fit tourner entre ses doigts d’un geste assuré.
— On entre, on prend ce qu’on peut, et on se tire avant qu’ils ne comprennent ce qui se passe.
Rebecca acquiesça, son regard se durcissant.
— Prête.
Ils avancèrent, silencieux, deux ombres déterminées dans la lumière crue du matin. La traque continuait, et chaque pas les rapprochait un peu plus de la vérité.
***
Ils sortirent dans la fraîcheur du matin, le ciel encore teinté de bleu-gris, les rues à moitié désertes. Victor ferma doucement la porte derrière eux, jetant un regard rapide autour, comme s’il scrutait l’ombre pour en chasser les fantômes. Rebecca alluma la Jeep, le moteur ronronna, et ils prirent la route sans un mot pendant un moment.
— Alors, cette nouvelle piste… tu penses qu’elle peut nous mener jusqu’au coordinateur ? demanda Victor, les yeux fixés sur la route.
Rebecca tapota sur son téléphone, affichant les données que Mira lui avait envoyées.
— Je crois. Le code client “TRIANGLE-G37” est utilisé dans plusieurs transactions. Pas toutes officielles, évidemment. Mais une d’elles remonte à une adresse à Miami — un vieux bâtiment désaffecté dans le quartier financier. Ça ne colle pas avec une agence d’escorts, mais plutôt avec un centre de commandement.
Victor esquissa un sourire en coin. — Un repaire de vipères, plus qu’un club échangiste.
— Oui. Et si on creuse là-bas, on pourra peut-être trouver un lien direct avec Trust Imperial, ou avec Marcus Thorn lui-même.
Il prit une inspiration, son regard se durcissant. — On se rapproche du cœur du serpent. Tu es prête ?
Rebecca le regarda, son sourire mêlé de défi et de fatigue.
— Plus que jamais. Et toi ?
— Toujours.
La Jeep s’engagea sur l’autoroute, emportant avec elle le poids des secrets qu’ils allaient déterrer. Deux guerriers dans la même guerre, prêts à affronter ce que la nuit avait de pire. La Jeep filait vers Miami, la route défilant sous leurs roues comme une invitation à l’inconnu. Rebecca tapotait nerveusement sur son téléphone, croisant les infos que Mira lui avait transmises avec celles qu’elle avait en base. Victor, les yeux rivés à la route, sentait l’atmosphère se charger d’électricité.
— Cette adresse, c’est pas un repaire public. Il faut qu’on entre discrètement, sans attirer l’attention. On n’a pas envie que Marcus sache qu’on s’approche.
Rebecca hocha la tête, ses doigts volant sur l’écran.
— J’ai trouvé un plan d’accès par les toits. Une ancienne sortie de service, camouflée. C’est notre meilleure chance.
— Parfait. Tu seras celle qui entre en premier. Moi, je couvre.
Un silence s’installa, lourd mais nécessaire.
— Tu sais, Victor… Si on se plante, ça risque d’être bien plus qu’un simple coup foireux. Ces types ont des ramifications jusque dans la police, la politique.
Il haussa les épaules, l’œil sombre.
— Alors on fera ce qu’on a toujours fait. On avancera, tête baissée, et on brûlera tout sur notre passage.
Rebecca sourit malgré elle.
— Pas toujours la meilleure idée.
— Peut-être. Mais la seule qui marche.
Leur complicité était palpable, et dans ce moment suspendu, il n’y avait que deux certitudes : ils étaient ensemble, et ils ne reculeront devant rien.
Ils approchaient de Miami alors que l’aube peignait doucement le ciel de nuances pastel. La ville semblait encore suspendue dans un sommeil fragile, enveloppée d’un calme trompeur.
Victor arrêta la Jeep près du vieux bâtiment décrépit, aux vitres sales et aux murs couverts de tags effacés par le temps.
— Voilà notre cible, murmura Rebecca, son regard aiguisé balayant les environs.
Victor hocha la tête, sortant silencieusement. Il posa une main rassurante sur l’épaule de Rebecca.
— On entre discret. Pas de dégâts. Je ne veux pas que tu prennes le moindre risque.
Rebecca sourit, touchée par sa prudence.
— Toujours prudente, je prends note.
Ils longèrent le mur arrière, évitant soigneusement les zones éclairées. Rebecca sortit un petit boîtier électronique, fruit de ses longues heures à analyser le système de sécurité.
— Ça devrait suffire pour ouvrir la porte de service, sans déclencher d’alarme.
Un déclic discret retentit, et la porte s’ouvrit lentement, leur offrant un passage dans la pénombre du bâtiment.
À l’intérieur, l’air était chargé d’humidité et de poussière. Ils progressèrent lentement, évitant les caméras grâce au piratage en cours de Rebecca.
— J’ai coupé la surveillance pendant cinq minutes. Il faut faire vite, chuchota-t-elle.
Ils atteignirent une salle équipée d’ordinateurs, dossiers et plans éparpillés sur une grande table. Sans un mot, Rebecca se mit à fouiller les documents, pendant que Victor gardait l’œil sur l’entrée.
— Regarde ça, dit-elle en lui tendant un dossier. C’est le lien entre Trust Imperial et plusieurs comptes offshore, ainsi que des noms qu’on connaît.
Victor parcourut rapidement les pages.
— Marcus ne se contente pas de manipuler en surface. C’est bien plus profond.
Un léger bruit les alerta. Une patrouille approchait.
Victor attrapa doucement Rebecca par la main.
— Par ici, vite.
Ils se glissèrent dans une pièce adjacente, sombre, derrière une porte laissée entrouverte.
La patrouille passa sans les voir, discutant à voix basse.
Une fois le danger éloigné, Victor souffla :
— Pas de traces, pas de combat. On repart avec ce qu’il faut, et on tire.
Rebecca acquiesça, récupérant une clé USB parmi les dossiers.
— C’est tout ce qu’on peut emporter sans attirer l’attention.
Ils remontèrent discrètement par les toits, retrouvant la Jeep sous la lumière naissante du jour.
Victor regarda Rebecca, le visage apaisé.
— Pas un coup d’éclat aujourd’hui. Juste nous, l’ombre, et la vérité à déterrer.
Rebecca sourit.
— C’est déjà beaucoup.
Ils s’éloignèrent, emportant avec eux des fragments d’une conspiration qui allait bientôt tout bouleverser.
***
L’agent Elias Navarre n’avait jamais imaginé revenir un jour à New York. Pourtant, il y était, glissant au volant d’une voiture de location dans les rues étroites et grouillantes de Manhattan, un labyrinthe de béton, de verre et de métal où le temps semblait à la fois s’écraser et s’étirer.
Depuis son siège passager, Elias observait le ballet incessant des taxis jaunes, le flux hâtif des passants, les enseignes lumineuses qui clignotaient comme des étoiles artificielles dans la grisaille du matin. Tout ici respirait la précipitation et la tension — un tumulte si loin des champs silencieux et des vieilles pierres où il avait grandi, des siècles plus tôt.
Un poids familier s’installa dans sa poitrine : cette solitude ancienne, creusée au fil d’une existence trop longue, où il avait été tour à tour spectateur d’époques révolues, puis acteur contraint d’un jeu dont il ne saisissait jamais toutes les règles. Il avait traversé le temps, vêtu d’armures, puis d’habits sombres d’espion. Aujourd’hui, il portait ce costume moderne, presque insignifiant, qui lui allait aussi mal qu’une cotte de mailles.
Le soleil matinal jouait sur les façades vitrées des gratte-ciels, créant des éclats vifs qui lui rappelèrent les reflets d’une lame en plein combat.
Sa destination n’était pas un lieu officiel, mais la cache d’un vieil allié, un guetteur qui se tenait dans l’ombre des rues. À New York, Elias savait que la vigilance pouvait faire la différence entre la vie et la mort. Rien ne semblait le menacer pour l’instant, mais il avait appris à ne jamais baisser la garde.
Il suivit prudemment les rues bordées d’arbres et de boutiques aux vitrines modernes, jusqu’à atteindre un quartier qui, malgré le tumulte de la ville, conservait une élégance discrète. Là, un immeuble en briques rouges aux grandes fenêtres carrées, orné de plantes suspendues et d’une porte en bois massif patinée par le temps, lui offrit un refuge.
Il ralentit, glissa dans une place de parking sous un porche couvert. Le moteur ronronnait doucement, comme s’il reconnaissait l’instant solennel. La voiture immobilisée, Elias prit un instant pour observer les alentours : le murmure lointain de la ville, mêlé aux pas pressés des passants.
Son regard se posa sur l’entrée, où un interphone usé trônait à côté d’une plaque en laiton gravée aux noms des locataires. Il appuya sur le bouton et écouta la sonnerie résonner dans le silence du hall, empli d’une odeur de vieux bois et de papier ancien.
Lorsque la porte s’ouvrit, il glissa sa veste sur son bras, ses pas résonnant doucement sur le parquet ciré tandis qu’il montait les escaliers vers l’appartement de son contact. Ce lieu, simple mais chaleureux, contrastait avec le chaos extérieur — un sanctuaire où il pouvait enfin respirer, le temps d’un instant.
À chaque étage, le claquement régulier de ses chaussures sur le tapis ponctuait sa montée vers le dernier étage. Elias s’attendait presque à retrouver ce goût familier d’ombre et de silence, mais ici, à New York, le temps semblait suspendu entre passé et présent.
Arrivé devant la porte, il hésita un instant, puis frappa deux coups secs.
La porte s’ouvrit presque aussitôt, dévoilant Hammond, un homme dans la cinquantaine, au visage buriné par le temps et les épreuves, arborant un léger sourire en coin. Son regard vigilant, toujours en alerte, trahissait sa nature de guetteur — un homme qui observait plus qu’il ne parlait, mais comprenait tout sans un mot.
— Tu arrives enfin, lança Hammond en s’écartant pour le laisser entrer. J’ai cru que tu finirais par te perdre dans les rues de cette ville qui ne dort jamais.
Elias esquissa un rare sourire, celui d’un homme qui savait pouvoir compter sur un allié précieux.
— Disons que New York est un labyrinthe… pour ceux qui ne veulent pas s’y perdre, répondit-il en entrant, le regard vif, balayant la pièce, toujours en mode veille.
— Rien ne t’échappe, comme d’habitude, souffla Hammond en refermant la porte. Viens, on a beaucoup à se dire. Tu veux un café ?
— Je crois que j’en ai besoin, dit Elias en souriant, appréciant la chaleur familière de ce rituel.
— Je ne te demande même pas comment s’est passé ton vol, reprit Hammond en versant le liquide noir dans une tasse fumante. Depuis quand tu n’as pas dormi, sérieusement ?
— Aucune idée, répondit Elias en s’affalant dans un fauteuil. J’en suis encore à l’heure de Londres… Et un peu de lait, si tu veux bien.
— Avec un peu de lait, acquiesça Hammond, amusé. Et ton escapade en Italie ?
— Très instructive, ricana Elias, un éclat dans le regard. Mais je suppose que tu es déjà au courant.
Hammond jeta un regard à son poignet, où un tatouage discret attestait de son appartenance à leur cercle, puis esquissa un sourire.
— On pose encore les questions, par politesse.
Elias rit brièvement.
— Je suis un immortel de 767 ans, mon pote. Je sais que c’est un de tes assistants qui m’a suivi et t’a rapporté ma rencontre avec Dante.
Un silence complice s’installa, dense, presque tangible, comme si le poids des siècles qu’ils portaient forgeait entre eux un lien plus fort que le sang.
— Peut-être, répondit Hammond sur un ton moqueur. Mais t’as toujours l’apparence d’un petit con que les siècles n’effaceront jamais.
— Hé ! protesta Elias, faussement blessé. Je te signale que j’ai accumulé un peu de sagesse sous cette apparence.
— Je t’observe depuis vingt ans, Elias. Et s’il y a une chose que j’ai apprise, c’est que tu es tout… sauf sage.
— On dirait Dante, grogna Elias.
Hammond lui tendit son café au lait et s’installa en face de lui.
— Qu’est-ce qui t’a poussé à prendre un vol en pleine nuit ? demanda-t-il avec gravité.
— J’ai besoin que tu m’éclaires sur un point.
— Je t’écoute.
— Tu connais Dante, n’est-ce pas ?
— Bien sûr, répondit Hammond, un peu surpris. C’est ton maître d’armes, et toujours ton mentor. L’un des plus anciens immortels que nous surveillons.
Dominique Ardent, aujourd’hui. Dionysos de Lydie, autrefois. Mort à 28 ans, lors d’un raid gothique sur Sardes, sa ville natale, en 228.
— Je sais, tu ne m’apprends rien, c’est juste que…
Elias posa lentement sa tasse et se pencha vers lui, le regard soudain plus sombre.
— Que sais-tu sur le Kurgan ?
Hammond le fixa un moment, le visage figé, puis se leva sans un mot pour aller chercher une bouteille de Scotch.
— Le Kurgan ? C’est un mythe. Une légende. Une sorte de croquemitaine chez les immortels. Pourquoi cette question ?
— Raconte-moi ce que tu sais de la légende, insista Elias, les yeux brillants.
Hammond versa deux verres.
— Il n’existe que des fragments. Les Kurgans étaient un peuple ancien, des steppes hautes de Russie. On raconte qu’ils jetaient des enfants dans une fosse remplie de chiens affamés… pour leur apprendre à survivre. Certains récits le décrivent comme le guerrier parfait. Le plus fort de tous. Un boucher d’immortels. D’autres vont plus loin… Ils disent que c’était le diable en personne. Aucun n’aurait survécu à sa lame.
— Tu en es sûr ?
— Pourquoi cette question ?
— Dante l’a combattu. À une époque lointaine.
— Vraiment ? dit Hammond, maintenant captivé.
— Oui. Et selon ses mots, le Kurgan l’a… épargné. Je ne l’ai jamais vu dans un tel état. Dante est un grand guerrier, des plus stables que je connaisse… et pourtant il était bouleversé. Ce type — ce Kurgan — l’a marqué au fer rouge. Quelque chose s’est brisé chez lui ce jour-là.
— Ce que je sais du mythe, c’est que le Kurgan ne défiait que les plus fort. Explique Hammond d’une voix claire. Il ne s’attaquait jamais aux immortels… peu expérimentés, ou qu’ils ne savaient pas se défendre. Pour lui chaque victoire devait être méritée. Moi je pense que Dante l’a croisé alors qu’il n’était qu’au début de son immortalité, et que c’est son inexpérience qui l’a sauvé ce jour-là.
— Tu le penses vraiment ?
— Bah oui, il suffit de regarder le parcours de ton mentor, Après des siècles d’errance, Dionysos devient moine dans un monastère byzantin, cherchant à concilier immortalité et foi. Il combat durant les Croisades, non par conviction religieuse, mais pour protéger les innocents. C’est là qu’il prend le nom de “Dante”, pour masquer ses origines païennes. Il est devenu un grand guerrier, parce qu’il voulait être prêt le jour ou le Kurgan referait face.
— Tu veux dire que… c’est cette rencontre qui aurait façonné Dante ? Enfin je veux dire…
— C’est juste mon avis, mais le fait est que ton maître n’a toujours pas exorcisé ce souvenir, mais pourquoi tu as évoqué le Kurgan ?
— J’ai trouvé le journal intime de Darius
— Le Darius ? Mort à Paris en 1993 ?
— Oui. Ce journal est authentique. Il y raconte un épisode… incroyable. Écoute bien.
Elias sortit une page, abîmée par le temps, et lut à voix basse :
"Il est arrivé le jour de Noël, alors que les cloches de Rome annonçaient le couronnement de Charlemagne. Tandis que les puissants se disputaient les couronnes terrestres, un homme entrait dans la maison de Dieu pour déposer, lui, ses armes invisibles.
Il était immense, vêtu comme un pèlerin. Ses yeux n’étaient pas ceux d’un homme en quête de miracles, mais d’un condamné en sursis.
Il a demandé l’asile dans le silence. Et je le lui ai accordé.
Ce n’est que plus tard que je compris.
Le Kurgan.
Pendant deux ans, il vécut ici, dans la Basilique Saint-Pierre. Il priait, lavait les sols, chantait dans les chœurs, pleurait souvent. Il voulait oublier ce qu’il était.
Je l’ai baptisé Frère Victor. Car il refusait son nom ancien. Il le haïssait.
Puis, une nuit, il est parti. Sans un mot. Mais moi je sais.
Même la plus ancienne des ténèbres peut chercher la lumière."
Un silence s’installa. Hammond fixait le vide, le verre oublié dans sa main.
— Tu es en train de me dire que… le Kurgan a cherché la rédemption ? À Rome ? Le 25 décembre 800 ?… Le jour du sacre de Charlemagne ?
— Exactement.
— Frère Victor… murmura Hammond. Bon sang.
— C’est peut-être juste une illusion. Un moment de faiblesse. Mais Darius n’était pas du genre à se laisser duper.
Hammond se leva lentement, comme étourdi.
— Si c’est vrai… alors ça change tout. Un monstre peut-il vraiment vouloir changer ?
— C’est justement ça qui m’obsède. Et si le Kurgan n’avait pas seulement cherché à se cacher… mais réellement tenté d’échapper à ce qu’il était devenu ? Et s’il avait… changé ?
— Mais pourquoi tu t’intéresses au Kurgan ?
— Il pourrait m’aider contre Marcus Octavius.
— Ah oui, dit Hammond en le scrutant. C’est pour ça que tu es allé voir Dante ? Pour qu’il t’aide à le retrouver ?
— Dante est la seule personne encore en vie qui pourrait le reconnaître.
— Et tu penses que c’est une bonne idée ?
— Je ne sais pas… mais c’est une idée, en tout cas.
— Une idée complètement folle, oui. S’il est encore vivant, il s’est retiré quelque part… ou pire. Il pourrait être mort. Après tout, les vieux immortels ne sont pas légion.
— Je sais. Mais s’il est vivant, et s’il est la moitié de ce qu’on dit de lui… alors il pourrait nous aider contre Marcus. Et tu connais Marcus Octavius.
— Oui, je le connais. Ce n’est pas n’importe qui…
— Hammond, je veux que tu fasses des recherches pour moi, s’il te plaît.
Hammond soupira, pinçant l’arête de son nez.
— D’accord. Je vais fouiller les archives de la Société. Si ce journal est authentique, il y aura peut-être des correspondances… traces de passage, anecdotes d’anciens guetteurs. Même une rumeur. Mais ça va me prendre du temps.
— Merci, Hammond.
— Juste une chose… Sois prudent, Elias. New York est dangereuse, même pour un immortel.
Ils se serrèrent la main. Le regard de Hammond s'attarda une dernière fois sur la page de Darius, comme s’il venait d’effleurer une vérité plus grande que lui. Puis il tourna les talons et disparut dans l’obscurité feutrée de la bibliothèque.
***
Elias descendit les marches de pierre du vieux bâtiment, le cœur en tempête. Le froid nocturne de New York mordait sa peau, mais il ne sentait rien. Trop de choses tournaient dans sa tête : le journal de Darius, le passé de Dante, l’ombre du Kurgan. Oui, il devait absolument le retrouver, mais que se passerait-il ensuite ? À supposer qu’il ait changé, comme l’avait écrit Darius, accepterait-il de l’aider ? Rares étaient ceux capables d’affronter Marcus Octavius sans y laisser leur tête. Même Connor MacLeod en personne n’avait rien pu faire contre l’un des plus féroces élèves de Marcus ; Jacob Kell et même Duncan, qui s’était retiré dans un monastère bouddhiste, semblaient avoir abandonné la lutte. Elias respectait son choix — il arrivait parfois qu’un immortel craque et se retirait du jeu. Beaucoup l’avaient fait, dans une certaine mesure. Il espérait juste que le Kurgan soit toujours ce qu’il était : un grand guerrier.
Il traversa la cour pavée, longea les grilles en fer forgé. Puis il s’arrêta.
Un frisson. Pas de froid. Pas de fatigue. Autre chose. Une onde imperceptible, une présence. Un des leurs.
Elias scruta les ombres, sa main glissa vers la garde de son épée bâtarde de templier. New York, décidément, attirait bien des démons.
Il bifurqua et se glissa dans une ruelle isolée, ses pas résonnant contre les murs humides. Jamais il n’avait reculé devant un combat. Il fit volte-face, dégaina sa lame, la faisant tournoyer dans sa main droite avec une maîtrise parfaite.
Des talons claquèrent sur le pavé.
Elle apparut.
Kyala.
Cheveux noirs coupés courts, lèvres maquillées avec soin. Élancée, fine, élégante — mortelle. Son regard brûlait d’un feu ancien. Elias l’avait déjà affrontée autrefois, au bord de la mort. Mais cette fois, il était prêt.
— Bonjour, Elias, dit-elle d’une voix douce, presque moqueuse. Cela fait longtemps.
— Pas assez, répondit-il en retirant son manteau et en se mettant en garde.
Ses yeux brillaient d’un éclat carnassier, son sourire un piège silencieux qui avait brisé des rois et perdu des saints.
Avec une grâce mortelle, elle sortit de son manteau un katana noir sans tsuba, le fourreau décoré de fleurs blanches. Elle le fit tournoyer, tel un pinceau sur la toile d’une calligraphe vengeresse.
Elias avança d’abord doucement puis chargea soudainement, lançant sa lame de la droite vers la gauche. Dans un mouvement presque imperceptible, la lame du katana croisa la lame droite puis se releva brusquement. L’épée bâtarde d’Elias manqua sa cible et s’en alla frapper le vide.
Ses mouvements étaient sobres, économes, d’une précision chirurgicale. Chaque attaque d’Elias semblait excessive en comparaison. Il enchaîna une volée de coups de feintes, de frappes obliques, et des estocs — mais Kyala les parait ou les esquivait toutes, comme si elle connaissait chaque variation de son style avant même qu’il ne les exécute.
Elle dansait sans effort, et pourtant Elias sentait que tout était calculé. Elle maîtrisait une forme de kenjutsu héritée des anciens samouraïs, mais sans la noblesse ni l’honneur du bushido. Son style avait muté, absorbé d’autres formes. On y reconnaissait la fluidité du ninjutsu, la brutalité froide de l’assassinat.
Il se rendit compte alors qu’elle avait retiré ses bottes — sans qu’il le voie — pour libérer sa foulée. Pieds nus sur l’asphalte humide, elle se mouvait avec une aisance presque inhumaine, silencieuse, féline.
Une kunoichi du Kōga-ryū.
Une ombre, éduquée pour tuer.
Elias serra la garde de son épée. Il ne pouvait plus se contenter de sa technique. Il allait devoir puiser plus profond, dans ce qu’il y avait de plus viscéral, s’il voulait survivre à cette nuit.
— Elias, tu me déçois, lança Kyala d’un ton presque affectueux. Dante a pourtant une bien haute estime de toi.
La provocation fit mouche. Elias se jeta en avant, libérant une série de coups droits et de balayages latéraux. Mais la lame noire de Kyala s’éleva en diagonale, glissant de gauche à droite, et força son épée à dévier. Elias fut contraint de reculer à nouveau, haletant, son souffle heurté, sa garde faiblissante.
Il n’entendait presque plus. Tout s’était réduit à des sifflements — le sang battant contre ses tempes, les pulsations rauques de sa propre survie.
Jamais, en plusieurs siècles d’existence, il n’avait livré un combat aussi absolu.
Cent ans avaient passé depuis leur dernière rencontre à Londres. Un siècle à ruminer cet affrontement inachevé, à repasser en boucle le souvenir de ce duel où elle avait failli le décapiter. Il avait fui, ce jour-là. Il ne s’en était jamais pardonné.
Depuis, il avait tout prévu. Chaque technique, chaque angle d’attaque. Il avait révisé chaque feinte, chaque possibilité, tenté de transformer son humiliation en stratégie. Il croyait être prêt.
Mais dès les premiers échanges, il avait compris : il l’avait sous-estimée.
Il avait voulu la désarmer d’emblée — erreur. Elle avait absorbé l’offensive et repris l’initiative avec une fluidité implacable. Et plus il s’acharnait, plus elle grignotait son espace, ses forces, sa confiance. Ses propres contres devenaient désordonnés. Son souffle se brisait. Son équilibre vacillait.
Il s’était raconté mille fois cette revanche. Il avait fantasmé son triomphe. Mais il avait ignoré une vérité simple, brutale, indiscutable :
Kyala était meilleure que lui.
Plus vive, plus élégante. Dotée d’un meilleur jeu de jambes. Plus précise dans ses coups de sabre. Elle dominait bien plus le duel que lui. De manière puissante, subtile, nuancée et – chose difficile à accepter – avec beaucoup plus de connaissances. Elle maîtrisait sa propre nature, ses dons et ses faiblesses, bien plus qu’Elias n’avait conscience des siennes. Il n’avait pas encore affronté Marcus. Et pourtant, face à Kyala, il sentait déjà sa fin approcher. Elle n’était même pas à bout de souffle.
Dante avait raison. Il avait été un idiot.
Alors Elias admit enfin l’évidence, aussi froide qu’un fil d’acier contre sa gorge :
Elle allait le tuer.
Elle attaqua en deux temps.
Le premier mouvement fut une estafilade précise qui trancha le poignet armé d’Elias, sa main s’ouvrit dans un réflexe de douleur. Le second fendit sa cuisse avec une grâce meurtrière, forçant Elias à vaciller.
D’un geste souple, elle fit sauter son épée, qui tourna dans les airs avant de retomber au sol avec un bruit mat.
Elias s’effondra à genoux, le souffle court, désarmé, saignant. À sa merci.
Kyala fit tournoyer sa lame avec aisance, presque avec élégance, avant de la placer contre sa gorge. Son katana noir se posa sur sa peau comme un trait d’encre prêt à le rayer du monde.
Mais elle se contenta de le regarder, ce sourire étrange aux lèvres. Comme un chat sauvage observant sa proie avant de la tuer.
— Elias, mon cher Elias... toujours à combattre Marcus dans l’ombre. Que fais-tu ici à New York ?
Elle jeta un bref coup d’œil aux alentours. Elias pria pour qu’elle ne se dirige pas vers la maison d’Hammond.
— Allez, coupe-moi la tête. Cette fois, je ne m’enfuirai pas.
— Allons... dit-elle d’une voix suave. Crois-le ou non, mais je t’aime bien, Navarre. Tu es honnête, même si tu es plus con que la moyenne, malgré ton âge avancé.
— Et toi, tu as encore progressé depuis la dernière fois… Marcus te donne encore des cours du soir ? demanda-t-il avec un sourire moqueur.
Kyala ne répondit pas immédiatement. Elle le regardait toujours avec ce regard étrange, insondable. Elle avait toujours été imprévisible. Elle l'était encore plus ce soir.
— Je vais te raconter une histoire, Navarre.
Elle s’accroupit légèrement, le katana toujours prêt, et poursuivit :
— On demanda un jour à Jūbei Mitsuyoshi, le plus grand sabreur de tous les temps : “Es-tu le plus courageux des hommes, le plus violent ?”
— “Non”, répondit-il.
— “Alors pourquoi as-tu cette renommée ?”
Et tu sais ce qu’il a dit ?
Elle se pencha vers lui, jusqu’à effleurer son oreille.
— “J’attaque dès que je vois une opération permise, je recule dès que je vois que la retraite est nécessaire. Je n’entre dans aucun endroit qui ne présente pas d’issue me permettant d’en sortir. Je me dirige d’abord vers l’homme faible et poltron, je lui assène un coup terrible qui fait s’envoler de frayeur le cœur de l’homme courageux.”
Elle se redressa lentement. Le katana tourna doucement dans sa main, dans une figure presque dansée, avant de glisser dans son fourreau avec un son bref, final.
Elle rechaussa ses bottes avec lenteur, presque avec grâce, et ajouta :
— Dans la guerre, un homme de résolution vaut mieux que mille guerriers. Le guerrier tue un ennemi, ou vingt, peut-être trente… mais l’homme résolu tue toute l’armée adverse. Survis, Elias. Continue ton combat. Je ne vais pas te tuer aujourd’hui. Tu n’es pas une menace pour moi.
— Pas aussi pour Marcus ? demanda-t-il, se relevant avec difficulté.
Elle ne répondit pas. Elle le regarda une dernière fois. Un sourire énigmatique naquit à la commissure de ses lèvres.
Puis elle tourna les talons.
La pluie avait commencé à tomber. Doucement, fine et glaciale. Une enseigne rouge, au bout de la ruelle, clignotait faiblement, projetant sur les murs ruisselants des éclats tremblants. Kyala passa lentement sous un réverbère blafard. Son ombre s’étira derrière elle.
Elias, à demi-agenouillé, leva les yeux vers elle. Il ne l’avait jamais vue aussi dangereuse, aussi… vivante.
Elle s’arrêta un instant, de profil. Son visage se dessina dans la lumière pâle, énigmatique, presque irréel. Le vent fit voleter son manteau. Le reflet de sa silhouette vacilla dans une flaque noire à ses pieds.
Et puis elle s’évanouit dans les ténèbres de la ruelle, comme avalée par la nuit.
Elias resta seul. L’eau froide battait le sol. Son souffle formait de petites volutes dans l’air humide. À ses côtés, une flaque d’encre reflétait encore son visage… et un instant, celui de Kyala, juste avant qu’il ne disparaisse, emporté par la pluie.
Il poussa un long soupir.
Non. Il n’avait aucune chance contre elle. Ni contre Marcus. Raison de plus pour retrouver le démon des steppes.
***
Ils étaient de retour dans l’appartement de Rebecca. Elle était repartie au poste pendant que Victor, seul, s’était installé devant son portable. En mode penseur de Rodin, il décortiquait le contenu de la clé USB qu’ils avaient volée, ses yeux fixés sur les lignes de données comme un moine sur ses manuscrits.
Lorsqu’elle revint, elle claqua la porte derrière elle. Sa colère emplissait la pièce comme un orage.
— Bradshaw m’a engueulée parce que son bouledogue n’arrivait pas à me joindre, grogna-t-elle en jetant sa veste sur un fauteuil. Alors, du nouveau ?
Victor leva les yeux de l’écran, enfin. Il l’observa comme on observe un feu difficile à apprivoiser.
— Je crois que je viens d’avoir un aperçu du plus grand gâchis de trente ans de renseignement, dit-il calmement. Dans votre camp, bien sûr. À moins qu’il n’y ait une monumentale erreur d’interprétation.
Elle s’approcha, posant une main sur son épaule. Ce geste, inattendu, tendre, éveilla un sourire discret sur le visage de Victor. Elle s’exerçait à la vie de couple. Et elle s’en sortait plutôt bien.
— Eddington ? demanda-t-elle.
— On le choisit, on fabrique une scène sur mesure, et on balance tout à la face du monde, histoire que chacun avale la version officielle sans même penser à gratter. J’ai déjà vu ça. Et plus les choses changent...
— ...plus elles restent les mêmes, termina Rebecca en s’asseyant à ses côtés. Elle posa une seconde main sur sa cuisse. Victor haussa un sourcil, amusé. Bientôt, il devrait appliquer la deuxième règle tacite de leur drôle de couple.
— Explique-moi, dit-elle, la voix plus grave. Ce ton-là, Victor l’adorait.
— Ils manipulent les fluctuations monétaires pour orienter les marchés européens vers des contrats américains. À chaque variation de l’euro, ils ajustent la devise de vente. Par exemple, quand l’euro monte, ils facturent en livres sterling ou en yuan. Les contrats sont truffés de clauses implicites, de marges dynamiques. C’est subtil, presque élégant.
— J’y pige rien, souffla-t-elle, les doigts traçant de lentes arabesques sur sa cuisse. C’est pas mon domaine, ces trucs-là.
— Mais tu saisis l’intention. Ce n’est pas une question de profit immédiat. Ils veulent ouvrir des marchés interdits jusque-là. Les profits viendront ensuite. Dans le cas de Mégaforme Industries, c’est le marché des puces millimétriques. Tu devines où ça va ?
Rebecca fixa l’écran, songeuse. Puis elle murmura :
— Eddington avait compris. Il avait vu clair dans leur jeu. C’est pour ça qu’on l’a buté. Il avait compris qu’ils voulaient plumer Siena Callahan.
— Surtout que la Trust Imperial Bank détient des parts dans Mégaforme Industries… et devine où ils en ont aussi ? demanda Victor, les yeux toujours rivés à l’écran.
Rebecca écarquilla les yeux. Sa main s’arrêta net sur sa cuisse.
— Karl Atwood… le géant du pétrole… putain, les enfoirés !
Elle le fixa quelques secondes. Elle voyait bien qu’il y avait encore autre chose derrière. Elle reprit doucement ses caresses, comme pour l’encourager à parler.
— Qu’est-ce que tu gamberges, mon poussin ? demanda-t-elle, mi-moqueuse, mi-inquiète.
— Ces données… c’est l’arbre qui cache la forêt, répondit Victor, le visage plus sombre.
Cette fois, elle se leva et vint s’asseoir à califourchon sur lui. Ses mains passèrent derrière sa nuque, son front froncé scrutant le sien.
— Développe, murmura-t-elle.
— À moins qu’ils ne jouent sur deux tableaux à la fois… les puces et le pétrole. Avec ça, ils auraient le monopole de l’énergie et de l’électronique. Mais pour s’imposer dans les pays émergents, il faudrait que…
Victor s’interrompit net. Son regard s’élargit, une étincelle de vertige dans les pupilles.
— Quoi ? lança Rebecca, le cœur soudain serré.
— Ils préparent une mégafusion, souffla-t-il. Une fusion totale entre la Trust, Mégaforme et Atwood. Les trois colosses, unis. Si ça se confirme…
Il leva les yeux vers elle, plus grave que jamais.
— …alors le monde entier viendra leur manger dans la main. Comme un chien mendiant un bout de pain.
C’était limpide. Victor reconnut aussitôt la méthode romaine. À l’époque, ils construisaient des routes et des avant-postes partout — non pas par bonté d’âme, mais pour permettre à leurs légions de fondre rapidement sur les territoires à annexer.
Aujourd’hui, Marcus Octavius faisait la même chose. Mais ses routes, c’étaient les fluctuations monétaires. Ses avant-postes, la bourse et les places financières.
Un empire invisible, mais tout aussi implacable.
Rebecca s’autorisa un bref moment de silence, puis le regarda à nouveau, plus grave.
— Va falloir que j’avertisse Bradshaw. Bien sûr, je vais pas lui dire d’où sort l’info, mais… si elle est ne serait-ce que la moitié de la flic qu’elle prétend être, elle flairera le roussi et pourra maintenir l’enquête en vie.
— Tu devrais, oui. Et moi, de mon côté, je vais aller rendre une petite visite à Karl Atwood. Il est temps de lui souffler ce qui l’attend.
Elle plissa les yeux.
— Tu crois qu’il sait que t’étais l’amant de sa femme ?
— C’est possible. Mais Siena le respecte, et je pense qu’il m’écoutera. Ou du moins je l’espère.
Elle resta un instant silencieuse, toujours assise à califourchon sur ses genoux. Puis, d’un ton plus léger :
— Et je devine que tu feras ça demain…
Victor sourit.
— T’as bien deviné, mon cœur.
— Bien. Alors en attendant… si tu m’emportais jusqu’à notre lit ? J’ai besoin de décompresser après cette putain de journée.
Il la souleva sans effort, la tenant contre lui avec un naturel désarmant. Elle gloussa doucement, amusée. Et tandis qu’il l’emmenait vers la chambre, Rebecca se dit dans un souffle intérieur, presque surprise :
Finalement… la vie de couple, c’est peut-être pas si mal.
***
Whispering Pines, le domaine familial des Atwood en bordure de la Susquehanna River, au nord du Maryland, possède une beauté un peu inquiétante. Cette dynastie qui a amassé sa fortune dans le pétrole avait fait l’acquisition de cette « Ferme de l’Ondatra » dans les années 30, lorsqu’elle avait quitté Chicago pour se rapprocher de Washington. Pour les Atwood, la dépense avait été dérisoire : grâce à leur sens des affaires et à leur entregent. Le premier Atwood de la dynastie avait quitté New York et erra quelque temps dans le Sud-Ouest, fut barman dans l’Illinois, croupier dans le Missouri, cow-boy dans le Kansas et revint dans le Missouri où il se maria avec une jeune Canadienne mi-chanteuse, mi-putain, qui maniait la carabine aussi bien qu’Annie Oakley et Calamity Jane réunies. Entraînant cette douce personne dans son errance, il eut la bonne idée d’arriver dans l’Oklahoma vers 1890, peu avant la ruée du pétrole qui allait transformer cette ancienne réserve indienne en Californie de l’or noir. Étant sur place, Jordan Atwood sut choisir de bonnes concessions, emprunta l’argent nécessaire à forer son premier puits et eut la chance de le voir être productif. Il accumula rapidement un solide capital, laissa ses puits de l’Oklahoma sous la surveillance d’un gérant et partit à la conquête de la mer de pétrole sur laquelle flottait le Texas. De solide son capital devint énorme, et put bientôt prendre le nom de fortune.
Génération après génération, les Atwood devinrent les bourgeois du nouveau monde. Le père de Karl avait failli causer la perte de la dynastie. Parce qu’il était bête, l’esprit de révolte de Tom se traduisit en esprit de contradiction. Buté comme un âne auvergnat, il prenait systématiquement le contre-pied de ce qu’on attendait de lui. Cela fit sa gloire et sa fortune, pendant un temps. Il se contenta de couler mollement son adolescence et ses premières années d’homme dans le domaine familial de Whispering Pines. Perclus de complexes et de frustrations, il n’envisageait pas de s’éloigner du giron protecteur de sa maîtresse femme de mère. Beau et riche héritier, il n’aurait eu que l’embarras du choix pour réaliser le mariage avantageux que ses parents souhaitaient ; ce fut une petite servante, du nom stupide de Priscilla, qu’il engrossa. Tom n’avait pour elle aucune affection particulière mais, par pur esprit de contradiction, il l’épousa.
Whispering Pines n’était plus à un scandale près quand il s’agissait des Atwood. Priscilla eut le bon goût de mourir en mettant au monde un garçon du nom de Karl.
Tom Atwood mourut en 1938, à l’âge de cinquante-trois ans. Glissant sur le dallage de sa salle de bains, il se fracassa la nuque sur le rebord en marbre de sa baignoire. Bel exemple d’imbécile heureux à qui l’on attribuait du génie, il laissait son fils de vingt et un ans à la tête de ce qui allait devenir le plus grand empire commercial jamais dirigé par un homme seul.
Karl Atwood était intelligent et ambitieux. Il avait en outre tous les moyens de devenir puissant. Comprenant dès l’adolescence qu’il ne devait attendre de ses contemporains que moquerie ou pitié, il décida de dominer ceux qu’il ne pouvait séduire. Même en chaise roulante. Même si son mariage avec Siena lui avait apporté pendant un temps cette tranquillité d’esprit que n’avaient pas eu ses ancêtres.
À l’instar de tant d’enclaves réservées aux plus riches, la propriété n’était pas facile à trouver, la première fois. Victor Kruger dépassa la bonne sortie sur l’autoroute et dut rebrousser chemin. Il s’engagea sur une voie forestière secondaire, bordée de chênes centenaires et de sous-bois envahis de fougères. Il aperçut d’abord l’entrée de service : une grille massive, cadenassée, arrêtait net la haute clôture qui enserrait la forêt. Derrière, une piste disparaissait sous les arbres comme une veine engloutie dans un corps ancien. Pas d’interphone. Rien qu’un avertissement silencieux : ici, on n'entre pas par hasard.
Trois kilomètres plus loin, il découvrit enfin la maison du gardien, tapie dans l’ombre d’un bosquet. Un vigile en uniforme, droit comme une statue, vérifia son nom sur une feuille d’instructions, puis ouvrit sans mot dire.
Encore trois kilomètres de route privée et Victor eut enfin la maison en vue. À quatre ou cinq cents mètres, alors qu’il devait ralentir sa Mustang pour laisser traverser un cortège d’oies au pas royal, il aperçut une file d’enfants juchés sur des shetlands quittant une grange altière. L’image paraissait tirée d’un conte ancien, ou d’un rêve un peu dérangeant.
La demeure d’habitation, perchée sur une colline en pente douce, était une splendide réalisation de Stanford White. Inébranlable, paisible, avec ses colonnades en pierre blanche et ses larges balcons, elle semblait née pour accueillir des générations d’héritiers en quête d’éternité. Elle attirait Victor comme un aimant — une forteresse douce et empoisonnée. Les Atwood avaient eu le bon goût de ne presque rien y modifier. Presque.
Car au flanc oriental, invisible depuis l’entrée mais trahie par une courbe anormale de toiture, une aile neuve s’était greffée au vieux manoir comme un membre étranger. Un ajout moderne, anguleux, absurde. Comme si un chirurgien fou avait greffé un bras mécanique à un corps de marbre.
Victor fronça légèrement les sourcils. Ce genre de cicatrice, il connaissait : derrière, il y avait presque toujours un secret.
En coupant le moteur devant le porche central, Victor n'entendit d’abord rien d'autre que le souffle calme de sa propre respiration. Un silence dense, presque cérémoniel. Mais un bruit discret, rythmique, attira son attention. Un coup d’œil dans le rétroviseur lui révéla une silhouette à cheval qui s’approchait lentement, le cavalier se détachant avec élégance sur le fond clair de la cour. Le silence se rompit lorsque les sabots résonnèrent sur les pavés, quelques secondes avant qu’il n’ouvre sa portière.
C’était Siena Callahan.
Elle portait une culotte d’équitation en sergé beige, des bottes sans éperon, et une veste de tweed ouverte sur une chemise blanche légèrement froissée. Sans un mot, elle mit pied à terre avec grâce, tendit les rênes à un palefrenier qui la rejoignait en courant, et ordonna d’une voix ferme et nette :
— Ramenez-le.
Puis, se tournant vers Victor avec un demi-sourire qui ne touchait qu’un coin de sa bouche :
— Voilà un plaisir inattendu.
Sa voix était douce, mais volontairement distante. Victor comprit immédiatement. Elle était ici chez son mari. Hors de question de lui sauter au cou, même si ce sourire — il le connaissait bien. Celui qu’elle ne faisait qu’à lui.
Son regard glissa sur la Mustang.
— Qu’est-ce que vous conduisez là ? Une vieille Mustang ? demanda-t-elle avec un amusement moqueur.
— Elle est de 88.
— Une cinq-litres, non ? On dirait qu’elle a une sacrée reprise.
— Oui. C’est un modèle spécial.
— Vous l’aimez, hein ?
— Beaucoup.
— Elle peut faire quoi ?
— Je ne sais pas. Suffisamment, je crois.
— Elle vous fait peur ?
— Elle m’inspire du respect. Disons que je m’en sers avec déférence.
— Vous la cherchiez, ou c’était un achat impulsif ?
— Je la cherchais. Quand j’ai vu ce que c’était, je l’ai achetée aux enchères. Ensuite, j’ai appris à la connaître.
— Vous pensez qu’elle battrait ma Porsche ?
— Tout dépend quelle Porsche.
Il y eut un bref silence, puis Victor planta son regard dans le sien.
— Je dois parler à votre mari, madame Atwood.
Elle inclina légèrement la tête, et un éclat passa dans ses yeux.
— Pour vous, ce sera toujours Siena, monsieur Kruger.
Elle lui fit un signe de tête et l’invita à la précéder. Victor s'exécuta sans un mot, mais elle le devança aussitôt, gravissant lentement les marches du perron. Le tissu épais de sa culotte d’équitation émit un froissement discret, chuintement feutré qui soulignait, malgré elle, la fermeté de ses cuisses et la maîtrise assurée de ses mouvements.
Il la suivit, observant le port altier de ses épaules, cette façon presque aristocratique de dominer l’espace sans jamais en faire trop. Siena Callahan était chez elle, et tout dans son allure le rappelait — y compris à lui.
Il eut l’impression de pénétrer dans un musée. Les plafonds hauts, traversés de poutres blanchies à la chaux, imposaient silence et respect. Aux murs, de solennels portraits — ancêtres peut-être, magistrats oubliés ou capitaines d’industrie — observaient le visiteur avec la placidité éternelle de l’huile sur toile. L’escalier central, encadré d’émaux cloisonnés chinois aux reflets anciens, semblait suspendu dans une époque où le temps s’écoulait plus lentement. De longs tapis marocains, usés par des générations de pas discrets, couvraient le parquet avec une grâce patinée.
Puis, brutalement, l’harmonie cessa.
L’entrée de la nouvelle aile, marquée par une double porte en verre dépoli, tranchait net avec l’ambiance feutrée de la maison principale. Ce verre mat, presque chirurgical, paraissait aussi déplacé ici qu’un ascenseur dans un cloître.
Siena Callahan s’immobilisa brièvement devant la porte. Elle le fixa un instant, le regard chargé de cette étrangeté distante qui la rendait insaisissable.
— Mon époux est toujours absorbé par ses recherches. Il va vous recevoir. J’espère que vous apportez de bonnes... nouvelles.
— Je suis ici avant tout pour vous aider, vous et votre mari, répondit calmement Victor.
Elle sembla vouloir en savoir davantage, mais se contenta d’un léger signe de tête. Elle poussa la porte et l’invita à entrer.
À sa grande surprise, la première pièce qu’ils traversèrent dans l’extension moderne n’était pas un bureau, mais une vaste salle de jeux, claire et colorée. Parmi les peluches éparpillées, deux enfants noirs jouaient sans se soucier du monde : l’un chevauchait un ballon sauteur comme un destrier imaginaire, l’autre faisait vrombir un camion miniature sur le parquet lisse. Des rangées de vélos, trottinettes et tricycles bordaient les murs, et un grand jeu de barres trônait au centre de la pièce, protégé par un tapis de mousse épais.
Dans un angle, un homme grand, vêtu comme un infirmier, feuilletait nonchalamment un numéro de Vogue depuis une causeuse en velours vert bouteille. Au mur, plusieurs caméras vidéo, certaines perchées en hauteur, d’autres à hauteur d’enfant, enregistraient la scène. L’une d’elles, tout près du plafond, suivit silencieusement le mouvement du couple en entrant, son objectif pivotant pour conserver la mise au point sur eux.
Victor ne fut pas bouleversé — il avait dépassé depuis longtemps le stade où la simple vue d’un enfant noir lui perçait le cœur — mais il resta touché par la beauté inattendue de ce tableau : ces enfants qui riaient, libres un instant, dans ce lieu étrange et calme.
— Karl aime regarder les enfants, dit simplement Siena. Ils vont faire du poney tout à l’heure. Ils viennent d’un centre pour enfants défavorisés, à Baltimore.
L’accès aux quartiers privés de Karl Atwood passait par une pièce inattendue : sa salle de bains.
L’installation, vaste comme un étage entier, évoquait moins une salle d’eau qu’une station thermale high-tech. Sols plastifiés antidérapants, parois en acier poli, cabines de douche alignées comme des stalles de désinfection, baignoires médicalisées en inox, tuyaux orange à portée de main. Des vitrines impeccables renfermaient flacons et lotions issus de la Farmacia di Santa Maria Novella, leur étiquetage ancien contrastant avec la froideur clinique des lieux.
L’air y était encore chargé de vapeur. Une odeur entêtante de myrrhe et de résine de pin flottait entre les murs, évoquant à Victor un temple ou un laboratoire — peut-être les deux à la fois.
Victor aperçut un mince filet de lumière filtrant sous la porte. Siena lui fit un signe bref, presque cérémoniel. Il l’ouvrit.
Il entra dans une vaste pièce dont seule une aire de réception était violemment éclairée, inondée d’un halo blanc tombant d’un unique spot au plafond. Tout le reste demeurait dans une obscurité feutrée, dense comme du velours. L’atmosphère avait quelque chose d’étrangement religieux, comme une chapelle à l’abandon où subsisterait une unique flamme.
Au-dessus du canapé, suspendu dans la lumière crue, se tenait une reproduction étonnamment fidèle du tableau de William Blake, The Ancient of Days — Dieu penché sur le monde, compas à la main, traçant les limites du temps et de l’espace. L’image vibrait dans l’air moite, presque vivante.
La porte se referma derrière lui dans un chuintement discret. Le silence semblait calibré.
— Bonjour, monsieur Kruger.
La voix surgit de l’ombre. Profonde, métallique, caverneuse, elle avait la résonance d’un ténor s’adressant à une salle pleine avant d’entamer un chant sacré.
Karl Atwood émergea lentement du halo d’ombre, assis dans un fauteuil électrique dont le design épuré trahissait le sur-mesure et le luxe clinique. Il était immense — pas tant par sa taille que par la densité de sa présence. Une silhouette trapue, compacte, bâtie comme un coffre-fort. Sa tête rasée luisait légèrement sous la lumière, accentuant la géométrie sévère de son visage. Les traits étaient durs, minéraux, comme taillés à la gouge : un nez aquilin, une mâchoire invaincue, des yeux pâles et glaciaux, d’un bleu presque chirurgical, fixant Victor sans ciller.
Son torse, prisonnier d’un pull en cachemire anthracite, conservait l’épaisseur d’un homme autrefois très fort. Les jambes, invisibles sous une couverture de laine jetée avec soin, semblaient absentes du tableau. Mais son charisme, lui, saturait l’espace.
Il avait cette allure des hommes qui, même cloués à un siège, continuent d’imposer la verticalité.
Victor l’observa un instant, les yeux impassibles, puis hocha lentement la tête en guise de salut. Un geste froid, distant, presque militaire.
Karl Atwood fronça imperceptiblement les sourcils. Il comprit à l’instant même qu’on venait de lui ôter un petit plaisir : celui de refuser une poignée de main, avec ce mépris feutré propre aux hommes qui tiennent à rappeler qu’ils ne viennent pas du même monde.
Victor, lui, n’avait rien tendu.
Alors Atwood s’adapta. Il inclina brièvement la tête à son tour, mimant le même salut, comme un miroir de guerre. Tant pis pour la poignée de main : il lui imposerait sa présence autrement.
— Ma femme est l’une de vos plus grandes admiratrices, dit Karl d’un ton poli, presque condescendant. Vos œuvres sont des plus… intéressantes.
— Vos livres aussi, répondit Victor en désignant la bibliothèque d’un geste calme.
Karl sourit, les lèvres à peine étirées. Le sourire d’un chasseur qui voit une proie s’avancer dans sa ligne de mire.
— Vous connaissez Stendhal ?
Victor parcourut les rayonnages du regard, et répondit d’une voix détachée :
— J’ai lu une traduction de La Chartreuse de Parme.
— Celle que vous lisez n’est pas à votre goût ? demanda Karl, un froid dans la voix.
— Non, dit Victor avec la même neutralité. Je préfère celle de Consuelo Berges.
Karl fit un petit bruit de gorge, amusé — ou peut-être agacé.
— Vous avez des goûts pointus… Un artisan de la terre qui lit Stendhal dans une traduction d’intellectuelle espagnole. Voilà qui est… original.
— Les traductions sont comme les vitres d’une cathédrale, dit Victor tranquillement. Certaines laissent mieux passer la lumière que d’autres.
Karl l’observa, les paupières lourdes, et inclina légèrement la tête.
— Et pourtant, ce n’est pas la lumière que vos œuvres célèbrent. Plutôt la fracture, l’effondrement… la matière brute.
— Toute lumière projette une ombre. Vous le savez mieux que moi, monsieur Atwood.
Un silence bref. Puis Karl tourna légèrement son fauteuil, révélant derrière lui une table basse couverte de dossiers, de carnets, et un énorme cendrier en onyx où dormait un cigare éteint.
— Parlons franchement, monsieur Kruger. Vous êtes ici pour un contrat, je présume ? Ou bien est-ce le charme de ma femme qui vous a poussé à traverser le pays ?
Victor soutint son regard sans un pli.
— Je suis ici parce que certains choix ont des conséquences. Et que je ne suis pas un homme qu’on manipule.
Karl sourit enfin, vraiment cette fois, avec quelque chose de carnassier dans les yeux.
— Excellent. Je préfère de loin les visiteurs qui savent pourquoi ils sont là.
Karl fit signe à Victor de s’assoir, puis roula vers lui pour se placer en face.
— Que puis-je pour vous ?
— En ce qui concerne la Trust Imperial Bank, j’ai entendu dire que vous vous êtes associé à eux ?
— En quoi cela intéresse un simple potier ?
— La simplicité a son charme, dit Victor en souriant. Je sais m’en contenter. Mais en ce qui vous concerne c’est qu’on négocie une fusion avec une boite comme la vôtre, alors que vous semblez y tenir, un héritage familial de surcroît.
— Vous faîtes référence au meurtre du bras droit de ma femme ?
— Eddington a découvert des choses, et l’a payé de sa vie.
— Eddington n’était pas très intelligent, il a vu un écart sur les actifs à terme consolidés…
— Les 37,2 millions en actifs volatils, planqués dans la filiale d’Osaka ? Oui, je les ai vus aussi.
Karl Atwood ne répondit pas tout de suite. Son regard, d’ordinaire chirurgical, vacilla d’un quart de seconde, imperceptible pour un œil non averti. Victor, lui, ne rata rien.
— Je ne suis pas venu vous menacer, dit Victor calmement. Ni vous faire chanter. Ce serait vulgaire.
Il marqua une pause. Puis ajouta :
— Je suis venu vous prévenir.
Karl se redressa légèrement dans son fauteuil. Une lenteur volontaire, comme s’il s’arcboutait contre une pression invisible.
— Et de quoi, au juste, un potier vient-il me prévenir ?
— Que vous êtes en train de perdre votre empire, monsieur Atwood. Pas à cause de moi. À cause de gens bien plus patients… et bien plus dangereux.
Un silence glissa, dense comme du verre. Puis Karl éclata d’un rire bref, sans chaleur.
— Vous parlez des vautours de Trust Imperial ? Ils veulent ma boîte depuis une décennie. Je connais la chanson.
— Ce n’est pas une chanson, c’est une opération. Stratégique. Programmée. Par étapes. Et ils ne veulent pas seulement votre boîte, dit Victor en le fixant. Ils veulent votre nom. Votre réseau. Votre façade.
Karl le jaugea avec attention.
— Intéressant. Et vous, dans tout ça ? Vous jouez à l’oracle ?
— Je constate, répondit Victor. Et je me souviens. De ce genre de manœuvre. Il y a deux siècles, on appelait ça un rachat par l’arrière. Maintenant, c’est plus élégant. On laisse les héritiers croire qu’ils sont toujours aux commandes, pendant que le noyau dur est remplacé morceau par morceau.
Il s’approcha, très légèrement, et ses yeux se durcirent.
— Le problème, monsieur Atwood, c’est que vous n’êtes plus au centre du jeu. On vous a déplacé. Et vous ne l’avez pas vu venir.
Karl serra les accoudoirs. Ce n’était pas de la peur, mais de la rage froide.
— Vous venez pour Siena ? demanda-t-il, en changeant brusquement d’angle. Vous pensez que je ne vois pas clair dans votre manège ?
— Je ne suis pas venu pour Siena. Elle pense que je peux la sauver. Vous pensez qu’elle m’a ferré. Trust Imperial pense qu’elle peut me lancer contre vous.
Il s’approcha d’un pas.
— Tous pensent. Tous jouent. Tous déplacent des pions. Mais moi, monsieur Atwood…
Il le fixa d’un regard calme et glacé.
— … je suis l’échiquier.
Et pendant que Karl Atwood cherchait une réponse à cracher, Victor se tourna vers la porte, déjà prêt à disparaître — comme s’il n’était venu que pour cette simple phrase.
En sortant il trouva Siena assise dans un fauteuil et semblait l’attendre, en le voyant elle semblait bouleversée. Elle se leva à sa rencontre.
— On a donc tué Douglas ?
— A ce que je vois, dit Victor en souriant sans chaleur. Il n’y a aucun secret dans cette grande maison.
Il se dirigea vers la sortie et Siena lui emboita le pas.
— Tu lui y a parlé ?
— Ton mari n’est pas trompé dans cette histoire, mais il avait deviné pour Douglas et a préféré fermer les yeux et accepter la fusion.
— Il avait donc peur ?
— Ils sont très puissants, Siena ! la preuve, ils ont liquidé Eddington qui a voulu les combattre.
— Mon dieu… que dois-je faire ? Je ne veux pas leur céder Mégaforme Industries
Il s’arrêta et la regarda dans les yeux.
— Tu ne vas pas leurs céder, ils vont tout simplement te la prendre sans rien débourser, les informations décodées sur la clé USB me l’ont confirmé.
Siena blêmit. Le vernis de contrôle qui la rendait si souveraine dans les soirées de gala venait de se fissurer. Elle s’arrêta, tremblante.
— Mais… comment est-ce possible ? Les parts sont à mon nom. C’est mon entreprise, Victor !
Il s’approcha d’elle et posa doucement une main sur son épaule.
— Tu as signé des documents. Délégations croisées, procurations techniques, créations de filiales off-shore, mécanismes d'options croisées. Des choses complexes qu’Eddington lui-même n’avait pas tout de suite comprises. Mais eux… eux savent jouer à ce jeu. Ils avaient tout préparé depuis des mois. Ton mari a vendu ton avenir en échange d’un fauteuil au conseil d’administration de Trust Imperial Bank. Un titre vide… mais bien payé.
Siena sentit sa gorge se nouer. Elle secoua la tête.
— J’étais là… je suis censée être intelligente, Victor. Comment j’ai pu me faire avoir comme ça ?
— Parce qu’ils sont meilleurs que toi dans ce domaine. Parce que tu leur as semblé décorative. Et que ton nom, ton flair artistique, ton carnet d’adresses faisaient vendre l’illusion d’une grande visionnaire. Pendant ce temps, eux, ils vidaient les comptes et tissaient la toile.
Siena chancela. Victor la rattrapa d’un geste calme.
— Et maintenant ? demanda-t-elle d’une voix brisée. Que va-t-il se passer ?
— Si tu ne fais rien, ils déclencheront une "dépréciation stratégique" sur un portefeuille asiatique. Ensuite, ils activeront une clause de recapitalisation interne. Tu devras vendre ta participation. Tu seras dépossédée de ton entreprise… légalement. Propres, nets, sans bavures. Tu deviendras un fantôme avec un nom sur une brochure de communication.
Elle le fixa avec désespoir.
— Tu veux dire que je ne peux rien faire ?
Victor esquissa un sourire. Froid. Tranchant.
— Je n’ai pas dit ça.
Elle le regarda, surprise.
— Il y a un moyen ?
Il hocha la tête.
— Une vieille idée. Très vieille. Quelque chose qu’ils ne verront pas venir. Pas une riposte juridique… mais un coup à l’ancienne. Comme dans les vieux récits où le potier fait éclater la statue creuse. Si tu veux sauver Mégaforme, il va falloir redevenir dangereuse.
Elle le regarda, et quelque chose dans ses yeux changea. Ce n’était plus seulement de la peur, c’était de la colère. De la volonté. L’instinct d’une femme à qui on a tout pris sauf l’esprit.
— Montre-moi, dit-elle d’une voix basse.
Victor hocha la tête une dernière fois.
— Très bien. Mais souviens-toi d’une chose : à partir de maintenant, tu ne joues plus dans le monde de l’art… tu entres dans celui de la guerre.
***
San Francisco, vendredi 28 mai, 9 h 20 (heure locale) — Siège de Mégaforme.
Siena Callahan n’était pas une chef d’entreprise lambda, loin de là. Sa beauté aristocratique, digne d’une duchesse, n’était qu’une façade qui masquait une intelligence acérée et une détermination de fer. Chaque geste, chaque regard témoignait d’une maîtrise parfaite de son univers — celle d’une femme qui régnait sans avoir à hausser la voix.
Ses cheveux roux flamboyants encadraient un visage aux traits délicats, contrastant avec l’acier glacial de ses yeux verts, perçants et impassibles. Sa voix, douce et posée, possédait cette rare capacité à imposer le respect sans jamais brusquer.
Aujourd’hui, elle portait un tailleur noir impeccablement coupé, dont la ligne épurée soulignait sa silhouette élancée et athlétique, résultat d’une discipline quotidienne stricte. À son poignet, une montre discrète en or blanc, symbole subtil d’une réussite bâtie sur la précision et le contrôle.
Son imposant bureau en chêne massif trônait au centre, impeccablement ordonné, avec seulement un ordinateur dernier cri, un carnet de notes en cuir noir et un stylo Montblanc posés dessus. À côté, une sculpture abstraite en acier poli, cadeau d’un artiste contemporain, apportait une touche d’audace artistique à l’espace.
Les étagères encastrées, garnies de livres de stratégie, d’économie et d’art, encadraient la pièce avec sobriété, tandis qu’un fauteuil en cuir italien, large et confortable, invitait à la réflexion — ou à la négociation ferme.
Chaque détail, du tapis tissé main aux stores automatiques, révélait la précision d’une femme qui contrôlait tout, jusque dans l’atmosphère même de sa forteresse de verre et d’acier.
On lui annonça la visite de trois messieurs. Elle répondit d’une voix posée qu’on les fasse monter dans son bureau.
Et comme dans les romans d’Alexandre Dumas, les trois étaient quatre.
La quatrième était une femme asiatique, élégante, inconnue de Siena — une présence discrète mais qui, d’emblée, semblait peser plus lourd que son silence.
Le premier à entrer fut Marc Powels, le conseiller qui avait remplacé Eddington après sa disparition suspecte. Son costume était plus cher que son intégrité, pensa Siena.
Le deuxième, en revanche, était un allié : Terry Burton, son avocat, fidèle et toujours parfaitement rasé. Il vint se placer calmement à ses côtés, lui adressant un regard tranquille, presque amusé. Un léger signe de tête lui confirma que tout était sous contrôle.
Le troisième inconnu s’avança et tendit une carte.
— James Warwick, dit-il simplement. Département du Trésor.
Powels précisa d’un ton faussement neutre :
— Monsieur Warwick est un enquêteur fédéral, attaché au service des taxes et du recouvrement de Washington.
Siena soutint son regard sans ciller, puis adressa à Warwick un sourire d’une élégance presque moqueuse.
— Un bien beau métier, admit-elle, le ton velouté, mais la réplique chargée d’acier. J’imagine que vous venez avec une belle histoire.
La quatrième personne était une femme asiatique à la démarche fluide, presque féline, habillée d’un tailleur d’un gris perle si sobre qu’il en devenait invisible. Elle ne portait ni sac, ni ordinateur, ni dossier, et pourtant, en entrant dans le bureau de Siena, elle semblait tout savoir déjà.
Siena la détailla un instant, intriguée. Il y avait quelque chose dans son port de tête, dans sa manière de balayer la pièce du regard — une forme de souveraineté silencieuse, ancienne, dérangeante. Pas une bureaucrate. Pas une avocate. Pas une assistante. Quelque chose d’autre.
Un parfum léger flottait dans son sillage. Pas celui d’une fragrance connue. Quelque chose de boisé, de sec, comme la cendre et les épices. Des yeux très noirs. Trop calmes. Une présence feutrée, mais acérée.
Elle ne dit pas son nom, pas tout de suite. Elle se contenta de s’asseoir dans un angle du bureau, sans y avoir été invitée, comme une panthère apprivoisée prenant sa place sur un trône oublié.
Warwick avait la carrure d’un joueur de rugby et l’air embarrassé d’un puceau surpris dans la salle de bains par la meilleure amie de sa mère.
Tout le monde s’assit dans les profonds fauteuils qui entouraient une petite table basse. Powels, son nouveau bras droit, avait ce visage figé à la McNamara : propre, lisse, presque vide. Une façade faite pour survivre aux conseils d’administration comme aux trahisons privées.
— Je vous écoute, monsieur Warwick, dit Siena.
L’agent du Trésor se racla la gorge.
— Eh bien, voilà, madame Callahan… Après le retrait de votre père, comme notre service a le pouvoir de le faire, j’ai fait le tour des sociétés qui étaient contrôlées par M. Callahan sur le territoire des États-Unis. Pour vérifier le registre des actionnaires. Vous savez certainement qu’aucune de ces sociétés n’est cotée en Bourse et que leurs actifs sont exclusivement représentés par des actions nominatives.
— Vous vouliez évaluer le montant du capital dont j’ai j’hérité, c’est ça ?
— Heu… c’est bien ça, madame Callahan. Dans les cas de grosse fortune, cette procédure est courante. La fraude sur les droits de succession, vous comprenez…
— Je comprends très bien, monsieur Warwick, fit Siena avec le plus grand sérieux. Il y a tant de citoyens sans conscience de leurs devoirs vis-à-vis de l’État.
— C’est hélas bien vrai… Toujours est-il que j’ai constaté un fait troublant. C’est… heu… assez embarrassant de vous annoncer ça sans ménagement, mais…
Siena se pencha en avant, et ignora la présence de l’asiatique qui avait allumé une cigarette pour la fumer sans demander sa permission.
— Je vous interromps. C’est Powels qui vous a amené ici, n’est-ce pas ?
Ce dernier se racla la gorge et déclara d’une voix assurée.
— Siena cela fait sept ans que je suis dans votre conseil d’administration, et j’ai découvert que votre père ne possédait plus une seule action dans aucune des sociétés américaines de son groupe.
C’était exactement comme Victor le lui avait prédit.
Un piège lent, une toile patiemment tissée. Ils n’étaient pas venus négocier. Ils étaient venus pour le festin. Victor appelait ça une vieille stratégie romaine. Prendre son temps. Isoler. Affamer. Puis frapper au cœur.
— Vous vous rendez compte, Siena ?! brailla Powels, rouge comme un évier bouché. Pendant vingt ans, ce sacré Jack nous a menés en bateau comme des bleus ! C’est la plus monumentale blague de toute l’histoire de la finance. Qui aurait pu imaginer qu’il n’avait pas l’ombre d’un pouvoir ? Hein ? Qui ?! Même l’Administration n’a jamais songé à vérifier les registres d’actionnaires…
Siena ne cilla pas.
— Et que fait ici, si je puis dire, la représentante de la Trust Imperial Bank ?
Sa voix était d’un calme absolu, presque ennuyé.
Powels leva les mains, comme s’il annonçait une excellente nouvelle à la télévision.
— Justement… je vous présente madame Kyala Yoshi, négociatrice spéciale envoyée par monsieur Marcus Thorn. Ce dernier se dit prêt à racheter Mégaforme Industries…
Siena leva lentement la main. Pas un geste brusque, mais la pièce s’en trouva soudain figée. Puis elle tourna le regard vers son avocat, maître Terry Burton.
— Terry, dites-moi : mon père avait bien des revenus suffisants pour couvrir ses frais et ceux de ses employés, n’est-ce pas ?
Warwick se racla la gorge, un peu trop vite.
— J’y ai pensé, madame Callahan. J’ai vérifié. Mais… ces fonds provenaient de transferts réguliers depuis l’étranger. Aucune trace de revenus liés à des actions américaines.
— Je vois…
Kyala n’avait pas bougé. Son regard glissa doucement vers Siena. Pas la moindre peur, ni la moindre nervosité chez cette femme. Et quelque part, oui, elle l’admirait. Siena était prête. Elle ne se contentait pas d’encaisser — elle attendait son heure. Alors Kyala ne dit rien. Elle observa.
— Et vous souvenez-vous, monsieur Warwick, du ou des noms des actuels propriétaires des anciennes actions de mon père ?
Warwick fouilla fébrilement dans son dossier.
— Il semble qu’il les ait toutes revendues… à un groupe suisse, ou allemand… la… Za… Zu… Attendez, j’ai noté…
— La Zukunft Anstalt ?
Il releva brusquement les yeux.
— Vous le saviez ?!
— Bien entendu, répondit Siena avec un sourire tranquille.
Un silence pesant tomba sur la pièce. Tous la fixaient, soudain mal à l’aise. Kyala, elle, restait de marbre. Mais elle comprenait, désormais.
— Ce qui démontre, messieurs, conclut Siena en se levant, que notre ami Powels s’est comporté comme un parfait imbécile. Ou comme un larbin trop pressé de plaire à ses nouveaux maîtres.
Siena croisa les mains sous son menton, le regard calme, et déclara d’une voix limpide :
— Savez-vous, messieurs, ce qu’est une Anstalt ? Non ? C’est ce qui correspondait, en vieux droit germanique, à ce que les Français appelaient au Moyen Âge une société à patente…
Elle prenait visiblement son temps, savourait l’instant. Powels et Warwick l’écoutaient, suspendus à ses lèvres, comme des étudiants trop zélés. Le soulagement discret sur le visage de Burton était presque touchant. Quant à Kyala, Siena l’ignorait superbement, comme si elle n’existait pas.
— À l’époque du Saint Empire romain germanique, l’espace impérial regroupait près de quatre cents États indépendants, tous sous la suzeraineté plus ou moins théorique de l’empereur. Dans chacun de ces États régnait un seigneur tout-puissant : duc, prince, parfois même roi. Les impôts sur le revenu n’existaient pas encore. Les paysans payaient la taille en échange de la protection. Les artisans travaillaient sous la coupe de guildes. Et ceux qui souhaitaient commercer de manière indépendante demandaient à leur prince une lettre patente. Une autorisation formelle d’exercer, valable sur le territoire, contre une dîme annuelle — fixe, quel que soit le chiffre d’affaires.
Elle laissa passer un silence, puis :
— C’était ça, l’Anstalt. Une société fondée sur la faveur d’un prince… et exonérée de toute forme d’impôt progressif.
Powels ouvrit la bouche, referma, fasciné. Warwick hochait lentement la tête.
— Dans l’Allemagne moderne, bien entendu, ce système a disparu. L’impôt sur les sociétés s’est imposé comme partout ailleurs. Mais… il subsiste un endroit. Une minuscule principauté, qui a su préserver son indépendance, refusant d’être absorbée dans la grande Allemagne.
Elle les regarda un à un. Personne ne respirait.
— Et dans cette principauté, ce miracle de la tradition juridique… continue d’exister.
Un éclair passa dans les yeux de Warwick.
— Le Liechtenstein ! s’écria-t-il, en même temps que Powels.
Siena esquissa un sourire.
— Dix sur dix, messieurs. C’est bien du Liechtenstein qu’il s’agit. 159 kilomètres carrés coincés entre le Tyrol et la Suisse. 14 000 habitants. Moins grand que Brooklyn. Un micro-État qui vit essentiellement de trois choses : les timbres, le tourisme, et les Anstalts.
Elle se redressa légèrement, marquant chaque mot avec un plaisir glacé.
— À Vaduz, sa capitale, on recense plus de 140 000 Anstalts enregistrées. Dix par habitant. Et contrairement aux trusts classiques, ces sociétés sont anonymes, exonérées, inviolables, protégées par le droit du Prince… et parfois plus riches que des nations entières.
— Mais alors… s’indigna le fonctionnaire de Washington, votre père ne payait pas d’impôts ?
Siena lui décocha un sourire éclatant, presque moqueur.
— Disons qu’il en payait peu. Votre administration prélève malgré tout un précompte mobilier conséquent sur les actions nominatives dont les dividendes sont versés à l’étranger. Et ses sociétés, elles, en payaient beaucoup. Sans parler de leur contribution à l’économie réelle : emplois, investissements, innovation…
— Soit, concéda Warwick. Mais tout de même… est-ce que cela justifie une manœuvre aussi complexe ?
Siena s’appuya légèrement sur l’accoudoir de son fauteuil.
— Non. L’optimisation fiscale n’était pas l’objectif principal de mon père lorsqu’il a fondé la Zukunft Anstalt. Toute l’opération visait… précisément l’objet de votre enquête, monsieur Warwick.
Elle se pencha légèrement en avant, comme pour mieux capter son attention.
— Car voyez-vous, la principauté du Liechtenstein ne se contente pas d’ignorer superbement les impôts. Elle ignore tout aussi royalement les droits de succession…
— QUOI ?! s’étouffa Warwick, les yeux ronds. Vous voulez dire que… ?
— Hé oui, mon pauvre monsieur. J’en suis désolée pour le service des taxes et recouvrements, mais… j’hérite, le plus légalement du monde, d’actifs évalués entre cinq et six milliards de dollars. Et cela, sans que cela me coûte un seul cent.
Warwick, pourtant bâti comme un joueur de ligne, blêmit et déglutit difficilement. Cela faisait, à la louche, plus d’un milliard et demi de recettes fiscales évaporées… Dont un bon tiers pour le seul Trésor américain.
— Mes supérieurs n’apprécieront pas, madame Callahan… Ils risquent de faire pression sur vous, tenta-t-il, presque à voix basse.
Le sourire de Siena s’élargit, doux comme une lame affûtée.
— Allons, monsieur, ne soyez pas naïf. Ma position est parfaitement régulière. Si vous cherchez à m’attaquer sans fondement, je me verrai dans l’obligation de transplanter mon quartier général ailleurs. Ce qui impliquerait, vous vous en doutez, un certain… impact économique.
— C’est… du chantage ? souffla-t-il, les sourcils froncés.
— Non, répondit-elle, imperturbable. Une convention tacite. Le dessein de mon père a toujours été clair : s’assurer que cette société puisse continuer à exister… sans être amputée d’un tiers de ses moyens par la rapacité des gouvernements.
Warwick fronça les sourcils, à la fois confus et frustré.
— Mais alors… si votre père a transféré toutes ses actions à cette Anstalt… qui en contrôle aujourd’hui les actifs réels ? Qui sont les bénéficiaires ?
Siena haussa les épaules avec élégance, comme si la question la dépassait à peine.
— Vous savez, monsieur Warwick, dans ce genre de structure, les détenteurs réels sont souvent… voilés. Par une fondation, un conseil de tutelle, un comité d’investissement. Rien d’illégal, évidemment.
Powels grimaça.
— Et vous ne comptez pas nous dire qui tient les rênes, pas vrai ?
Elle posa sur lui un regard de porcelaine.
— Je vous ai dit ce que vous aviez besoin de savoir. Le reste relève de la sphère privée. Et croyez-moi : tout est en règle.
Kyala resta immobile, bras croisés, impassible en apparence. Mais dans son regard, quelque chose avait changé. Une tension infime, un éclair de doute. Pas de peur, non. Une inquiétude froide, méthodique, comme celle d’un programme qui détecte une anomalie dans l’algorithme.
Cette Siena Callahan n’était pas censée être un obstacle. Une héritière bien née, passionnée d’art, trop jeune pour manier les subtilités du pouvoir. Pourtant… elle venait de désamorcer l’opération du Trust Imperial avec une aisance déconcertante. Comme si elle savait à l’avance chaque coup à venir, chaque attaque juridique, chaque faille dans le système. Trop bien préparée. Trop sereine.
Kyala ne croyait pas aux génies spontanés.
Elle se souvenait du sourire de Siena. D’une phrase en particulier.
« Bien entendu. »
Comme si elle attendait cette question. Comme si tout ça — la présence du Trésor, Powels, même elle, Kyala — avait été anticipé, prévu, peut-être même provoqué.
Quelqu’un l’avait préparée. Quelqu’un d’assez puissant pour manipuler des fonds transnationaux sans laisser la moindre trace. Quelqu’un qui connaissait le fonctionnement des Anstalts comme un maître d’échecs connaît ses pions.
Elle ressentit alors un léger frisson. Pas de peur. D’excitation.
C’est alors qu’elle sourit plus amusée que jamais, se leva en écrasant sa cigarette dans un cendrier, puis passa devant les deux hommes complétement secoués, puis regarda Siena avec un sourire de prédateur.
— Pardon pour la cigarette et… bien jouer.
Et elle quitta le bureau d’une démarche sensuelle.
Siena regarda Powels qui respirait avec difficulté, encore sous le choc. Elle prit le temps de rajuster une mèche derrière son oreille, parfaitement calme.
— Oh, Marc… j’ai failli oublier.
Elle lui adressa un sourire ravageur.
— Vous êtes viré.
***
New York, 2h37 – Galerie privée sur Park Avenue
Il n’aimait pas New York.
Cette ville criait trop fort, allait trop vite. Elle se croyait éternelle, comme l’avaient cru Rome, Carthage, Constantinople. Marcus Octavius la traversait avec la patience d’un vieil arbre observant les tempêtes. Elle passerait, elle aussi. Ce n’était qu’une question de siècles.
Mais cette nuit, il s’était arrangé pour qu’un petit musée privé de Park Avenue ouvre ses portes. Pour elle.
Il l’attendait dans l’obscurité feutrée de la galerie. L’endroit sentait la cire, le linoléum coûteux et l’humidité contenue des tableaux anciens. Des portraits de ducs oubliés, des scènes de batailles, des paysages noyés de lumière ocre. Rien ici n’avait plus d’importance que ce qu’il portait en lui : l’angoisse sourde d’un pressentiment qu’il n’aurait jamais cru possible.
Il sentit une présence, froide, et très familière. L’immortelle qui s’approchait le faisait sans bruit. Il ne la regarda pas tout de suite. Il connaissait sa démarche, cette sensualité fluide, cette manière de faire de chaque salle un sanctuaire personnel. Elle était toujours ainsi : présence féline, dangereuse, un parfum d’ambre et de guerre.
Il se détourna d’un Rembrandt pour l’observer enfin.
Elle était la perfection incarnée.
Pas dans la chair — non, l’immortalité fige les chairs comme l’ambre fige les insectes. Mais dans l’œil. Dans l’âme. Kyala n’était plus cette femme gisant morte dans un champ de bataille il y a des siècles, il se rappellerait toujours cette lance plantée dans son cœur, tout comme il se rappelait sa résurrection lorsqu’il lui arracha ladite lance pour la voir ressusciter en immortelle. En la Kyala qui la connaissait aujourd’hui.
Non elle n’était pas une suiveuse comme Julius, ni une sadique comme Jacob Kell, encore moins romaine… comme lui. Elle était juste… elle-même. Froide et brulante, belle et envoutante. Mais si inaccessible pour le commun des mortels, et pour lui-même il devait l’avouer.
Aujourd’hui il y avait dans son regard une lueur qu’il ne lui connaissait pas depuis des siècles. De la curiosité. De l’agitation. Et même, à son grand étonnement, du désir. Mais pas pour lui. Et c’était cela qui l’intriguait, et rare étaient les personnes qui intriguaient Marcus Thorn, alias Marcus Octavius.
Elle avait apporté avec elle une bouteille de vin, remarquant son regard elle déclara d’une voix très douce :
— Romanée-Conti Grand Cru 1945.
— C’est parfait, dit Marcus avec un large sourire. Et tu es parfaite…
Elle avait apporté deux verres.
— Portons un toast, proposa Kyala. Au couronnement de décennies de machinations et de mises en œuvre brillantes !
— Et à la nouvelle signification que nous donnerons demain à l’immortalité.
Ils vidèrent leurs verres, et Kyala resservit immédiatement.
— Nous n’avons pas eu Mégaforme Industries, mais la firme d’Atwood fait désormais partie du Trust, dit Kyala d’une voix enjouée.
— Tu es trop heureuse pour une demi-victoire, dit Marcus en la regardant verser à nouveau le vin. C’est rare chez toi, l’allégresse… Surtout quand ce n’est pas toi qui tires la dernière flèche.
— Chaque chose en son temps, dit-elle d’une voix rassurante. Sachons parfois fêter les victoires, comme le faisaient les romains autrefois.
Marcus fit tourner le vin dans son verre, observant les reflets grenat à la lumière tamisée. Il ne répondit pas tout de suite. Il connaissait cette voix-là, celle que Kyala prenait quand elle savait quelque chose qu’il ignorait encore. Et elle le savait toujours un peu trop bien.
— Les Romains, murmura-t-il enfin. Oui… mais ils fêtaient aussi leurs défaites. Pour conjurer l’humiliation.
Kyala sourit sans répondre. Elle s’était approchée d’un portrait de chevalier flamand, le doigt posé nonchalamment sur le cadre. Un geste presque enfantin.
— Tu sous-entends que nous avons perdu ? souffla-t-elle sans se retourner.
— Je dis que tu fais trop peu de cas d’une cible que tu poursuis depuis quinze ans. Mégaforme. Le projet Callahan. Tout ce théâtre. Tu ne bois pas pour effacer l’échec, Kyala. Tu bois pour célébrer un autre nom.
— Tu sens sa présence, dit-elle enfin. Même sans savoir son nom.
Marcus ne répondit pas. Il détourna simplement le regard, et Kyala y lut une tempête contenue.
Elle s’approcha et servit à nouveau son verre. Puis le sien. La robe du Romanée-Conti brillait comme un sang ancien, précieux, offert à des dieux oubliés.
— Bois, Marcus, souffla-t-elle avec un sourire doux. L’empereur Auguste trinquait toujours avant une guerre. Et il buvait avec ceux qu’il craignait le plus.
Il sourit à peine. Il connaissait ses jeux. Il s’était toujours juré de ne jamais la laisser gagner celui-ci. Et pourtant, il leva son verre.
— À l’éternité, murmura-t-il.
— À ceux qui l’habitent, répondit-elle.
Les verres s’entrechoquèrent. Le vin glissa dans sa gorge comme un souvenir enfoui, et Kyala s’empressa de les resservir.
Un deuxième verre.
Puis un troisième.
Le silence s’installa peu à peu, rempli seulement du craquement discret des boiseries du musée, du murmure presque érotique du vin qu’on verse, et du souffle ralenti de Marcus. Il se sentait… étrange. Flottant. Le vin était trop bon, trop ancien, presque ensorcelant. Il savait qu’elle jouait avec lui. Il le savait — et il la laissait faire.
Un quatrième verre. Elle le regardait fixement, le coude posé contre la corniche d’un tableau vénitien.
— Tu trembles, Marcus.
— Je réfléchis, dit-il. Mais le mot sonnait faux.
Le cinquième verre arriva sans qu’il ne proteste. Il ne voyait plus les tableaux autour de lui. Seulement elle. Sa silhouette. Ses yeux noirs. Le parfum de ses mots. Et cette impression, insidieuse, que tout lui échappait lentement.
Puis soudain il sentit ses membres s’engourdir, ses muscles se bloquer, il ouvrit les yeux et essaya de bouger, mais il ne parvint pas, il regarda Kyala qui l’observait en dégustant son verre sans connaître l’ivresse et les symptômes.
Il voulut parler, mais sa langue semblait peser des tonnes. Une chape invisible s’était abattue sur lui. Ce n’était pas l’ivresse — il connaissait ses limites. C’était autre chose. Plus ancien, plus rusé. Un poison lent. Ou une drogue subtile. Quelque chose conçu par quelqu’un qui le connaissait par cœur. Kyala.
Elle faisait tourner le vin dans son verre comme une prêtresse païenne. Pas un mot. Pas un mouvement superflu. Juste ses yeux posés sur lui, noirs et tranquilles.
— C’est une vieille recette chinoise, expliqua-t-elle enfin avec une douceur presque triste. Ils l’utilisaient autrefois pour les traîtres. Pas pour les tuer. Juste pour… les forcer à écouter.
Il sentit la sueur sur sa nuque. Son cœur ralentissait. Son souffle aussi. Chaque battement semblait un tambour sourd résonnant dans le vide. Il était piégé. Désarmé. Vaincu.
— Pourquoi… ? souffla-t-il péniblement.
Elle se pencha sur lui et répondit avec un sourire de démon.
— Parce que tu vas enfin comprendre pourquoi Rome c’est du passé, dit-elle en lissant sa robe noire. Vieux connard incapable.
Marcus la regarda, abasourdi. Il comprit enfin : elle l’avait piégé. Et lui ? Il s’était fait avoir comme un bleu.
— C’est Marcus Octavius, conseiller militaire du Shogun, qui est venu au Japon pour attiser les guerres féodales et s’enrichir dans l’ombre. C’est Marcus Octavius, en tant que Hatamoto, qui a ensuite pris pour cible une jeune Kunoichi du clan Koga pour la rendre immortelle, et avec un soin méticuleux, l’a manipulé pour qu’elle commette parricide, matricide et fratricide. C’est Marcus Octavius qui a fait d’elle son Apprentie, son bras droit, sa putain… et a partagé avec elle une partie de son savoir mais a conservé pour lui seul ses secrets les plus anciens, refusant d’accéder aux demandes de son Apprentie afin de toujours mieux la contrôler, instillant en elle un instinct meurtrier et l’attirant vers la folie.
Kyala se tenait bien droite, le regard furieux.
— C’est Marcus Octavius qui a critiqué les premiers efforts de son Apprentie et qui l’a un jour humiliée pour lui démontrer sa supériorité. Octavius, encore, qui l’a dénigré en privé avec cet incapable de Wolken parce qu’elle avait osé dire que Jacob Kell mettait ses plants en péril avec sa croisade meurtrière. Octavius qui a tourné le dos au jeu pour se consacrer entièrement à lui-même, dans une quête égoïste pour dominer le monde. Octavius qui a tenté de réduire son Apprentie aussi forte que lui à une vulgaire messagère et une simple intermédiaire. Et Octavius enfin qui a observé en secret son Apprentie pendant qu’elle préparait sa vengeance, jusqu’au jour où elle pourrait le regarder dans les yeux, pour lui avouer ce qu’elle avait caché depuis des siècles.
Kyala s’arrêta, esquissa un sourire sans chaleur, et ajouta d’un ton chargé d’ironie :
— Le général Octavius... Celui qui, en son temps, croyait sincèrement — jusqu’à la toute fin — que la règle des immortels était obsolète. Qui pensait pouvoir s’en affranchir, comme s’il vivait au-dessus du jeu. Marcus Octavius, l’homme qui façonna la tueuse la plus redoutable que le monde ait jamais portée... et qui, dans sa vanité, oublia de lui offrir une place. Trop fier pour se demander s’il serait encore nécessaire. Trop aveugle pour voir que sa propre création finirait par le dépasser.
Marcus peinait à respirer. Il tenta de se redresser, mais ses forces le trahirent. En trébuchant, il renversa une statue qui s’écrasa au sol dans un bruit sourd, comme un écho funèbre de sa chute.
Kyala s’approcha sans un mot. Elle lui asséna un violent coup de pied qui le projeta contre les dalles froides du sol. Puis elle dégaina lentement son katana, chaque pas résonnant comme le compte à rebours de son jugement. Son visage était fermé, aussi impassible et tranchant que la lame qu’elle tenait. Une froideur absolue s’en dégageait, une condamnation glaciale, sans appel.
Ses yeux, brillants de lucidité cruelle, se plantèrent dans ceux de Marcus.
— Il ne doit en rester qu’un, Marcus. Tu l’as oublié ? Comment as-tu pu croire que tu pourrais y échapper ? En te prenant pour ce que tu n’as jamais été, ni dans la vie, ni dans l’éternité : un empereur. Tu n’étais qu’un soldat. Un bon, peut-être, mais un simple exécutant. Tu n’as jamais pris le pouvoir. À Rome, tu n’as régné sur rien, sauf sur les rêves de gloire que tu te racontais. Tout ce que tu voulais, c’était la reconnaissance. Et même ça, l’histoire te l’a refusée. Tu n’es resté qu’un nom perdu dans les marges d’un manuscrit oublié. Un général sans empire. Un immortel sans avenir.
Elle éclata d’un rire sec, rauque, presque animal — un rire de sorcière, de prédatrice.
— Tu avais perdu la partie le premier jour où tu avais décidé de me former pour que je règne à tes côtés –ou, mieux encore, sous ta coupe. Professeur, oui, tu l’as été et, pour cela, je te serai éternellement reconnaissante. Mais Maître – jamais.
Marcus tenta de bouger. Son corps lui échappait, lourd, brisé. Puis la douleur explosa : la lame du katana s’enfonça dans sa cuisse avec une violence brutale. Un cri jaillit de ses entrailles, strident, arraché, presque inhumain.
— Non… articula-t-il dans un souffle rauque. Ce n’est… pas juste…
— Juste ? répéta Kyala avec un sourire glacé. Mais qui t’a dit que la vie l’était, Marcus ? Qui t’a vendu ce mensonge ?
Il leva les yeux vers elle, éperdu. Son visage autrefois noble et fier était défiguré par la douleur, la stupeur. Il la fixait comme on fixe la mort — non pas avec peur, mais avec un désespoir incrédule.
— Tu pleures, Marcus ? demanda-t-elle, en penchant la tête, presque étonnée.
Il ne répondit pas. Il tenta d’étouffer un sanglot, mais ses épaules tremblaient. Il n’était plus le général, ni l’immortel ; il n’était plus qu’un homme au bord du gouffre.
— Pas… comme ça… Pitié…
Le sourire de Kyala s’effaça. Elle se figea. Quand elle parla, sa voix s’était durcie, pétrifiée par une colère ancienne, sacrée presque.
— Voilà ton problème. Tu crois encore à la pitié. Tous ces gens que tu as massacrés pour Rome, pour ta gloire… C’étaient quoi pour toi ? Des chiffres. Des pions. Des sacrifices sur l’autel de ta légende.
Elle s’agenouilla lentement, posant un genou près de lui. Sa voix se fit plus basse, presque caressante, presque tendre — comme celle d’une mère murmurant à l’enfant qui ne guérira pas.
— Tu te souviens d’eux, Marcus ? De leurs visages ? De leurs cris ?
Un silence.
— Avais-tu pitié, toi… quand tu as offert ma famille aux flammes ? Quand tu m’as façonnée dans la douleur et l’obéissance ?
Elle posa le bout de sa lame contre sa gorge, sans appuyer, juste pour qu’il sente le métal froid. Son regard brûlait maintenant d’une résolution absolue, sans haine. Juste… justice.
Marcus ne répondit pas. Les larmes coulaient librement sur ses joues. Il n’était plus un général. Plus un immortel.
Juste un homme. Brisé.
Kyala se redressa lentement, le katana à la main, son port calme et solennel, presque liturgique. Elle leva l’arme dans un lent mouvement circulaire, traçant dans l’air une spirale d’acier, comme pour effacer la dernière hésitation.
— Je veux… un combat… loyal, murmura Marcus, dans un souffle tremblant, presque inaudible.
Elle s’arrêta. Le silence s’étira. Elle le regarda comme on contemple une ruine — majestueuse jadis, effondrée à présent.
— Tu sais ce qui est merveilleux avec la perfection, Marcus ? dit-elle finalement, sa voix aussi froide que la lame qu’elle tenait.
Elle leva l’arme au-dessus de sa tête. Son ombre s’étira sur les murs du musée désert, immense et irréelle, comme celle d’un dieu vengeur.
— C’est qu’elle ne connaît aucune règle.
Le katana s’abattit dans un sifflement net.
La tête de Marcus roula sur le sol, heurtant le marbre dans un bruit mat, presque indécent, avant de s’immobiliser contre un buste romain fêlé — dérision amère, ultime ironie d’une gloire antique réduite à néant.
Son corps, privé de toute majesté, vacilla puis s’effondra doucement, comme une colonne fatiguée, comme un empire qui s’écroule en silence.
Kyala recula d’un pas. Elle essuya la lame d’un geste précis, presque cérémoniel, puis la rengaina.
Le silence retomba. Dense. Plombé. Absolu.
Puis, imperceptible d’abord, le sol vibra. Une première secousse, ténue, comme un frisson du passé.
Puis un grondement, sourd, lointain — comme si les fondations du musée, du monde, pleuraient la chute d’un titan.
L’air se densifia, se chargea d’électricité. L’atmosphère se fit lourde, saturée.
Des éclairs crépitèrent au-dessus du cadavre décapité. Des arcs de lumière jaillirent, incontrôlables, aveuglants. Le Quickening avait commencé.
Kyala recula encore. Elle avait déjà vécu cet instant, des centaines de fois.
Mais jamais comme ça.
Jamais elle n’avait ressenti un Quickening aussi ancien.
Aussi chargé de mémoire.
C’était plus qu’une énergie.
C’était une époque qui s’éteignait.
Un empire qui rendait son dernier souffle.
Et elle… elle était là pour le recevoir.
Le tonnerre claqua dans le ciel sans nuages, un coup sec, brutal, presque surnaturel. Les vitres du musée vibrèrent sous la pression invisible. Des éclairs bleus jaillirent du cadavre de Marcus, frappant les murs, les plafonds, les statues antiques. Une fresque s’enflamma.
Kyala ouvrit les bras. Elle ferma les yeux.
Le premier impact la traversa comme une décharge de feu. Elle chancela, mais tint bon.
Puis vint la tempête.
Les arcs électriques se ruèrent sur elle, la frappant en rafales, pénétrant sa chair, brûlant ses veines, fouillant sa mémoire. Chaque éclair était une voix. Un souvenir. Un fragment d’histoire qu’elle n’avait jamais vécu — mais qui, désormais, lui appartenait.
Elle vit les forêts du nord sous le givre, les légions en marche, les oriflammes claquant dans le vent.
Elle entendit le hurlement des Gaulois, le fracas du fer contre les boucliers romains, la clameur des victoires, le silence des trahisons.
Elle ressentit le frisson de la toge, le poids du glaive, la sueur sur le front d’un jeune centurion assoiffé de grandeur.
Elle fut Marcus.
Et puis elle fut tous ceux qu’il avait tués.
Les esclaves crucifiés. Les généraux vaincus. Les amis sacrifiés.
La mère d’un enfant brûlé vif.
Une femme qui criait dans les flammes, son visage identique au sien.
Kyala hurla.
Son cri fendit la nuit, bestial, déchirant, ancien comme la guerre. Son corps s’arcbouta sous la violence du flux. Elle sentit ses os vibrer, ses nerfs hurler. Des éclairs jaillirent de sa bouche, de ses yeux.
Le musée tout entier devint un théâtre d’orages. Des statues éclatèrent. Une colonne s’effondra dans un vacarme de marbre brisé. Le buste romain fut fendu en deux, tranché net.
Et puis, brutalement, tout s’arrêta.
Le silence revint. Kyala tomba à genoux.
Ses mains fumaient. Des mèches de ses cheveux collaient à son visage trempé de sueur et de larmes. Elle haletait, son cœur battant comme un tambour de guerre.
Elle n’était plus la même. Quelque chose en elle avait changé. Un poids immense s’était ajouté à son âme. Une puissance ancienne, froide, méthodique, terriblement humaine.
Le Quickening de Marcus Octavius s’était fondu en elle. Et avec lui, le dernier soupir d’un empire disparu.
Kyala resta là un long moment, à genoux dans les ruines d’un passé qu’elle avait conquis.
Puis elle se releva lentement.
Ses yeux n’étaient plus ceux d’une élève.
Mais ceux d’une souveraine.
***
Il était deux heures du matin passées. Rebecca était affalée devant son ordinateur portable, les yeux cernés, le dos en compote, les nerfs en vrac. Cette fois, ce n’était pas une insomnie classique. Non, c’était ce putain de dossier crypté que cette tarée de Mira lui avait envoyé… avec, en bonus, un emoji cœur brisé.
Victor avait trouvé ça drôle.
Pas elle.
Elle tapa une suite de commandes, nerveusement, les doigts raides sur le clavier. Elle aimait les mecs, point final. Chacun faisait ce qu’il voulait de son cul, vraiment, pas de souci — mais fallait pas venir lui jouer du violon de séduction passive-agressive version espionne russe. Si Mira espérait qu’elle allait flancher à coups de regards froids et de sarcasmes piquants, elle allait vite tomber sur un mur. Rebecca Alvarez ne mangeait pas de ce pain-là.
Elle préférait quand c’était un homme qui passait la tondeuse. Et de préférence, toujours Victor.
D’ailleurs, celui-ci sortait tout juste de la douche, et il était nu. Tranquille. Magnifique. Animal. Il passa devant elle avec la démarche du mec qui n’a jamais eu froid aux yeux — ni au reste. Rebecca leva les yeux, les écarquilla, puis tenta de replonger dans ses fichiers — en vain.
Ce n’était pas la première fois qu’elle le voyait à poil, mais c’était la première fois qu’il marchait nu dans son appart comme s’il était chez lui… ce qui, techniquement, était devenu le cas. Et merde, cette aisance.
Fronçant les sourcils, elle se dit qu’il allait falloir instaurer une nouvelle règle : pas de nudité pendant qu’elle bossait sur des affaires internationales.
Ou alors non. Pas tout à fait.
Parce que le voir là, tout nu, torse brillant, bouteille d’eau à la main, c’était quand même une distraction qu’elle supportait très bien.
Même plus que très bien. Elle pouvait rester là, scotchée à le mater…
Ne bois pas comme ça… pensa-t-elle en le fixant. On dirait que tu l’embrasses, cette putain de bouteille. Et essuie-toi la poitrine, bordel… Non, non, t’approche pas… Si tu fais ça… je vais…
Je vais te sauter dessus et te boire toi, goutte après goutte. Jusqu’à la dernière.
Mais Victor, avec ce sourire qui pouvait désarmer un régiment entier, se pencha vers elle. Sa main glissa doucement sous son t-shirt, caressant la courbe de son dos, juste au creux des reins. Un frisson la parcourut.
— Du nouveau ? demanda-t-il, voix basse, un peu rauque.
Rebecca ferma les yeux une seconde. Sa peau s'était tendue au contact de sa main. Putain de mec. Il savait exactement comment la toucher sans en avoir l’air. Un vrai prédateur affectif.
— Non, souffla-t-elle. Ouais. Enfin… un truc bizarre.
Victor se pencha un peu plus. Ses cheveux humides gouttaient encore, laissant des perles d’eau sur son épaule. Rebecca repoussa gentiment sa main — pas parce qu’elle n’aimait pas ça, mais parce qu’elle avait besoin de deux neurones connectés pour décoder ce qui s’affichait à l’écran. Mais il ne perdait rien pour attendre. Oh, il allait lui payer cela au centuple.
— Regarde, fit-elle en agrandissant une fenêtre sur son bureau. Mira a laissé des couches de chiffrement empilées comme une poupée russe. J’ai réussi à casser les deux premières.
Victor plissa les yeux. Des lignes de code défilaient. Derrière, un tableau d’archives, des miniatures floutées, des noms. Rebecca fronça les sourcils.
— Des relevés bancaires. Plusieurs pays. Hong Kong, Dubaï, Caracas, Genève… et des sociétés-écrans. Sauf que certaines sont déjà connues dans les bases de données anti-blanchiment. C’est du lourd, Vic. Du très lourd.
Elle fit une pause.
Ses doigts s’arrêtèrent de taper.
— Et regarde ce nom-là. Là. « Trust Imperial Bank », murmura-t-elle. La banque mère. Celle qui gère les flux pour une demi-douzaine d’États, mais aussi pour… des trucs très sales. Et… c’est eux derrière toutes les saloperies qui ont frappé la moitié du globe, durant les cinquante dernières années.
— Explique, dit-il en replaçant la main sous son t-shirt, lui caressant les omoplates.
— Oook, ronronna-t-elle gravement mais aussi de plaisir. Ok… alors voilà… tu peux t’arrêter une seconde sans enlever ta main ? Merci… Ces enfoirés orchestraient tout depuis l’ombre. Déjà, en réponse à la création de l’OPEP, ils ont passé l’accord secret d’Achnacarry, où ils se sont formellement engagés à ce que les royalties du pétrole ne dépassent jamais la base 50/50. Accord qu’ils ont toujours respecté, en dépit des pressions exercées par les pays producteurs. Si l’accord d’Achnacarry n’avait pas existé, il n’y aurait sans doute pas eu cette brutale flambée des prix du brut, et l’homme de la rue paierait moins cher son essence et son fuel. Seulement, il y a pire encore…
— Quoi ? dit Victor, inquiet.
— Quand la Trust Imperial Bank passe un accord d’une telle importance, elle constitue un organe chargé de veiller à son application. Une sorte de groupe de surveillance et d’action, financé à égalité par les caisses noires des sept sociétés du cartel pétrolier. Officiellement, il n’existe pas. Les grands pétroliers nieront son existence, de même que les États nient les services « noirs » de leur police secrète.
Son nom n’apparaît nulle part, ni dans un rapport ni sous la plume d’un journaliste.
— Ils ont déjà frappé ?
— Ils ont buté Enrico Mattei lorsqu’il a osé obtenir de fabuleuses concessions au Proche-Orient. L’ENI, cette société d’État italienne, offrait des royalties de 80 % au lieu des traditionnels 50 % du Cartel. Mais un jour d’octobre 1962, l’avion de Mattei s’est écrasé. Et l’ENI a disparu de l’échiquier pétrolier.
Elle reprit, d’une voix plus maîtrisée :
— La crise financière mondiale de 2008. Les faux ADM en Irak. L’augmentation de la production de l’OPEP+, les inquiétudes concernant la demande chinoise, les tensions commerciales entre les États-Unis et la Chine… La Trust est toujours derrière le coup. Tirant les ficelles.
Victor ne répondit pas. Il la fixait. Pas en colère. Juste… attentif. Une sorte de silence suspendu.
— Quoi ? fit-elle, un peu plus sèchement.
Le regard de Victor s’était durci, mais pas de cette colère explosive qu’elle connaissait chez lui. Non, c’était plus inquiétant : un calme d’avant-tempête.
— Ce que tu viens d’ouvrir, murmura-t-il, c’est pas un fichier. C’est un caveau.
Rebecca sentit un nœud dans son ventre. Elle le savait. Elle l’avait su au moment où le nom de Trust Imperial était apparu.
Victor, de son côté, s’éloigna, nu toujours, l’air pensif. Il attrapa la serviette qu’il avait oubliée, s’essuya lentement. Puis se retourna vers elle, plus grave :
— Cela dépasse la police de San Francisco. Tu n’as aucune chance contre eux, Rebecca. Ni toi, ni même le FBI. C’est tout un système.
— J’peux pas laisser passer ça, Victor ! dit-elle, les yeux brillants.
Victor secoua lentement la tête, presque triste.
— Ces gens ne font pas que posséder les banques… Ils possèdent les dettes. Les lois. Les guerres. Et c’est pas une plaque qui va les arrêter.
— Alors on fait quoi ? dit-elle en se levant à son tour. On reste les bras croisés et on les laisse faire ?
Victor resta un instant silencieux. Puis il répondit d’une voix plus grave, presque lasse :
— On attend. On écoute. On apprend. Parce qu’avant de faire tomber une montagne, il faut comprendre sa base. Et frapper au bon endroit.
Rebecca inspira lentement.
Pas de coup d’éclat.
Pas de dénonciation hollywoodienne.
Juste une guerre souterraine. Sale. Longue.
Et peut-être perdue d’avance.
Elle referma doucement l’ordinateur. Le fichier n’allait pas disparaître.
Mais son heure n’était pas encore venue.
Elle leva les yeux vers Victor.
— Dis-moi qu’on les aura un jour.
Il pencha la tête, un coin de sourire presque imperceptible.
— Un jour. Ou une nuit.
***
Siena Callahan déposa lentement son verre de scotch sur le marbre veiné de blanc, ses doigts laissant une trace de condensation sur la surface glacée — comme si elle y avait imprimé une brève présence, vouée à s’évaporer. À travers la baie vitrée de son appartement à Pacific Heights, San Francisco déroulait ses lumières jusqu’à la mer, comme un joyau oublié au bord du gouffre. Une ville en sursis, somptueuse dans sa décadence.
Elle était seule. Pour une fois.
Le silence était feutré, presque rare, précieux. Pas de musique classique pour le masquer, pas de sarcasmes brillants de Karl pour le briser, pas de coups de fil nerveux de ses avocats pour l’éroder. Un silence profond, respectueux, qui faisait place à la pensée. Elle en savourait chaque goutte comme un whisky hors d’âge.
Sur l’écran de sa tablette, une litanie de documents classifiés défilait encore. Des lignes et des schémas, marqués du sceau du Trésor et de la SEC. Le nom d’Eddington revenait, surligné de rouge — vif, accusateur. Annoté à la main, dans cette écriture qu’elle reconnaissait désormais sans hésiter.
Son enterrement avait été tout ce qu’on pouvait attendre d’un homme de son rang : solennel, lisse, et désespérément hypocrite. Tout le gratin de la finance était venu, cravates noires et lunettes fumées, serrant des mains, offrant des sourires compassés à Helena, sa veuve impassible. Même Karl s’était déplacé, dans sa fameuse chaise roulante, vêtu d’un gris anthracite impeccable. Toujours PDG de sa société, devenue entre-temps une filiale officieuse de la Trust Imperial Bank. Ce qui signifiait qu’il devrait désormais rendre des comptes à d'autres hommes — et ceux-là, elle le savait, n’étaient pas du genre à se laisser attendrir par une voix chevrotante ou une fortune vieillissante.
Curieusement, lors de la cérémonie, un Japonais était venu présenter ses respects à Helena. Pas un simple émissaire. Quelqu’un de discret, mais dont la posture trahissait l’autorité. Il n’avait presque rien dit. Et pourtant, Siena avait perçu dans sa présence quelque chose de glacial, de déplacé… comme une erreur dans la partition. Elle n’aurait su dire pourquoi, mais elle avait senti qu’un changement fondamental s’opérait dans les arcanes de la Trust.
Elle, elle s’en était sortie. Mieux que cela, elle avait conservé sa société — contre toute attente, contre toute logique. Grâce à un coup de pouce venu d’ailleurs. Celui-là même qui avait réduit au silence cet agent du Trésor, sûr de lui, arrogant, persuadé de faire tomber la dernière Callahan debout. Elle esquissa un sourire. Ce n’était pas un sourire de triomphe, ni de revanche. Plutôt un murmure intérieur. Une paix froide. Une lucidité.
Elle pensait à son père. À Jack Callahan. À ses valeurs du vieux monde, celles d’un capitalisme orgueilleux mais droit, où la parole donnée avait encore une forme de poids. Elle revoyait les visages de ses amis industriels, ces hommes aux mains calleuses devenus magnats, et cette certitude qu’ils avaient tous partagée : celle que le monde leur appartenait, qu’ils le façonneraient selon leurs règles.
Mais le monde avait changé. Les règles aussi.
Et Siena Callahan, pour sa part, comptait bien survivre à cette mutation.
Son téléphone vibra contre la table basse, et Siena décrocha sans même regarder l’écran. Elle n’en avait pas besoin. Il n’y avait qu’un seul homme qui connaissait ce numéro.
— Bonsoir, Siena.
Un sourire étira ses lèvres. Un sourire langoureux, presque félin. Elle glissa une main distraite dans ses cheveux.
— Bonsoir, mon preux chevalier, répondit-elle d’une voix douce et chaude. Tu n’es pas tout seul, je parie.
— Non. Je ne suis pas seul, dit Victor en baissant les yeux vers Rebecca, nue et profondément endormie à ses côtés.
Un silence s’installa. Pas gêné. Juste chargé.
— Dommage… soupira-t-elle. J’avais envie de te récompenser.
— Il n’y a aucune récompense qui tienne, répondit Victor d’un ton grave. Et je n’ai pas pu sauver la société de ton mari.
Le sourire de Siena s’effaça, remplacé par une lueur de froideur dans ses yeux.
— Il n’a qu’à aller se faire foutre, lâcha-t-elle sans détours. Je n’éprouve aucune sympathie pour ceux qui refusent d’écouter la voix de la raison. Et puis… j’avais bien senti qu’il voulait me prouver quelque chose en ignorant délibérément toutes les mises en garde.
— Il savait pour nous ?
Elle eut un rire bref, sans joie.
— Tout comme je sais des choses sur lui, répondit-elle, la voix soudain plus dure. Deux divorces discrets, une réceptionniste enceinte... Et malgré tout, je continuais de le materner. Par habitude. Par pitié, peut-être. Alors non, il n’a aucun droit de me jouer la carte du mari trahi.
Elle s’interrompit, laissant les mots flotter un instant dans le silence chargé entre eux. Puis, plus bas :
— Tu sais, Victor… je n’ai jamais eu de regret avec toi. Juste une curiosité féroce. Et peut-être… une drôle d’impression que le monde ne tourne plus tout à fait rond depuis que tu es entré dans ma vie.
— Que veux-tu dire ?
Elle reprit son verre, mais ne but pas. Elle le fit tourner doucement entre ses doigts, regardant les reflets de la ville se briser dans l’ambre du scotch.
— Que je sens le sol se dérober sous nos pieds, murmura-t-elle. Pas à cause de toi… mais à cause de tout ce que tu représentes. Depuis que tu es là, je vois les failles. Les vraies. Celles qu’aucun audit ne repère. Celles qui grincent derrière les sourires des banquiers et les serments des sénateurs. Tu as ouvert une brèche, Victor. En moi, et ailleurs.
Elle s’arrêta, le temps d’une gorgée lente.
— Je croyais connaître les règles du jeu. J’étais prête à jouer — et à gagner. Mais depuis que tu m’as tendu ce “coup de pouce”, j’ai l’impression que je suis dans une autre partie. Plus ancienne. Plus dangereuse. Et qu’il n’y a plus de cartes. Plus de pions. Juste des monstres dans le noir et quelques rois sans visages.
Un silence. Puis sa voix, plus basse, plus intime :
— Et toi, Victor… toi tu marches parmi eux. Mais tu n’es pas comme eux. Pas tout à fait. Je ne sais pas si ça me terrifie… ou si ça m’attire encore plus.
Un souffle de silence passa. Puis la voix de Victor, grave et tranquille, s’éleva dans l’intimité de la ligne.
— Tu es plus forte que tu ne veux le croire, Siena. Même dans une autre partie, même sans cartes, tu avances avec une grâce que peu savent garder. Tu n’as pas besoin de comprendre tous les monstres pour leur survivre. Tu le fais déjà.
Il marqua une pause. Rebecca bougea dans son sommeil à côté de lui. Il effleura ses cheveux du bout des doigts, pensif, avant de reprendre, plus doucement :
— Tu as toujours su marcher sur les braises sans brûler. Et maintenant que tu as vu ce qu’il y avait sous la cendre… je te fais confiance pour ne pas oublier qui tu es.
Un petit sourire flotta dans sa voix.
— Et si tu tombes un jour… je serai là. Mais je doute que tu tombes sans emporter une douzaine de salauds avec toi.
Un éclat de rire bas, presque un souffle, franchit les lèvres de Siena. Elle s’adossa contre le dossier de son fauteuil, les yeux toujours posés sur les lumières de la ville.
— J’en emporterai bien plus qu’une douzaine, murmura-t-elle avec amusement. Mais c’est gentil, Victor. Presque affectueux. Tu deviens sentimental, ou bien c’est le parfum de cette fille endormie à côté de toi qui t’adoucit l’âme ?
Elle laissa passer un court silence, assez pour qu’il entende le froissement de sa robe de soie, le cliquetis discret de ses bracelets en or.
— Mais tu sais, mon cher… On ne tourne pas la page sur un homme comme toi. Pas vraiment. Pas quand on a goûté à ce que tu caches sous ta carapace. Même si je ne t’ai eu qu’un moment… j’en garde une empreinte. Et je ne suis pas le genre de femme qui abandonne ce qui a laissé sa marque sur sa peau.
Elle inclina légèrement la tête, comme si elle lui parlait à l’oreille.
— Rassure-toi. Je ne suis pas en chasse. Pas ce soir. Mais ne sois pas surpris, un jour, si je viens frapper à ta porte. Pas pour te récupérer. Juste pour te rappeler que certaines femmes n’oublient pas. Et ne pardonnent jamais entièrement d’avoir été quittées.
Elle raccrocha sans prévenir, laissant dans le silence le goût d’un verre vide… et celui d’un avertissement velouté.
Elle reposa lentement son téléphone, du bout des doigts, comme on refermerait une boîte à souvenirs empoisonnés. Son regard resta suspendu un moment dans le vide, là où la ville s’étalait en contrebas, constellée de lumières. San Francisco brillait comme un mirage ; un souvenir d’opulence, de conquête, de pouvoir. Et elle, Siena Callahan, était l’une de celles qui savaient encore y survivre.
Mais cette nuit, quelque chose la démangeait. Une pulsation ancienne, viscérale. Pas de colère. Pas même de jalousie. Plutôt une sorte de morsure, lente, enroulée quelque part entre son ventre et sa gorge. Elle le connaissait, Victor. Il n’était pas à elle. Il ne l’avait jamais été. Mais il lui avait appartenu un bref instant — et cela, personne ne pourrait le lui retirer. Pas même lui.
Elle se leva sans bruit, abandonnant son fauteuil comme on quitte une scène de théâtre, et marcha pieds nus jusqu’à la baie vitrée. Sa robe glissa autour de ses hanches, caressant à peine sa peau. Elle s’arrêta tout contre la vitre froide, posant sa paume dessus, comme si elle voulait sentir le pouls de la ville battre contre sa main.
— Tu crois que je vais t’oublier, Victor Kruger…? souffla-t-elle, sans vraiment poser la question.
Elle sourit, un sourire de femme dangereuse, de femme libre, de femme blessée — mais toujours debout. Il y avait dans ses yeux ce mélange si rare : la tendresse pour ce qu’ils avaient partagé, et la détermination impitoyable de reprendre un jour ce qu’on lui avait pris. Ou de le briser, si on l’empêchait de le faire.
Elle se détourna de la baie vitrée, récupéra son verre vide, et le fit doucement tourner entre ses doigts. Puis, comme si elle venait de prendre une décision silencieuse, elle le posa avec soin, saisit sa tablette et éteignit l’écran. L’affaire Eddington était terminée. Le Trust recroquevillé. L’Empire blessé.
Mais elle, Siena Callahan, n’avait pas dit son dernier mot.
Pas encore.
***
Victor resta allongé un long moment, téléphone posé à côté de lui sur la table de nuit, les yeux rivés au plafond comme si ce dernier pouvait lui offrir une réponse. Rebecca dormait profondément, lovée contre son flanc, le souffle régulier, la peau nue encore tiède de leur intimité. Il posa un bras sur elle, par réflexe, comme pour l’ancrer à lui, comme pour se rappeler ce qu’il avait ici, maintenant.
Mais les mots de Siena s’insinuaient, comme une fumée subtile.
« Alors comme tu vois, il n’a pas intérêt à me la jouer mari bafoué. »
Victor ferma les yeux. Elle avait dit cela d’un ton glacé, maîtrisé, mais lui la connaissait assez pour entendre ce qu’elle n’avait pas dit. Il savait lire la guerre derrière le velours, la blessure sous le sarcasme. Et il savait surtout que Siena Callahan n’était pas le genre de femme à abandonner un combat. Ni un homme.
Il inspira lentement. Il n’éprouvait aucun remords — pas vraiment. Il avait donné à Siena ce qu’elle voulait, du moins ce qu’elle croyait vouloir. Du feu dans sa vie dorée, un fragment d’éternité qu’elle ne comprendrait jamais totalement. Mais en retour… elle lui avait aussi laissé une empreinte. Furtive, mais réelle. L’arrogance, la grâce, l’intellect félin. Ce mélange rare de beauté et de pouvoir. Siena n’était pas une passade. Elle n’était pas un simple souvenir. Elle était un rappel.
Un rappel de ce qu’il pouvait perdre à nouveau.
Il tourna lentement la tête vers Rebecca, observant la courbe tranquille de sa mâchoire, la mèche brune qui s’était collée à son front. Elle était tout le contraire de Siena, et pourtant tout aussi indomptable. Une femme de terrain, une amante de cendres et de fureur. Elle aussi lui appartenait d’une certaine façon. Ou peut-être était-ce l’inverse.
Deux femmes. Deux mondes. Et lui, entre les deux, avec ses siècles de malédictions sur les épaules, et ce cœur qu’il feignait de croire mort.
Il ferma les yeux, posant son front contre celui de Rebecca. Il n’était pas un homme fait pour l’amour. Il n’était même pas un homme, plus vraiment. Mais parfois, comme ce soir, il avait envie de l’être. Rien qu’un peu.
Siena l’avait piqué dans un endroit qu’il croyait blindé.
Et il savait qu’elle reviendrait.
Et qu’il ne serait peut-être pas aussi fort la prochaine fois.