Le Kurgan
Il y avait des jours, à Juarez, où il valait mieux ne pas se lever. Sortir relevait de la bêtise ou de l’inconscience — parfois des deux. Mais pour Luna Alvarez, rester enfermée dans l’appart miteux qu’elle partageait avec son mec n’était pas une option. Alejandro avait organisé un combat. D’après lui, ils allaient “se remplir les poches”. Le problème, avec Alejandro, c’est qu’il misait tout... et perdait souvent. Alors c’était à elle, Luna, de ramener l’argent, à coups de poings, de genoux et de rage.
L’amour entre eux ? Loin derrière. Aujourd’hui, elle restait parce qu’elle n’avait pas le choix. C’était ça, ou vendre son corps dans la ville la plus dangereuse du monde.
Luna Alvarez n’était pas ce qu’on appelle un canon de beauté. Elle avait des traits marqués, presque sévères : un nez droit, des pommettes hautes, une mâchoire décidée. Rien de doux, mais tout chez elle respirait la détermination.
Elle mesurait un bon mètre soixante-dix, athlétique sans excès, musclée sans perdre sa finesse. Son corps, façonné par des années d’entraînement, évoquait plus une combattante qu’une danseuse — mais dans ses gestes, il y avait encore cette grâce instinctive, animale. Une tension contenue, prête à exploser.
On devinait la force dans chacun de ses mouvements, dans ses bras noueux, dans ses jambes solides. C’était une beauté qui frappait plus qu’elle ne séduisait. Et c’était sans doute mieux ainsi.
Sa peau hâlée était marquée de tatouages comme autant de chapitres inscrits à même la chair. Sur son épaule droite, une rose des vents encerclée des mots Santa Madre rendait hommage à ses racines, et à cette foi têtue qu’elle portait comme un talisman. Plus bas, un loup au regard farouche s’étalait sur son avant-bras, prêt à bondir, symbole de sa loyauté féroce et de sa solitude choisie.
Des lignes tribales, discrètes mais précises, ornaient ses poignets, pont entre les traditions anciennes et une modernité qu’elle n’avait jamais vraiment embrassée. Ses cheveux bruns, souvent tirés en queue de cheval, laissaient parfois s’échapper quelques mèches rebelles qui encadraient un visage marqué par la vie, mais illuminé par des yeux noisette brûlant d’une détermination farouche.
Luna était un paradoxe vivant — rage et tendresse, ombre et lumière. Une combattante qui portait ses cicatrices comme d’autres leurs bijoux, et son passé comme un étendard.
Aujourd’hui, elle devait affronter une autre combattante surnommée la Fiebre — une tueuse, une vraie, qui portait fièrement les couleurs du cartel Galindo. Une brute glaciale au regard halluciné, connue pour avoir laissé plus d’une adversaire entre la vie et la mort. Alejandro avait clairement perdu la tête. Luna le savait, mais il était déjà trop tard pour reculer. Elle regrettait d’avoir accepté, bien sûr, mais dans son monde, on n’avait pas vraiment le luxe des regrets. C’était ça, ou crever.
Aujourd’hui, elle se tenait debout, sautillant d’un pied sur l’autre, ses poings serrés, son souffle contrôlé. Une peur glaciale lui mordait les tripes, mais elle se força à rester concentrée. Elle avait déjà gagné des combats, perdu d’autres, encaissé bien plus qu’elle n’aurait dû — mais ce soir, elle allait tout donner. Jusqu’au dernier souffle s’il le fallait.
La foule s’engouffrait lentement dans l’entrepôt, formant un cercle fébrile autour de la cage. En haut des gradins, des riches en soie et en cuir s’installaient, leurs compagnes moulées dans la dentelle et le satin, toutes faussement désinvoltes. Plus bas, les gens du peuple se massaient, mélangés aux sicarios chargés d’assurer la sécurité des invités du cartel. L’air se faisait plus lourd à chaque minute, étouffant, saturé d’odeurs de sueur, d’alcool et d’attente.
Rebecca détesterait cet endroit, pensa Luna, les mâchoires crispées. Trop de bruit, trop de monde, trop de regards affamés. Son cœur se serra. Rebecca était flic, maintenant — et Luna avait toujours méprisé les flics. Mais Rebecca ? C’était autre chose. C’était sa sœur. Et malgré la rage, malgré les années, malgré la gifle qu’avait été leur dernière rencontre… elle restait sa sœur.
Elle secoua la tête pour chasser ces pensées. Ce soir, elle n’avait pas le droit à la nostalgie. Elle se focalisa sur sa dernière discussion avec Alejandro. Il s’était emporté — comme toujours. Et pour une fois, le voir péter les plombs lui avait fait du bien. Une partie de sa propre colère s’était apaisée. Il voulait qu’elle se couche. Qu’elle perde. Qu’il parie contre elle. Qu’il crève, ce cabrón.
Un grondement monta dans la salle lorsque la porte opposée de la cage s’ouvrit. La Fiebre fit son entrée. Une silhouette plus massive que celle de Luna, couverte de tatouages tribaux et de cicatrices anciennes. Sa réputation la précédait : elle avait brisé des mâchoires, plié des bras à l’envers, envoyé deux adversaires à l’hôpital en moins de dix minutes. Et surtout, elle se battait pour le cartel Galindo. Ce soir, elle était leur message.
Elle avança d’un pas lourd, balançant les épaules, les yeux cachés derrière un masque de peinture noire. Un sourire carnassier fendait son visage. Elle savait. Elle savait que Luna avait refusé de se coucher. Et elle avait hâte de la punir pour ça.
Luna ne broncha pas. Elle la fixa sans ciller, même si son cœur cognait si fort qu’elle le sentait dans ses tempes. Elle avait vu ce genre de regard, cette arrogance, cette certitude brutale. Mais elle n’était pas venue mourir ce soir.
A ce moment Alejandro vint vers elle et lui déclara vivement.
— J’ai tout mis en branle, bébé dit-il. Écoute-moi – ne la vise pas au visage. Des nanas se sont déjà cassé le poignet sur son crâne. Elle a l’habitude de se baisser légèrement quand un coup vient vers son visage, afin que son attaquant se brise les phalanges en percutant l’os. Frappe-la au corps. Et regarde ses jambes – elle a le coup de pied facile, ma puce…
Alejandro regarda La Fiebre par-dessus son épaule puis se tourna vers Luna Inquiet.
— Cette fois-ci tu as attrapé l’ours par les couilles. Si jamais elle te fait mal, n’essaie pas de faire face ; elle se servira de son crâne pour creuser une caverne dans les os de ton visage. N’hésite pas à reculer, et lève ta garde.
— Attends qu’elle recule, elle, cette poufiasse, cracha Luna.
— Ah, ça, tu es estúpida, pour sûr. Mais tu n’as jamais affronté une femme comme La Fiebre. C’est un marteau vivant.
Luna gloussa.
— Tu sais remonter le moral des troupes. Quelle cote as-tu obtenue ?
— Quinze contre un. Si tu tiens debout, il y aura soixante-quinze pour cent pour toi – plus ta mise de départ.
L’arbitre entra dans la cage. Un type sec, l’œil dur, payé par le cartel mais assez lucide pour ne pas interférer. Il leva les mains, les présenta, puis recula.
« ¡Pelea! »
Le signal retentit. La foule rugit.
Et le monde rétrécit à un cercle d’acier, deux cœurs battants et une violence prête à exploser.
La clameur monta à son paroxysme alors que les deux femmes se jaugeaient au centre de la cage. Luna respirait lentement, les pieds ancrés au sol, prête à exploser.
La Fiebre lança la première attaque : un crochet puissant, rapide, destiné à la tête. Luna esquiva en reculant d’un pas précis, son pied gauche glissant légèrement sur le sol. Elle contre-attaqua aussitôt avec un direct du droit, ciblant le thorax de son adversaire.
Mais La Fiebre n’était pas seulement une brute ; elle bougeait avec une fluidité dangereuse. Elle pivota sur son pied arrière, puis tenta un balayage bas du jujutsu brésilien, cherchant à déséquilibrer Luna en visant ses jambes.
Luna plia légèrement les genoux, esquivant l’attaque et saisissant l’occasion pour saisir le bras de La Fiebre, cherchant à engager un clinch. Le corps à corps lui permettrait d’utiliser son grappling, sa spécialité.
La Fiebre grogna, contre-attaquant avec un coup de genou dans les côtes de Luna, qui encaissa en serrant les dents. Luna maintint sa prise, tournant autour, cherchant à amener La Fiebre au sol.
Mais la bretteuse expérimentée ne se laissa pas faire. Elle pivota rapidement, frappant avec un coude tranchant vers la tempe de Luna, la forçant à lâcher prise juste assez pour reculer.
Les deux combattantes respirèrent lourdement, les muscles tendus, les yeux brillants d’une rage contenue.
Luna se remit en garde, consciente que ce combat serait un test d’endurance autant que de technique.
Luna sentit la douleur au flanc se propager, mais elle garda le contrôle. Elle savait qu’elle ne pouvait pas se permettre de flancher. Ses yeux cherchaient une ouverture, analysant chaque mouvement de La Fiebre, anticipant le prochain assaut.
La Fiebre avança à nouveau, lançant une série de coups rapides, mêlant coups de poing et de coude, une danse agressive issue du jujutsu brésilien, cherchant à briser la garde de Luna. Cette dernière esquiva, sa tête oscillant légèrement, évitant les frappes les plus violentes, tout en répondant par des directs tranchants au corps.
Soudain, La Fiebre tenta un changement de niveau brutal : un shoot visant la jambe de Luna pour la faire tomber. Mais Luna, bien ancrée, fléchit les genoux, pivota sur la droite et agrippa la cuisse de son adversaire.
Le clinch s’installa, serré et intense. Luna chercha à faire tomber La Fiebre en utilisant son poids et sa technique de grappling. Elles roulèrent au sol, chacune essayant de prendre le dessus.
La douleur se mêlait à l’adrénaline. Luna sentit les doigts acérés de son adversaire chercher à l’étrangler, mais elle réussit à dévier la prise, reprenant rapidement sa respiration.
Se relevant avec difficulté, Luna reprit sa posture de combat, chaque muscle endolori, mais déterminée.
Dans les gradins, les murmures s’étaient tus, laissant place à un silence tendu. La Fiebre avait perdu son sourire carnassier, et Luna, malgré la peur qui la rongeait, ne comptait pas abandonner.
Le deuxième round fut plus brutal. La Fiebre, frustrée par l’opposition inattendue, accéléra la cadence. Elle tenta un étranglement arrière, glissant dans le dos de Luna avec une rapidité surprenante. Luna sentit la pression sur sa trachée, mais au lieu de paniquer, elle fit appel à ses réflexes d’ancienne grappler.
Elle attrapa le bras de son adversaire, l’enroula sous son aisselle et se laissa tomber de tout son poids en avant, projetant La Fiebre sur le sol dans un bruit sourd. Un slam improvisé. Pas académique, mais efficace.
La Fiebre se redressa en furie, mais Luna la cueillit en plein visage avec un coup de genou sauté, hérité de son entraînement en kickboxing. La douleur explosa dans son propre genou, mais La Fiebre chancela, surprise par l’impact.
La foule cria. Certains hurlaient son nom. D’autres insultaient. C’était le chaos.
Luna se remit en garde, les avant-bras levés, les pieds légèrement fléchis, prêts à bondir. La Fiebre revint à la charge en roulant les épaules comme un taureau, mais cette fois Luna l’attendait. Un crochet au foie, court, sec, précis. Le souffle de La Fiebre se coupa.
Luna enchaîna immédiatement : un sprawl parfait quand son adversaire tenta à nouveau le sol. Elle contrôla la tête de La Fiebre, la poussa au sol avec un crossface, puis pivota dans son dos.
Mais elle n’avait ni le luxe ni l’envie de finir au sol.
Luna se releva d’un bond, haletante, le visage couvert de sueur. La Fiebre était encore accroupie, étourdie. Le cartel devait bouillir.
Alejandro hurlait quelque chose dans la foule, mais Luna n’écoutait plus. Elle n’écoutait que son cœur. Il battait comme un tambour de guerre.
Elle lança un dernier regard vers la cage. Elle savait que même si elle gagnait, elle n’était plus en sécurité ici. Ce combat, c’était son adieu à Juarez.
La Fiebre grogna, la rage au bord des lèvres, et se jeta en avant dans un dernier assaut aveugle. Mais Luna n’était plus là. Elle pivota avec une grâce féline, esquiva le direct, et, dans le même mouvement, planta son talon dans les côtes de son adversaire.
Un bruit sec résonna.
La Fiebre recula, tituba, puis tomba à genoux, les bras ballants, le regard flou. Elle tenta de se relever, mais ses jambes refusèrent de la porter. L’arbitre s’approcha, hésita une seconde en scrutant la galerie VIP où les Galindo observaient, puis leva la main vers Luna.
— ¡Victoria!
Un tonnerre d’acclamations et de sifflements explosa dans l’entrepôt. Luna ne leva pas les bras. Elle ne sourit pas. Elle respirait à peine.
Elle savait que ce n’était pas fini.
Alejandro monta dans la cage à la hâte, la rejoignit, blême.
— Tu dois partir. Maintenant.
— J’avais compris, ouais, dit-elle, la voix rauque.
— Prends la sortie arrière. J’ai mis une moto pour toi dans l’allée. Tu roules jusqu’à la planque de Lalo. Je te rejoindrai. Mais bouge, Luna. Ils ne vont pas laisser passer ça.
Des cris commencèrent à s’élever parmi les sbires Galindo. Quelqu’un descendait les gradins d’un pas furieux. Luna ne resta pas pour voir qui.
Elle bondit hors de la cage, traversa la foule comme un spectre, les épaules douloureuses, chaque pas comme un coup de feu dans ses muscles. Certains voulaient l’arrêter, la féliciter ou la menacer — elle n’entendait plus. Elle fonçait.
Elle sortit par la porte arrière. La nuit était chaude et poisseuse. La moto l’attendait, casque sur la selle, moteur déjà tiède.
Elle n’eut pas le temps de s’éloigner qu’un coup de feu claqua derrière elle.
Un cri. Un fracas.
Elle se retourna à temps pour voir Alejandro s’effondrer à l’entrée du bâtiment, abattu d’une balle en pleine poitrine. Il leva les yeux vers elle une dernière fois, ses lèvres bougeant sans un mot.
Puis plus rien.
Luna resta figée une demi-seconde, le cœur en vrac, puis elle serra les dents, enjamba la moto et donna un coup de clé.
Le moteur gronda.
Et Luna Alvarez s’arracha à Juarez dans une gerbe de poussière et d’essence, les phares fendant la nuit.
Elle venait de survivre à La Fiebre.
Mais elle venait aussi de perdre Alejandro.
Et maintenant, il allait falloir survivre à tout le reste.
***
San Francisco – deux semaines plus tard.
Rebecca Alvarez n’écoutait plus vraiment Kate Swallow, son amie légiste, qui parlait de choses banales — de morgue, de collègues, de cadavres pas frais. Le soleil filtrait à travers les grandes baies vitrées du café de Mission District, projetant des éclats d’or sur la table en bois brut. Rebecca touillait distraitement son café, une main posée sur la tasse, l’autre tenant la cuillère sans la bouger depuis un long moment.
Elle pensait à Victor.
Depuis qu’elle avait découvert ce qu’il était — un immortel — elle ne parvenait plus à le sortir de sa tête. Ce n’était pas seulement la révélation de sa nature, mais tout ce que cela impliquait. Un homme qui avait vu l’Histoire se dérouler, vécu les empires, traversé les ruines, aimé, combattu, souffert… et survécu. Trois millénaires à défier ses semblables dans une guerre silencieuse, toujours pour ne pas être le dernier.
Elle revoyait ses yeux, à la fois graves et tristes. Sa carrure de géant, son cœur fendu mais debout. Rebecca ne comprenait pas encore comment il avait fait pour tenir aussi longtemps. Elle ne savait pas si elle en aurait été capable, elle.
Mais aujourd’hui, contre toute attente, elle se sentait légère. Bouleversée, oui. Émue. Mais étrangement heureuse. Comme si elle avait enfin trouvé un sens à quelque chose. Elle savait désormais qu’elle partageait avec Victor un lien unique, profond, presque ancestral. Et elle savait aussi une chose, avec une certitude qu’elle n’avait jamais eue :
Elle ne le laisserait jamais tomber.
Kate Swallow posa sa tasse avec un petit clink sur la soucoupe et plissa les yeux en observant son amie.
— Tu es ailleurs, Becks.
Rebecca leva les yeux, surprise d’être ramenée au présent.
— Hein ? Pardon. Tu disais ?
Kate lui sourit doucement, pencha la tête de côté.
— Je disais que t’étais ailleurs, ma salope. En train de rêver de te faire démonter par un type super sexy qui, à mon avis, te rend complètement folle.
Rebecca souffla du nez, un rire discret, un brin nerveux.
— T’es conne.
— C’est vrai, non ? Regarde-toi. T’as changé. T’es toujours aussi chieuse, mais y’a un truc de plus dans ton regard. Une lumière. Comme si quelqu’un avait rallumé l’électricité.
Rebecca détourna les yeux vers la baie vitrée. Elle hésita, puis murmura :
— Peut-être bien que oui.
Kate fronça les sourcils, intriguée, mais sans la brusquer.
— C’est lui, hein ? Le mec de l’affaire Wolken.
Silence. Rebecca hocha lentement la tête.
— Ouais. C’est lui. Mais c’est compliqué, Kate. C’est… tellement plus grand que moi.
Kate se pencha légèrement, plus sérieuse.
— Et toi ? Tu l’aimes ? Genre, vraiment ?
Rebecca ne répondit pas tout de suite. Elle regarda sa cuillère, la fit lentement tourner dans sa tasse, puis murmura :
— Je crois bien que j’ai jamais aimé comme ça.
Kate ouvrit grand les yeux.
— Putain. Tu déconnes ? Il te fait craquer à ce point ? Mais alors faut foncer ! Va t’envoyer en l’air avec lui, fais-lui comprendre que t’es la méchante reine, bordel !
Rebecca la regarda de biais.
— T’es vraiment qu’une salope, toi. J’ai pas juste envie de m’envoyer en l’air avec lui… enfin pas comme ça…
— Mais t’en as envie !
— Kate, merde, tu veux pas arrêter de m’emmerder ?
— Non ma puce. Là, tu dois sortir le grand jeu.
— Ah ouais ? Et je fais comment, selon toi ?
— Bah tu commences déjà par l’embrasser.
— Il m’a déjà… embrassée.
— QUOI ?! s’écria Kate. Attends, il t’a embrassée ? C’était comment ?
Rebecca secoua la tête, désespérée, et cacha son visage dans ses mains.
— Il embrasse comme une lesbienne, ce connard…
Kate éclata de rire.
— Merde, t’es foutue. Tu vas vraiment devenir dingue.
Rebecca, malgré elle, se mit à rire aussi. Un rire tremblant, mais réel.
Le téléphone de Rebecca vibra sur la table, faisant tinter la cuillère dans la tasse. Elle baissa les yeux, un peu surprise. Affiché à l’écran : Luna.
Elle fronça les sourcils. Ça faisait un bail.
Elle décrocha.
— Luna ?
La voix au bout du fil était basse, tendue. L’accent mexicain, plus marqué qu’à l’accoutumée, revenait toujours quand Luna était en stress.
— Hola, chica. Désolée de te réveiller… J’suis à San Francisco. Et j’ai un problème.
Rebecca redressa le dos, aussitôt en alerte.
— Quel genre de problème ?
— Le genre qui saigne, ¿me entiendes? J’ai fait une connerie. Et j’ai besoin de toi, Rebecca.
Un silence.
Puis, plus bas, presque un murmure :
— Por favor.
Rebecca échangea un regard avec Kate, qui n’avait rien entendu mais tout deviné. Un simple hochement de tête, silencieux, solidaire.
— Donne-moi une adresse, dit Rebecca.
— Un motel minable près du port. Le genre qui pue l’humidité et la sueur. Chambre 14.
— Bouge pas. J’arrive.
Rebecca raccrocha, déjà debout, regard dur, résolu. Elle attrapa son sac, enfila sa veste d’un geste vif, et quitta le café sans se retourner.
Elle savait que quand Luna appelait, c’était jamais pour des broutilles.
C’était toujours pour du sang.
***
San Francisco — Appartement de Rebecca
La porte se referma dans un claquement sec. Luna ne dit rien. Juste un sac à dos déglingué jeté dans un coin, des yeux fatigués, le visage fermé. Sweat taché de sang séché, cheveux mouillés noués à la va-vite, et cette inquiétude au fond du regard, toujours la même.
Rebecca ne posa pas de questions. Elle désigna la salle de bain d’un geste du menton.
— Va te laver. J’te prépare un truc.
Vingt minutes plus tard, Luna sortit en short et débardeur propres, une serviette autour des cheveux. Rebecca l’attendait dans le salon, jambes croisées, une assiette fumante posée sur la table basse : riz, œufs frits, haricots noirs et tortillas chaudes.
— C’est pas du cinq étoiles, mais c’est chaud, dit-elle en lui tendant une fourchette.
Luna s’assit sans un mot. Elle mangea vite, comme si elle n’avait rien avalé depuis deux jours. Rebecca l’observait, bras repliés, en silence.
— Alors ? finit-elle par lâcher. Qu’est-ce que t’as foutu ?
Luna soupira.
— J’ai gagné le combat. Celui de Juárez. Contre La Fiebre.
Rebecca releva un sourcil. Elle connaissait ce nom.
— Tu te fous de moi ?
— Non. Elle a tapé. Clean. Mais tu sais comment ça marche là-bas… Les paris, les boss, les saloperies en coulisses. La Fiebre, elle roulait pour un type de Sinaloa. Un fils de pute qu’ils appellent El Doctor. J’pensais que c’était juste un combat. Mais y’avait autre chose. Ils ont buté Alejandro.
— Désolée si je vais pas verser une larme pour ce connard, lâcha Rebecca, glaciale.
Luna continua, les yeux rivés à son assiette :
— "El Doctor" l’a mal pris. Très mal. Trois types m’ont interceptée dans les vestiaires. Ils ont parlé d’argent volé, de trahison. Ils m’ont suivie. J’ai dû me battre encore. L’un d’eux est tombé. Fort. Il bougeait plus.
Rebecca se figea.
— Il est mort ?
— Je crois. J’ai pas vérifié. J’ai couru. J’ai roulé toute la nuit avec des faux papiers. J’avais plus que toi.
Rebecca fit les cent pas. Puis revint s’asseoir.
— Et tu crois quoi ? Que les mecs du cartel vont juste te laisser filer ? Qu’ils vont te souhaiter bonne chance avec un taco à la main ?
— J’en sais rien ! cria Luna, la voix brisée. J’ai paniqué, okay ? Je veux pas crever. Je veux pas vivre planquée non plus. J’suis venue parce que j’ai personne d’autre.
Rebecca secoua la tête, amère.
— J’ai mes propres emmerdes, Luna.
— Alors tu vas me jeter ? Maintenant ? Comme les autres ?
Rebecca se leva d’un bond.
— Tu débarques, tu me balances une bombe sur les genoux, et je suis censée tout réparer ? Effacer ton nom d’un cartel pour un combat débile dans une cage ?
Luna bondit aussi, le regard noir.
— J’ai fait ce que j’avais à faire pour survivre ! Le monde est pourri, Rebecca, t’as jamais compris ça !
Rebecca s’approcha, tout près.
— Non. Mais j’ai jamais foutu en l’air la vie de ceux que j’aime juste pour une montée d’adré. T’as cherché la gloire. T’as trouvé l’enfer. Maintenant, faut encaisser.
— Vete a la mierda, puta sucia, gronda Luna. Tu vas encore me balancer un de tes sermons de merde, cabrona ? Toi ! La chérie de mamá !
Rebecca la fixa, yeux plissés.
— Fais très attention. Maman s’est bouffée des larmes pendant des mois quand t’as fugué avec Alejandro. Ce fils de chien qui t’a prise alors que t’étais encore une gamine. Tu t’en souviens, ou faut que je te rafraîchisse la mémoire ?
— Ouais, ben il est mort maintenant. Contente ?
Silence. Lourd. Elles se regardèrent, haletantes, pleines de colère.
Puis Luna baissa les yeux, murmura presque :
— Lo siento, hermana. J’avais nulle part où aller.
Rebecca souffla. S’approcha. Posant une main sur son épaule.
— T’es chez toi ici. Mais cette fois, tu vas m’écouter. Si tu veux pas finir dans un coffre à Tijuana, tu suis mes règles. Toutes.
Luna hocha lentement la tête.
— Entendido.
Rebecca la serra contre elle.
— On va s’en sortir. Ensemble.
***
La ville défilait derrière les vitres, floutée par une pluie fine. Rebecca conduisait, concentrée. Luna gardait le silence sur le siège passager, les bras croisés, le visage encore fermé. Revoir sa sœur lui avait fait chaud au cœur, mais elle ne l’avouerait jamais. Pas plus qu’elle n’avouerait que partir avec Alejandro avait été la pire connerie de sa vie. Lui offrir sa virginité avant même d’avoir fini le lycée… une erreur gravée dans sa chair.
Mais ce salaud savait y faire. Il avait les mots. Il visait droit au cœur. Il l’avait brisée et façonnée à sa main, transformée en bête de combat, féroce, mais soumise. Elle avait voulu fuir. Mais revenir vers Rebecca et leur mère, c’était reconnaître sa défaite. Et Luna avait la fierté trempée dans l’acier.
— Comment va Mamá ? demanda-t-elle finalement, d’une voix douce.
— Elle brûle des cierges pour toi tous les soirs, répondit Rebecca, grave.
— Et toi ?
— Moi aussi. Même en Irak.
— T’as fini par quitter l’armée, alors ?
— Ouais. J’en ai eu marre de risquer ma peau pour des connards assis à la Maison Blanche. Alors je suis devenue flic.
— Comme le Padre ?
— Certainement pas, lâcha Rebecca, glaciale.
Le silence retomba, lourd.
— Où on va ? demanda Luna, au bout d’un moment.
Rebecca jeta un coup d’œil.
— Chez quelqu’un. Un ami.
— Quel genre d’ami ? Genre "flic sympa" ? Ou genre "je te pète les rotules si tu parles trop" ?
Rebecca esquissa un sourire.
— Ni l’un, ni l’autre. Il… est différent.
— Différent comment ?
Rebecca hésita.
— Il en a vu plus que la plupart des gens. Il saura quoi faire pour te planquer quelques jours. Le temps que je voie ce que je peux faire.
Luna tourna la tête vers elle.
— Tu lui fais confiance ?
Un silence. Puis :
— Oui.
Luna haussa un sourcil, surprise.
— Tu fais jamais confiance à personne, Becca.
Rebecca ne répondit pas. Son regard restait fixé sur la route. Mais son visage s’adoucit, presque imperceptiblement.
— C’est qui, ce mec ? T’as pas dit son nom.
— Victor. Victor Kruger.
Luna répéta le nom dans un souffle, l’éprouvant comme une arme.
— Tu baises avec lui ?
— Je ne baise pas avec lui, OK ? explosa Rebecca. C’est quoi cette obsession à la con ?
— Peut-être parce que tu rougis comme une salope en chaleur, ricana Luna.
— Ferme-la, Luna.
Mais Luna n’en avait pas fini. C’était son quart d’heure de pétasse, et elle allait le savourer.
— Je peux goûter la marchandise avant de te la rendre, si tu veux. Tu crois qu’il aime les grapleuses ? Je parie que oui. Mmmh, je sens déjà sa—
Rebecca pila. La voiture s’arrêta net.
Elle la fixa, les yeux brillants, presque tremblants de rage.
— Fais gaffe à ce que tu dis.
Luna la soutint du regard. Et comprit. Rebecca était amoureuse. Vraiment. Pas une histoire de fesses. Une vraie.
La voiture repartit. Plus un mot. Jusqu’à ce que Luna, le sourire en coin, lâche une dernière provocation, plus douce, presque moqueuse :
— De toute façon, c’est lui qui va vouloir me goûter. Ce sera pas ma faute…
Rebecca ne répondit pas. Mais Luna la sentit bouillir. Et elle sourit, ravie.
Ça allait devenir très intéressant.
***
La Jeep de Rebecca s’arrêta devant une maison ancienne, élégante mais austère, perchée au sommet d’une colline dominant la baie. Pas de lumière dehors, aucune caméra visible. Rien de clinquant. Juste le silence, et cette impression étrange d’un lieu hors du temps.
Luna suivit Rebecca sans un mot. Elle resserra son sweat autour d’elle en franchissant le petit portillon en fer forgé.
Elle observa les lieux, plissa les yeux, intriguée.
— Il vit là, ton Kruger ? lança-t-elle d’un ton narquois. C’est pas un peu... vieillot ? On dirait un musée.
Rebecca frappa deux fois. Il n’y avait pas de sonnette. La porte s’ouvrit quelques secondes plus tard.
Et c’est là que Luna le vit.
Un géant aux yeux de glace se tenait devant elle. Il portait un pantalon sombre et une chemise noire entrouverte sur un torse colossal — même Ronnie Coleman en aurait pâli. Ses épaules semblaient sculptées dans la pierre, ses pectoraux saillaient sous le tissu, et ses bras affichaient des biceps d’une taille impressionnante.
Il était pieds nus.
Ses yeux sombres croisèrent ceux de Luna, mais c’est à Rebecca qu’il s’adressa, d’une voix grave et calme :
— Soyez les bienvenues.
Rebecca s’approcha. Il ne la toucha pas, ne l’embrassa pas. Mais il la regarda comme si elle était toute la pièce.
Il s’effaça ensuite pour les laisser entrer. Luna pénétra dans le hall avec un regard circulaire, curieuse. L’intérieur était aussi étrange que l’extérieur : de hauts plafonds en bois brut, des murs tapissés de livres, des tapis anciens au sol, et une lumière douce émanant de quelques lampes au design rétro. Tout respirait l’ancien monde, mais sans ostentation. Pas de télévision, pas d’écran. Seulement du silence et une chaleur discrète.
— Mierda, cette piaule est un vrai musé ? marmonna Luna.
Rebecca l’ignora, retirant sa veste, qu’elle posa sur le dossier d’un fauteuil. Victor s’approcha d’elle, doucement, sans brusquerie.
— Elle va bien ? demanda-t-il à voix basse.
— Elle a connu mieux. Mais elle est là. C’est déjà pas mal.
Victor acquiesça d’un signe de tête, puis tourna un instant les yeux vers Luna, qui feignait de s’intéresser à une collection d’amphores posées sur une étagère.
— Elle te ressemble, dit-il simplement.
— Elle n’est pas comme moi, répondit Rebecca du tac au tac. Elle est pire.
Victor esquissa un très léger sourire.
— J’aime bien les caractères trempés, tu le sais.
Rebecca le fixa. Un silence s’étira, doux, presque tendre. Puis elle soupira :
— Merci de la prendre sous ton toit. Je sais que c’est risqué.
— Rien n’est risqué quand c’est pour toi.
Cette phrase la frappa plus qu’elle ne voulait le montrer. Elle détourna les yeux, toussota, puis reprit d’un ton plus sec :
— T’as une chambre pour elle ?
— L’ancienne bibliothèque au fond du couloir. J’ai mis un lit. Ce sera calme.
— Merci.
Pendant ce temps, Luna avait fait le tour du salon. Elle s’arrêta devant une grande photo en noir et blanc accrochée au mur. Un cliché ancien : on y voyait un homme debout au milieu d’un champ de ruines enneigé, fusil à la main, entouré de corps flous. Le visage de l’homme ressemblait vaguement à celui de Victor… mais c’était impossible.
— C’est toi, ça ? demanda-t-elle.
Victor ne répondit pas immédiatement. Il s’avança calmement.
— On dit souvent que les photos mentent, murmura-t-il. Mais parfois, elles en disent trop.
Luna plissa les yeux.
— C’est pas une réponse, ça.
Rebecca intervint :
— Lâche-le un peu. Il a ses mystères. Et il les garde bien.
— Ouais, je vois ça, grogna Luna en s’éloignant. En tout cas, joli bunker. Manque juste un cercueil et deux gargouilles et c’est parfait.
Victor la suivit du regard, puis se tourna vers Rebecca avec une étincelle amusée dans les yeux :
— Tu crois qu’elle va me mordre avant la fin de la nuit ?
Rebecca ricana :
— Elle te mordra pas. Mais elle risque de planquer un couteau sous son oreiller.
— Par réflexe ?
— Par tradition familiale.
Ils échangèrent un regard complice, silencieux. Puis Victor glissa, plus bas :
— Tu veux qu’on parle, tous les deux ? Seuls ?
Rebecca hésita, puis acquiesça. Elle se tourna vers sa sœur :
— Luna ? Va voir la chambre. C’est au fond du couloir, à gauche. Pose tes affaires, prends une douche si tu veux. On te rejoint dans une minute.
Luna haussa un sourcil suspicieux, mais obéit sans protester.
Quand elle disparut dans le couloir, Victor referma doucement la porte du salon et se rapprocha de Rebecca.
— Elle est en danger.
— Oui.
— Elle se cache de qui ?
Rebecca planta son regard dans le sien.
— Je te mentirais pas, Victor. C’est le cartel Galindo qui veut sa peau, elle a défoncé une des leurs dans un combat de MMA clandestin à Juarez.
Victor opina du chef, il commençait à comprendre.
— Tu comptes faire quoi ? demanda-t-il.
— Je vais appeler des gens que je connais au Texas, dit-elle en soupirant. Voir ce qui se passe chez eux, ensuite j’aviserais.
— Si je peux faire quoi que ce soit…
Elle s’approcha de lui et lui prit le bras.
— Non, tu me laisse régler cette histoire, tu as assez d’emmerdes comme ça, mais je promets de t’appeler si j’ai besoin de toi, ok ?
— Comme tu veux.
— Super !
Elle hésita un moment puis se souvenant du conseil de Kate, elle avala sa salive et essaya de trouver une ouverture.
— Je voulais te poser une question… l’autre jour avant que tu n’affrontes Wolken… pourquoi tu m’as embrassé ?
Victor la regarda un moment, puis baissa les yeux et sourit timidement au grand étonnement de Rebecca. Le voir rougir lui donnait plus envie de le croquer.
— Et bien… je voulais juste te remercier à ma façon… tu es une femme modeste… en plus d’être forte… tu m’as soutenu à ta manière… et c’était important pour moi.
Rebecca sourit et finit par éclater de rire.
— Tu m’as embrassé parce que je suis modeste ?
— Oui !
— Ok !
A son grand étonnement elle s’approcha de lui et murmura d’une voix étranglée.
— Et si moi je t’embrassais ?
Victor la regarda un moment, puis répondit d’une voix douce.
— Elle trouverait cela bizarre…
— Qui ?
— elle !
A ce moment Luna surgit et passa devant eux.
Luna passa devant eux sans les regarder, tenant son sac sur l’épaule, les cheveux humides. Elle avait dû se rincer vite fait, mais n’avait pas changé de sweat.
— La salle de bain est minuscule, gronda-t-elle. Et le miroir me juge.
Victor haussa un sourcil.
— Il est du XIXe. Il juge tout le monde.
Rebecca dissimula un sourire. Luna s’arrêta, les fixant tour à tour.
— Bon. Vous allez rester là à vous lancer des œillades comme deux vieux chats ou vous allez me faire visiter le reste de ce château hanté ?
— C’est pas un château, grogna Rebecca. Et encore moins hanté.
— Au moins il y a un gymnase en bas, je pourrais l’utiliser ?
Victor répondit d’un ton neutre :
— Bien entendu.
Luna le dévisagea, le mec ne rentrait dans aucune des catégories qu’elle connaissait. Mais il avait ce magnétisme animal doublé de ce calme zen qu’elle trouvait irritant, et puis Rebecca avait beau le nier, mais elle voyait bien le ton qu’elle adoptait lorsqu’elle s’adressait à lui. Elle regarda sa sœur et lui parla en espagnole :
— ¿Alguna vez has visto su armario ? Todo es negro, ¿es daltónico o qué ? (Tu-as déjà vu son placard ? Tout est noir, il est daltonien ou quoi ?)
Victor répliqua dans la même langue.
— ¡El negro también es un color y me gusta ! Y para tu información también hablo portugués. (Le noir est aussi une couleur et je l'aime ! Et pour votre information, je parle aussi portugais.)
Rebecca pouffa, et Luna croisa les bras en le regardant avec défi.
— Ok, dit Rebecca d’un ton apaisant. Je vais vous laisser, j’ai des trucs à faire.
Elle se dirigea vers la sortie puis s’arrêta et les regarda un moment.
— Ne vous entretuez pas pendant que j’ai le dos tourné, ¿Entiendo ?
Victor resta un instant immobile, les mains dans les poches, pendant que Rebecca s’éloignait. La porte d’entrée se referma doucement derrière elle.
Luna brisa le silence.
— Alors… t’es quoi, exactement ? Ancien flic ? Soldat ? Parce que je t’avoue que j’arrive pas à te caser.
Victor pencha la tête, légèrement amusé.
— Tu essaies toujours de mettre les gens dans des cases ?
— Quand je sens qu’ils peuvent me planter une lame dans le derche pendant que je dors, ouais.
Il haussa les sourcils, impassible.
— Tu comptes dormir avec une lame sous ton oreiller ?
— J’ai dit « compter » ? Je l’ai déjà fait.
Un silence. Ils se toisèrent.
Puis Victor tourna les talons lentement et l’invita d’un geste du menton.
— Suis-moi. Je vais te montrer la salle d’entraînement. Tu pourras faire de l’exercice à tes heures perdues.
Luna le suivit à travers un couloir aux murs sombres, décoré de gravures anciennes, d’armoiries, et d’objets étranges dont elle ne comprenait pas toujours la provenance. Elle s’arrêta devant une lame exposée dans un coffret de verre.
— C’est une vraie ? demanda-t-elle.
Victor se contenta d’un hochement de tête.
— Forgée au Japon, période Edo. Cadeau d’un ami… disparu.
— Disparu genre « tu le cherches encore » ou genre « paix à son âme » ?
Il marqua une pause, le regard perdu un instant.
— Un peu des deux.
Ils descendirent un escalier de pierre, comme creusé à même la roche. En bas, une porte métallique s’ouvrait sur une vaste pièce voûtée, éclairée par des lanternes suspendues. Tapis de sol, mannequins d’entraînement, sacs de frappe, râteliers d’armes : tout respirait la discipline… et le combat.
Luna siffla, impressionnée malgré elle.
— Merde… j’croyais que t’étais du genre ringard, mais en fait t’as un dojo dans ta cave.
Victor s’approcha d’un mannequin en bois et le frappa d’un mouvement sec. Le bruit résonna dans la pièce.
— Il m’arrive aussi de m’y entraîner.
Luna ricana.
— Et moi qui croyais que les hommes mystérieux aimaient la poésie…
Victor la regarda, un éclat d’ironie dans les yeux.
— Certains aiment les deux.
Un silence s’installa, mais cette fois plus dense. Luna observa les râteliers, puis désigna une paire de gants.
— J’peux ?
— Fais comme chez toi.
Elle enfila les gants, s’avança vers le sac de frappe et commença à travailler en rythme. Directs, crochets, low-kicks bien posés. Victor ne disait rien, mais ses yeux ne quittaient pas ses appuis.
— MMA, dit-il enfin. Mais pas que.
— J’essaie de pas être prévisible.
Elle se retourna, haletante, un sourire narquois aux lèvres.
— Et toi ? Tu veux te battre avec moi ou tu te contentes de regarder les autres suer ?
Victor l’observa, les bras croisés. Un léger sourire effleura ses lèvres, presque moqueur.
— Non.
Luna cligna des yeux.
— Pardon ?
— Pas maintenant, dit-il en se détournant. Monte.
— Monte ? Mais j’ai pas fini !
Il montait déjà les marches.
— T’es sérieux ?
— Je vais cuisiner. Et tu vas m’aider, lança-t-il sans se retourner.
Elle resta un instant plantée là, les gants encore aux mains, puis le suivit à contrecœur, le souffle court et les sourcils froncés.
À l’étage, il poussa la porte d’une cuisine spacieuse, presque trop propre pour être souvent utilisée. De la lumière entrait par les grandes fenêtres donnant sur les collines. Un chat noir qu’elle n’avait pas encore vu s’étira sur le rebord de l’évier avant de s’éclipser silencieusement.
Luna resta immobile un moment, scrutant la pièce.
— Sérieux, on va vraiment préparer à manger ?
— Il faut bien manger. Et je n’aime pas les plats préparés.
Il ouvrit le frigo, en sortit quelques légumes, des œufs, des herbes fraîches.
— Lave ça. Et sèche-toi les cheveux, tu vas finir malade.
— T’es pas mon père.
— Et tu n’es pas mon invitée. Tu es la sœur de Rebecca. Donc tu m’aides, ou tu jeûnes.
Luna leva les yeux au ciel mais attrapa les légumes. Elle les posa près de l’évier et commença a les découper et les éplucher.
— T’as toujours été aussi dictateur domestique ?
Victor haussa les épaules.
— Tu préfères que je t’entraîne au sabre pendant que ça cuit ? On peut faire ça aussi.
Elle tourna la tête vers lui, le regard interloqué, bouche entrouverte.
— T’es pas net.
— Jamais prétendu l’être.
Elle reprit son travail en silence pendant quelques secondes, puis lança :
— C’est quoi, ton plat signature ? Le ragoût du géant ?
Victor coupa les oignons avec la précision d’un assassin en mission.
— Omelette aux fines herbes.
Elle éclata de rire.
— Sérieux ?
— Classique. Infaillible. Et j’ajoute une touche de parmesan, parfois de la truffe.
Elle le fixa.
— T’es un mec bizarre, Kruger. T’es du genre à lire un bouquin en buvant du thé au jasmin, pas vrai ?
— Je préfère la camomille.
— Oh putain, c’est pire que je croyais.
Il sourit sans répondre. Et c’est là qu’elle comprit : il l’avait eue. Il avait esquivé la confrontation, pris le contrôle sans hausser la voix, et l’avait menée là où il voulait.
Et elle détestait à quel point ça marchait sur elle.
Elle croisa les bras, le regardant fouetter les œufs avec assurance.
— T’as pas peur que je t’empoisonne pendant que t’as le dos tourné ?
Il la fixa une seconde.
— Si tu le fais, assure-toi de bien finir le plat. Je déteste gaspiller.
Luna s’installa sur un tabouret haut, les coudes appuyés sur le plan de travail. Elle le regardait cuisiner, fascinée malgré elle par le mouvement fluide de ses bras, les tendons qui glissaient sous la peau comme les muscles d’un grand félin en éveil. Il avait cette manière tranquille d’occuper l’espace, d’imposer sa présence sans forcer.
Victor, de son côté, n’était pas indifférent non plus. La jeune femme, assise là en short et débardeur, dégageait une beauté brute, presque insolente. La courbe de son cou, la ligne de ses épaules athlétiques… Il y avait chez elle une sensualité évidente, mais aussi une énergie dangereuse, une tension prête à jaillir.
Des femmes au langage acéré, il en avait connu. Certaines croyaient qu’une réplique cinglante faisait d’elles des guerrières. Luna, elle, en avait peut-être l’illusion. Tout comme Rebecca, elle maniait la provocation comme un sabre, mais chez la cadette, il y avait une impulsivité à fleur de peau, un feu plus instable.
Et pourtant… malgré leurs différences, Victor avait reconnu ce regard. Ce même éclat limpide, franc, qui l’avait troublé la première fois qu’il avait croisé celui de Rebecca. Mais Luna, elle, n’avait rien de la pudeur discrète de son aînée. Elle ne fuyait pas le regard. Elle le soutenait, le défiait.
Et Victor, contre toute prudence, se sentait de plus en plus amusé par le jeu.
Luna s’installa sur un tabouret haut, les coudes posés sur le plan de travail. Elle grignota un morceau de pain trouvé dans une corbeille, les yeux rivés sur Victor qui s’affairait derrière les fourneaux. Elle observait la souplesse fluide de ses muscles, cette manière presque féline qu’il avait de se mouvoir, précis, silencieux. Il avait quelque chose d’un prédateur calme, d’un homme qui ne cherchait pas à plaire… et qui, justement, plaisait pour ça.
— Alors, Señor Victor, tu vis tout seul ? demanda-t-elle en mâchonnant distraitement.
— Non. Cette maison est une résidence secondaire. J’ai autorisé mon assistant à emménager chez moi.
— Ton assistant ? fit-elle, surprise.
— Il s’appelle B-Ed. C’est aussi mon manager.
— Pas de femme ? Pas de nana ? insista-t-elle, faussement innocente.
Victor lui sourit, tranquille. Et Luna, sans s’en rendre compte, lui rendit ce sourire.
— Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? demanda-t-elle, amusée.
— Tu me rappelles ta sœur, avec tes questions.
— Eh, je suis pas condé, moi. Mais t’as toujours pas répondu.
— Oui, je sais, répondit-il simplement.
Il servit l’omelette dans deux assiettes, y ajouta quelques feuilles de roquette, une pincée de poivre noir, un filet d’huile d’olive bien verte. Il posa une assiette devant elle.
— Mais je cuisine mieux que je parle, ajouta-t-il.
Luna piqua dans son assiette, goûta une bouchée… et mâcha lentement.
— Pas mal, admit-elle à contrecœur. Même bon, en fait.
La vérité ? C’était délicieux. Parfaitement équilibré. Mais pas question de lui donner cette victoire trop facilement.
— Et avec ma sœur, c’est du sérieux ? demanda-t-elle alors, le regard planté dans le sien.
Victor, en train de manger, ne leva pas les yeux.
— Tu veux que je te raconte une histoire ? répondit-il, d’un ton calme.
Luna hocha la tête en continuant de mâcher, curieuse. Écouter était une autre forme de combat : on y repérait les failles, les hésitations, les angles morts. Elle voulait savoir à quoi s’en tenir avec cet homme aux allures de sphinx. Et puis, elle devait l’avouer, cette voix grave, ce visage ténébreux, cette bouche parfaite donnaient envie… d’en entendre plus. Et peut-être d’y goûter aussi.
— J’ai connu un homme, autrefois… Un soldat… Et lui ? Il ne plaisantait pas quand il s’agissait de cuisiner… J’ai trouvé ça étrange, alors je lui ai demandé pourquoi… Il m’a raconté une histoire qu’on lui avait confiée, quand il était jeune. Une histoire à propos d’un vieil homme très sage… et de son jardin.
Victor parlait en fixant le vide, sa voix grave mais douce, et Luna resta suspendue à ses lèvres. Elle n’aurait pas su dire pourquoi, mais elle ne voulait pas qu’il s’arrête.
— Ce vieil homme sage… ne parlait jamais… ce n’était pas parce qu’il ne pouvait pas ou parce qu’il n’avait rien à dire… non c’était en fait parce qu’il pensait que le langage était trompeur, qu’il altérait par son essence même la vérité, et donc qui rendait le monde plus difficile à comprendre.
Luna ne bougeait plus. Il aurait suffi d’un souffle pour la briser, tant elle semblait figée, captive.
— Ce vieil homme était convaincu que la vérité… la vérité n’était accessible que par le silence… Il communiquait donc par d’autres moyens… et les plats qu’il préparait grâce à son potager lui permettaient de transmettre son affection… sa gratitude… ou son indifférence… étaient bien mieux que n’importe quel mot. Et la légende raconte que sa cuisine était capable de changer les esprits… mais également… adoucir les cœurs les plus endurcis… sans même avoir besoin de dire un seul mot.
Il se tut, puis tourna enfin la tête vers elle.
Luna le regardait. Et son masque, ce masque qu’elle portait toujours, semblait soudain… fêlé. Un sourire, doux, timide, flotta sur ses lèvres.
— Ma mère… souffla-t-elle. Quand j’étais petite, elle lâchait tout pour me faire des œufs brouillés. Juste comme ça. Sans rien dire. Et… va savoir pourquoi, mais ça marchait. Tu as peut-être raison. Peut-être que le silence, c’est ce qu’il y a de plus vrai.
Victor hocha simplement la tête, comme s’il acceptait ce qu’elle venait de confier, sans besoin d’ajouter un mot. Un silence s’installa. Pas gênant. Un silence comme une respiration partagée.
Luna baissa les yeux vers son assiette, mais ne mangea plus. Elle jouait distraitement avec sa fourchette. Ses doigts étaient souples, nerveux. Elle leva les yeux vers lui, une mèche tombant devant son visage.
— C’était très délicieux, Muchas gracias !
— A ton service.
Victor se leva et emmena les assiettes pour faire la vaisselle. Luna le suivit du regard, alors comme ça sa sœur avait trouvé la perle rare ? et n’avait pas les tripes de la pécher ? quelle estúpido ! Ne sait-elle pas que si une perle demeurait longtemps dans le rivage, quelqu’un finirait par la prendre sans regret ? Et cette perle est là devant les yeux de Luna prête a être cueillit, pas question pour elle de la rater.
Commissariat central de San Francisco — deux heures plus tard
Les néons blafards bourdonnaient faiblement dans le couloir du deuxième étage. L’odeur de café réchauffé et de vieux papier imprégnait l’air. Rebecca Alvarez attendait, adossée à un mur, bras croisés, dans ce qu’on appelait ici "la salle des pas perdus", nom parfait pour une matinée de merde.
Elle n’avait pas dormi, ou si peu. Elle portait encore la même veste en cuir, ses cheveux attachés à la va-vite, et le regard un peu trop vif pour passer pour fatigué. Elle avait demandé à voir le capitaine Garisson. En vain. Il était "occupé". On lui avait proposé un café. Elle avait refusé. Elle détestait le café du commissariat. Et elle détestait qu’on lui fasse perdre son temps. Au moins Luna était en sécurité avec Victor, pourvu juste qu’elle ne fasse pas la conne avec lui, sa sœur pouvait se montrer insupportable, et pourvu aussi qu’elle ne joue pas de ses charmes avec son ami immortel. Elle l’avait énervée lorsqu’elle lui y a dit qu’elle allait tester la marchandise.
Tester la marchandise ! causes toujours ma grande, si jamais tu t’approches de lui, je te transformerai en capote en t’arrachant la peau.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent.
Un homme en sortit.
Il portait un costume sombre, sobre, parfaitement taillé. Aucun badge visible, mais une allure qu’on ne fabrique pas. La trentaine élégante, silhouette droite, regard calme, presque insondable. Il s’arrêta un instant, consulta un dossier dans une chemise noire, puis s’avança lentement vers l’accueil. Il ne jeta qu’un bref coup d’œil autour de lui.
Rebecca, elle, le fixa immédiatement. Décidément le café pourri allait lui être utile, elle jeta une pièce dans la machine et choisit un espresso, le gars s’approcha d’elle et Rebecca feignit de ne pas le remarquer.
Mais il y avait chez lui quelque chose d’immédiatement différent. Une prestance. Comme une onde silencieuse qui le précédait. Le genre de type qui fait taire une pièce sans ouvrir la bouche.
— Lieutenant Alvarez, je présume.
— C’est ma pause-café. Répliqua-t-elle en attendant la machine qui préparait le café.
— Navré de vous déranger, je suis l’agent Elias Navarre. Interpol. Puis-je voir le capitaine Garisson ?
Elle gouta son café, et fit une grimace, non décidément le café que préparait Victor était deux fois meilleure
— C’est à propos de quoi, dit-elle en le regardant enfin
Il eut un très léger sourire. Presque imperceptible.
— Je suis ici pour Julius Wolken. Le procureur disparu. Interpol est intervenu à la demande des autorités suisses. Des transferts de fonds suspects, une fausse identité, plusieurs allers-retours entre Genève, Londres… et San Francisco.
— Ouais, ben laissez-moi vous dire un truc : c’est le FBI qui a repris l’affaire, après que Siena Callahan et Karl Atwood ont fait du grabuge quand Wolken et son protégé les ont pris en filature.
Elias ne sembla pas troublé. Il laissa passer un bref silence, puis répondit calmement, presque avec bienveillance :
— Je suis au courant. Le FBI a classé l’affaire comme une possible menace intérieure. Mais Interpol garde un œil sur les ramifications internationales. Julius Wolken n’était pas un simple procureur. Son identité véritable remonte à... plus loin que vous ne l’imaginez.
Rebecca arqua un sourcil. Ce type avait une manière de parler comme s’il récitait un vieux texte sacré.
— Vous savez ce qu’on raconte sur les procureurs ? lança-t-elle en sirotant son café. Quand ils disparaissent, on pleure cinq minutes, puis on les cherche dans les bordels, les casinos ou les caves à vin.
— Ce n’est pas ce genre de disparition, lieutenant. Nous savons qu’il avait un réseau d’intérêts dans plusieurs paradis fiscaux, qu’il utilisait plusieurs passeports, et qu’il était en lien avec des individus qu’Interpol suit depuis longtemps. Certains sont supposés morts depuis des décennies.
Rebecca se redressa légèrement. Les mots supposés morts déclenchèrent un signal d’alarme instinctif.
— Vous croyez qu’il a été tué ? demanda-t-elle d’un ton neutre.
— Disons que s’il est mort… ça n’a pas été signalé de manière officielle. Et certaines anomalies ont été relevées dans les relevés électriques du quartier. Des pics d’intensité… très spécifiques. Connaissez-vous un certain Victor Kruger ?
Rebecca sourit, amusée.
— Le potier ? lança-t-elle en buvant son café. Sachez qu’il a déjà été disculpé par Terry Burton, l’avocat de Siena Callahan. Mais allez-y, enquêtez sur lui. Et croyez-moi, Interpol va en chier un max.
— Il ne m’intéresse pas, dit Elias, en répondant à son sourire.
— Tentative ratée pour voir si je suis soulagée, agent Navarre. Vous savez quel est mon grade dans la police ?
— Oui, bien sûr. Vous êtes lieutenant.
— Et vous croyez que j’ai obtenu ce grade parce que je suis le genre de femme qu’on peut faire chier impunément ?
— Bien sûr que non, répondit-il sans détourner les yeux.
— Alors je vous conseille de changer d’attitude avant que je pense que vous cherchez à me faire chier avec cet interrogatoire débile. Parce que moi aussi, il m’arrive de poser des questions. Parfois pour chercher des réponses. Parfois juste pour voir comment les boules de billard s’entrechoquent… au cas où l’une d’elles ferait un bruit intéressant.
Elias garda le silence. Il ne cligna même pas des yeux. Rebecca, elle, planta son regard dans le sien, puis esquissa un sourire en coin.
— En fait, vous enquêtez sur la Trust Imperial Banks, n’est-ce pas ?
Cette fois, Elias ne cacha pas sa surprise. Il regarda autour de lui, s’approcha d’elle et murmura :
— Faites attention, lieutenant. La Trust Imperial Banks est plus qu’une simple banque internationale.
— Alors accouchez. C’est qui, ces types ? répliqua Rebecca, glaciale.
Elias jeta un nouveau regard discret autour de lui avant de reprendre, plus bas :
— Le Holding McAdam, ça vous dit quelque chose ? Londres, Kinshasa, Karachi… Négociants d’armes. Ensuite, Steinhausen, à Berlin et Djakarta : armes chimiques, déchets toxiques. Et Vanerkorf, à Moscou. Tout le bloc de l’Est. Tous financés par la Trust Imperial. Et ils sont toujours actifs. Cela fait quinze ans que je monte un dossier, mais ils sont devenus intouchables.
— Marcus Octavius, murmura Rebecca.
Elias resta figé. Bouche bée. Elle en savait beaucoup trop. Cette flic n’était pas une simple lieutenante. Il inspira lentement, pesant chaque mot.
— Croyez-moi, lieutenant… Il vaudrait mieux que vous n’évoquiez plus jamais ce nom. À personne.
Il lui jeta un dernier regard, puis fit volte-face et s’éloigna sans un mot de plus, en direction de la sortie.
Rebecca le regarda s’éloigner, silhouette droite, effacée peu à peu par les lumières crues du couloir. Elle ne bougea pas, mais son esprit, lui, tournait à toute vitesse.
Marcus Octavius.
Elle avait lancé ce nom presque par instinct, mais la réaction d’Elias… ce gel brutal dans ses yeux… C’était bien plus qu’un jeu d’agents et de dossiers confidentiels. Il y avait là-dessous quelque chose d’ancien, de dangereux, et de profond.
Mais ce n’était pas le moment. Pas encore. Elle inspira longuement, repoussa ses pensées comme on refoule une vague au bord d’un précipice.
Luna.
C’était elle la priorité. Sa petite sœur, volcanique, imprévisible. Là, quelque part, avec Victor. À jouer à un jeu qui pourrait leur coûter bien plus qu’ils ne croyaient.
Rebecca serra sa veste contre elle. Une armure dérisoire contre l’inquiétude sourde qui lui nouait la gorge.
— Pas maintenant, murmura-t-elle pour elle-même. Pas Marcus. Pas Elias. Pas la Trust Imperial Banks.
Elle redressa les épaules. Il fallait d’abord veiller sur Luna. Ensuite, elle fouillerait tout. Chaque nom, chaque lien. Elle remonterait cette piste jusqu’à ce qu’elle sente la vérité sous ses ongles.
Mais pas aujourd’hui.
***
Luna ouvrit les yeux.
Elle resta un instant immobile, à contempler le plafond.
Elle n’avait pas aussi bien dormi depuis des années.
Cela faisait quatre jours qu’elle vivait dans cette vieille maison, et plus elle s’y attardait, plus elle prenait conscience qu’il s’y passait quelque chose qu’elle ne comprenait pas encore. Victor se levait tôt. Toujours. Il disparaissait dans le jardin avant l’aube et, par curiosité, Luna avait commencé à l’observer.
Il s’entraînait.
Pas comme un amateur de fitness ou un ancien militaire. Non. Avec une rigueur presque méditative. Chaque mouvement était précis, comme s’il cherchait à affiner quelque chose au-delà de la force. Parfois, après ses exercices, il passait des heures dans son petit atelier à façonner la terre. Il faisait de la poterie. Et là encore, c’était le même rituel, la même recherche d’équilibre.
Elle aurait pu se moquer.
Mais elle avait préféré se taire, et reprendre ses propres entraînements. Des tractions, des frappes, du shadowboxing. Puis, chose rare chez elle, elle s’était plongée dans la lecture.
Elle avait trouvé un livre dans la bibliothèque, Les Montagnes et les Hommes, de William O. Douglas. Un récit d’aventures, mais aussi une introspection : celle d’hommes partis dans les montagnes pour y retrouver une part d’eux-mêmes, quelque chose de plus vaste que la simple survie.
Luna passait ses après-midis sur le canapé du salon, le livre entre les mains, les pieds nus contre le coussin. Elle lisait, longtemps, jusqu’à ce que le sommeil l’emporte. Et c’est dans ce demi-sommeil qu’elle sentait Victor la soulever doucement, la porter sans un mot jusqu’à sa chambre. Il la déposait dans son lit comme une plume.
Jamais personne ne l’avait portée comme ça.
Ce matin-là, en se réveillant, elle découvrit le livre posé à ses côtés sur la couverture. Marqué à la page où elle s’était arrêtée.
Elle le regarda longuement, les yeux encore lourds. Et malgré elle, un sourire silencieux étira ses lèvres.
Victor Kruger. Un mystère. Un paradoxe. Une énigme qui avait des bras de géant, et des gestes d’une douceur presque insoutenable.
Et elle… elle commençait à s’y attacher. Bien plus qu’elle ne l’aurait voulu.
Elle se leva sans un mot.
Sans réfléchir davantage, elle se débarrassa de ses vêtements. Un à un.
Puis, nue, sans la moindre gêne, elle quitta sa chambre.
La maison était silencieuse, baignée d’une lumière pâle du matin.
Elle descendit l’escalier, pieds nus, les cheveux en bataille, les épaules nues et droites comme une déclaration.
Dans la cuisine, Victor découpait des fruits sur une planche en bois.
Il leva les yeux lorsqu’elle entra.
Grande. Fine. Nue.
Son corps portait des cicatrices et des tatouages comme d’autres portent des armures.
Luna passa devant lui comme si elle portait un jean et un T-shirt. Elle ouvrit le frigo, attrapa une pomme et y planta les dents sans attendre. Le bruit du croc résonna dans la pièce.
Victor, lui, haussa simplement un sourcil.
Puis, sans un mot, il contourna le plan de travail, ouvrit à son tour le frigo, et saisit un pot de crème fraîche.
— Bonjour, lança-t-elle d’un ton léger. Bien dormi ?
— Suffisamment, répondit-il calmement.
Puis, sans la regarder :
— Tu devrais t’habiller.
— Non, ça va, fit-elle en croquant de nouveau dans sa pomme. Mes tatouages couvrent l’essentiel, non ?
— Si tu le dis, souffla-t-il.
Il referma le frigo. Il ne détourna pas les yeux, mais il ne la mata pas non plus.
Et c’était peut-être ce qui déroutait le plus Luna.
— Jolis tatouages, dit Victor en mélangeant les fruits avec la crème.
Luna sourit, décontractée.
— Les dessins sont de moi, bien sûr. Je choisis les meilleurs tatoueurs pour les appliquer sur mon corps.
Victor leva les yeux, intrigué.
— C’est toi qui as dessiné ces motifs ?
— Évidemment. Tu les aimes ?
— C’est de l’art, répondit-il avec gravité. Tu as un don.
Elle pencha légèrement la tête, le regardant comme pour percer une armure.
— Tu me laisserais t’en faire un ?
Victor éclata de rire.
— Quel genre de tatouage ?
— Un dragon ! lança-t-elle avec enthousiasme. Un dragon noir, qui descendrait de ton épaule jusqu’aux fesses… ou alors qui grimperait le long de ta cuisse… jusqu’au—
— Je vois, coupa-t-il avec un demi-sourire. J’y penserai.
— Génial, dit-elle, les yeux brillants comme une enfant devant une idée folle.
— C’est prêt, annonça-t-il en lui tendant un bol de fruits à la crème.
Luna laissa tomber sa pomme. Nue, elle s’approcha de lui comme un félin apprivoisé, mais sauvage. Victor ne bougea pas.
Elle prit le bol, plongea un doigt dans la crème, et le porta lentement à sa bouche.
Ses yeux ne quittèrent pas les siens. Un feu tranquille y brûlait.
Victor soutint son regard, impassible. Puis, sans un mot, il se détourna pour préparer du café.
Luna s’approcha en silence, toujours nue. Elle posa le bol sur le plan de travail à côté de lui, tout près, si près qu’il aurait suffi d’un souffle pour qu’ils se frôlent.
— Pourquoi tu fais ça ? murmura-t-elle.
Il ne se retourna pas.
— Faire quoi ?
— Me repousser. Feindre que tu ne vois rien.
Il servit le café.
— Tu crois que c’est un jeu ?
— Je crois que tu es en train de perdre.
Cette fois, il se tourna. Lentement. Son regard plongea dans le sien, impassible, dur comme une pierre sombre. Mais il y avait une tension dans sa mâchoire, imperceptible pour qui ne savait pas observer.
Luna posa la main sur son torse.
— Aller ! supplia-t-elle. Tu es le genre de mec qui porte une fille endormie dans son lit, qui lui dépose un livre à côté de l’oreiller, qui lui prépare une coupe de fruit…
Elle l’embrassa dans le cou et Victor ferma les yeux.
— Laisse toi aller, murmura-t-elle. Juste une fois. Juste ici. Rien de plus.
Sa main glissa lentement sur ses abdominaux, effleurant la peau, lente, précise, calculée. Victor sentit son sang pulser, son souffle se modifier. Puis les lèvres de Luna envahirent les siennes et Victor y répondit avec fougue, pourquoi s’y est-il abandonné ? est-ce que parce qu’elle était une autre version de Rebecca ? Luna ressemblait tellement à sa sœur, mais elle avait cette audace qui faisait défaut à sa grande sœur. C’était pour cela qu’il avait lui-même succombé.
Victor effleura ses seins et fit courir sa main sur son ventre ferme et ses hanches mobiles. Luna soupira de plaisir, se raidissant à mesure que les mains indiscrètes caressaient son corps frémissant. Brusquement il la souleva et la déposa sur le comptoir et Luna le renferma entre ses jambes, comme elle faisait avec ses adversaires lors d’un étranglement, sauf que cette fois elle le faisait par amour, peut-être pour la première fois de sa vie.
Victor resta immobile entre ses jambes, le souffle court. Le baiser qu’ils venaient d’échanger vibrait encore dans ses nerfs, comme un coup de tonnerre après des jours de silence. Il regarda Luna, ses yeux noirs brillants de désir et de quelque chose d’autre. Quelque chose de plus fragile.
Elle leva une main, doucement, et la posa sur sa joue rugueuse.
— Tu me regardes comme si j’étais une erreur, murmura-t-elle.
Victor ferma les yeux une seconde. Il voulait dire non. Il voulait dire qu’elle n’était pas une erreur, mais qu’il l’était lui. Que ce qu’ils faisaient là était trop. Trop risqué. Trop proche. Trop vivant.
Mais Luna glissa ses doigts dans ses cheveux, le tira doucement à elle.
— Ne pense pas, souffla-t-elle. Pas maintenant.
Leurs fronts se touchèrent. Il sentit sa chaleur, la rapidité de sa respiration, la douceur de sa peau nue contre la sienne. Son cœur battait à contretemps, comme s’il se débattait avec lui-même.
Il posa un baiser sur son front. Puis sur sa joue. Puis sur sa clavicule. Lentement, sans urgence. Avec un respect étrange, presque ancien. Comme un homme qui cherche à s’excuser avant d’oser.
Luna ferma les yeux. Elle n’avait pas besoin de plus, pas encore. Ce contact-là valait plus que n’importe quelle prise de force. Il n’était pas brutal. Il n’était pas lâche. Il était humain.
Et Victor, pour la première fois depuis longtemps, se laissa aller à cet instant suspendu. À ce moment fragile où il ne cherchait ni à fuir, ni à vaincre. Juste à sentir.
Le silence se fit dans la cuisine. Seuls les battements de leurs cœurs dialoguaient.
Puis, dans un souffle presque imperceptible, il murmura :
— Tu mérites mieux qu’un homme comme moi, Luna.
Elle répondit sans ouvrir les yeux, un sourire doux aux lèvres :
— Alors sois mieux. Juste pour moi. Juste cette fois.
Victor la souleva doucement du comptoir, comme on soulève un secret trop lourd pour être laissé là. Elle s’accrocha à lui sans mot dire, nichée contre son torse. Il traversa la pièce, gravit l’escalier sans se presser, guidé par une force qu’il n’aurait su nommer. Pas du désir brut. Pas de la tendresse non plus. Quelque chose entre les deux. Une reconnaissance silencieuse.
Il la déposa dans le lit où elle avait dormi la veille. Là où il l’avait portée alors qu’elle grelottait, perdue dans un sommeil trop profond. Maintenant, elle était éveillée. Et bien là.
Luna s’allongea, nue sur les draps clairs. Mais il n’y avait rien de provocant dans sa posture. Elle ne cherchait plus à séduire. Elle se livrait. Simplement. Comme une femme qui n’a plus rien à perdre, mais qui espère encore.
Victor s’assit au bord du lit. Il retira sa chemise, lentement. Pas pour s’offrir. Pas pour répondre. Mais pour ne pas mentir. Il n’avait rien à cacher. Son corps portait des cicatrices anciennes. Des blessures qui ne guériraient jamais, mais qu’il n’avait plus honte de montrer. Pas à elle.
Il la rejoignit sous les draps. Ils ne se touchèrent pas d’abord. Ils se regardèrent. Longtemps.
— Tu trembles, dit-il doucement.
— C’est la première fois, répondit-elle. La première fois que je veux que ce soit vrai. Que ce ne soit pas un arrangement. Ni une obligation. Ni une peur.
Victor tendit la main. Il effleura son bras, comme pour apprivoiser un fauve. Elle se laissa faire. Sa peau était chaude, réactive. Mais elle n’était pas pressée.
Ils se rapprochèrent. Centimètre par centimètre. Jusqu’à ce que leurs fronts se touchent, à nouveau.
Il l’embrassa, cette fois avec la lenteur d’un homme qui ne veut rien gâcher. Pas même le silence. Pas même le doute.
Leurs corps finirent par se rejoindre, avec cette gravité douce des choses sincères. Sans brutalité. Sans bruit. Comme si chaque souffle comptait. Comme si chaque geste demandait la permission.
Et dans l’ombre paisible de la chambre, Luna cessa de trembler.
Victor sentit ses mains se refermer sur lui. Pas pour le retenir. Pas pour l’emprisonner. Pour l’ancrer.
Elle ne pleura pas. Mais il comprit que si elle l’avait fait, ce n’aurait pas été de douleur.
Quand tout fut fini, ils restèrent là, sans bouger. Entrelacés.
— Est-ce que je vais le regretter ? murmura-t-elle.
Victor mit un moment avant de répondre.
— Peut-être. Moi aussi. Mais pas maintenant.
Elle ferma les yeux contre lui.
Et dans le silence du matin qui commençait à peine à filtrer par la fenêtre, aucun d’eux n’osa penser à demain.
Flashback : Iram la cité des Milles Colonnes – 3000 ans plus tôt.
Le voyage vers fut long et fatigant. Au-dessus des hommes en marche s’étendait le vide infini du firmament ; d’un bleu profond le jour, il était dépourvu de nuages à cette latitude et, la nuit, semblable à un ciel de lit de velours noir sur lequel les dieux prodigues auraient cousu une poignée de diamants.
À leurs pieds s’étirait une piste rarement foulée qui serpentait à travers la plaine plate et le long des courbures des collines immuables. Là, le sol noir dénudé étalait ses atours miteux d’herbes mouvantes, telle une catin au teint basané qui aurait dépassé la fleur de l’âge. Seules quelques broussailles brisaient l’éternelle monotonie de la steppe, cette source des grandes migrations humaines.
Le Kurgan et le Bédouin traversaient cette terre désolée d’un pas mesuré dévoreur de lieues. Passant par les déserts du Yémen et le pays de Saba, ils arrivèrent à destination. Et c’est là que le Kurgan aperçut une immense ville, entourée d'un énorme mur ponctué de châteaux très hauts. Dans cette terre ténébreuse de secrets obscurs, d’espions vifs, de philosophes réfléchis, de rois dépravés et de femmes aux yeux de biche, chacun des voyageurs espérait trouver ce qu’il cherchait.
— Iram ! soupira le Bédouin, accompagnant ce nom d’un geste large. Au sud se trouve le Yémen. La contrée à l’ouest est Palmyre, tandis que si tu suis le fleuve vers l’est pendant quelques lieues, tu pénètres sur le territoire des Sarmates. Iram est traversé par toutes les caravanes du monde, chargées des richesses des royaumes lointains. Ah, mon frère barbare, voici la civilisation… antique, malfaisante, enfoncée dans le péché splendide. As-tu goûté les plaisirs de la civilisation, Kurgan des Steppes, ou vu ses nobles tours et ses bazars grouillants de vie ?
— Pas encore, répondit le Kurgan d’un ton sec. Allons dans cette cité frontalière avant la tombée de la nuit et ne perdons pas plus de temps à discuter.
Le Bédouin haussa les épaules.
— La rhétorique, à ce que je vois, est un art inconnu des habitants des steppes.
ls entrèrent dans Iram alors que les ombres s’étiraient le long des murailles de pierre rose. La lumière oblique du soleil faisait étinceler les colonnes, d’un or ancien et d’un ocre chaud, comme si la ville tout entière s’était figée à l’instant d’un rêve.
Le tumulte des rues s’empara d’eux. Fumées d’épices, parfums d’encens et de sueur, cris de marchands, tintements de pièces d’argent. On offrait à la volée des tissus des Indes, des amphores de vin d’Assyrie, des parfums distillés à Harran. Des femmes voilées laissaient entrevoir des yeux d’émeraude ou d’obsidienne, et parfois un sourire aussi rapide qu’un éclair.
— Iram… soupira encore le Bédouin. Ville de mille visages, mille pièges. Et dix mille mensonges.
Ils passèrent devant un caravansérail où une musique s’élevait, faite de tambours secs et de cordes plaintives. Le Kurgan tourna la tête. Sur une terrasse, une danseuse s’avançait, vêtue de soie turquoise. Elle ne le regarda pas, mais lui sut aussitôt qu’elle l’avait vu.
Le Bédouin sourit, sans s’arrêter de marcher.
— Ne te méprends pas. Ici, tout se vend. Même ce qui semble offert.
— Tu crois que je suis idiot ? cracha le Kurgan.
— Non. Juste jeune. Ce qui est parfois plus dangereux.
Ils prirent une ruelle étroite qui débouchait sur une cour pavée. Au centre, une fontaine de marbre, et autour, des bancs, des alcôves. Des hommes parlaient à voix basse. Des femmes riaient derrière des rideaux. Des serviteurs passaient avec des plateaux d’argile remplis de dattes et de pistaches.
Le Bédouin s’arrêta sous une arche.
— Écoute bien, Kurgan. Le fer ne rouille que si tu le laisses à l’abandon. Mais l’âme, elle, se corrompt par excès. Et les femmes sont les premières à voir où tu es faible.
— Je n’ai pas de faiblesse, grogna le Kurgan.
Le Bédouin le fixa, longtemps.
— Non. Pas encore. Mais tu en auras. Car un jour, l’une d’elles ne te trahira pas tout de suite. Et ce sera celle-là qui t’empoisonnera.
Il sortit un petit flacon de son manteau, l’ouvrit, et versa dans sa paume une goutte d’huile ambrée. Une odeur de myrrhe et de rose s’en échappa.
— Sais-tu ce que c’est ? demanda-t-il.
Le Kurgan secoua la tête.
— C’est ce que les femmes mettent sur leur peau, ici. Pas pour se purifier. Pour attirer. Comme les louves en chaleur. Un seul souffle, et les hommes oublient leur serment, leurs armes, leur mission. Alors souviens-toi de ça, mon élève : les femmes sont plus dangereuses que tous les immortels réunis.
Le Kurgan ne répondit pas. Mais il jeta un dernier regard en arrière vers la terrasse. La danseuse n’était plus là.
Le silence retomba. Autour d’eux, les murmures de la cour s’évanouissaient comme un rêve. Le Bédouin s’assit sur le rebord de la fontaine, la paume encore parfumée d’huile.
— Tu m’as demandé, il y a trois lunes, ce que nous étions, toi et moi. Pourquoi les blessures ne nous tuent pas. Pourquoi les années glissent sur nos visages sans y laisser de rides.
Kurgan s’approcha, les bras croisés. Il hochait à peine la tête.
— C’est maintenant le moment de comprendre, continua le Bédouin. Car cette ville, Iram, est un miroir. Elle montre ce que l’on désire. Et ce que l’on perd.
Il leva les yeux vers les colonnes qui les entouraient.
— Nous sommes les héritiers d’une malédiction ancienne, mon frère. Un peuple de survivants. Nul ne sait pourquoi nous existons. Ni d’où vient ce pouvoir. Certains disent que c’est une erreur divine, d’autres, une épreuve. Mais voici ce que tu dois graver dans ton cœur : nous ne pouvons pas avoir de famille. Pas d’enfants. Jamais. Aucune femme ne portera ton sang. Même si tu couches avec mille, tu resteras stérile comme la lune.
Le Kurgan baissa lentement les yeux.
— Pourquoi ?
— Parce que nous sommes nés pour la guerre. Pour l’épreuve. Pour ce qu’ils appellent, dans une langue encore à naître, le Jeu. Un jour viendra où il n’en restera qu’un. Toi, ou un autre. Et jusqu’à ce jour, nous portons nos lames, et nous cachons nos noms.
Le Bédouin se redressa. Il s’approcha, très près, et parla plus bas, comme pour s’assurer que seul le vent les écouterait.
— Tu t’attacheras à des femmes. Tu croiras aimer. Tu croiras protéger. Mais tout ce que tu aimes mourra. Et toi, tu vivras. Voilà notre destin. Voilà le prix.
Kurgan ne répondit pas. Son regard se perdit un instant dans l’eau de la fontaine. Une ondulation troubla la surface, comme un souvenir futur.
— Alors à quoi bon vivre ? murmura-t-il enfin.
Le Bédouin le considéra longuement.
— Pour apprendre à perdre sans devenir pierre. Pour te rappeler que chaque tête coupée est un avertissement. Et que si tu perds ton âme, tu n’auras plus rien à défendre.
Il posa une main sur l’épaule de son disciple.
— Tu es jeune. Tu ne crois pas encore que c’est vrai. Mais quand tu verras mourir la première femme que tu aimes… tu comprendras.
Puis il se détourna, ses pas résonnant sous l’arche.
Le vent se leva soudain dans la cité des Mille Colonnes, soulevant un nuage de poussière dorée qui dansa entre les arches comme une armée d’esprits anciens. Les voix des marchands au loin s’étaient tues. Le soleil déclinait lentement, étirant les ombres jusqu’à engloutir les ruelles.
Le Kurgan resta un instant figé, seul, au cœur d’Iram.
Son regard s’attarda une dernière fois sur la silhouette du Bédouin, désormais lointaine, puis sur les tours d’ivoire et les voiles colorées qui claquaient dans le vent. Tout ici semblait éternel. Et pourtant, il le savait désormais : rien ne durerait, sauf lui.
Il tourna le dos à la fontaine, et s’éloigna lentement, les mains vides, le cœur plus lourd qu’une épée.
La nuit tomba sur Iram. Et avec elle, le silence de ceux qui portent le poids des siècles.
Victor ouvrit doucement les yeux. Il sentit des lèvres effleurer son cou, et un corps étendu contre son dos.
Luna.
Elle avait été ardente, généreuse. Et à sa propre surprise, Victor réalisa qu’il avait aimé passer cette matinée à ses côtés.
C’était différent.
Différent de Siena, mariée, déjà loin de lui malgré la fièvre de leurs nuits.
Différent aussi de Rebecca, avec qui il ne savait plus où il en était.
Luna, elle, appartenait au présent.
Elle continuait de l’embrasser, doucement, avec tendresse, ses lèvres s’attardant sur les anciennes cicatrices de son cou. Puis elle s’immobilisa un instant — elle venait de comprendre qu’il était réveillé.
— Hola mi amor, murmura-t-elle en lui souriant avec joie. Tu sais que tu clignes des yeux quand tu dors ?
— Mes yeux ?
— Oui, dit-elle, amusée. Tes cils, on dirait des papillons. J’aimerais avoir un bocal pour les attraper et les enfermer.
— J’en ai un, si tu veux.
Luna éclata de rire, puis l’embrassa avec une ardeur presque brutale. Elle était heureuse, comblée. Peut-être pour la première fois.
Cette matinée brûlante avec Victor ne l’avait pas déçue. Il ne prenait pas seulement son plaisir — il savait aussi en donner. Et, chose rare, presque inconcevable pour elle, elle avait joui à maintes reprises. Comme s’il connaissait les chemins secrets du plaisir, ceux que même elle ignorait jusqu’alors.
Luna s’était pelotonnée contre lui, le menton posé sur son torse, les yeux mi-clos.
Victor, allongé sur le dos, laissait ses doigts glisser machinalement dans sa chevelure brune. Il fixait le plafond sans vraiment le voir.
— Tu penses à elle ? demanda Luna sans amertume.
— Je pense toujours à ce que j’ai perdu, répondit-il. C’est un vieux réflexe.
— Et moi, tu crois que je suis quoi ? Un lot de consolation ?
Victor tourna lentement la tête vers elle. Il effleura sa joue du bout des doigts, comme on toucherait la surface d’un rêve qu’on n’ose pas croire réel.
— Tu es là, murmura-t-il. Et ça, c’est plus que ce que j’ai eu depuis longtemps.
Elle voulut répondre, mais il la fit taire d’un baiser. Cette fois, ce n’était pas la fièvre ou l’envie, c’était autre chose. Plus profond. Plus grave.
Ils s’aimèrent à nouveau, sans urgence, dans le silence doré du matin. Chaque geste était plus lent, chaque souffle, plus long.
Victor semblait vouloir graver cette seconde éternelle dans sa mémoire. Comme si une part de lui savait déjà qu’elle ne durerait pas.
Luna, elle, s’abandonna. Non pas à un homme qu’elle voulait posséder, mais à une vérité simple : ici, maintenant, elle était vivante, désirée, aimée. Peut-être pas pour toujours. Mais sincèrement. Et parfois, ça suffisait.
Lorsqu’ils restèrent enlacés, immobiles, le souffle encore noué, Victor murmura d’une voix rauque :
— J’aurais aimé te rencontrer avant tout ça. Avant que le monde me tombe dessus.
— Tu m’aurais ignorée, dit-elle doucement. J’étais qu’une gamine paumée.
— Et moi, un barbare… qui ne comprenait rien aux cils en forme de papillons.
Ils sourirent, sans se regarder. Parce que parfois, c’est plus facile de sourire à deux dans la même direction.
Elle hésita un moment, puis se redressa et s’installa en tailleur face à son amant.
— Cette cicatrice que tu as au cou… d’où est-ce qu’elle vient ?
Victor la regarda longuement, ferma les yeux, et repensa aux paroles du Bédouin. Mais il les rouvrit, et la fixa avec gravité.
— Mon père… m’a un jour emmené dans une fosse. Il n’y avait rien à manger… et je devais me battre pour… avoir le droit de vivre. Une bouche inutile… voilà ce que j’étais. Il y avait des chiens affamés dans cette fosse.
— Nuestra Señora de Guadalupe… murmura Luna, en portant une main à sa bouche.
— C’est quelque chose que je n’avais… jamais dit à personne, confia Victor, d’une voix brisée. Tu es la première femme… qui me pose cette question, Luna.
Luna l’agrippa alors et le serra violemment contre elle. Des larmes lui brûlaient les yeux. Elle comprenait maintenant cet homme mieux que jamais : il avait survécu, lui aussi. Comme elle. Dans une cage.
Elle le gardait contre elle, la joue posée sur sa tête, les doigts glissant lentement dans ses cheveux. Le silence n’était plus pesant. Il était dense, plein de ce qu’ils n’avaient pas besoin de dire.
Victor ne bougeait pas. Il écoutait son souffle, mesurait la chaleur de son corps contre le sien, et sentait une étrange paix naître dans ce refuge inattendu.
— Tu sais… dit-elle doucement, presque dans un souffle.
Il releva la tête pour la regarder.
— … moi aussi j’ai grandi enfermée. Pas dans une fosse, mais dans une maison où j’étais invisible. Pas affamée de nourriture, mais affamée d’amour, de sécurité, de… respect.
Elle esquissa un sourire triste.
— Et puis il y a eu lui. Le premier homme. Le seul que j’avais le droit d’aimer. Je croyais… qu’il m’avait sauvée. Mais en fait, c’était juste une autre cage. Une plus jolie, peut-être, mais une cage quand même.
Victor l’écoutait sans l’interrompre.
— Toi, tu ne me regardes pas comme eux. Pas comme un trophée, pas comme un corps. Tu me regardes… comme quelqu’un. Et tu ne me dois rien. C’est ça, la vraie liberté.
Elle se pencha et l’embrassa tendrement, sans désir cette fois. Juste une caresse silencieuse, une reconnaissance, un lien scellé.
Victor murmura :
— On ne s’en sort jamais complètement.
— Non, dit-elle. Mais on peut choisir… de ne plus être seul dans la cage. Même si elle est grande, même si elle est dorée.
Ils restèrent là, dans les bras l’un de l’autre, à panser leurs douleurs sans gestes brusques. Deux survivants. Deux âmes cabossées. Mais pour un instant, peut-être, unies par quelque chose de plus rare que l’amour : la compréhension.
***
Quelques heures plus tard Victor avait enfilé un short noir mais resta torse et pieds nus sur le tapis que Luna avait déroulé dans le salon. Le soleil filtré par les stores projetait des lignes dorées sur le sol, comme pour délimiter une arène. Luna, elle, portait une brassière sombre et un short de grappling, souple et moulant., et affichait un sourire à la fois joueur et concentré. Elle fit craquer ses doigts, comme avant un entraînement, puis s’approcha.
— D’accord, mi amor, dit-elle en le provoquant du regard. Je ne sais pas pourquoi tu m’as demandé d’apprendre le combat au sol, mais on va voir si tu peux sortir d’un étranglement arrière.
Victor haussa un sourcil.
— Tu vas tenter de m’étrangler ?
— Non, Victor. Je vais t’apprendre à t’en sortir, fit-elle avec un clin d’œil. Et ensuite, peut-être… je te laisse essayer.
— On commence doucement, dit-elle en se plaçant à genoux. Mets-toi comme moi. Voilà. Maintenant, imagine que tu veux me renverser et prendre le dessus. Vas-y. Essaie.
Victor attaqua, rapide mais un peu trop direct. Elle esquiva, glissa sur le côté, crocheta son bras, et bascula avec agilité jusqu’à le coller au sol, ventre contre dos. Son avant-bras sous son menton.
— Tu vois ? Ta posture est trop haute. T’as de la puissance, mais tu t’exposes. Là, si je serre…
— Je dors, murmura-t-il, la voix rauque.
Elle relâcha aussitôt, riant. Ils reprirent. Cette fois, elle l’invita à l’attaquer en garde ouverte. Il tenta une saisie de jambe. Elle le bloqua avec son genou, tourna, et bascula dans une clé d’épaule.
— Tu viens de me faire une clé de Jujutsu ? gronda-t-il en roulant pour se libérer.
— Jujutsu brésilien, oui. Je mélange, selon les types que j’affronte. Toi, t’as une base très solide. Je dirais… lutte gréco-romaine ?
— Ça remonte, marmonna-t-il en se relevant, et c’est dépassé, non ?
— Pas entre de bonnes mains, le rassura-t-elle. Mais faut t’adapter. Regarde.
Elle se rapprocha, lui montra comment placer ses hanches plus basses, comment crocheter une jambe en gardant l’équilibre. Il était attentif, appliqué, presque docile. Mais dans ses gestes, elle sentait une tension ancienne, quelque chose d’entraîné depuis trop longtemps.
Lorsqu’’ensuite elle le força à soumettre une prise en triangle — ses cuisses autour de son cou, ses hanches serrées contre lui — il hésita, croisa ses yeux sombres, puis tapa deux fois du plat de la main. Elle relâcha. Leur front se toucha brièvement. Aucun mot ne fut échangé. Mais tout fut dit. Une trêve silencieuse, chaude, étrange. Puis Luna murmura :
— T’apprends vite. Trop vite. Tu sais te battre, mi amor ?
— J’ai fais l’armée, répondit-il en hochant la tête. Je ne maîtrisais pas le Sambo, mais j’étais plus que doué au Systema, mais je dois avouer que le combat au sol… je n’aime pas trop cela…
— Pourquoi t’as voulu apprendre ça avec moi alors ? T’aurais pu trouver un coach, un mec… plus technique.
Il la regarda sans détour.
— Parce que toi, Luna, tu ne frappes pas seulement avec ton corps. Tu frappes avec ton histoire. Et j’avais besoin de ça. Et puis… après t’avoir raconté ce qui m’est arrivé… j’ai surmonté une peur que je savais si bien cacher.
Ces mots la figèrent. Pas à cause de la flatterie — elle s’en méfiait — mais parce qu’ils sonnaient juste. Trop juste. Elle sentit ses yeux s’embuer, mais ne détourna pas le regard. Elle se redressa lentement, jambes croisées, le regard posé sur lui comme sur une boussole.
— Jeter son fils dans une fosse remplie de clébards… c’était immonde, dit-elle d’une voix chargée d’émotion. Ce type était un vrai pourri, querido mío.
Victor esquissa un sourire triste et baissa les yeux.
— Merci… c’est gentil.
— Non, dit-elle en lui relevant le menton du bout des doigts. Je ne dis pas ça pour te faire plaisir. Je te dis la vérité. Regarde-moi dans les yeux, Victor, et dis-moi si tu y vois des mensonges.
Elle le fixa avec aplomb. Il sentit quelque chose se relâcher en lui, un poids qu’il portait depuis trop longtemps.
— Non, murmura-t-il. Il n’y a pas de mensonge dans tes yeux.
Alors elle sourit. Et l’embrassa. D’un baiser vorace, presque animal, lui mordillant la lèvre avec tendresse et rage mêlées. C’était sa manière à elle de dire "je t’aime" — sans les mots, mais avec tout le feu de son cœur. Bizarrement, elle se découvrait protectrice envers ce géant abîmé. Le premier qui oserait le regarder de travers… elle lui éclaterait les os.
— Allez, dit-elle en se redressant avec souplesse, un sourire en coin. À ton tour de m’apprendre quelque chose.
Victor se leva à son tour. Il enfila un t-shirt noir, souple, sans manche. Son regard était calme, presque étrange. Il écarta les bras comme pour relâcher une tension invisible, puis marcha lentement vers le centre du tapis.
— Je vais t’apprendre un truc, dit-il simplement. Pas spectaculaire. Pas joli. Mais efficace.
Luna arqua un sourcil.
— C’est pas très vendeur, ça.
— Ce n’est pas fait pour vendre. C’est fait pour survivre.
Il inspira profondément, planta son regard dans le sien.
— Ça s’appelle le Systema. C’est vieux. Russe. Pas de grades, pas de ceintures. Juste toi, ton souffle… et ton instinct.
— Je t’écoute, instructor.
Il sourit à peine, puis lui fit signe d’approcher.
— D’abord, respire. Pas en mode yoga. Respire pour vrai. Par le nez. Laisse le souffle descendre. Si tu bloques ta respiration, tu bloques ton mouvement. Et si tu bloques ton mouvement… tu te fais tuer.
Luna hocha la tête, le prenant plus au sérieux qu’elle ne l’aurait cru.
— Ensuite, relâche tout. Épaules, mâchoires, bras. Tu dois être souple. Pas molle, souple. Le Systema, c’est pas de la force. C’est du relâchement. Regarde.
Sans prévenir, Victor avança vers elle avec un pas glissé et, d’un simple mouvement d’épaule et de bras, il effleura sa garde. Juste un contact. Et pourtant, Luna perdit l’équilibre et recula d’un mètre, déséquilibrée.
— Putain, t’as rien fait, grogna-t-elle.
— Exactement. Rien de spectaculaire. Mais regarde où est ton centre de gravité maintenant.
Elle réalisa qu’elle avait rompu sa ligne, penchée vers l’arrière, bras levés, vulnérable.
— Ok, vas-y, professeur. Je t’écoute.
Victor s’approcha d’elle, posa sa main sur son épaule.
— Si quelqu’un te pousse ici… tu fais quoi ?
Elle chercha une riposte. Il la guida doucement.
— Non. Tu laisses passer. Regarde.
Il répéta le mouvement, puis glissa sur le côté, l’accompagnant comme un danseur, sa main frôlant son bras. Elle sentit la déviation, la spirale. Elle comprenait. Ce n’était pas une parade. C’était une redirection. Comme si son corps devenait fluide.
— C’est comme une vague, dit-elle à mi-voix.
— Exactement, approuva Victor. Tu ne frappes pas contre. Tu frappes avec. Quand tu respires bien, tout devient simple. Regarde encore.
Il la frappa soudain, du plat de la main. Pas violemment. Mais au bon moment, dans le souffle. Luna plia un genou, surprise.
— Merde ! T’as frappé mon ventre ?
— Non, ton souffle. T’avais bloqué. Et maintenant tu sais pourquoi on respire.
Elle éclata de rire, essoufflée, sonnée, fascinée.
— C’est bizarre. C’est pas sexy comme combat. Mais c’est… profond. Tu le portes dans ton corps, hein ?
Victor ne répondit pas. Il leva une main ouverte, la posa contre son torse.
— Je le porte depuis longtemps.
Elle posa sa main sur la sienne. Et soudain, plus de jeu. Plus de rôle. Juste deux êtres debout, unis par quelque chose d’invisible. Il n’était plus seulement ce colosse mystérieux qu’elle désirait. Il devenait un homme. Un survivant. Et elle… se sentait honorée qu’il lui montre ce qu’il n’avait jamais partagé avec personne.
— Continue, souffla-t-elle. Je veux apprendre. Tout.
Victor se pencha légèrement, et cette fois, ce fut lui qui murmura :
— Alors prépare-toi à tomber. Et à te relever.
Victor s’écarta lentement, puis lui fit signe d’attaquer. Luna esquissa un sourire en coin, un éclat mutin dans le regard. Elle lança une feinte de coup de poing, rapide, précise — mais il la dévia du plat de la main, comme s’il repoussait une feuille morte. Elle enchaîna sans hésiter, balança un low kick, puis un crochet, mais Victor pivota, glissa hors de portée, et déséquilibra son centre de gravité sans forcer. Sa jambe fut happée, ses hanches tirées, et elle chuta… dans ses bras.
— Tu me portes comme une plume, murmura-t-elle, mi-amusée, mi-intriguée.
— Tu résistes comme une louve, répondit-il, la voix grave.
Elle leva les yeux vers lui. Leurs souffles s’étaient accordés. Même rythme. Profond. Presque animal.
Leurs torses se touchaient. Il ne faisait pas froid, pourtant elle avait la chair de poule. Victor, lui, semblait incarner à la fois une force brute et une fragilité ancienne. Puis, sans rompre le fil, il se redressa et reprit sa posture.
— Allez, on reprend. Et cette fois… n’oublie pas de respirer.
À la satisfaction de Victor, Luna assimila vite les bases. Elle avait un excellent équilibre, une vraie présence corporelle, et se montrait attentive aux corrections. Ce qui l’impressionna le plus, c’était sa concentration : elle posait des questions, répétait chaque geste, se corrigeait sans cesse. Lorsqu’un mouvement ne passait pas, elle le recommençait en silence, le front plissé de détermination. Elle avait l’étoffe d’une vraie championne.
Victor, intrigué, lui posa enfin la question qui le travaillait depuis le début :
— Pourquoi tu t’es lancée dans le MMA ?
— À cause de Mirko, répondit-elle avec gravité.
— Mirko ? répéta Victor, surpris.
— Mirko Cro Cop, précisa-t-elle en opinant du chef. Je l’ai vu combattre à la télé une fois… et j’ai tout de suite dit : putain, je serai la version féminine de Mirko.
— C’est ton idole, hein ?
— Oh oui. Un monstre en kick-boxing : 26 victoires, 8 défaites, dont 12 par KO. Et en MMA ? 38 victoires, 11 défaites, 2 nuls, 1 sans décision. Et 30 KO là-dedans. Un Croate, flic, vétéran de guerre… une machine. Mais un vrai combattant. Respectueux. Une âme dans ses poings.
Victor esquissa un sourire devant tant d’enthousiasme. Et Luna, tout en essuyant la sueur de son front du revers de la main, ajouta avec un sourire tendre :
— Mais aujourd’hui, mon idole… c’est mon homme.
— Ton homme ? fit Victor, surpris, le ton un peu rauque.
— Ouais, répondit-elle sans détour, les yeux brûlants de sincérité. Un gars super, qui a mis trop de temps à entrer dans ma vie… mais que je remercierai jamais assez d’y être resté.
Victor resta là, le regard perdu. Il allait répondre, quand la voix de Rebecca résonna dans la maison. Claire, assurée, avec cette pointe d’agacement maîtrisé qu’elle réservait aux urgences déguisées.
— Victor ?
Luna se figea. Elle fit deux pas en arrière, presque sur la pointe des pieds.
Victor inspira longuement, ferma les yeux une seconde.
— Salon, dit-il simplement.
Rebecca arriva deux secondes plus tard. Elle s’arrêta net en voyant Luna en tenue de combat et Victor torse nu, les deux en sueur, les visages rougis.
— Sérieusement ? lança-t-elle, les dévisageant avec un regard en coin. Je vous ai dit de ne pas vous entretuer.
— Bonjour à toi aussi, répliqua Luna en grimaçant. On s’entraînait, si tu veux tout savoir.
— Je vois ça, dit Rebecca en jetant un coup d’œil au torse de Victor.
Il ramassa une serviette et s’essuya le visage sans rien dire.
— Vous avez faim ? demanda-t-il pour couper court.
— Je crève la dalle, répondit Rebecca sans cesser de l’examiner.
Luna, en la voyant mater Victor sans gêne, sentit une pointe d’irritation monter en elle.
Victor, lui, n’avait rien vu — ou faisait semblant de ne pas voir.
— Je prends une douche, dit-il. Et je prépare le dîner.
Il disparut dans le couloir. Rebecca le suivit du regard une seconde de trop. Luna détourna les yeux, mais quand elle se tourna de nouveau vers elle, elle trouva Rebecca en train de l’observer, curieuse, presque inquisitrice.
— Alors ? demanda Rebecca.
— Alors quoi ? fit Luna, prise au dépourvu.
— Victor. Tu l’as trouvé comment ?
Luna soutint son regard, sans ciller. Puis elle répondit, doucement :
— Je crois qu’il a besoin de beaucoup d’amour.
Rebecca s’installa sur le canapé, bras croisés. Luna resta debout une seconde, figée, puis alla chercher deux verres d’eau. Elle en posa un devant Rebecca sans rien dire, comme un geste d’habitude, presque machinal.
— Merci, fit Rebecca, un peu surprise.
Luna hocha à peine la tête. Elle attrapa une serviette, s’essuya le visage, puis relâcha ses cheveux trempés de sueur. Elle ne voulait pas croiser les yeux de sa sœur. Avant son arrivée, elle se sentait légère, presque heureuse. Maintenant… c’était la vieille culpabilité qui remontait, avec sa morsure familière. Parce qu’elle savait, Luna. Elle savait que Rebecca en pinçait pour Victor. Et elle, elle n’avait pas eu le cran de s’arrêter.
C’était toujours ça, son problème. Depuis longtemps.
Elle pensa à Rebecca, et aux hommes qu’elle avait aimés. Toujours des durs. Des taiseux, des types qui cognaient fort. Des militaires, des bikers, des gars avec une rage dans le ventre. Comme si elle cherchait un miroir. Elle, Luna, n’était pas différente. Sauf qu’elle, elle avait eu Alejandro. Ce salaud lui avait dit qu’il l’aimait le jour où elle avait démonté une combattante deux fois plus lourde qu’elle. Il l’avait traînée dans des cages illégales au Mexique, l’avait vendue, épuisée, exploitée.
Et puis Victor était apparu. Il l’avait regardée autrement. Avec respect, puis avec douceur. Luna l’avait d’abord admiré. Puis, elle s’était entichée. Avec lui, elle n’avait pas trouvé une force brute, mais une émotion nue. Une douleur ancienne, palpable. Une souffrance qui l’attirait comme un aimant.
Un silence s’installa. Tendu. Chargé comme l’air avant l’orage.
— Il s’est ouvert à toi ? demanda Rebecca sans lever les yeux.
Luna hésita, puis répondit :
— Un peu. Il baisse sa garde quand il sent qu’il peut… respirer.
— Ouais… fit Rebecca en fixant un point invisible. Luna, je veux que tu fasses attention avec lui.
— Quoi ? répondit Luna, se redressant aussitôt.
— Victor a… beaucoup souffert. Il a l’air solide, mais il est fendu de partout. Il a pas besoin qu’on l’abîme encore. Pas par un mot. Pas par un geste.
Luna la regarda, incrédule. Puis elle croisa les bras, les sourcils froncés.
— Et toi, tu fais quoi, alors ? Tu marches sur des œufs ? Tu lui donnes des miettes, et tu crois que ça suffit ?
— Je tiens à lui ! répliqua Rebecca, piquée au vif. C’est mon ami.
Luna éclata d’un rire amer.
— Ton ami… cette blague. C’est ça ton problème, puta estúpida. Tu fais danser les mecs comme des marionnettes, et pendant que tu réfléchis à comment pas trop t’engager, la vie passe. Et après tu pleures. Tu l’auras dans le cul, comme d’habitude.
Rebecca blêmit légèrement.
— Tu veux dire quoi, là ?
Mais Luna ne répondit pas. Elle lui lança un regard glacé, leva un doigt bien net – le majeur – puis tourna les talons.
— Luna, c’est quoi ton putain de problème ? cria Rebecca derrière elle.
— ¡Bésame el trasero ! lança Luna par-dessus son épaule, sans se retourner.
Et elle disparut dans le couloir, tremblante, le cœur en vrac.
***
Victor avait fait revenir un mélange de viandes et de fruits de mer : saucisses fumées, andouille, chorizo, morceaux de poulet, de canard, crabes, écrevisses, crevettes et gambas. Il ajouta ensuite les légumes — oignons, poivrons verts, céleri, quelques tomates — puis le riz, qu’il fit mijoter dans un bouillon épicé à l’ail, paprika, poivre, cumin, thym, origan, Tabasco, piment de Cayenne et autres sauces chili. Un parfum capiteux envahit la maison : il préparait un Jambalaya, ce plat emblématique de la Louisiane.
Dans la culture populaire, le Jambalaya était l’âme de la cuisine cajun. En 1968, le gouverneur John McKeithen avait même proclamé la ville de Gonzales « capitale mondiale du Jambalaya », avec son festival annuel devenu légendaire.
C’est en touillant doucement le jambalaya que Victor la remarqua. Rebecca venait de s’asseoir en face de lui, silencieuse, les traits tirés, le regard fuyant. Il ne dit rien, continua de remuer la cuillère dans un calme presque méditatif.
Elle leva les yeux, l’observa longuement, comme pour sonder quelque chose qu’elle n’arrivait pas à nommer.
— Je peux te poser une question ? demanda-t-elle, hésitante.
— Bien sûr.
— Pourquoi tu as accepté de m’aider ?
Victor fronça les sourcils, non par contrariété, mais comme quelqu’un à qui on venait de poser une question inattendue. Il répondit, la voix posée.
— Parce qu’aider ta sœur, c’est important pour toi.
Rebecca le fixa, intriguée.
— Et c’est tout ? Je veux dire… ne crois pas que je suis ingrate, mais… tu fais tout ça juste pour ça ?
Victor s’arrêta de touiller. Il releva les yeux vers elle, doucement, sans détour.
— Dis-moi ce qui ne va pas.
Rebecca inspira longuement, et décida de plonger.
— Bon, ok… Je suis quelqu’un de très spontanée. Du moins, je croyais l’être avant de te rencontrer. Avant, je sortais avec des mecs… des aventures d’un soir. Tu vois le genre ?
— Oui.
— Même toi, j’ai failli te plaquer au sol, dit-elle avec un sourire nerveux. Tu me plais beaucoup. Toi et moi, on a partagé les tranchées… un bon café… et ce truc qui sent super bon, d’ailleurs…
Elle marqua une pause, son regard fuyant.
— Mais avec toi je bloque carrément…
— Pourquoi ? dit Victor, sa voix douce, attentive.
— Parce que j’ai pas envie de coucher avec toi. Enfin, si, j’en ai envie, bien sûr… mais c’est pas juste ça.
Elle le regarda enfin, droit dans les yeux.
— Je veux te connaître. Toi. Pas seulement le Victor des regards froids, des silences et des gestes précis. Je veux savoir qui t’es, ce que t’as traversé… ce que t’aimes. Et là, je me rends compte que j’ai jamais eu de relation normale. Jamais eu quelque chose de vrai.
— Et si tu n’aimes pas qui je suis vraiment ?
— Je m’en branle ! répliqua-t-elle du tac au tac.
Victor releva lentement les yeux vers elle.
— Je suis aussi un être humain, Rebecca. Je fais des erreurs comme tout le monde. Peut-être que je regarde ce monde différemment… mais ma vision est grise. Rien n’est simple avec moi. Tu es sûre de toi ?
Elle le fixa un instant. Une seconde de silence, tendue, vibrante. Puis elle se mordit la lèvre, hésita… et laissa tomber :
— Non, justement, Victor. C’est pour ça que je préfère qu’on reste amis.
Victor ne répondit pas tout de suite. Il hocha simplement la tête, une fois, posément.
Puis il reprit sa cuillère en bois et touilla doucement le jambalaya.
— D’accord, dit-il calmement.
Rebecca fronça les sourcils.
— C’est tout ?
— Tu veux qu’on reste amis. J’entends ça. Je respecte ça.
Un silence.
— Même si… tu ressens autre chose ?
— Ce que je ressens n’a pas besoin d’éclater pour exister, répondit-il sans lever les yeux. Je peux vivre avec.
Rebecca le fixa longuement. Il ne jouait pas. Il ne fuyait pas. Il acceptait.
Et c’était peut-être ça, le plus déstabilisant.
Rebecca baissa les yeux. Elle sentit un nœud dans sa gorge, une chaleur étrange derrière les paupières.
Victor, lui, touillait toujours doucement, le visage neutre. Il ne fuyait pas, mais il s’était refermé avec la même douceur qu’un livre qu’on repose.
— Le riz est presque prêt, dit-il après un temps. Tu peux sortir les assiettes si tu veux.
Rebecca hocha la tête sans répondre. Elle se leva mécaniquement et ouvrit un placard. Ses gestes étaient calmes, mais son cœur cognait trop fort.
Ce qu’il venait de faire, cette sérénité, cette absence de reproche… c’était pire qu’un reproche.
Derrière le mur, dans l’ombre du couloir, Luna s’était figée.
Elle avait tout entendu. Chaque mot. Chaque soupir.
Et dans sa poitrine, un mélange de tristesse, de colère… et d’espoir.
Car pour la première fois, elle se dit que peut-être, Victor n’était pas si loin.
Peut-être qu’il restait une place… même minuscule.
Mais elle se retint de bouger. Parce que ce moment, c’était encore celui de sa sœur.
Et malgré la jalousie, malgré le feu dans son ventre, Luna ferma les yeux. Et attendit.
*
Victor posa la grande marmite fumante au centre de la table. L’arôme du jambalaya emplit la pièce, mélange de viandes, d’épices et de souvenirs plus doux. Mais l’ambiance ne suivait pas. Et Victor devina que Rebecca n’avait pas bien pris sa réaction, comment pouvait-elle imaginer qu’un immortel qui tant vécu, tant vue, tant écouté des femmes qui lui y avait dit la même chose, qu’elles ne pouvaient l’accepter lui-même comme il était, un être gris au-delà des notions du bien et du mal, même de quelques immortelles dont il partagea des relations longues mais intenses. Cela faisait mal bien-sûr, mais Victor connaissait cette douleur, il l’avait déjà ressentie, et l’avertissement du Bédouin sonnait parfois juste, alors pourquoi il espérait encore ? peut-être que quelque part il avait encore espoir, malgré le poids des siècles.
Ils mangèrent donc en silence, puis Rebecca repoussa doucement sa chaise et regarda Luna avec gravité.
— J’ai eu des nouvelles. Du Texas.
Victor releva les yeux. Luna cessa de mâcher. Elle pressentait quelque chose.
— Le cartel Galindo est à ta recherche, dit Rebecca en choisissant soigneusement ses mots.
Elle fit une pause.
— C’est El Doctor en personne qui donne les ordres. Il a mis ta tête à prix.
Un silence, lourd. Victor fronça les sourcils.
— El Doctor… ?
Rebecca hocha la tête.
— C’est lui qui a fait exécuter Alejandro, peu après le combat. Ils ont estimé qu’il avait perdu la face en te laissant gagner contre La Fiebre. Il n’était plus utile.
Luna baissa les yeux. Un flot d’images traversa son esprit : les cris de la foule, le goût du sang, la sensation de s’être enfin libérée… et la silhouette d’Alejandro, tombant, abattu par ceux qu’il avait promis la défaite Luna. Un salaud, oui. Mais un salaud qu’elle avait aimé, ou cru aimer.
— Tu ne peux pas rester ici, Luna, poursuivit Rebecca. Ils finiront par remonter ta piste. Ils savent qui tu es. Pour eux te voir gagner, c’était une humiliation. Maintenant ils veulent la faire payer.
Luna releva la tête, les mâchoires serrées.
— Je ne partirai pas.
— Tu déconnes ?! s’écria Rebecca. Ils tuent, Luna ! Et là, ils sont organisés. Ce n’est pas Alejandro et ses petits combats à la frontière, c’est El Doctor. C’est un chef de cartel. Tu crois quoi ? Que tu vas te mesurer à eux avec tes gants ?
— Je ne veux plus fuir. J’ai fait ça toute ma vie. Là, je suis en sécurité. Et je ne laisserai personne me l’enlever. Quoi ! Tu crois que vais laisser ces fils de pute décider de ma vie, qu’ils aillent se faire foutre !
Victor garda le silence un instant, observant Luna. Puis il parla, calmement :
— Tu peux rester ici, Luna. Tant que tu veux.
Rebecca tourna la tête vers lui, incrédule.
— Victor… c’est trop dangereux. Tu sais ce qu’ils sont capables de faire ?
Luna bondit de sa chaise et hurla :
— Mais putain fous moi la paix, ok ? Je refuse de partir.
Elle quitta ensuite la table sous le regard médusé de Rebecca, mais Victor se leva à son tour et fit signe a cette dernière qu’il allait lui parler. Rebecca leva les bras et lui répondit qu’il pouvait toujours essayer de convaincre cette folle.
Luna de son côté sortit de la maison, et regarda au loin la baie de San-Francisco, puis croisa les bras et jura en silence en regardant le sol. Des bruits de pas, tournant brusquement la tête elle trouva Victor debout et qui la regardait avec des yeux paisibles. Luna hocha la tête et déclara d’une voix étranglée :
— Tu sais ? A chaque fois que je crois vivre quelque chose de merveilleux, il faut toujours qu’une saloperie arrive après. Un moment donné j’ai presque oublié le monde dehors…
Elle le regarda avec des yeux en larmes.
— Tu vas peut-être pas me croire… mais je t’ai dans la peau Victor… tu me rends folle… et l’idée de te quitter me donne envie de me tirer une balle dans la tête.
— Hé ! protesta-t-il en la prenant dans ses bras.
Elle se blottit dans ses bras et pleura en silence, et Victor décida de jouer une dernière carte, voir si elle n’allait pas fuir comme sa sœur.
— Tu veux qu’ils te foutent la paix ?
Elle leva les yeux et le regarda étonnée.
— Le cartel, dit-il d’une voix sombre. Tu veux qu’ils te foutent la paix ?
Victor avait parler d’une voix si profonde que Luna resta bouche bée. Une voix chargée de cette tonalité qui le rendait inhumain, et qui aurait fait fuir tout le monde. Mais Luna soutint son regard et répondit :
— Je veux rester avec toi, Victor… tu es…
— Je suis ?
— Tu es à moi ! dit-elle en souriant les larmes aux yeux. Mi Amor !
Cette fois ce fut Victor qui l’embrassa avec violence, et Luna répondit avec ardeur en respirant et en gémissant avec force, avec les larmes aux yeux. A cet instant toutes ces craintes furent balayés d’un coup.
*
Victor referma la porte de la terrasse. Le silence était revenu dans la maison, brisé seulement par le cliquetis lointain de la vaisselle que Rebecca rangeait machinalement. Elle s'était levée pour éviter de trop penser. Pour ne pas exploser.
Il s’approcha d’elle, calmement. Trop calmement.
— Elle va rester ici, dit-il.
Rebecca referma brusquement un tiroir.
— Tu vas faire quoi ? affronter tout un cartel pour elle, c’est ça ?
— N’importe quoi, mais pas ça, cracha-t-elle. C’est toujours la même chose, avec les types comme toi. Chaque fois qu’il y a un problème, tu n’as qu’une solution : tuer, tuer, tuer à coups de flingue. Oh, tu me rends malade !
Victor aussi était malade, mais pas à cause du cartel des Cannibales qu’il avait si mal su comprendre… Il dit à la jeune femme trop sensible :
— Ton système de valeurs est un peu en désordre. Il ne s’agit pas de justice, mais de survie. Et je ne suis pas un tueur, je suis un guerrier.
— Bien sûr ! Et tu ne veux surtout pas de prisonniers, n’est-ce pas ?
— Exact. Et tu sais pourquoi ? Dans les prisons, les portes qui servent d’entrée, servent aussi de sortie.
— Tu es un homme impossible.
— Oh non. Je ne suis qu’un homme, un point c’est tout, répliqua-t-il tranquillement. Il se trouve que j’ai la conviction de la nécessité de ce que je fais. Pas pour moi, mais pour toi, et sa ta sœur et pour les millions d’individus qui sont comme vous deux. Vois-tu, Rebecca, je suis d’accord avec ton sens de la justice. Le seul espoir de ce pauvre monde est la paix, l’amour, et la gentillesse. Mais essayes un peu tes sermons sur ces aborigènes qui veulent buter ta sœur pour la simple raison qu’elle a osé gagner honnêtement. Tu crois qu’ils vont nous accueillir avec du popcorn et des sourires ? Après ce qu’a traversé Luna depuis ses seize ans avec son connard de petit copain, n’importe quelle personne sensée aurait compris que notre monde n’est pas précisément celui de la gentillesse. Maintenant, revenons à moi. Je n’ai aucune vengeance à assouvir. Je ne cherche pas la vengeance. Et tuer… ce n’est jamais un besoin. Mais je peux. Et parfois, je dois. Par contre, lorsque je tue, je ne me frappe pas la poitrine en criant bravo. Je sais seulement que, pour une ordure que je vais épargner, une centaine de braves gens, beaucoup plus peut-être, n’auront aucun espoir de connaître un jour ce monde courtois où régneront la paix et l’amour.
Il se tut. Il n’avait pas besoin de parler davantage. Il l’avait déjà décidé. Dans ses yeux, elle vit ce qu’elle redoutait : cette détermination glaciale, cette mécanique froide, inébranlable. Le Victor qu’elle avait vu autrefois, le soir où il avait sauvé B-Ed, couvert de sang et de silences. Le soldat. Le tueur.
— Je vais tous les tuer, Rebecca. Un par un, s’il le faut. Le chef, les lieutenants, les exécuteurs. Je vais les remonter jusqu’au dernier.
Il le disait sans haine. Sans passion. Comme on annonce qu’on va réparer une fuite ou éteindre un incendie. Et c’était pire.
— Tu te rends compte de ce que tu dis ? Ce n’est pas une bagarre entre immortels, Victor. Ce sont des humains. Des vrais. En chair, en sang, avec des familles. Tu vas te transformer en putain de croque-mitaine pour tout un cartel ?
Il ne répondit pas. Parce qu’il savait qu’elle avait raison. Mais il le ferait quand même.
Rebecca recula, secouant la tête, les larmes au bord des yeux.
— Tu es en train de replonger. Je le vois. Tu crois que je t’aime seulement pour ta foutue épée ? Tu crois que je ne vois pas le monstre derrière ? Ce tueur, froid, sans pitié ?
Elle se figea. Les souvenirs l’envahirent : les corps dans l’entrepôt de Pavel, la lueur métallique dans ses yeux, cette façon qu’il avait de tuer… sans trembler. Sans émotion.
— J’ai vu ce que tu es capable de faire pour ceux que tu aimes. Mais là, tu vas trop loin.
Il s’approcha, posa doucement une main sur sa joue. Elle ne le repoussa pas. Mais ne le regarda pas non plus.
— Je veux juste la protéger, dit-il.
— Et moi, Victor ? Tu veux me protéger aussi ? Ou tu me laisseras ramasser les morceaux quand tu reviendras, encore plus cassé, encore plus seul ?
Un long silence. Il sentit son cœur se tordre. Rebecca baissa les yeux. Puis souffla, à peine audible :
— Tu veux redevenir ce que tu étais avant moi. Vas-y. Mais ne me demande pas de rester et de regarder.
Et elle s’éloigna. Lentement. Sans claquer la porte. Parce que les vraies blessures, celles qui comptent, ne font pas de bruit.
La lumière jaune crue d’un néon vacilla au plafond. L’air était dense, saturé d’huile, de métal et de poudre. Victor, penché sur un établi, souleva un AK-12 — la version modernisée du légendaire AK-47.
Fonctionnant par emprunt de gaz et piston, avec un verrouillage de culasse assuré par des tenons rotatifs, le fusil avait un piston plus court que ses prédécesseurs, réduisant le relèvement de l’arme au moment du tir. Le canon flottant, indépendant du garde-main, minimisait les vibrations pour une précision accrue. Le tube d’emprunt des gaz, redessiné, facilitait le nettoyage, et le sélecteur de tir offrait quatre positions : sécurité, coup par coup, rafale de deux coups, ou feu libre.
Victor arma le fusil d’un geste fluide, presque rituel, puis se tourna vers son arme de poing. Deux pistolets automatiques MP443 Gratch, ses compagnons silencieux, déjà équipés de chargeurs pleins. Il vérifia leur mécanisme, ajusta les holsters, puis se pencha sur une boîte rembourrée de plastique bulle. À l’intérieur, des explosifs, des détonateurs, des charges modelables — méthodiquement empaquetés, prêts à l’emploi.
Pas d’épée. Pas cette fois.
Une playlist de musique classique s’échappait faiblement d’une enceinte au fond de la pièce. Incongrue, presque irréelle. Ce n’était pas du Wagner. C’était Vivaldi — Le Quatrième Concerto, L’Hiver, des Quatre Saisons. La partition déroulait sa mélancolie glaciale, trahissant un chaos intérieur bien plus vaste que la table de travail.
Victor, lui, était devenu l’hiver. Froid. Silencieux. Après un été trop bref, trop lumineux.
Un solo de violon s’éleva, aigu, presque grinçant, comme un cri étouffé dans la brume. L’archet effleurait les cordes avec une précision douloureuse, dessinant dans l’air un givre invisible. Victor glissa deux chargeurs supplémentaires dans sa veste tactique, referma une mallette noire à loquet renforcé, et la posa au sol à ses pieds.
La lumière crue jetait sur lui des ombres longues, coupantes comme des lames. Il était parfaitement calme, entièrement concentré, comme s’il entrait dans un état second. Rien ne tremblait. Pas même son souffle.
Ce fut à cet instant qu’il entendit un léger froissement dans le silence.
Elle était là. Luna.
Elle s’était approchée sans un mot, arrêtée dans l’encadrement de la porte. Un contre-jour sculptait sa silhouette fine, les traits tendus, le regard rivé sur la scène. Son regard glissa sur les fusils, les explosifs, les chargeurs. Puis sur Victor.
Le violon continuait, insensible à la tension qui emplissait soudain l’atelier.
Elle ne dit rien. Pas tout de suite.
Mais lui savait qu’elle avait tout vu.
— Non Mi Amor… murmura-t-elle d’une voix déchirée. Tu n’as pas à faire cela pour moi… tu n’es pas obligé…
Victor ne leva pas les yeux.
— Il le faut, répondit-il d’une voix douce.
— Pourquoi ? Je veux dire… tu m’aimes… à ce point ? Risquer ta peau… ton âme…
Victor la regarda par-dessus son épaule, et Luna sentit son cœur se briser. Il lui y avait donné un sourire si tendre que c’en était déchirant.
— En me demandant ce que j’avais sur le cou, tu ne m’as pas seulement posé une question, Luna… tu avais juste… voulu me connaître… et cela… m’a rendu normal… alors aller tuer ces personnes qui te veulent du mal… est la moindre des choses.
Luna fit quelques pas vers lui, les larmes aux yeux. Et Victor continua ses préparatifs, mais Luna l’arrêta en lui touchant l’avant-bras.
— Dieu me pardonne de t’avoir volé à Rebecca, mais te voir mourir… est une chose qui me rendrait folle… je t’en prie Victor… partons tout les deux… ensemble… loin de tout ça.
— Toi et moi on n’est pas des fuyards, dit Victor en la regardant dans les yeux. Et tu ne m’as pas volé à Rebecca, tu as juste… peu importe maintenant.
— Dans ce cas je veux que tu me reviennes vivant. Dit-elle en lui tapant la poitrine avec le doigt. Ou je te jure par la Sainte Madré que je viens te chercher en enfer pour te foutre un étranglement… après t’avoir insulté… et peut-être t’embrasser après t’avoir donné une… PUTAIN de raclée.
Victor baissa la tête, et pour la première fois depuis longtemps, il sentit ce frisson étrange, cette chose qu’il croyait perdue : l’envie de mériter quelqu’un.
Il répondit, d’une voix basse :
— Marché conclu, mi amor.
***
Toute sa vie, Ramon « El Doctor » Victorino n’avait été qu’une petite frappe dotée d’une cervelle microscopique. Sa personnalité s’était édifiée autour du sale môme qu’il avait été, et qui n’avait jamais mûri. Ce qui n’impliquait pas qu’il soit inoffensif.
En matière de brutalité et de violence quasi bestiale, El Doctor n’avait pratiquement pas son pareil dans les bas-fonds de Juarez. Ajoutez à cela une férocité naturelle et un goût affirmé pour les coups, et vous aurez le portrait exact d’un chef fanfaron de cartel.
Ce qui le rendait remarquable, ce n’était pas son intelligence, mais le simple fait qu’il soit encore en vie. À quarante ans, il continuait de sévir dans un monde qui bouffe les faibles et écrase les imbéciles.
Il n’avait qu’une seule personne au monde qu’il considérait comme son égale : Rosa, surnommée La Fiebre, sa régulière. Une furie sadique qui prenait un malin plaisir à broyer ses adversaires, à coups de poings, dans les rings comme dans la rue. Mais voilà : Rosa était dans le coma. Tête fracassée, rate éclatée, mâchoire brisée. Et la salope responsable de ça, Luna Alvarez, s’était tirée.
Ramon s’était juré, en tenant la main de Rosa, de la retrouver et de lui faire payer. Cent fois.
Il était dans son bureau, serrant une boule anti-stress entre ses doigts recouverts de bagues en or, pensif, en attendant le retour de ses hommes. Il savait déjà une chose : la petite chienne se planquait à San Francisco. Il ne lui restait plus qu’à localiser l’endroit exact. Il avait des yeux partout.
Puis le téléphone sonna.
— Ouais ? aboya-t-il.
Une voix sombre et grave répondit, avec une clarté effrayante :
— Monsieur Ramon Victorino ?
Ramon se redressa légèrement, le regard acéré.
— Qui est à l’appareil ?
— Je me présente. Grigori Gradski. J’ai appris que vous aviez un problème avec une dénommée Luna Alvarez.
Ramon se figea.
— Peut-être bien que oui, répondit-il, méfiant. Tu me dis d’où t’as eu ce numéro ?
— Peu importe. Dans d’autres circonstances, je n’aurais pas appelé. Mais figurez-vous qu’aujourd’hui je suis de bonne humeur. Le soleil brille à Juarez… et la journée commence très bien.
Un temps.
— Alors voilà un conseil : vous pouvez oublier Luna Alvarez. Elle ne vous importunera plus.
Ramon éclata de rire.
— Écoute, gringo. À moins que tu m’apportes sa tête ou son cadavre, tu peux aller te faire foutre. Et d’ailleurs, j’aime pas ta voix. Elle me donne envie de chier.
Un silence. Dense. Glacial.
Puis la voix reprit. Plus basse. Plus lente.
— Tu sais, El Doctor ? Je vais te révéler quelque chose. La dérive des continents, le passage des nuages dans le ciel… même la position du soleil le long de son écliptique… tout ça n’est qu’un pâle exemple de ce que je contrôle dans mon monde.
Un frisson discret remonta la nuque de Victorino.
— Tu te prends pour qui ? Pour Dieu ?
— Du tout, répondit Victor Kruger, les yeux fixés sur le lit devant lui. Dieu aurait pitié.
Il marqua une pause.
— Moi pas.
Il raccrocha sans ajouter un mot.
Puis, dans le silence clinique de la chambre d’hôpital, Victor Kruger se leva du fauteuil où il était resté assis tout ce temps. Il s’approcha du lit, regarda Rosa, la fameuse La Fiebre. Son visage était tuméfié. Des bleus, des contusions, des bandages. Un filet de salive coulait sur le côté de sa bouche entrebâillée. Elle était vivante. Mais à peine.
Victor prit un oreiller.
Il le plaça calmement sur son visage.
Puis il appuya.
Lentement. Fermement.
Jusqu’à ce que le moniteur cardiaque émette un bip continu et que le trait devienne plat.
Il retira l’oreiller, le remit à sa place.
Coupa les machines.
Tira doucement le drap pour lui couvrir le visage.
C’était le premier acte de miséricorde qu’il accordait.
Et ce serait le dernier.
Désormais, la mort viendrait.
Mais après une longue souffrance.
Victor quitta la chambre sans un mot.
Sans un regard en arrière.
***
— Je ne ferais pas poulet, même si on m’offrait tout le putain de pognon de la Chine, fit le gars au volant. T’imagines un peu, le cul vissé dans une bagnole, nuit et jour, à attendre et à zieuter !
— Toute façon, y a pas de pognon, en Chine, Rico, fit Juan Sanchez, le chef. Tout ce qu’ils ont, là-bas, c’est des Chinetoques et du riz.
— Je veux dire, grogna Rico, moi, je m’y ferais pas. Dis, Juan, j’encaisse pas ces frisés, derrière.
— Vous avez entendu, les gars ? Il aime pas vos sales gueules de frisés, dit Sanchez aux deux types assis sur la banquette arrière.
Et il se retourna pour leur adresser un sourire grinçant. Les deux mecs eurent un rire nerveux.
— Pourquoi y se marrent, maintenant ? aboya le chauffeur. Ils entravent pas un mot de ce que tu dis. Pourquoi qu’on nous a refilé ces enfoirés. Tu peux me dire, Juan ?
— T’inquiète. Ils captent juste ce qu’il faut.
Sanchez fit claquer ses doigts, et dit tout doucement :
— Paré.
Deux flingues apparurent instantanément aux vitres des portières arrière.
Sanchez fila un coup de coude au chauffeur :
— Tu vois. Tout ce que j’ai à articuler, c’est « FEU », et je plains l’enfant de salaud qui baladerait ses guêtres dans les parages. Crache pas sur ces mômes, Rico. T’aurais pu être pareil, si ton grand-papa avait pas eu une guêpe aux fesses, et l’espoir de bouffer des spaghetti plus gros.
Il fit un signe vers la banquette arrière, et les flingues disparurent aussitôt.
— Ces gars aussi, ils avaient une guêpe qui leur titillait le derrière.
— J’aimerais mieux qu’ils soient restés à se gratter à bord du conteneur qui les amener ici, grogna le chauffeur. Moi, ils me filent le bourdon.
— Tu remercieras peut-être le putain de bon Dieu qu’ils soient pas sur le conteneur, si par hasard notre lascar débarque.
— Y va pas se pointer ici, ce fils de garce, qu’est-ce que tu crois !
— T’en sais rien, Rico. Personne en sait rien.
Sanchez étira ses jambes et prit les jumelles.
— Tu vois quelque chose ? demanda le chauffeur, au bout d’un moment.
— Toujours pareil, nom de Dieu de merde, fit Sanchez en soupirant. Y a rien dedans, et rien dehors. La piaule est aussi peinarde qu’un soir de Noël. Je parie que le type qui a dessoudé Rosa dans l’hosto et qui a rendu le boss furax est assis là-bas dedans en train de se palper le cul.
— Tu crois qu’il sait qu’on est là ?
— T’es naze ou quoi ? Pourquoi tu veux qu’il sache ? Il doit crever de trouille que l’enfant de salaud rapplique. Ou peut-être même pas. Je me demande si ces gars, à l’arrière, entravent vraiment ce qui se passe.
— J’en sais rien, fit le chauffeur. T’as qu’à leur poser la question, à tes enculés de spaghetti.
— Hé, Rico, change un peu de disque sur ces Chinetoques, tu veux ? Tu commences à me les briser sérieux.
— OK, OK…
L’attention du chauffeur s’était concentrée sur quelque chose qu’il venait de voir dans son rétroviseur.
— Du client en vue, annonça-t-il.
— C’est un camping-car, dit Carminé, après avoir jeté un coup d’œil dans le rétroviseur latéral. C’est curieux, par ici.
— Ils se baladent partout, ces temps-ci, répliqua le chauffeur, sans quitter des yeux le véhicule qui approchait.
C’était un camping-car de marque GMC… Impossible de voir à l’intérieur, à cause de ses vitres teintées bizarres… gris fumée vachement foncé…
Le lourd véhicule avançait lentement, comme si le chauffeur cherchait quelque chose. Il passa à la hauteur de la voiture des truands, ralentit un tout petit peu, puis poursuivit sa route jusqu’au virage, une centaine de mètres plus loin.
— Quel enculé, grogna le chauffeur. On peut plus voir ce qui vient !
— Du calme, fit Sanchez d’une voix tendue. Attendons de voir.
Un grand homme sortit du camping-car, et jeta un regard interrogateur autour de lui. Il portait un jean et une veste assortie, et aussi un chapeau de cowboy à larges bords. Il ressemblait à un type que l’on voyait sur une réclame de cigarettes. Il tenait à la main un sac en papier assez petit, comme un sac à pique-nique.
— Il va se mettre à casser la graine, maintenant, ricana le chauffeur.
— Ferme ta gueule et ouvre l’œil !
Les types, derrière, se tortillaient, mal à l’aise. Ils ne comprenaient pas la conversation, mais sentaient bien la tension qui régnait subitement dans la voiture.
Le mec marchait dans leur direction, en plein milieu de la chaussée. Il avait au bec une cigarette qu’il n’avait pas allumée. Comme il approchait, le chauffeur baissa sa vitre et lui cria :
— Laisse pas cette saloperie en plein milieu comme ça !
Le gars arrivait à la hauteur de la portière avant. Il s’arrêta à la vitre de Rico, se pencha, jeta un regard à l’intérieur et toucha le bord de son chapeau. Puis il déclara :
— Hé, les gars, je cherche le n° 3215.
— Tu risques pas de le trouver par ici, ricana Rico.
— Qu’est-ce que tu glandes par-là, à une heure pareille, Cabron, fit Sanchez, méchamment. Tu gênes les rondes de police.
Le type leur lança un regard désarçonné, se pencha un peu à la vitre, et tranquillement balança son sac en papier dans la voiture, sur la banquette arrière. Puis il détala au grand galop, en direction de son camping-car.
— Qu’est-ce que c’est que c’te… grogna Rico.
— ¿Qué carajo es esto ? aboya un type à l’arrière.
— Foutez-le… hurla Sanchez.
Trop tard.
Sanchez et le chauffeur battaient encore frénétiquement des bras pour saisir le sac en papier quand, d’un seul coup, l’espace tout entier s’empourpra, éclatant follement en des dimensions grotesques. Les tympans explosèrent, les yeux furent arrachés de leurs orbites. En un instant, il n’y eut plus qu’un magma de chair, de tissu et de métal qui brûlait en une masse informe et palpitante.
Et même après que l’holocauste eût ravagé les derniers sursauts de vie, le feu sauvage, s’infiltrant parmi les lambeaux calcinés, gagna le réservoir d’essence, pour alimenter ses flammes dévastatrices.
Plus tard, un observateur devait déclarer :
— Il nous est impossible de savoir avec précision combien de personnes se trouvaient à bord du véhicule. Les experts nous le diront plus tard. Quant aux causes de l’explosion, tout ce que nous pouvons dire, pour l’instant, c’est qu’un engin, d’une puissance énorme, a éclaté à l’intérieur du véhicule. Il semblerait que le point d’impact se soit situé au niveau de la banquette arrière. Le capot de la malle a été projeté à plus de huit cents mètres de la voiture. Nous avons trouvé également des débris métalliques calcinés, semblant provenir d’armes, et en particulier de deux fusils mitrailleurs de type léger. L’enquête, bien entendu, suit son cours.
Le rapport officiel ne mentionnait pas, cependant, que l’on avait trouvé, non loin de l’épave, un gant de boxe. Et l’enquête policière, bien entendu, suivait son cours…
**
En ce fatal après-midi, Victor frappa son second coup, vingt minutes après le premier. Antonio Pena et ses tueurs étaient en poste non loin du siège administratif d’une usine. On les avait déjà prévenus que la voiture de Juan Sanchez ne répondait plus aux appels, et qu’il « s’était peut-être passé quelque chose », là-bas.
Dans la voiture de Pena, les quatre costauds étaient plutôt nerveux. Pourtant, ils ne s’affolèrent pas, quand ils virent un homme de grande taille, vêtu d’une salopette de fermier, se détacher de la rangée d’arbres qui bordait un champ découvert, et venir dans leur direction. A quelque trois cents mètres de là, le type s’arrêta, défit une bretelle de sa salopette et obliqua. Parma était à la radio. Il rapporta :
— A, OK. Rien en vue, sauf un fermier qui cherche un coin pour baisser son froc.
Et le chauffeur ajouta :
— Mais y a pas une putain de ferme par ici, Manuelo. Le tueur, derrière Pena, hurla en saisissant frénétiquement son arme :
— Mierda !
Le soi-disant fermier venait de se retourner et faisait tournoyer au bout de son bras une arme d’aspect curieusement tronqué.
Pena, instinctivement, plongea sur le plancher de la bagnole, croyant identifier un flingue à canon scié. Il avait mal vu : c’était un lance-grenade M-79, porteur d’une charge d’explosif de 40 mm de diamètre. L’arme cracha sa boulette qui atterrit juste sur le montant de la portière derrière laquelle un tueur essayait désespérément de positionner son arme pour tirer dans la bonne direction. Il n’y parvint jamais.
Sous l’impact de l’explosif, la voiture vacilla et se transforma instantanément en une dantesque masse de flammes. Les deux hommes, à l’arrière, furent tués sur le coup. Pena hurlait encore faiblement, affalé sur le plancher, sous le tableau de bord. Le chauffeur avait été éjecté, ses vêtements étaient en flammes, et il essayait de s’en tirer. Une nouvelle boulette partit à trois cents mètres de là, et déchaîna un nouvel enfer : elle explosa juste à l’avant de la voiture en feu, et fit taire subitement les ultimes manifestations de détresse humaine. L’essence du réservoir crevé s’enflamma rapidement, et le véhicule ne tarda pas à exploser comme une baudruche. Le chauffeur, tel une torche vivante, réapparut, battant des pieds et des mains, au milieu de l’incendie.
Alors, trois cents mètres plus bas, une nouvelle arme se mit à cracher, dépêchant une mort certaine sous forme d’une grosse balle sifflante. Le chauffeur s’effondra sur le côté, et continua de brûler. L’homme en salopette resta un instant immobile, évaluant la situation. Puis il rengaina le gros pistolet, passa sur son épaule la M-79 et s’éloigna rapidement. Il frappa à nouveau, dix minutes plus tard. Cette fois, il se trouvait dans un quartier résidentiel très calme, un peu plus à l’est. Guillermo Costa et ses tueurs ne surent jamais ce qui leur était arrivé, mais ils moururent, les armes à la main. Quelque chose fit exploser la vitre arrière de leur voiture, et un gaz suffocant se répandit à l’intérieur. Les types, haletants, bondirent hors de la voiture.
A ce moment précis, une arme automatique invisible cracha son refrain macabre, balayant les quatre individus dont les corps retombèrent les uns sur les autres au bord de la chaussée, un peu plus bas. Victor était en guerre. Et toute la ville de Juarez était au courant, maintenant.
*
— Impossible de lui parler maintenant, dit Paco en mâchant un bout de cigare. Il a passé une nuit de chien, il vient juste de sombrer. Balance ton merdier, j’me débrouillerai avec.
— J’préfère comme ça, souffle Gustavo. J’crois pas qu’il va kiffer.
OK, accouche, grogna Garza.
— J’ai fait ce qu’il m’a dit, j’ai mis les mecs dehors, et j’ai tout couvert. J’avais placé Tommy Zabo et deux gars sur les labos. Et…
— Qu’est-ce que j’ai entendu ? T’avais, t’as dit, Gustavo ?
— Ouais. C’est là qu’ça part en couilles. Tommy a confondu un pigeon avec un chacal. Le gringo est arrivé. Il lui est passé devant, peinard. Et là... il ouvre le feu. Froid. Propre. Pas une seconde d’hésitation.
— Putain de merde…
— Tommy a pas eu le temps de pisser dans son froc. Lui et ses gars, au tapis. Le gringo a sorti les ouvriers. Il leur a filé la caisse, comme un putain de Robin des Bois. Puis il a tout fait péter. Le labo ? Plus rien. Que dalle. Même le sol pue le cordite.
Paco fixe Gustavo. Longtemps. Puis il grince :
— Tu veux que ce soit moi qui dise ça à El Doctor ? Après que sa gonzesse s’est fait butée ? Après trois nuits sans pioncer ? Tu veux qu’il me bute dans mon lit, c’est ça ?
— Tu crois que j’ai le choix, Paco ?!
— Bien sûr que t’as le choix, connard. Ton boulot, c’est de tuer les emmerdes. Pas de les raconter. T’es pas le messager, t’es le putain d’exterminateur.
Gustavo serre les dents, mains sur les hanches.
— Ça va. Je vais m’en occuper. Mais j’aime pas beaucoup comment ça tourne, Paco. Tout d’un coup, ça sent mauvais. Et mes gars, brutalement, sont chatouilleux comme des gonzesses. D’ailleurs, entre nous, moi aussi. Qu’est-ce qu’on traque, putain ? On a même pas un nom, même pas une gueule, rien, jusqu’à ce que ce mec rapplique et castagne. Et tout ce qui nous reste à faire, c’est de ramasser les morceaux et d’attendre qu’il rapplique à nouveau.
— T’as peur d’un fantôme ?
— J’ai peur d’un pitbull qui mord sans aboyer.
— T’as peur. T’as oublié que t’es un putain de sicario. Tu devrais sucer la mort comme du caramel, bordel !
— Peut-être. Mais dis-toi bien une chose : ce mec, c’est pas un chien fou. C’est un type qui planifie. Il frappe pas par hasard. Il a une liste. Et on est dessus.
— Tu veux faire quoi ? Lui écrire ? Lui demander une trêve ? Lui offrir des putes et des billets ?
— Non. Je dis juste qu’il faut que Ramon se casse. Le temps qu’on comprenne à quoi on a affaire. Le patron est trop visible. C’est une cible facile. Il a besoin d’air. Nous aussi.
Paco se lève, furieux.
— Tu veux fuir Juarez ?! Tu veux laisser cette ville à un seul mec ?!
— Ouais. Parce que si on reste groupés, on devient des cibles. Des putains de lapins dans un couloir.
— Tu crois que c’est encore la jungle ? Tu crois que c’est un jeu de chasse ? C’est la putain de Bourse maintenant ! C’est Zurich, c’est New York, c’est les agences de notation ! Tu rates un deal, t’as cinquante types en costard qui perdent des millions et qui veulent ta tête. Ramon tient tout ça. C’est un système. Tu touches à un boulon, ça explose. Tu comprends ça, Gustavo ?! Ce mec, il dérègle pas juste un labo. Il fout en l’air le programme.
— Alors faut l’arrêter.
— Exactement. Pas négocier. Pas fuir. On va lui mettre la ville à feu et à sang. Rues, toits, souterrains. Chaque môme avec un flingue. Chaque camion avec une plaque. On va le débusquer, et lui chier dans la bouche avant de le brûler.
Gustavo hoche la tête. Mais sa voix reste basse.
— Si on y arrive pas vite, on n’aura même plus besoin de le chercher. C’est lui qui viendra. Et ce jour-là… va falloir prier très fort, Paco.
— Bouge-toi le cul. Et reviens avec un scalp. Ou plusieurs.
Le lieutenant sort. Sans un mot.
C’était la fin d’un enregistrement de conversation téléphonique. Victor pressa sur un bouton de sa console de lecture, ainsi donc Zurich, et Washington, et Wall Street, aussi ? Intéressant. Oui, ça ressemblait à un réseau politico-financier. Un planning pour des transferts de capitaux.
Des capitaux énormes.
Il insère la carte mémoire dans une enveloppe, et écrit un nom dessus : DEA — PRIORITY INTEL.
La chasse continuait.
***
Cela faisait trois semaines que Victor était parti, et Luna tremblait d’angoisse. Elle n’avait reçu aucune nouvelle, et ce silence devenait insupportable. Rebecca, elle aussi, ne donnait plus signe de vie. Alors Luna se décida. Elle osa sortir de la demeure de Victor pour aller voir sa sœur, s’assurer qu’elle allait bien.
Rebecca vivait dans un appartement moyen. En arrivant sur les lieux, Luna repéra la Jeep, et poussa un soupir de soulagement. Pour passer inaperçue, elle portait une casquette et des lunettes, un jean, des baskets, et une vieille veste en cuir marron.
À sa grande surprise, la porte était entrouverte.
Elle entra en silence. Une forte odeur de whisky, de sueur et de solitude la saisit à la gorge.
Dans le salon, les volets étaient à moitié fermés. Un reste de lumière tombait sur un canapé éventré par les coudes, et sur Rebecca. Écrasée là, bouteille vide à la main, une autre entamée à ses pieds, elle buvait à rasades, le regard perdu dans le vide. Farouche. Brisée.
Luna resta pétrifiée, comme si elle faisait face à un spectre. Jamais elle n’avait vu sa grande sœur aussi… abîmée.
Rebecca leva enfin les yeux vers elle, et secoua la tête avec un air dégoûté.
— Que ceux qui m’aiment pas lèvent la main ! lança-t-elle en levant sa bouteille avant d’en boire un grand coup.
Luna la fixait, hébétée.
Rebecca reprit, un sourire amer aux lèvres, la voix tremblante d’ironie et d’alcool :
— C’est l’histoire de ma vie… Finalement, j’ai rencontré l’homme de mes rêves. Le bémol ? C’est un putain d’homme au grand cœur, doublé d’un cavalier de l’apocalypse. Et moi… moi je le rejette encore et encore parce que j’ai la trouille. Putain… je sais si bien manier les mecs…
Elle la regarda cette fois avec une fureur sourde.
— Et il a fallu que tu lui fasses tes putains de yeux de biche… pour qu’il replonge en enfer. Lui… c’est un fragile, tu sais ? ajouta-t-elle, comme pour se confesser. Il est juste trop humain… Mais c’est quoi, être humain ? C’est accepter tout ce qu’on est. Le bon comme le dégueulasse. Moi j’adorais le bon… et je rejetais le mauvais en lui. Mais j’étais prête à… tout accepter. Putain de merde.
Elle se leva en titubant, puis lui pointa un doigt accusateur :
— Mais il a fallu que tu débarques avec ta merde à toi, pour tout foutre en l’air. Et au final, il est parti affronter tout un cartel… pour tes putains de yeux de biche. Merci Luna…
Elle leva sa bouteille à nouveau, et en but une longue rasade.
— À ta santé, ma puce. Victor, en bon chevalier servant, va bousiller son âme à cause de ma petite sœur… qui sait si bien jouer les victimes.
Luna inspira avec peine, lutta contre la vague d’émotions prête à tout balayer. Elle vacilla, mais tint bon. Et puis elle osa dire ce qu’elle redoutait depuis des jours :
— Je l’aime.
Rebecca plissa les yeux, interdite.
— T’as dit quoi, là ?
Luna prit une grande inspiration, et répéta d’une voix étranglée mais ferme :
— Je l’aime.
— Tu l’aimes ? Tu… l’aimes ? répliqua Rebecca en ouvrant grand les yeux.
— Oui, Rebecca, dit Luna d’une voix vive. Et j’en ai pas honte… J’y peux rien.
Rebecca jeta la bouteille contre le mur. Le verre éclata. Elle s’avança vers elle, menaçante, comme si la rage l’avait d’un coup dessoulée. Luna, cette fois, eut peur.
— T’as couché avec lui ?
— Rebecca…
— RÉPONDS, PUTAIN ! hurla-t-elle, la voix déchirée par la colère.
— Oui, dit Luna sans baisser les yeux.
Rebecca se jeta sur elle comme une lionne déchaînée. Elle la plaqua au sol et commença à la rouer de coups. Luna encaissa deux poings au visage avant que l’instinct ne prenne le dessus. Elle leva les bras pour se protéger, mais les frappes continuaient, désordonnées, pleines de rage et de chagrin.
Alors, Luna fit ce qu’on lui avait appris à faire : elle verrouilla ses jambes autour du bassin de Rebecca, bascula sur le côté gauche, et roula en arrière pour se relever. Elle se remit en position, haletante, le souffle court.
Mais Rebecca était déjà debout. Et elle revenait à la charge.
— Tu l’as regardé avec amour ?! cria-t-elle en fonçant. Avec envie ?! T’AVAIS PAS LE DROIT DE FAIRE ÇA ! Tu crois que je t’ai amenée chez lui pour te le donner en cadeau ?!
Elle lança un nouveau coup de poing — cette fois, Luna riposta. Un uppercut en plein ventre qui plia Rebecca en deux.
— Espèce de salope… toussa-t-elle.
— NON ! hurla Luna, sa voix résonnant comme un coup de tonnerre. Tu ne comprends pas… et tu comprendras jamais.
Elle se tenait droite, tendue, le regard incandescent.
— Tu crois que je t’ai volé Victor ? Non, Becca. J’aime Victor. Pas pour ce que tu crois. Je l’aime parce que c’est un homme bon. Parce qu’il est généreux. Parce qu’il est aussi brisé que toi et moi. Tout ce qu’il voulait… c’était quelqu’un qui l’accepte comme il est.
Elle s’approcha, les poings encore tremblants.
— Peut-être qu’il voulait même… qu’on voie ce côté dégueulasse, comme tu dis. Mais Victor est ce qu’il est parce qu’il a survécu. Tu peux pas lui demander d’être une moitié, juste pour te rassurer.
Et alors, les mots tombèrent comme une sentence :
— Soit tu le prends en entier, soit tu peux aller te faire foutre.
— La ferme, gronda Rebecca. C’est MON homme. À MOI. Rien qu’à moi. Tu piges ?
Sa voix tremblait de rage.
— Tu dois cesser d’en parler. Cesser d’y penser. Cesser de t’émerveiller de sa putain de noblesse de caractère. Dès maintenant. Tout de suite !
Elle serra les poings.
— Oh, que j’ai envie de te choper par les cheveux et de…
— Essaie seulement ! hurla Luna. Essaie, pétasse, et je t’arrache les yeux !
Rebecca la frappa. La force et la vitesse du coup surprirent Luna, mais elle absorba le choc, et répliqua d’un crochet fulgurant à la joue de Rebecca. La plus petite des deux ne recula pas pour autant, et la bagarre recommença.
Rebecca fut étonnée de la force de sa sœur. Luna faisait un peu plus d’un mètre soixante-quinze, soit près de cinq centimètres de moins que Rebecca, et était de sept kilos plus légère. Pourtant, elle cognait au-dessus de son poids, et ses coups étaient aussi précis que bien minutés. C’était une jeune femme qui pensait à ce qu’elle faisait et qui savait garder la tête froide en combattant. Elle ne frappait pas aveuglément et ne laissait pas sa colère l’emporter. Rebecca admirait cela.
Luna entra dans le périmètre de sa sœur et lui martela l’estomac d’une série de coups. Rebecca attrapa Luna par les cheveux avec sa main gauche et la força à relever la tête. Puis, elle lui décocha une droite courte et sèche au visage. Luna plia sur ses genoux. Rebecca relâcha les cheveux et arma une nouvelle droite. Luna bondit en avant et lui balança un coup de boule en plein menton. Rebecca vit défiler des étoiles dans sa tête et dut reculer d’un pas. Deux directs du gauche de Luna la forcèrent à reculer davantage, mais Rebecca les bloqua avec son bras droit, et asséna un crochet du gauche qui percuta Luna à la tempe, faisant éclater la peau.
Le combat s’éternisait. Pour chaque coup que portait Rebecca, il y en avait deux en retour. Mais la force semblait abandonner la plus petite des deux. Rebecca le sentait. La puissance de ses coups commençait à saper les forces de Luna. Pourtant, celle-ci tenait bon et continuait d’attaquer. Du sang coulait le long de sa joue, et il avait un œil presque entièrement fermé. Rebecca vint lui appliquer le coup de grâce, mais fut trop pressée et de fait manqua son coup. Luna lui balança un crochet du droit en plein sur le nez, qui se brisa, et à ce moment du combat, elle commença à ressentir la douleur.
À présent, les deux combattantes se déplaçaient plus lentement, à la recherche d’une ouverture. Luna frappa Rebecca deux fois de suite en plein nez. Rebecca, elle, s’acharnait sur l’œil gonflé. Elle savait qu’il n’y avait qu’une issue possible à ce combat. La plus grande battait toujours la plus petite. C’est gravé dans la pierre.
Rebecca venait de trouver son second souffle, et les coups de Luna ne la dérangeaient pas plus que des piqûres de moustiques. Elle n’avait besoin que de placer une bonne droite. Luna passa à l’attaque, et décocha trois gauches correctes, suivies d’un direct du droit à la face de son adversaire. Au moment où la droite allait toucher, Rebecca vit une ouverture et riposta d’une droite puissante au menton de sa sœur. Elle s’écroula sur le sol, puis fit une roulade et se releva ; elle tituba un peu et se rua aussitôt en avant. Rebecca la frappa de nouveau. Cette fois, le combat aurait dû être terminé, mais Luna se força à se relever et avança au contact d’une démarche chaloupée.
Rebecca la laissa approcher et lui décocha un crochet du gauche enchaîné par un uppercut du droit. Luna tomba à la renverse sur le sol. Elle poussa un grognement, roula sur son côté et se mit à genoux. Elle poussa sur ses jambes et se releva. Elle se mit en garde, les poings dressés, et avança.
Bien qu’elle la détestât en ce moment, Rebecca n’en était pas moins impressionnée par le courage de sa sœur. En une autre occasion, elle aurait accepté le combat et l’aurait battue à mort. Mais la voir se relever encore et encore lui prouva qu’elle avait changée, ce n’était plus l’adolescente rebelle qui défiait et provoquait tout le monde. Luna avait grandi et était une femme désormais, et c’est seulement maintenant que Rebecca le réalisait, elle aimait vraiment Victor, et c’est cet amour qui avait rendu Luna ce qu’elle était maintenant, ou ce qu’elle toujours était sans que personne ne le voit.
Il n’y avait presque plus de colère en elle, et Rebecca réalisa qu’elle n’avait en fait aucune envie de continuer ce combat.
— Tu es vraiment amoureuse, hein ? demanda Rebecca en haletant, le visage ruisselant de sueur et de sang, les poings encore dressés, mais sans y croire.
Luna ne répondit pas tout de suite. Elle tituba, cracha un filet de sang, puis hocha lentement la tête, les yeux brillants malgré l’hématome qui lui fermait presque une paupière.
— Ouais, souffla-t-elle. A en crever.
— A en crever qu’elle dit ! dit Rebecca froidement.
Elle baissa la tête lentement, les mains crispées sur ses genoux, le regard fixé au sol. Une larme traîna le long de sa joue, mais elle l’essuya d’un revers sec. Pas question, si sa sœur a passé un cap malgré toutes les merdes qu’elle a fait, alors elle aussi, oh que oui plus question de rester là à observer sans réagir. D’un geste brusque, elle se releva.
— Allez tous vous faire foutre !
Elle se tourna vers Luna, le visage dur, mais cette fois sans haine.
— J’ai pas traversé l’enfer pour regarder ce type crever dans le silence d’un désert, le cœur en miettes, parce que j’ai été trop lâche pour me battre pour lui. J’ai pas survécu à l’Afghanistan, aux connards, à mes propres cauchemars… pour laisser un enfoiré foutre le camp avec mes sentiments dans les poches !
Luna ouvrit la bouche, mais Rebecca la coupa net :
— Toi tu la fermes. J’te pardonne pas. Pas encore, t’es encore mal barrée. T’as baisé avec un gars qui m’est cher, je te jure qu’il faudra longtemps pour que je me retienne encore pour te foutre une branlée. Mais je te comprends. Tu l’aimes ? Parfait. Alors espérons qu’il en réchappe. Mais moi… moi je vais le chercher.
Elle tituba une seconde, encore sonné. Puis d’un geste brutal, elle balança la bouteille de whisky à travers la pièce. Elle éclata contre le mur dans une pluie de verre.
— J’vais le ramener. Parce que cette fois, c’est moi qui vais le porter sur mes épaules s’il le faut. Lui qui a toujours tout supporté pour les autres, il a le droit de tomber. Et moi, je serai là pour le relever.
Elle passa une main dans ses cheveux en bataille, alla vers la salle de bain, ouvrit le robinet d’eau glacée et s’y pencha pour se rafraîchir le visage. Elle inspira longuement. Quand elle revint dans le salon, elle avait déjà changé.
La Delta Force. La flic. La grande sœur. La femme. Tout s’était recollé. Elle attrapa les clés de la Jeep, puis s’arrêta, la main sur la poignée de la porte. Elle n’avait pas encore regardé Luna depuis qu’elle avait parlé de partir. Elle finit par se tourner vers elle.
— Tu viens ?
Luna leva les yeux, surprise.
— Tu veux que je vienne ?
Rebecca resta un instant silencieuse, puis hocha lentement la tête.
— Magne toi, on a perdu assez de temps comme çà.
Luna se releva, encore tremblante, le visage marqué de coups, mais les yeux déterminés.
— Je le laisserai pas tomber, moi non plus.
Rebecca s’approcha, plus calme.
— Là où on va, y’a pas de règles. Et si tu me gênes, je te laisserai derrière. Compris ?
— Compris, dit Luna.
Rebecca la fixa longuement. Puis, presque en murmurant :
— T’es qu’une pétasse…
Elle ouvrit la porte. Le soleil de fin de journée inonda l’appartement. Luna en la suivant murmura malgré elle :
— Et toi tu cognes comme un poids lourd.
***
Le lieutenant s’appelait Marco « El Güero » Zepeda. Il portait encore les traces de la vie facile : montre en or, tatouages coûteux, baskets immaculées. Mais maintenant, il était attaché sur une chaise, dans une maison abandonnée en périphérie de Chihuahua, la bouche baillonnée d’un simple torchon sale, et les yeux cernés par deux heures d’attente dans le noir complet.
Victor avait pris son temps. Pas par sadisme. Mais parce qu’il savait que la peur mûrit mieux dans le silence. Il l’avait laissé seul. Pas un bruit, pas une voix. Juste l’odeur de la poussière, du sang sec au sol, et des gouttes de sueur acide qui lui coulaient dans le dos.
Quand Victor ouvrit enfin la porte, ce fut comme une détonation. Un faisceau de lumière blanche brisa l’obscurité. Il entra sans un mot, déposa une petite mallette sur une table en métal rouillée, puis s’assit en face.
Il ne ressemblait plus à un homme. Plutôt à une décision déjà prise. Le genre d’être qu’on ne supplie pas. Un regard gris, mortel, qui disait : Je sais ce que je fais, et tu ne vas pas aimer.
Victor ôta le bâillon d’un geste lent.
Marco tenta un sourire, mais sa mâchoire tremblait.
— Écoute mec… Si c’est à propos de la fille… j’te jure que c’est pas moi… J’ai rien fait à Luna, j’te jure sur ma—
Victor sortit un dictaphone de sa veste et le posa sur la table.
— Ton patron a donné un ordre. Quelque part, quelqu’un a appuyé sur une gâchette. Et moi, je veux savoir d’où est partie cette balle. Qui l’a commandée. Et pourquoi. T’as dix minutes, Marco. Pas plus.
— T’es un malade… Tu crois que tu peux me menacer ? Tu sais qui je suis ?
Victor se pencha lentement, très lentement, jusqu’à ce que leurs visages soient à trente centimètres l’un de l’autre.
— Tu n’as plus besoin de t’inquiéter de qui tu es. Ce qui compte maintenant, c’est ce que tu vas devenir.
Il se leva. Ouvrit la mallette. À l’intérieur, rien de barbare. Pas de scies, pas de pinces. Juste des gants noirs, une seringue, un petit flacon transparent et… un tournevis.
Victor prit le tournevis. L'examina. Puis se tourna vers Marco.
— Tu veux que ce soit rapide ? Parle-moi du Docteur. Parle-moi de ses caches. Des expéditions. Des fusils Tavor, des AK polonais, du fric sale envoyé via les enfants de putain de banques panaméennes. Parle-moi, Marco.
— Je… je peux pas. Si je parle, ils me tuent.
Victor inclina la tête. Son regard n’exprima rien. Même pas du mépris.
— Et moi, je te tue maintenant.
Puis il approcha.
Et ce ne fut pas rapide.
Il s’approcha lentement, le tournevis à la main, tenant l’outil comme on tiendrait une vérité. Ce n’était pas un instrument de torture. Pas pour lui. C’était un levier. Une clef.
Marco le regardait faire avec des yeux ronds, piégés, brillants de sueur, le souffle haletant. Il était solidement attaché à la chaise en fer, ses poignets marqués de sang sec là où les liens de plastique avaient cisaillé la peau. Sa respiration devint erratique quand Victor s’agenouilla devant lui.
Le tournevis vint se poser, sans appuyer, sur le genou gauche.
— Sais-tu combien de nerfs passent sous la rotule, Marco ? demanda Victor calmement, comme un professeur de sciences naturelles.
Il ne laissa pas le temps de répondre.
Il appuya doucement. Juste un peu. Juste assez pour que le métal glisse contre l’os.
Marco hurla.
Mais Victor ne bougea pas. Pas un frémissement. Il le regardait, de ces yeux pâles, lointains, presque clairs. Pas de haine, pas de rage. Juste… la fonction.
— Il y a deux façons de faire parler quelqu’un, Marco. L’émotion, ou la logique. Le problème, c’est que tu n’as plus le temps pour l’une, et que tu n’as pas la capacité pour l’autre.
Un long grincement métallique sortit de la gorge de Marco, un sanglot rauque mêlé de bile.
Victor se releva, rangea le tournevis dans la mallette, puis revint avec la seringue. La lumière tombait désormais sur son visage : une barbe de trois jours, le coin de la lèvre fendu, des traits tirés, mais une posture droite, impeccable.
— Ça, c’est un paralysant musculaire à action lente, dit-il d’une voix neutre. Pas assez pour te tuer. Juste assez pour que tu sentes tout, en étant incapable de bouger. On va faire ça à l’ancienne, comme dans les caves de Belgrade.
Marco se mit à pleurer.
Victor le regarda s’effondrer. Et dans ses yeux, une ombre passa. Une vieille douleur, un souvenir. Peut-être Rebecca. Peut-être un millier d’autres. Mais elle ne l’arrêta pas.
Il prit Marco par les cheveux, leva son visage ruisselant, et murmura :
— Où est le Docteur ?
— Putain, j’sais pas… j’sais pas où il est ! cria Marco.
Victor le lâcha. Il recula, s’assit de nouveau, patient.
Il resta silencieux.
C’est là que Marco parla. Pas d’un trait, pas en hurlant. Mais à demi-mots. Des noms. Des lieux. Une planque à Hermosillo. Une usine reconvertie à Ciudad Obregón. Le nom d’un intermédiaire, un lieutenant russe au regard d’acier. Du fric qui transite par Zurich, via une société-écran dont le code est "Ceniza Roja".
Victor écouta. Tout. Sans jamais interrompre. Puis, quand Marco eut fini, il hocha lentement la tête.
Il se leva.
— Merci, dit-il.
Marco haletait, en sanglots.
— C’est bon… ? Je… Je peux y aller ?
Victor le regarda avec cette infinie fatigue qui ressemblait à de la pitié.
— Non.
Et il appuya sur la gâchette du silencieux déjà pointé sur le cœur.
Un seul bruit. Étouffé. Brutal.
Marco s’effondra, la tête pendante.
Victor resta là quelques secondes, les yeux fixés sur le corps.
Puis il prit le dictaphone. Appuya sur "stop".
Et sortit.
***
L’asphalte défilait sous les pneus, avalé par les kilomètres, rythmé par le grondement du moteur de la vieille Jeep. Rebecca tenait le volant d’une main ferme, l’autre accrochée à la portière, les doigts crispés comme si elle avait peur que le monde lui échappe encore une fois.
Luna, assise côté passager, gardait le silence. Son visage était un champ de ruines : pommette gonflée, lèvre fendue, hématome sous l’œil gauche, qui continuait à enfler malgré la glace qu’elle tenait contre. Elle avait refusé les pansements. Par fierté, ou par défi. Peut-être les deux.
Rebecca, elle, avait le nez strié de sang séché, la tempe encore douloureuse. Elle portait des lunettes de soleil noires, non pour la lumière — le ciel s’était couvert — mais pour masquer les marques, et peut-être ce qu’elle ressentait.
Un silence dense s’était installé, lourd comme du plomb. Elles n’avaient rien à se dire. Ou plutôt, tout était déjà dit. Entre les coups. Dans les cris. Et ce foutu regard que Luna lui avait lancé quand elle s’était relevée pour la sixième fois, chancelante mais droite, les poings levés, les yeux embués d’un amour que Rebecca n’aurait jamais pu nier.
La route serpentait à travers des étendues arides, les arbres rares et déformés par le vent. Le désert s’étendait comme un jugement. Chaque virage semblait promettre une vérité qu’elles n’étaient pas encore prêtes à entendre.
Luna regarda un miroir et examina une molaire qui menaçait de se déchausser.
— Fais chier, murmura-t-elle en faisant une grimace.
Rebecca lui jeta un bref coup d’œil puis se concentra sur la route.
— Continue à y mettre de la glace, recommande-t-elle d’une voix calme mais toujours froide.
— C’est bon merci, répliqua Luna sur le même ton. J’ai vue pire…
Un autre silence s’installa entre eux, puis Luna osa poser une question.
— Tu crois qu’il est encore vivant ?
Rebecca ne répondit pas tout de suite. Elle se contenta de fixer la ligne blanche discontinue qui s’éloignait devant elles.
— Il l’est, dit-elle finalement. Parce que je refuse qu’il en soit autrement.
Luna tourna la tête vers elle, douloureusement.
— Tu veux dire que tu l’espères.
— Non. Je veux dire que je vais le retrouver. Et qu’il vaut mieux pour lui qu’il respire encore quand j’y arrive.
— Tu comptes faire quoi ? lui casser aussi la gueule ?
— C’est au programme, alors ouais !
Un demi-sourire effleura les lèvres abîmées de Luna.
— T’as toujours été flippante quand t’es en mission.
— Et toi t’es encore plus conne de venir avec moi.
Luna acquiesça.
— Ouais.
Le silence retomba, mais moins dur. Un silence plus habité. Une accalmie. Rebecca abaissa légèrement la vitre, et le vent entra dans l’habitacle, jouant avec leurs cheveux, faisant voler la poussière de la route.
— Tu regrettes ? demanda-t-elle après un moment.
Luna mit du temps à répondre.
— D’être tombée amoureuse de lui ? Non. D’avoir merdé avec toi ? Ouais. J’aurais voulu… je sais pas. Que tu sois pas blessée par ça.
Rebecca esquissa un ricanement rauque.
— Blessée ? Je suis pas blessée. Je suis furieuse. Et fatiguée. Et… ouais, peut-être un peu blessée aussi.
Luna ferma les yeux un instant. Les tremblements dans ses mains ne venaient pas que de la douleur.
— On va pas se tuer, hein ? Toi et moi. Pas pour un homme.
Rebecca soupira. Le vent balaya une mèche de cheveux de son front.
— On va le sauver d’abord. Ensuite on verra si on s’étripe ou si on partage une bière.
Luna hocha la tête.
— Marché conclu.
Rebecca jeta un coup d’œil à Luna. Le silence dans l’habitacle se prolongeait, lourd, étiré par le ronron du moteur et les kilomètres avalés par la route. Elle hésita. Sa mâchoire se contracta, les jointures de ses doigts blanchies sur le volant.
Puis, sans détour :
— Pourquoi lui ?
Luna tourna lentement la tête, surprise. La question semblait venue de loin, d’un endroit que Rebecca n’avait jamais laissé paraître.
— Tu veux dire… pourquoi Victor ?
Rebecca hocha la tête, le regard toujours droit devant elle, sans une expression. Elle n’ajouta rien. La question flottait dans l’air comme une lame suspendue entre elles deux.
Luna ne répondit pas tout de suite. Elle resta un moment immobile, les yeux perdus dans le paysage désertique qui défilait lentement à travers la vitre. Puis, elle essuya la glace fondue sur son visage avec la manche de son sweat, et murmura :
— Parce qu’il m’a vue.
Rebecca fronça légèrement les sourcils.
— Il m’a pas regardée comme une pauvre fille, ou comme une survivante, ou pire… comme une proie. Il m’a pas parlé comme si j’étais un dégât collatéral. Il m’a pas voulu comme un trophée. Il m’a vue comme une personne. Entière. Même avec mes fêlures.
Un silence. Rebecca esquissa un sourire ironique, mais sans réelle malice, juste un réflexe de défense :
— Et ensuite t’as baisé avec lui.
Luna se tourna vers elle, furieuse, les yeux rouges et gonflés, pas seulement par les coups.
— Ok. Réglons ça. Une bonne fois. Tu sais quoi de lui, exactement ? Hein ?
— Bien plus que tu ne l’imagines…
— Sans blague ? dit Luna, sidérée. Alors dis-moi, tu savais que son père l’avait balancé dans une fosse remplie de chiens affamés ?
Rebecca cilla, imperceptiblement.
— Ouais. Une fosse. Avec des chiens. Pas pour l’entraîner, pas pour le forcer à survivre. Non. Juste… parce que son vieux le considérait comme une bouche de trop. Une erreur. Une chose inutile.
Elle marqua une pause, puis enchaîna, plus calme mais le souffle tremblant :
— Tu savais ça ? Moi je le sais… parce que j’ai vu ses cicatrices. Celles sur sa nuque. Celles qu’il cache sans même s’en rendre compte. Et tu veux savoir pourquoi il m’a laissé les voir ? Pourquoi il m’a parlé ? Parce que je lui ai posé la question. Parce que j’ai pas détourné le regard.
Luna secoua la tête, l’amertume au bord des lèvres.
— Alors ouais, j’ai couché avec lui. J’ai couché avec Victor. Mais j’ai pas juste couché avec un mec. J’ai touché un type qui a porté une vie entière de douleur sans jamais la cracher à personne. Et il était… soulagé que quelqu’un ose lui demander d’où ça venait.
Rebecca ne répondit pas tout de suite. Elle serra le volant un peu plus fort. La route s’étirait, droite, interminable. Le soleil couchait ses derniers éclats sur l’asphalte comme un fleuve de feu.
Puis, à voix plus basse, presque absente :
— …Il t’a laissée voir ça…
Luna ne dit rien. Les deux sœurs roulèrent encore un moment en silence. Mais dans cet interstice, quelque chose avait changé.
Quelque chose s’était déchiré. Et quelque chose s’était recousu.
Rebecca ne répondit pas tout de suite.
Ses yeux restèrent fixés sur la route, mais son souffle avait changé. Moins régulier. Plus fragile. Comme si quelque chose en elle venait de bouger, d’un coup, profondément. Elle ne regardait plus vraiment le bitume : elle regardait ailleurs, dans un passé qu’elle s’était jurée de ne plus revisiter.
Puis, d’une voix basse, rauque, sans le moindre vernis de sarcasme :
— Tu sais pourquoi je me suis engagée dans l’armée ?
Luna tourna légèrement la tête, surprise par le ton. Elle secoua doucement la tête.
Rebecca inspira, les mains crispées sur le volant.
— Parce que je croyais que si je faisais assez de bruit avec des armes… j’entendrais plus la voix de celui qui m’a dit, quand j’avais douze ans, que j’étais "le genre de fille qu’on regrette d’avoir mis au monde".
Silence. Luna ouvrit la bouche, mais ne dit rien.
— Et tu sais ce qui est pire ? ajouta Rebecca. C’est que j’ai essayé de le faire mentir. J’ai tout donné. Les stages, les entraînements, les missions, les balles dans la peau, les mecs que j’ai tués sans ciller. Tout. Pour prouver que j’étais pas cette erreur. Pas cette gosse de trop.
Elle déglutit, cligna des yeux.
— Et j’ai cru que j’avais réussi. Que j’étais devenue plus forte que ça. Jusqu’à ce que je croise Victor. Et que je voie dans ses silences exactement le genre de douleur que je croyais avoir enterré pour de bon.
Elle lâcha le volant d’une main pour essuyer rapidement une larme qui menaçait de couler, furieuse contre elle-même.
— Alors quand tu me parles de cicatrices… crois pas que je comprends pas. Je les vois aussi. Sauf que moi, j’ai jamais osé lui demander. J’ai jamais franchi ce putain de pas. Parce que j’avais trop peur que ça m’oblige à regarder les miennes.
Rebecca renifla, essaya de reprendre le contrôle. Elle accéléra légèrement, comme pour écraser l’émotion sous les kilomètres.
— Le truc avec lui… c’est que lorsqu’il accepte de plonger en enfer pour toi… il le fait sans hésiter… sans rien demander en retour… et moi je lui ai jamais dit merci. J’ai juste… continué. Comme si c’était normal.
Luna, les bras croisés, murmura :
— Alors pourquoi t’as attendu qu’il disparaisse pour vouloir te battre pour lui ?
Rebecca tourna la tête, planta ses yeux dans les siens. Il n’y avait plus de colère dedans, juste une intensité farouche, une douleur nue.
— Parce qu’il m’a jamais regardée comme il t’a regardée toi.
Cette phrase resta là, suspendue entre elles, douloureuse et honnête.
Luna baissa les yeux. Elle n’avait pas de réponse à ça.
Rebecca reprit le volant à deux mains. Et lâcha, sans la regarder :
— Mais je m’en fous maintenant. Je veux juste le retrouver. Pour qu’il sache que quelqu’un est venu pour lui, cette fois. Pas par devoir. Pas par pitié. Par choix.
Un silence retomba. Un silence chargé, mais différent. Plus honnête.
Luna se contenta de murmurer, presque inaudible :
— On est plus foutues qu’on croyait, hein ?
Rebecca esquissa un sourire triste, sans la regarder.
— Oh putain ouais.
Le soleil disparaissait lentement derrière l’horizon. Et les deux sœurs, tuméfiées, abîmées, cabossées jusqu’à l’os, roulaient vers l’enfer… avec la ferme intention d’en ramener Victor, coûte que coûte.
***
INT. ENTREPÔT ABANDONNÉ — JUAREZ — NUIT
L’obscurité n’était brisée que par la flamme vacillante d’un vieux briquet tempête.
Victor était assis sur une chaise métallique, son fusil d’assaut calé contre la cuisse. Ses mains, ouvertes sur ses genoux, étaient maculées de sang séché. Devant lui, un homme ligoté à un poteau, à moitié conscient. Un sicario du Galindo. Le souffle court. Les yeux fuyants.
Le sol était jonché de douilles vides, de cordes tranchées, d’eau souillée. Une radio grésillait dans un coin, branchée sur une fréquence interne du cartel. Une voix paniquée hurlait en espagnol, mais Victor ne l’écoutait pas.
Il se pencha vers le prisonnier.
— Il y a un hospice dans la Zona Centro. Un vieil immeuble reconverti. Vous cachez des gosses là-dedans, pas vrai ? Des mineurs. Des mules.
Le sicario secoua la tête. Mais ses lèvres tremblaient. Il suait à grosses gouttes.
Victor sortit de sa veste un petit scalpel, fin, chirurgical. Il le fit tourner entre ses doigts, pensif, comme on caresse une vieille relique.
— Tu sais, il y a des siècles, j’ai connu un Chinois. Il torturait pour le compte de Kubilaï Khan. C’était un médecin. Il appelait ça un art.
Le sicario cligna des yeux. Kubilaï Khan ? Des siècles ? Ce gringo est cinglé…
— Il appelait sa méthode la Mort des Mille. Elle nécessitait un millier de petits papiers de soie, pliés dans un panier. Sur chacun, un mot ou deux. Une partie du corps. Le nombril. La lèvre supérieure. L’orteil médian droit. Le lobe gauche.
Victor haussa légèrement les sourcils, comme s’il donnait un cours.
— Bien sûr, le corps n’a pas mille parties sensibles à la douleur. Un ancien caresseur, c’est ainsi qu’on les appelait, n’en avait répertorié que trois cent trente-six. Alors, les papiers étaient écrits en triple. Ce qui faisait neuf cent quatre-vingt-seize. Et puis… quatre parties n’étaient nommées qu’une seule fois.
Il le fixa, lentement.
— Tu me suis ?
Le sicario hocha la tête, mécaniquement. Il voulait juste que ça s’arrête.
— Bien. Quand le moment venait, le maître plongeait la main dans le panier, choisissait un papier au hasard. Le petit doigt gauche, disons. Tu crois qu’il le tranchait ? Non. Ce serait trop simple. Trop rapide. D’abord, une aiguille sous l’ongle. La deuxième fois ? Il l’épluchait jusqu’à l’os. La troisième… seulement alors, il le sectionnait. S’il retombait dessus, bien sûr.
Victor se leva lentement, scalpel en main.
— Chaque tirage est unique. Et la répétition d’un même supplice rendrait l’exercice monotone. Il faisait mélanger les papiers à ses assistants pour préserver… l’élégance du processus.
Le sicario se mit à pleurer. Ce type n’était pas un tueur. C’était un monstre.
Victor s’accroupit devant lui. Ses yeux n’étaient pas en colère. Pas cruels. Juste… vides.
— Alors, amigo… si tu veux éviter que la théorie ne devienne pratique, tu vas me dire tout ce que tu sais.
Silence. L’autre tremblait. La flamme du briquet s’éteignit d’elle-même. Il faisait noir.
Victor murmura en russe, presque avec tendresse :
— La pitié est un poison lent.
***
EXT. ZONA CENTRO — HOSPICE ABANDONNÉ — AVANT L’AUBE
Le ciel était encore noir. Pas d’étoiles. Juste les reflets blafards de la ville pourrissant dans sa propre lumière.
Victor observait l’immeuble depuis une ruelle défoncée, allongé dans l’ombre entre deux carcasses de voitures. À travers ses jumelles thermiques, les formes humaines brillaient en rouge dans le vieux bâtiment : une dizaine de sicarios, armes en main. Mais aussi, plus petits, plus confus… des enfants.
Il nota les points d’entrée. L’arrière-cour. Le toit. Une porte de service. Une fenêtre condamnée.
Il déposa son fusil d’assaut et assembla un silencieux. Puis vérifia les deux pistolets mitrailleurs à chargeur tambour. Une main calme, froide, qui bougeait comme un automate de guerre.
Victor mit des gants, vêtit une cagoule. Il n’avait plus d’identité. Plus de morale. Juste une mission.
Il entra par l’arrière.
L’action avait commencé à la vitesse de l’éclair, il progressait en tenant son fusil d’assaut droit devant, le premier qu’il voyait surgir il l’abattait en silence. Victor tua ensuite deux autres qui étaient sortit d’une salle avec des bouteilles de cervezas en main, ils n’eurent pas le temps de réagir encore moins voir ce qu’il leur a tombé dessus. Ils avaient juste compris qu’i n’étaient plus au sommet de la chaine alimentaire, et c’était trop tard.
Il descendit au sous-sol, toujours sur ses gardes. Les murs empestaient l’urine, l’eau croupie et la peur. Des matelas sales étaient empilés dans des recoins. Des fils électriques pendouillaient comme des crochets rouillés. Un enfant de dix ans le vit. Figea. Victor leva un doigt sur ses lèvres. Et l’intima de garder le silence. L’enfant hocha la tête, recula en silence dans un recoin. Victor continua.
Un garde sortit des toilettes. Victor ne ralentit même pas. Une balle dans la gorge, une dans le front. Le corps s’effondra avec un bruit mou.
Il récupéra une grenade flash. Avança.
Ils étaient sept dans la pièce. En train de jouer aux cartes, de boire, de se vanter.
Victor ouvrit la porte à la volée, lança la grenade flash, et entra dans la lumière blanche comme un spectre.
Les balles fauchèrent les hommes avant qu’ils ne puissent hurler. Deux tentèrent de ramper. Victor les exécuta d’un tir net dans la nuque.
Un dernier, planqué derrière une table, hurla :
— ¡¿Quién eres, cabrón?!
Victor s’approcha, abaissa légèrement son arme.
— Celui qui vous enterre. Mais qui ne va pas prier pour vous.
Et il tira.
Puis ouvrit une porte, et Victor entra.
Il y avait cinq enfants dans cette pièce. Affamés. Enchaînés. Des seringues par terre. Des gilets sous vide.
Victor regarda un instant le plus jeune, un garçon de huit ans qui serrait une peluche sale. Il sortit un couteau et coupa leurs chaînes.
Puis, doucement :
— Salgamos de aquí. Ahora.
Il les fit sortir dans la cour arrière, les confiant à un vieux voisin qui était sorti pour voir ce qui se passait. Il lui glissa quelques billets et un avertissement :
— Si les flics n’arrivent pas dans une heure, je reviendrai. Et je reprends les billets.
Il s’éloigna ensuite, disparaissant dans l’aube naissante, couvert de sang.
***
Le ciel était bas, couvert d’un gris sale qui semblait coller aux murs décrépis de la station-service. Rebecca coupa le moteur de la Jeep sans un mot. À sa droite, Luna suivait chacun de ses gestes, tendue. Il y avait quelque chose d’inédit chez sa sœur, une froideur militaire, une concentration extrême. C’était comme si l’air autour d’elle avait changé.
Une berline s’arrêta deux places plus loin. Un homme en descendit, la quarantaine bien tassée, corps droit, regard dur. Il portait des vêtements civils, mais la façon dont il se tenait trahissait ses années de service. Un badge dépassait brièvement de sa veste : Lewis — DEA.
Rebecca descendit. Ils se jaugèrent quelques secondes. Aucune accolade. Aucune trace de chaleur. Deux soldats face à face. Deux souvenirs vivants d’un monde dont personne ne voulait parler.
— Tu m’avais dit que tu foutrais plus jamais les pieds à Juarez, lâcha Lewis, sec.
— J’ai menti, répondit Rebecca. Première fois depuis longtemps. T’as un problème avec ça ?
— J’ai un problème avec le fait que t’arrives ici sans renfort, sans mandat, et que tu traînes ta petite sœur dans un nid de serpents.
Luna sentit la pique, mais resta silencieuse. Elle voulait comprendre, pas interrompre. Et il était clair que sa sœur n’était pas là pour faire de la diplomatie.
— Elle encaisse plus que la moitié des gars qu’on a enterrés, reprit Rebecca. Et si t’as accepté ce rendez-vous, c’est que tu sais que quelque chose ne tourne pas rond.
Lewis haussa un sourcil, les mâchoires serrées.
— Tu crois encore pouvoir débarquer comme avant, jouer les nettoyeurs ? Réveille-toi, Becca. T’es plus en opération spéciale. Ici, c’est pas un théâtre de guerre, c’est l’enfer civilisé.
— C’est justement pour ça que je suis là, répondit-elle sans ciller. Tu sais ce qui s’est passé à la Zona Centro.
Lewis soupira longuement, se pinça l’arête du nez. Oui, il savait. Tout Juarez en parlait à voix basse : un hospice transformé en repaire du cartel, vidé de ses sicarios, nettoyé comme par une main invisible. Personne ne savait qui avait fait ça, mais tout le monde savait que ce n’était pas un règlement de compte ordinaire.
— Un type a nettoyé tout un site Galindo, seul. Dix morts. Pas un cri. Pas un coup de feu entendu. Et il a libéré des gosses enchaînés comme du bétail. Tu penses que c’est qui ? Ton fantôme personnel ?
Rebecca ne répondit pas. Elle le fixait avec la même intensité que dans le passé, comme lorsqu’elle s’apprêtait à entrer dans un bâtiment piégé.
— Je veux les infos. Ce que vous avez récupéré. Échos radio, signalements, fichiers financiers. Même les fragments.
— Tu veux la totale, comme avant. Tu crois que tu vas encore gueuler plus fort que les autres et que les portes vont s’ouvrir ?
Rebecca s’approcha d’un pas, plantant ses yeux dans ceux de Lewis.
— Je veux ce que tu ne donnes à personne d’autre. Parce qu’on a traversé Ramadi ensemble. Parce que j’ai sorti ton cul vivant du tunnel. Parce que tu sais que si je suis revenue, c’est pas pour jouer aux flics. C’est pour enterrer les monstres.
Il la fixa. Longtemps. Puis baissa les yeux, battu par la vérité qu’il lisait en elle.
— Y’a un bar dans la Zona Industrial. El Buitre. Ceux qui savent des choses y traînent quand ils veulent se faire remarquer sans se faire tuer. Si ton type traque encore les Galindo, il passera par là.
Luna ne put s’empêcher d’intervenir.
— C’est quoi ce genre de bar ?
Lewis la regarda pour la première fois. Un instant, il sembla surpris. Puis son regard se durcit.
— C’est un cloaque. Un endroit où la vie humaine vaut moins qu’un verre de mezcal. Les rats y viennent pour vendre des secrets. Et parfois, ils se font manger par des serpents plus gros qu’eux.
Rebecca, sans détourner les yeux de Lewis, répondit :
— Ça tombe bien. On n’est pas venues pour boire.
Lewis lâcha un sourire sec, sans joie.
— Tu n’as pas changé. Toujours la même tête brûlée. Mais t’as jamais fui, Becca. T’étais la meilleure. Et la plus dangereuse.
Il lui tendit un morceau de papier, déchiré, griffonné à la hâte : un code, une adresse, une heure.
— Prends ça. Mais fais pas la conne. Si tu tombes sur quelque chose de trop gros... tire dans la tête. Et cours.
Rebecca hocha la tête. Pas de merci. Ce mot n’existait pas entre eux.
Lewis remonta dans sa voiture. Sans un mot de plus, il disparut.
Rebecca retourna à la Jeep. Moteur enclenché, direction la Zona Industrial. Luna, toujours silencieuse, la regarda de profil. Sa voix tremblait à peine.
— T’étais vraiment Delta Force ?
Rebecca répondit sans détourner les yeux de la route.
— Non. J’étais celle qu’on appelait quand Delta échouait.
Luna la regarda, décontenancée, presque admirative — et un peu effrayée. Sa grande sœur n’était pas une dure à cuire. C’était une arme.
***
La route vers la Zona Industrial serpentait entre les carcasses d’usines désaffectées, les murs couverts de graffitis, les grillages tordus. Un chien famélique traversa devant leur pare-chocs, sans presser l’allure. Dans la lumière blafarde du matin, la ville semblait se recroqueviller sur elle-même, comme un corps malade incapable de guérir.
Dans l’habitacle, le silence était devenu lourd, presque pesant. Luna jetait des coups d’œil à sa sœur, la regardant autrement. Plus rien de la Rebecca solaire de leur enfance. Plus rien de la guerrière qui la réconfortait après les cauchemars. Il restait cette femme au regard fixe, au volant, comme si elle pilotait un drone de frappe.
— Tu savais qu’il ferait ça ? demanda finalement Luna d’une voix tendue. Nettoyer un hospice entier… comme une ombre ?
Rebecca ne répondit pas tout de suite. Elle tourna à gauche, évitant un pick-up renversé, puis accéléra dans un silence froid.
— Je savais de quoi il était capable. Mais pas à ce point-là. Pas… sans moi.
Luna serra les mâchoires. Elle ne savait pas ce qui la touchait le plus : l’aveu ou le manque de colère dans la voix de Rebecca. Une forme de tristesse étrange flottait dans la réponse.
— Heureux ceux qui croient car la vérité leur sera révélée, souffla-t-elle.
— C’est quoi ça ? demanda Rebecca brusquement.
— Le Nouveau Testament, répliqua Luna avec un regard aigu.
Rebecca se gara brutalement derrière un vieux bâtiment dont le toit s’effondrait. Le moteur calé, elle ferma les yeux un instant.
— Une fois qu’on l’aura retrouvé, dit-elle lentement. Tu me laisse lui parler… il ne va pas se laisser approcher, il est ancré dans son objectif. Alors retient toi de lui sauter au cou, si jamais tu le croises.
— Tu veux dire quoi, là ? demanda Luna sidérée.
— Il est dans un état second, c’est difficile à expliquer… dit Rebecca d’un ton calme. C’est comme se programmer pour aller jusqu’au bout, et parfois sa peut déraper, alors par pitié, tu me laisse gérer cela, tu piges
Luna baissa les yeux. Elle se sentait soudain minuscule dans cette guerre silencieuse entre adultes déchirés.
— Et moi ? Je fais quoi dans tout ça ? demanda-t-elle avec une sincérité brutale.
Rebecca inspira profondément.
— Tu fais ce que je n’ai pas su faire. Tu restes vivante.
Un instant passa. Puis elle sortit de la voiture, claqua la portière. Luna la suivit.
Devant elles, une devanture décrépite aux vitres noires. Une enseigne clignotante : El Buitre. Des néons rouges, tremblotants comme un cœur malade. Le repaire des ombres. L’antre de ceux qui parlaient trop bas et buvaient trop fort.
Rebecca ouvrit la marche. À l’intérieur, l’air empestait la sueur, le mezcal bon marché et l’électricité statique des silences lourds. Quelques regards se tournèrent vers elles. L’un d’eux, un homme au visage tailladé et aux doigts manquants, plissa les yeux et se tourna lentement vers le barman.
Rebecca repéra un coin sombre. Deux hommes à une table. Un laptop ouvert, un téléphone satellitaire, des liasses de billets.
— Là, dit-elle à voix basse à Luna. Ce genre de types, c’est pas pour commander des shots. C’est pour vendre de la mort. Ou des infos. Et ils sentent déjà qu’on n’est pas là pour rire.
Luna s’humecta les lèvres. Son cœur battait plus vite.
Rebecca s’approcha.
— Messieurs, dit-elle d’un ton calme. Vous savez des choses. Et je suis prête à acheter.
L’un d’eux leva les yeux. Un œil manquait. L’autre brillait d’un amusement mauvais.
— Et si on n’a rien à vendre ?
Rebecca s’adossa contre la table.
— Alors je vais supposer que vous mentez. Et je vais vous prouver pourquoi c’est une très mauvaise idée.
Elle sourit. Pas gentiment. Pas comme une femme. Comme un animal entraîné à tuer proprement.
— Vous savez qui je suis ?
Ils hésitèrent. Le nom ne fut pas prononcé, mais il passa dans leurs regards.
Rebecca Alvarez.
Luna, en retrait, sentit un frisson la parcourir. Ce n’était pas un jeu. Ce n’était plus une aventure. Elle découvrait une vérité nue, brutale : sa sœur n’était pas une survivante. C’était un prédateur.
Et elle venait d’entrer dans l’arène.
Le borgne lui, opina du chef, cette donzelle était l’une des connaissance de Lewis, et il avait intérêt à ne pas mettre la DEA EN en rogne pour une ou deux infos.
— Ok ma belle, tu veux quoi ?
— Le gringo qui fait du grabuge au cartel Galindo, dit Rebecca à voix basse.
— Lui ? Ce fantôme ? T’crois qu’on peut le pister, ce taré ? Il frappe, il disparaît. Pas de trace, pas de visage. Même les autres cartels flippent. J’te jure, y’a des types qui dorment plus, une prime est mise sur sa tête.
— Combien ?
— Il sont prêts à cracher deux-millions de dollars, mais tout le monde hésite. Personne ne voudrait prendre en chasse ce type, on raconte qu’il torture des sicarios avant de les buter. Un de mes indics du cartel a même dégueuler en décrivant les cadavres qu’ils ont découvert.
Luna blêmit, mais Rebecca demeura de marbre.
— El Doctor ? il fait quoi ? demande-t-elle.
— Il s’est retranché dans son repaire, mais si j’étais lui je commencerais à compter ce qui me reste d’heures à vivre. Jouer les Alamo ça peut mal finir, je vous le dis.
— Combien pour cette info ?
— Je ne t’ai donné aucune info, ma belle. Dit le borgne en haussant les épaule. Disons que c’est un cadeau de la maison.
Luna, qui n’avait pas bougé, croisa l’œil du borgne. Pendant un instant, il sembla lire en elle.
— Et toi, gamine… reste pas dans le sillage. Ce genre d’histoire, ça ne finit jamais bien.
Mais elle répondit calmement :
— Ce n’est pas ton putain de problème.
Sa voix ne tremblait pas. Pas cette fois.
Rebecca la regarda. Et dans ce bref échange silencieux, Luna vit pour la première fois une reconnaissance. Un respect.
Tu tiens debout. T’es là.
Elle hocha la tête. Puis elle se retourna.
— On y va.
Le borgne les regarda partir sans un mot. Le bar retomba dans le silence. Mais les fantômes, eux, restaient accrochés aux murs.
Elles quittèrent El Buitre comme on sort d’une tombe. Le soleil s’était levé plus haut, mais la lumière n’éclairait rien — elle soulignait juste un peu mieux la pourriture.
— Deux millions, murmura Luna en marchant vite. C’est le prix de sa tête ?
Rebecca ouvrit la portière, l’air absent.
— Non. C’est le prix de leur peur.
Elle démarra. Le moteur toussa, puis rugit. La route vers l’enfer était toute tracée.
Rebecca pianota sur son téléphone.
— Je vais devoir prévenir Lewis. Ce que t’as entendu là-dedans, Luna… c’est la guerre. Pas un règlement de comptes. Une putain de guerre silencieuse.
Luna fixait l’horizon, les mâchoires serrées. Elle avait froid.
— Et Victor… il est tout seul là-dedans ?
Rebecca répondit sans détour :
— Non. Il est avec ses fantômes.
Il ne respirait presque pas.
Allongé sur un toit plat, l’œil rivé à la lunette thermique de son fusil, Victor observait la villa en contrebas. Trois étages, deux balcons, murs blancs trop propres. Quatre caméras, un générateur indépendant, un sas d’entrée à double porte. Un hospice, disaient les rumeurs. Mais pas pour des enfants. Pour des comptes. Pour des mules. Pour des déchets humains qu’on avait trop utilisés, puis jetés dans cette fosse aux chiens.
Il ajusta la mire. Une silhouette apparut. Fusil à pompe, torse nu, gilet pare-balles : sicario de nuit. Les autres dormaient, ou se croyaient à l’abri. Ils ne savaient pas qu’il était là. Pas encore.
Mais une étincelle, là, dans l’ombre de son esprit, le força à s’interroger. Était-il vraiment dans l’erreur, comme Rebecca le pensait ? À quoi rimait cette guerre qu’il avait déclenchée, une guerre sans drapeau, sans fin, sans pardon ? Chaque fois qu’il faisait sauter un nid de pourriture, la vermine renaissait ailleurs, se restructurait, plus vicieuse encore. Le sang n’effaçait rien. Il noyait seulement le silence.
Qu’avait-il gagné, au fond, à part l’illusion d’un répit ? Une arme à feu ne détruirait jamais un système. Pas à Juarez. Ici, les gens avaient appris à vivre dans les ténèbres, comme le peuple de Bolivie avant que Bolívar ne les mène à la lumière. Mais lui n’était pas Bolívar. Ni Spartacus. Ni Robert le Bruce. Il n’était pas venu libérer un peuple.
Il n’était venu que pour elles.
Victor Kruger, un immortel, un survivant d’autres siècles, n’avait entrepris tout cela que par amour. Mais pour qui ? Pour Luna ? Pour Rebecca ? La première l’avait accepté sans conditions, même dans sa noirceur. La seconde, elle, l’avait repoussé, terrifiée par ce qu’il était devenu.
Et lui, il s’était sacrifié. Pour les deux.
Luna, pour qu’elle échappe à l’enfer des cartels. Rebecca, parce qu’elle était la grande sœur. Parce qu’il voulait la sauver, même contre elle. Même si elle ne voyait plus en lui qu’un monstre.
Ce n’est pas grave, pensa-t-il.
Qu’elles vivent. C’était tout ce qui comptait.
Lui, Victor… continuerait à vivre seul. Pour l’éternité.
Le silence autour de lui était total. Seule la respiration lointaine de la ville, ce murmure électrique et malade, venait troubler le calme pesant du toit. Il n’avait pas bougé depuis des heures. Son corps était immobile, figé comme une statue de guerre, mais son esprit… lui, dérivait ailleurs.
Il pensa à Rebecca, à son regard glacé, à l’amertume tranchante dans sa voix quand elle l’avait traité de monstre. À Luna, qui l’avait regardé partir sans poser de question, comme si elle avait toujours su qu’il ne reviendrait pas. Et à lui-même, surtout. À ce qu’il était devenu.
Immortel. Quel mot grotesque.
Il avait traversé les siècles, vu naître et mourir des empires, des civilisations entières. Il avait aimé, perdu, tué, aimé encore. Mais tout finissait par se répéter. Les visages changeaient, les langues, les armes. Mais les cris restaient les mêmes. Les pleurs des mères, les hurlements des vaincus. Et lui, toujours là, figé dans le temps, incapable d’oublier quoi que ce soit.
Parfois, il se souvenait d’un rire. Une main sur sa joue. Le parfum d’un feu de bois dans une yourte mongole. Un chant andalou dans la nuit. Et parfois, il oubliait jusqu’à son propre nom.
Victor. Kruger. Gradski. Qui était-il, vraiment ? Un nom sur un passeport ? Une rumeur ? Un avertissement qu’on chuchote aux recrues d’un cartel, entre deux lignes de coke ? Ou juste un homme fatigué, rongé de l’intérieur, qui n’attendait plus rien que le silence ?
Il inspira lentement. L’air était sec, chargé de sable. Il se souvenait d’un désert. Un autre. Plus lointain. L’Égypte, peut-être. Il y avait enterré un ami, jadis, sous un ciel semblable. Un immortel comme lui. Tué par devoir. Il n’avait même pas pleuré. Il n’avait plus assez d’humanité pour ça.
Peut-être que Rebecca avait raison. Peut-être qu’il était devenu un monstre. Un être de sang et d’ombres. Et pourtant… il n’avait jamais cessé d’aimer. C’était peut-être ça, la malédiction. Pas l’immortalité. Mais aimer sans fin. Et perdre. Toujours.
Un cliquetis le ramena au présent. Une silhouette bougea près de la porte arrière de la villa.
Il referma la lunette, remonta le col de sa veste. Le masque retomba sur son visage. Celui de l’homme qui tue sans trembler. Qui entre, nettoie, et repart avant l’aube.
Victor Kruger s’était permis une minute d’humanité. Il lui faudrait maintenant plusieurs morts pour l’oublier.
Il resta encore un instant, accroupi sur le bord du toit, les yeux fixés sur la villa en contrebas. À cette distance, il pouvait presque voir les rideaux frémir, deviner les souffles, les cauchemars et les ronflements. Peut-être que certains de ces types rêvaient de leur mère. D’un plat chaud. D’une balle dans la nuque.
Il se demanda ce que lui, il rêvait.
Et il n’en trouva pas la moindre trace.
Il n’avait plus de rêves. Juste des souvenirs. Une mosaïque brisée de vies éparses : un cheval abattu sous lui à Agincourt, un rire de femme dans les rues d’Alger, une promesse murmurée dans un lit à Kyoto, avant que la guerre n’efface tout. Parfois, il entendait encore leur voix. Elles surgissaient sans prévenir, dans le battement d’un store, dans la lumière d’un matin trop doux. Et ça le déchirait, sans qu’il saigne.
Le pire, ce n’était pas l’éternité. Ce n’était pas la douleur, ni même la solitude.
C’était l’idée qu’un jour, il ne se souviendrait plus d’eux. Qu’un siècle finirait par effacer un nom. Un visage. Une voix qu’il avait aimée.
Il en voulait aux mortels pour ça. Pour leur fragilité. Leur beauté fugace. Leur façon de marquer sa mémoire comme un fer rouge, et de disparaître ensuite, sans jamais comprendre qu’ils laissaient une cicatrice.
Il en voulait à Rebecca, surtout. Parce qu’elle l’avait vu, vraiment vu. Et qu’elle avait reculé. Parce qu’elle lui avait tendu la main, puis l’avait laissée retomber. Pas par lâcheté. Par peur. Une peur légitime. Il l’acceptait. Mais il ne la lui pardonnerait jamais. Pas entièrement.
Luna, elle… Luna n’avait rien demandé. Elle était entrée dans sa vie comme un cri. Un refus de mourir. Une gamine cabossée devenue lionne. Il n’aurait jamais dû l’approcher. Et pourtant, elle avait été là quand il s’était écroulé. Elle n’avait pas fui.
C’est pour ça qu’il allait faire ce qu’il s’apprêtait à faire. Pas pour la justice. Pas pour la rédemption. Juste pour qu’elle n’ait plus jamais à courir.
Il se redressa lentement, comme un spectre sortant d’un rêve.
Un à un, il vérifia ses chargeurs. Munitions subsoniques.
Deux grenades thermobariques. Silencieux monté. Fusil bien huilé. Couteau dans la botte. Glock dans le dos. Il n’avait pas pris son épée. Pas cette fois. Ce n’était pas un duel. C’était un message.
Un dernier regard vers le ciel de Juarez, noir, sale, sans étoiles.
Et il sauta.
Victor atterrit souplement sur le balcon du deuxième étage. Talons amortis, pas glissés. Une caméra pivotait lentement vers lui — il tira. Un pop étouffé, lentille éclatée. Il entra par la baie vitrée.
Couloir vide. Odeur de javel et de sueur. Il avança, arme levée, balayant à gauche, à droite. Une porte s’ouvrit — un sicario en slip, mégot aux lèvres. Une balle dans la gorge, une autre dans le front. Le corps s’effondra sans un bruit. Victor continua.
Escalier. Il descendit d’un étage. Trois hommes jouaient aux cartes, ricanant, torse nus, AK posés sur la table. Il lança la première grenade par l’entrebâillement. Foom. Onde de chaleur, meubles soufflés. Un hurlement. Il entra aussitôt, exécuta le survivant rampant d’un tir dans la nuque.
Dans une chambre voisine, un homme se précipitait vers une radio. Victor tira à travers la cloison. Trois impacts. Silence.
Il avança encore, méthodique, méthodique comme la mort.
Une porte blindée, scellée. Sas de sécurité. Il plaça une charge artisanale. Dix secondes. Recule. Boum sec. La fumée s’échappa comme une bête chassée. Victor entra dans ce que certains auraient pu appeler une infirmerie. Deux enfants attachés à un lit. Leurs yeux écarquillés. Des seringues, des carnets. Un homme en blouse blanche se retourna, une arme à la main — trop lent. Deux tirs dans le thorax.
Victor coupa les attaches. L’un des gamins pleurait sans bruit. L’autre ne bougeait pas. Il ouvrit la bouche. Un filet de poudre s’écoula. Victor lui maintint la tête, cherchant à évaluer. Trop tard. Surcharge. Il allait mourir.
Il se releva. Il n’avait pas le luxe de pleurer.
Il descendit vers le rez-de-chaussée.
Deux sicarios attendaient, postés en embuscade. Mauvais angle. Il jeta une grenade à fragmentation dans le couloir adjacent. Les cris couvrirent ses pas. Il tourna, surgit dans leur dos. Trois coups rapides. Têtes éclatées.
Il monta a l’étage, qui était plongé dans une lumière jaune sale. Une seule ampoule nue pendait au plafond, grésillant doucement. Derrière les rideaux lourds, la ville s’étouffait dans son propre silence. Pas de sirènes. Pas de cris. Juste le bruit des pas de Victor sur le sol en marbre poussiéreux.
Assis dans son fauteuil de cuir, El Doctor ne leva même pas la tête. Il sirotait un verre de mezcal, comme s’il attendait un vieux client.
— Alors voilà, dit-il calmement, en posant le verre. Tu es enfin là. J’avais parié que tu viendrais à l’aube. J’ai perdu. Il sortit une montre à gousset d’une poche intérieure. Il est quoi, trois heures ? Un bon moment pour mourir.
Victor resta debout, à quelques mètres de lui. Immobile. Le regard fixe.
— Tu paries souvent sur la mort des autres ? demanda-t-il.
El Doctor sourit. Un sourire de vieux fauve usé.
— Je parie sur tout ce qui respire. C’est la seule constante à Juarez : tout le monde finit par tomber. Les enfants, les femmes, les hommes forts comme toi. On tombe. Et quelqu’un d’autre prend notre place.
Il agita son doigt autour de lui, désignant la pièce : un salon bourgeois, vieil Empire, avec des tableaux aux cadres dorés et des trophées de chasse sur les murs.
— Tu vois cette pièce ? Elle appartenait à un colonel fédéral il y a vingt ans. Avant lui, c’était un banquier. Moi je suis juste… le dernier locataire. Rien de personnel.
Victor s’approcha d’un pas.
— Tu appelles ça de la neutralité ? Ce que tu as fait à ces enfants ? Tu as détruit des vies, pas occupé un bureau.
El Doctor haussa les épaules.
— Ils étaient à vendre. Tu comprends ça ? Le monde n’est pas ce que tu crois. Ce n’est pas un affrontement entre le bien et le mal. C’est un marché. Et les âmes valent ce qu’on est prêt à payer. Tu veux savoir combien coûtait une fille âgée de seize ans ? À peine une moto. Une putain de moto. Pas même neuve.
Il leva son verre vers Victor.
— Et toi, soldat ? Qu’est-ce que tu vaux ? Qui te paie ?
Victor ne répondit pas tout de suite. Il observait l’homme, comme s’il jaugeait le poison qu’il déversait. Puis il s’avança encore, jusqu’à être à portée de main.
— Personne ne me paie. Je suis venu pour fermer le livre.
El Doctor pencha la tête, intrigué.
— Fermer le livre ? Tu parles comme un prêtre. Mais tu n’es pas un homme d’église. Tu es un homme de guerre. Tu crois que ça t’élève au-dessus de moi ? Tu penses que parce que tu fais ça par "amour" ou par "justice", ça t’excuse ? Dis-moi la vérité : tu as aimé ça. Tuer Rosa, mes hommes. Nettoyer mes salles. Voir la peur dans leurs yeux. Tu t’es senti vivant, pas vrai ?
Victor resta silencieux. Son visage était dur, sans expression. Mais ses yeux... ses yeux parlaient d’un gouffre.
— Non, répondit-il. Je me suis senti vide.
Le silence s’installa, pesant. El Doctor le brisa le premier.
— Tu crois qu’en me tuant, tu vas réparer quelque chose ? Tu veux venger Luna ? Tu veux faire pleurer les murs de Juarez ? Écoute-moi bien, Kruger. Tu peux faire brûler cet immeuble. Tuer chaque nom sur ta liste. Mais demain matin, quelqu’un prendra ma place. Il s’assiéra là, dans ce fauteuil, et il appellera la même banque, les mêmes juges, les mêmes flics. Et il achètera une nouvelle Luna. Plus jeune. Plus docile. C’est une industrie. Tu comprends ? Une industrie. Et tu es seul.
Victor posa lentement son arme sur la table basse. Puis il s’assit dans le fauteuil d’en face.
— Oui, je suis seul. Mais toi aussi. Ce soir, tu es le roi d’un désert.
El Doctor cligna des yeux. Un bref instant, une faille dans l’arrogance. Puis il se redressa, bu une dernière gorgée, et posa son verre avec soin.
— Tu n’es pas un sauveur, Gradski. Tu es une conséquence. Comme la peste après la guerre.
— Alors meurs comme un roi, murmura Victor.
Il reprit le Gratch. Une seule balle. Silencieuse. Précise.
El Doctor s’effondra, les yeux ouverts. Pas de cris. Pas de gestes. Juste le dernier souffle d’un homme persuadé que tout avait un prix.
Victor se leva, essuya la crosse avec un mouchoir. Il marcha vers la porte.
Il ne se retourna pas.
Il tua tous ceux qu’il croisait, d’un pas lent, mécanique, implacable. La peste ? Pourquoi pas. Il l’avait vue frapper l’Europe. À l’époque, même son immortalité lui semblait inutile. Il pensait que la fin viendrait par le souffle d’un Dieu en colère.
Mais il avait survécu. Encore.
Et maintenant, il tuait non par devoir, ni par vengeance. Il tuait pour ressentir. Pour retrouver un frisson, une étincelle. Sortir de cette zone de glace où plus rien ne vivait. Son mentor, le Bédouin, l’avait prévenu : « Il y a un état où la bête te gouverne. Et quand tu y entres, prier n’y change rien. »
Il sortit dans la cour, et le sang coula sans retenue. Un sourire fendit lentement ses lèvres. Un rictus ancien. Loin de Kruger le silencieux. Loin du potier. Il croyait avoir tué cette part-là. Il croyait l’avoir enterrée après l’An Nam, ou Sarajevo. Mais elle était là, vivante. Tapie.
Le Kurgan.
Et cette bête, enfin libérée, dévora ce qui restait de Victor Kruger.
Pourquoi maintenant ? Pourquoi ici ? Était-ce ce que El Doctor lui avait jeté au visage ? Cette vérité simple : il ne sauverait rien. Rien ne changerait.
Qu’est-ce qui avait changé, au fond ?
Un impact. Une douleur aiguë. Une balle l’avait frappé à l’épaule.
Il se retourna. Abattit l’assaillant sans même réfléchir. Le sang coulait, mais sa chair se referma, expulsant la balle comme une maladie étrangère. Sa peau la rejeta. Comme si même son corps refusait de rester humain.
Victor Kruger était mort.
Et le Kurgan marchait à nouveau.
Mais alors… il entendit.
Un cri. Une voix.
Quelqu’un l’appelait.
Quelqu’un l’appelait.
— Victor !
C’était un nom. Était-ce le sien ? Il n’en savait rien. Tout ce qu’il voyait, c’était du brouillard. Rouge. Dense. Et des chiens. Ils tournaient autour de lui. Invisibles, mais proches. Prêts à le déchiqueter.
— Victor !
— Luna, recule, il ne t’entend pas…
Les voix flottaient, lointaines, irréelles. Il avançait, arme en main, les yeux fous. Les chiens approchaient.
Et puis une silhouette apparut dans le brouillard.
— Victor, je vais avancer vers toi. Écoute-moi bien…
Pourquoi ne tirait-il pas ? Un simple tir, et tout serait fini. Il pourrait retourner au néant. Alors pourquoi ?
— Je sais que j’ai merdé avec toi. Mais je n’ai plus peur maintenant. Je t’accepte. Tout entier. Il faut que tu arrêtes… Tu en as assez fait. Luna est en sécurité. Tu as sauvé ma sœur. Et je te remercierai jamais assez pour ça… bordel de merde…
— Ne vous approchez pas ! aboya-t-il, le doigt crispé sur la détente.
— Tu sais ce qui m’a fait tomber amoureuse de toi ? C’est pas ton côté beau gosse taciturne… C’est ta putain de capacité à aimer. À te sacrifier pour les autres. T’as jamais rien demandé en retour. Tu portes tout. Même ce que t’as pas causé.
— Un pas de plus et je vous tue !
— Alors tue-moi ! Je m’en branle ! Je vivrai pas sans toi sur ce foutu globe, Victor ! Je t’aime. Tu m’entends ? Je t’aime à en crever.
Cette révélation fit l’effet d’un coup de tonnerre, il sentit une douleur terrible dans sa tête, et la silhouette s’approcha encore.
— Je ne vous connais pas…
— Si, tu me connais. C’est moi. Rebecca.
Ce nom.
Et puis son visage. Lumineux. Sale, en larmes, magnifique. Un ange tombé en enfer. Victor baissa son arme.
— Oui… c’est moi, souffla-t-elle. Ton emmerdeuse.
Il lâcha son arme. Le monde retrouva ses couleurs. Une vague de fatigue l’écrasa. Il tomba à genoux. Rebecca courut vers lui. Elle l’attrapa par le visage et planta son regard dans le sien, tremblante, suffoquant de pleurs.
Victor hocha faiblement la tête. Il était là. De retour.
Alors elle se jeta sur ses lèvres, l’embrassa à pleine bouche, avec fureur, avec amour, avec rage. Elle pleurait, elle riait, elle l’agrippait comme si le monde entier allait s’effondrer s’il s’éloignait.
Et lui… il renaissait. Grâce à elle. À cause d’elle.
— Je te retrouve enfin, sale enfoiré… gémit-elle dans un souffle.
Luna les regardait à distance. Des larmes coulaient sur ses joues. Elle sourit doucement, à travers sa douleur. Sa sœur l’avait sauvé. Victor aussi.
Et peut-être… s’étaient-ils sauvés l’un l’autre.
***
Une semaine plus tard – Le retour
Le soleil entrait paresseusement par les persiennes, baignant le salon d’une lumière dorée. La maison sentait le café, le linge propre, et cette chaleur sourde des lieux habités. On n’entendait que le ronron du ventilateur au plafond, et parfois le froissement des pages d’un livre que Rebecca feuilletait sans vraiment le lire.
Victor dormait encore à l’étage. Il récupérait. Son corps, aussi immortel soit-il, avait encaissé. Pas les balles, ni les coups. Mais la solitude. La rage. Le poids d’un siècle revenu frapper à sa porte. Chaque nuit, il s’endormait dans les bras de Rebecca comme un homme naufragé qui retrouve la terre ferme. Elle veillait sur lui. Elle avait cessé de fuir ce qu’elle voyait en lui. Elle ne voulait plus qu’il ait à se battre seul.
Et Rebecca pour la première fois le regarda sous sa véritable forme. Il n’était plus le géant tueur, ou l’immortel survivant. Mais un enfant qui dormait dans ses bras, qui se serrait contre elle, qui se réveillait pour s’assurer qu’elle n’était pas un rêve, elle bien sûr lui caressait ses longs cheveux noirs, le bordait, et le laissait s’endormir dans ses bras paisiblement.
C’était donc cela avoir son homme ? le regarder et l’aimer plus que tout au monde ? Rebecca le découvrait, et c’était merveilleux. Elle restait a ses côtés et ne le quittait plus d’une semelle, pour s’occuper elle choisit un livre dans une étagère au-dessus du lit, elle les observa, puis sortit un vieux volume usé et abusé, dont les pages étaient toutes cornées : Don Quichotte, le célèbre roman de Miguel de Cervantes.
Qui cherchait des vibrations tout à l’heure ? Rebecca maintenant, pouvait presque sentir les doigts qui avaient tourné et retourné ces pages inlassablement. Et pourtant, à première vue, ce n’était pas un livre facile, mais plutôt le genre d’ouvrage à figurer sur une liste de lectures obligatoires, pour un certificat de littérature.
Un signet marquait le début d’un long discours du généreux hidalgo, et plusieurs phrases étaient soulignées au crayon. Rebecca le lut tout entier, puis revint à un passage précis pour le lire une seconde fois : Don Quichotte parlait en ces termes :
« Abandonnons à leur sort ceux qui affirment que le savoir est plus important que les armes. Je leur démontrerai en effet qu’ils ignorent de quoi ils parlent. Car pour affirmer de telles choses, ils restent persuadés que les labeurs de l’esprit sont supérieurs à ceux du corps. Comme si toute action physique ne requérait à aucun moment l’intervention de l’esprit. L’usage des armes n’est pas exclusivement un exercice physique : il exige non seulement un grand courage moral, mais aussi beaucoup d’intelligence et de compréhension. Et l’esprit du combattant travaille tout autant que son corps, puisque c’est lui qui parvient à sonder l’ennemi, pour démasquer ses desseins, déjouer ses stratagèmes, et prévenir les dangers les plus imminents. Ce sont bien là des opérations de l’esprit où le corps n’entre pas en jeu. »
Vibrations, oui ! Le livre trépidait presque dans les mains de Rebecca. Elle leva les yeux un instant, s’attendant à voir Victor à côté d’elle, souriant de la trouver ainsi absorbée. Mais il dormait toujours.
Dieu comme il était doux de découvrir exprimées dans un livre, le contenu exact de ses pensées ! Elle reprit sa lecture, et tomba sur un autre long passage passionnant, où l’auteur établissait un parallèle entre l’homme de savoir et le guerrier. « Le soldat souffre autant que le chercheur, mais en outre il risque sa vie ».
Depuis combien de temps lisait-elle ? Rebecca leva les yeux du livre, comme tirée d’un rêve. Brusquement, elle frissonna. Son homme de savoir, son guerrier bien-aimé, allait devoir se battre à nouveau, affronter les autres immortels. Mais cette fois, elle serait là. Elle ne le laisserait plus seul.
Elle referma le vieux volume, doucement, comme on ferme un souvenir précieux. Elle le lirait plus tard.
Elle se pencha vers Victor, l’embrassa sur le front, très légèrement, comme on embrasse un homme fragile. Puis elle quitta la chambre en silence, laissant la lumière dorée glisser sur le lit défait.
Dans la cuisine, Luna sirotait un chocolat chaud. Elle leva les yeux en voyant sa sœur, et lui adressa un sourire tendre. Rebecca portait un T-shirt trop grand — celui de Victor, sans doute — et les yeux cernés, encore fatigués. Mais il y avait en elle quelque chose de neuf, de calme.
— Il dort encore ? demanda Luna.
Rebecca ne répondit pas tout de suite. Elle jeta un regard vers l’escalier, puis revint à sa sœur avec un demi-sourire.
— Il guérit. Lentement. Chaque nuit, il dort un peu plus longtemps. Et quand il se réveille, il me regarde comme si j’étais un miracle.
Luna baissa les yeux, puis sourit à son tour. Elle parla d’une voix douce, sans amertume.
— Il t’aime à en devenir fou, Rebecca. J’espère juste que tu le réalises, maintenant.
Rebecca détourna les yeux, gênée, presque timide. Son sourire se fit plus fragile.
— Mon homme… C’est bizarre de dire ça. J’entendais d’autres pétasses le balancer à tout bout de champ, comme un accessoire. Mais là… là, je comprends enfin ce que ça veut dire.
— Et ça veut dire quoi pour toi ? demanda Luna doucement.
Rebecca haussa les épaules, les yeux brillants, limpides.
— Rien. Ou plutôt… tout. C’est juste des mots pour dire que c’est lui. À moi. Peut-être qu’un jour je sortirai une punchline stylée pour dire ce que je ressens, mais… c’est pas mon truc, la poésie.
Elle marqua une pause, puis souffla presque dans un murmure :
— C’est mon homme. Et je l’aime.
Luna ne répondit pas. Elle la regarda avec un sourire discret, les yeux humides. C’était fini. Elle l’acceptait. Elle le bénissait, même. Et dans ce silence partagé, il y avait quelque chose de très doux. Une paix nouvelle.
Rebecca s’installa face à elle, s’empara de la tasse que Luna lui avait préparée sans un mot. Elles restèrent là, quelques instants, à siroter leur boisson dans le silence tiède du matin. Puis Luna prit une grande inspiration. Ses doigts jouaient nerveusement avec la cuillère.
— Je vais partir, Becky.
Rebecca releva la tête, lentement. Elle n’avait pas besoin de poser de question. Son regard s’attarda sur le visage de sa sœur, sur cette sérénité étrange qu’elle n’avait jamais vue là avant.
— Où ? demanda-t-elle simplement.
— Miami. J’ai une pote là-bas, une vraie, pas une de ces connaissances toxiques qui te bousillent en t’appelant “ma sœur”. Elle m’a proposé de m’associer pour ouvrir un salon. Un truc à nous. Tatouages, piercings… Un vrai endroit qui ressemble à qui on est. J’ai dit oui.
Rebecca la fixa un instant, en silence. Puis elle hocha doucement la tête.
— Plus de MMA ?
— Terminé. Je… j’ai plus envie de frapper, Becky. J’ai plus envie qu’on me frappe non plus. J’ai fait ce que j’avais à faire. C’était une guerre. C’est fini.
Rebecca baissa les yeux vers sa tasse. Une larme, discrète, s’était formée au coin de son œil. Mais elle ne coulait pas. Elle la retint. Comme elle avait toujours tout retenu.
— Tu pars quand ?
— Ce soir. J’ai déjà mon billet. Je voulais… je voulais pas vous le dire plus tôt. Je voulais juste… attendre que tu sois là, vraiment là.
Rebecca posa sa main sur celle de sa sœur. Elle serra doucement.
— Tu fais bien. C’est une bonne idée, Luna. Tu mérites de vivre pour toi, maintenant.
Luna sourit, les yeux brillants.
— Et toi, tu mérites de vivre pour lui. Et avec lui.
Un silence s’installa entre elles. Mais il n’y avait plus rien à prouver, plus rien à rattraper. Juste deux sœurs, après la tempête.
Luna se leva. Elle fit quelques pas vers le couloir, puis revint sur ses pas et enlaça Rebecca. Longtemps. Fort. Comme quand elles étaient enfants et que le monde faisait peur.
— Je t’enverrai des photos du salon, dit Luna dans un souffle.
— Je viendrai me faire tatouer. Une horreur. Juste pour t’énerver.
Elles rirent un peu. Puis Luna s’éloigna.
Et Rebecca, seule dans la cuisine, laissa enfin couler cette larme.
Et dans le silence revenu, elle se dit qu’il fallait parfois traverser l’enfer pour mériter un peu de paix.