Le Kurgan
Chapitre 12 : Le Coyote
42989 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 05/07/2025 23:52
Boeing 777X en approche finale. L’appareil en provenance de Londres descendait vers l’aéroport de Schwechat, à Vienne. Confortablement installé près d’un hublot à l’arrière de l’avion, Chris Tellier observait les feux de signalisation défiler sous lui, alors que le train d’atterrissage mordait bientôt le sol. Une dernière fois, les lumières des balises, les chiffres alignés de part et d’autre de la piste et la mer d’herbe éclairée faiblement s’évanouirent, remplacées par la bande de bitume noir, luisante sous la pluie. Les roues touchèrent le sol dans un grondement précis.
La précision, toujours. Il aimait ça.
Chris se souvenait des ponts de navires à voile. À l’époque où il servait dans la flotte impériale française, il avait cru que rien ne remplacerait un bateau. Qu’aucun engin ne pourrait égaler l’élégance d’un grand voilier prenant le vent. Il avait été naïf. Aujourd’hui encore, en regardant les ailes flexibles de cet oiseau de métal, il se demanda si penser qu’aucun appareil ne pourrait un jour remplacer un avion ferait de lui un homme encore plus naïf. Le progrès ne s’arrêtait jamais. Et même pour un immortel de trois siècles, c’était une chose fascinante.
Christophe Tellier, ancien soldat de la Grande Armée, était aujourd’hui l’un des tueurs à gages les plus redoutés du milieu européen. Il n’avait pas choisi ce métier. Il l’avait perfectionné.
Dès la sortie de l’aéroport, il donna son nom à la réceptionniste, une jeune femme blonde au sourire mesuré. Elle consulta la grille de casiers derrière elle, en extirpa une carte blanche sur laquelle était simplement inscrit :
« Appeler le 61 44 03. Demander Schuler. »
Sans dire un mot, Chris se détourna, la carte dans une main, et se dirigea vers une rangée de cabines téléphoniques en verre dépoli. Il composa le numéro.
Une voix, allemande, rapide et sans détour :
— Herr Schuler. L’adresse est transmise. N’oubliez pas les consignes. Discrétion totale.
Puis le clic de la ligne coupée.
Chris rangea la carte dans sa poche et quitta la cabine. Il héla un taxi et indiqua simplement l’adresse transmise. Aucun autre mot ne fut échangé pendant le trajet. Il fixait la ville derrière la vitre embuée, comme s’il la connaissait déjà.
Le taxi le déposa devant l’hôtel. Chris leva les yeux vers la plaque de rue où les lettres gothiques dessinaient un nom ancien et froid. Au-dessus de la porte, les capitales austères annonçaient : Pension Kleist. Sans un mot, il jeta son mégot sur le trottoir humide, l’écrasa du bout de sa chaussure et entra.
L’employé de la réception avait le dos tourné, occupé à consulter un registre, mais le léger grincement de la porte le fit se retourner. Chris ne se dirigea pas vers le bureau. Il fila droit vers l’escalier, sans ralentir, comme s’il connaissait déjà les lieux. L’employé ouvrit la bouche, prêt à l’interpeller, mais le Français se retourna brièvement et lança d’un ton sec, presque machinal :
— Guten Abend.
— Guten Abend, mein Herr, répondit l’autre, pris de court.
Mais Chris avait déjà disparu dans l’escalier.
Il gravit les marches avec aisance, deux par deux, sans hâte apparente. Arrivé au premier palier, il s’immobilisa. Un rapide regard sur l’unique couloir lui permit de repérer, tout au fond, la porte marquée du chiffre 68. Il compta quatre portes en revenant vers lui. 64 devait se trouver à six ou sept mètres. Il y jeta un œil. Sur la gauche du couloir, un rideau de velours rouge, passé par le temps, masquait un renfoncement. Rien de naturel dans cet agencement.
Chris s’approcha en silence. Sous le rideau, à quelques centimètres du sol, dépassait ce qui ressemblait au bout d’une chaussure noire, lustrée. Il esquissa un demi-sourire.
Sans un mot, il fit volte-face et redescendit dans le hall. L’employé l’attendait, cette fois, tourné vers lui, en alerte.
— Passez-moi la chambre 64, dit-il d’une voix posée.
Le réceptionniste le fixa, incertain. Mais quelque chose dans le regard du Français — ou peut-être dans la précision de sa demande — l’incita à ne pas discuter. Il décrocha le combiné, manipula le petit standard et lui tendit le téléphone.
Chris le porta à l’oreille, sans sourciller.
— Si votre gorille n’est pas sorti de son trou d’ici quinze secondes, je rentre chez moi.
Sa voix était calme, presque polie. Mais personne dans la pièce n’avait le moindre doute : ce n’était pas une menace. C’était un fait.
Il raccrocha et remonta l’escalier. Quand il atteignit le palier, la porte de la chambre 64 s’ouvrit lentement. Un homme apparut dans l’embrasure, raide comme un militaire au garde-à-vous. C’était le colonel Truman. Il scruta le Français au bout du couloir, ses yeux perçants plissés par l’expérience.
— Hermann, appela-t-il calmement.
Le rideau de velours s’agita. Un colosse surgit du renfoncement, le visage impassible. Chris Tellier reconnut le type au premier coup d’œil. Hermann Kowalski, géant polonais au regard d’acier, était plus connu pour ses silences que pour ses talents de diplomate.
— C’est bon. Je l’attendais.
Le Polonais grommela quelque chose d’inaudible, l’air frustré, mais se recula. Le Français s’approcha, le pas tranquille, et entra dans la chambre sans se faire prier.
À l’intérieur, la pièce avait été transformée en un bureau de guerre improvisé. De part et d’autre d’une table couverte de papiers, deux hommes étaient assis, tendus, droits comme des pieux. Tellier les observa à peine. Sur le mur derrière eux, un drapeau replié et une carte militaire annotée donnaient à l’endroit un air de cellule stratégique clandestine.
Sur la troisième chaise, placée au centre de la pièce, Truman s’installa, l’allure sévère. Il sortit une cigarette, l’alluma lentement, sans quitter Tellier des yeux.
Le Français, lui, resta calme. Il regarda autour de lui, attrapa un fauteuil, le fit pivoter et le plaça face à la table. Il s’assit sans un mot. Son maintien était naturel, souple, détaché.
Il mesurait environ un mètre quatre-vingts. Une trentaine d’années d’apparence, mince, athlétique. Teint légèrement hâlé, traits réguliers mais sans particularité marquante. Un visage qu’on oubliait aussitôt qu’on l’avait croisé. Mais ses mains étaient parfaitement immobiles, posées sur les accoudoirs.
Ce furent ses yeux qui troublèrent Truman. Gris brumeux, presque bleus, mouchetés de nuances froides. Et surtout… sans expression. Vides. Pas froids. Vides. Comme s’ils voyaient tout… mais ne ressentaient rien.
Truman, militaire endurci, façonné par l’ordre et les protocoles, sentit une sueur tiède glisser dans son dos. Il détestait l’imprévisible. Et Tellier en avait tous les signes.
— Nous savons qui vous êtes, dit-il enfin, rompant le silence. Colonel James Truman.
— Je sais, coupa Tellier sans hausser le ton. Il désigna les deux autres hommes d’un léger mouvement de tête. Commandant Roger Whitaker, trésorier. Andrew Gates, chef de la branche clandestine.
Un silence glissa. Whitaker et Gates s’échangèrent un regard surpris.
— Vous avez l’air d’en savoir déjà bien long, grogna Gates, fronçant les sourcils.
Tellier haussa les épaules. Il sortit une cigarette à son tour, l’alluma tranquillement, puis se pencha en arrière pour souffler un nuage de fumée qui flotta longuement entre eux.
— Messieurs, soyons directs. Je sais qui vous êtes. Vous savez qui je suis. On pouvait entendre dans sa voix l’assurance d’un homme qui n’a jamais eu besoin de hausser le ton pour être écouté. Vous êtes des hommes traqués, forcés de vous terrer. Moi, je suis libre. Vous travaillez par idéologie. Moi, pour de l’argent. Mais dans le fond, nous sommes pareils : des professionnels. Pas la peine de jouer aux devinettes.
Il se redressa légèrement.
— Vous vous êtes renseignés sur moi. C’est votre droit. Mais on ne peut pas fouiller le passé d’un homme comme moi sans qu’il ne s’en aperçoive. Alors j’ai fouillé aussi. Deux jours aux archives du British Museum m’ont suffi. J’ai su exactement à qui j’avais affaire. La visite de votre coursier cet après-midi n’a fait que confirmer mes soupçons.
Il écrasa sa cigarette dans le cendrier sans quitter les trois hommes des yeux.
— Bon. Je sais qui vous êtes. Vous savez qui je suis. Maintenant… que voulez-vous exactement de moi ?
Un long silence s’ensuivit.
Whitaker et Gates jetèrent des coups d’œil discrets vers Truman, espérant un signal, une indication. Mais le colonel, lui, ne lâchait pas Tellier des yeux. Il avait déjà pris sa décision. Le reste n’était plus qu’un théâtre inutile. À cet instant, Whitaker et Gates n’étaient plus que des figurants dans la pièce.
Truman s’éclaircit la gorge et reprit, d’un ton froid :
— Puisque vous êtes renseigné sur nous, inutile de perdre du temps à vous exposer les idéaux de notre organisation. Vous avez utilisé le terme “idéalisme” à juste titre. Pour nous, l’Amérique est actuellement dirigée par des traîtres. Des parasites qui ont souillé notre nation et prostitué son honneur. Notre conviction, c’est que cette république ne pourra être rendue à son peuple qu’à une condition : que ceux qui la corrompent meurent.
Il marqua une pause.
— Jusqu’à présent, nous avons éliminé six hauts responsables du régime. Il n’en reste plus qu’un : le vice-président. Pour cette dernière phase, nous avons envisagé de faire appel à un professionnel. Mais nous ne comptons pas gaspiller nos ressources. Alors dites-nous franchement : est-ce faisable ?
Une lueur froide traversa les yeux de Tellier. Un éclair fugace. Il savait déjà ce qu’il allait répondre.
— Aucun homme, où qu’il soit, n’est à l’abri d’une balle bien tirée, dit-il tranquillement. Le vice-président est vulnérable. Il peut être supprimé. Le vrai problème, ce n’est pas de tirer. C’est de survivre après. Bien sûr, rien ne vaut un fanatique prêt à mourir pour la cause. Mais, si je suis là, c’est que vos patriotes se sont tous fait sauter en emportant leurs cibles… et qu’il ne vous en reste plus.
— Il y a encore des Américains prêts à… — commença Gates, emporté.
Truman leva une main et le fit taire sans un mot.
Tellier ne détourna même pas les yeux.
— Alors, en ce qui concerne un professionnel ? demanda Truman.
— Un professionnel agit sans passion. Il est méthodique, précis, dépourvu de scrupules. Il calcule les risques. Il maximise ses chances. Il ne bouge que lorsqu’il a un plan infaillible. Un plan qui garantit non seulement la réussite de la mission… mais aussi la possibilité de s’en tirer vivant.
Truman croisa les doigts sur la table.
— Et vous pensez qu’un tel plan est possible ?
Tellier tira lentement sur sa cigarette. Le silence s’installa, chargé de tension. Enfin, il parla :
— En théorie, oui. En pratique, ce sera extrêmement difficile. Le vice-président sait qu’il est visé. Tous les services de sécurité sont en alerte maximale. Chaque assassinat précédent rend la tâche plus ardue pour celui qui vient ensuite. Vous avez mis le pays en état de siège. Et vous demandez à quelqu’un d’entrer dans la forteresse, d’exécuter le roi… et de ressortir indemne.
— Si nous décidons de vous employer… — commença Truman.
— Vous n’avez plus d’autre solution, trancha Tellier. Votre organisation est infiltrée de toutes parts. Vos réseaux sont compromis. Vous ne pouvez plus faire confiance à personne. Vous avez besoin d’un solitaire. Un homme qui n’a rien à voir avec vous. Un étranger. Un mercenaire.
Il éteignit sa cigarette dans un geste lent.
— Il ne vous reste qu’une question : qui, et à quel prix ?
Truman se tourna vers ses deux hommes. Whitaker hocha la tête, suivi d’un regard dubitatif de Gates. Le Français fixait toujours la fenêtre, comme si tout cela l’ennuyait profondément.
Puis Truman se redressa, le regard dur.
— Êtes-vous prêt à tuer le vice-président Norton ?
Tellier tourna lentement la tête. Ses yeux, de nouveau dénués de toute expression, croisèrent ceux de Truman.
— Oui. Mais ça coûtera très cher.
— Combien ? demanda Truman.
— Ce genre d’opération, on ne le tente qu’une seule fois. Les chances de s’en sortir sont minces. Il faut donc que le prix couvre non seulement le risque, mais aussi les moyens de disparaître après. Et vivre confortablement pour le restant de mes jours.
— Une fois que nous aurons le pays… — commença Gates.
— Cash. coupa Tellier. Moitié à la signature. L’autre moitié à l’achèvement.
— Combien ? insista Truman.
— Un demi-million.
Truman lança un regard vers Whitaker, qui blêmit.
— Un demi-million de livres sterling ? dit-il en grimaçant.
— De dollars, corrigea Tellier.
— Un demi-million de dollars ?! s’étrangla Whitaker en se levant. Vous êtes malade ?
— Non. Je suis le meilleur. Et donc le plus cher.
Gates se pencha vers lui, sarcastique.
— On pourrait trouver quelqu’un de moins coûteux.
— Certainement. Et vous découvrirez qu’il disparaîtra avec l’acompte. Ou qu’il n’aura pas les tripes de terminer le travail. Quand on engage le meilleur… on paie le prix. Et le prix, c’est un demi-million. Franchement, si vous espérez récupérer l’Amérique pour si peu… vous ne l’estimez pas à sa juste valeur.
Truman, demeuré un instant silencieux, marqua le coup.
— Touché, dit-il. Le problème, monsieur, c’est que nous n’avons pas un demi-million de dollars en liquide.
— Je m’en doute, répliqua Tellier. Si vous voulez que le travail soit fait, il vous faudra trouver cet argent quelque part. Je n’ai pas besoin de ce boulot, comprenez-moi bien. Mon dernier contrat m’a rapporté́ assez pour vivre à l’aise plusieurs années. Mais l’idée de récolter de quoi prendre une retraite définitive me séduit assez. En conséquence, je suis prêt à prendre des risques exceptionnels pour ce prix. Vos amis ici présents veulent davantage encore ; ils veulent l’Amérique elle-même. Pourtant, l’idée de prendre, eux, leurs risques, les consterne. Je regrette. Si cette somme est trop élevée pour vous, rabattez-vous sur vos méthodes habituelles qui donnent de si fâcheux résultats.
Il se leva à demi de son fauteuil tout en écrasant sa cigarette dans un cendrier. Truman se leva en même temps que lui.
— Restez assis. Nous trouverons l’argent.
Tous deux se rassirent.
— Bien, dit Tellier. Mais il y a également des conditions.
— Je vous écoute.
— Si vous avez besoin d’un inconnu, c’est avant tout en raison de ces fuites perpétuelles dont profitent les autorités de votre pays. Combien êtes-vous au courant de ces tractations ? Qui sait que vous avez envisagé́ d’engager un inconnu, moi, en l’occurrence ?
— Uniquement nous trois réunis dans cette pièce. L’idée m’est venue après l’exécution de la sixième cible. J’ai entrepris moi-même toutes les démarches et enquêtes. Personne d’autre n’est au courant.
— Eh bien, il ne faut rien y changer surtout, insista Tellier. Tous les papiers, tous les documents concernant l’opération devront être détruits. En cas ou vous serez pris et tués, je me considérerais dégagé́ de toute obligation, surtout au cas où̀ l’un de vous serait arrêté. Il faut donc que vous vous mettiez en sureté́ et que votre protection soit assurée jusqu’à l’exécution du contrat.
— D’accord, répondit Truman avec une trace d’impatience. Quoi d’autre ?
— Le plan sera entièrement conçu et mis en œuvre par moi seul. Je ne révélerai les détails à personne, même pas à vous. En résumé́, je vais disparaitre. Vous n’entendrez plus parler de moi. Vous avez mon numéro de téléphone à Londres et mon adresse, mais je quitterai mon appartement dès que je serai prêt à agir. De toute façon, vous ne me contacterez chez moi qu’en cas d’urgence. Pour le reste, il n’y aura aucun contact. Je vous laisserai le nom de ma banque en Suisse. Quand elle me préviendra que les premiers 250 000 dollars ont été́ déposés, et lorsque je serai tout à fait prêt, je passerai à l’action. Je n’accepterai ni pression ni interférence de qui que ce soit et n’agirai que selon mon propre jugement. D’accord ?
— D’accord. Mais nos agents en Amérique sont en mesure de vous apporter une aide appréciable sous forme de renseignements. Certains sont très haut placés.
Tellier réfléchit un instant.
— Très bien. Quand vous serez prêts, envoyez-moi par mail sécurisé un seul numéro de téléphone, de préférence à Washington pour que je puisse appeler directement de n’importe où en Amérique. Je ne dirai à personne où je me trouve, mais demanderai simplement ce numéro pour avoir les derniers renseignements sur les mesures de sécurité entourant le vice-Président. Mais l’homme qui sera au bout du fil ne doit pas savoir ce que je fais. Dites-lui simplement que j’accomplis une mission pour votre compte et que j’ai besoin de son aide. Moins il en saura et mieux ça vaudra. Qu’il représente purement et simplement un relais d’information. Nous sommes toujours d’accord ?
— Très bien. Vous désirez opérer entièrement seul, sans amis et sans endroit où vous réfugier. Comme vous voudrez. Et pour les faux papiers ? Nous avons deux excellents faussaires à notre disposition.
— Je me les procurerai moi-même, merci.
Gates intervint :
— J’ai toute une organisation bien enracinée. Je peux mettre le réseau tout entier à votre disposition s’il peut vous être utile.
— Non merci. Je préfère tabler sur un anonymat total. C’est la meilleure arme dont je dispose.
— Mais supposons que vous ayez un pépin, que vous soyez obligé de vous enfuir...
— Il n’y aura pas de pépin, à moins que vous ne le provoquiez. J’opérerai sans contacter votre organisation, monsieur Gates, et sans être connu d’elle, pour les raisons mêmes qui m’ont amené ici ; parce que l’organisation grouille d’agents et d’indics.
Gates semblait sur le point d’exploser. Whitaker regardait par la fenêtre, l’air préoccupé́ ; Truman observait pensivement le Français de l’autre côté de la table.
— Du calme, Andrew. Il veut opérer seul. Qu’il le fasse. C’est sa façon de travailler. Après tout, nous n’allons pas verser une somme pareille à un homme qui a besoin d’être dorloté, cajolé, comme tant de nos propres tireurs.
— Ce que j’aimerais savoir, murmura Whitaker, c’est comment on peut réunir une telle somme aussi rapidement.
— Servez-vous de votre organisation pour braquer quelques banques, suggéra le français d’un ton léger.
— De toute façon, c’est notre problème, dit Truman. Avant que notre visiteur regagne Londres, y a-t-il d’autres questions à débattre ?
— Qu’est-ce qui peut vous empêcher de prendre les 250 000 dollars d’acompte et de disparaître ? demanda Gates.
— Je vous ai dit, messieurs, que je voulais prendre ma retraite. Je n’ai pas envie d’avoir une armée d’ex-paras à mes trousses. Je serais obligé de tout dépenser et au-delà pour sauver ma peau.
— Et qu’est-ce qui peut nous empêcher, insista Casson, d’attendre que le travail soit fait et de refuser ensuite de vous payer le reste du demi-million ?
— La même raison, rétorqua le Français d’un ton uni. Dans ce cas-là, je me mettrais à travailler pour mon propre compte. Et ma cible, ce serait vous trois, messieurs. Mais je ne pense pas que nous en arrivions là, n’est-ce pas ?
— Bon. Si tout est réglé, interrompit Truman, il est inutile de retenir notre hôte plus longtemps. Oh... un dernier détail. Votre nom. Si vous désirez garder l’anonymat, il vous faut un nom de code. Avez-vous une idée quelconque ?
Chris Tellier réfléchit un moment.
— Puisque nous parlions de chasse, que diriez-vous de Coyote ? Ça vous va ?
Truman acquiesça.
— Parfait. Et ça me plaît beaucoup.
Chris Tellier se leva et quitta la pièce sans regarder en arrière. C’était toujours la même chose, et s’il avait appris une leçon durant ses trois cent ans d’existence, c’est que le monde ne changeait pas, et que tout était à vendre. Alors autant en profiter au maximum dans ce cas.
***
Le vent soulevait ses cheveux noirs sous le casque, et Rebecca appuyait sa joue contre le dos de Victor, les bras passés autour de sa taille, fermement ancrée à lui. Ils roulaient à travers les collines surplombant la baie, la route s'étirant comme un ruban d’asphalte brillant sous le soleil déclinant. Il n’y avait presque personne. Juste eux. Et le grondement sourd du moteur.
Victor conduisait d’une main sûre, son blouson de cuir battu par le vent, le regard fixé droit devant lui. Mais il sentait chaque mouvement d’elle. La façon dont elle se serrait un peu plus fort à chaque virage. Sa respiration, calme, chaude contre sa nuque. Elle n’avait rien dit depuis qu’elle avait sauté derrière lui, casque enfilé sans un mot, ses yeux humides encore d’émotions mal digérées. Elle avait simplement glissé ses bras autour de lui. Et Victor, lui, avait démarré. Ils n’avaient pas besoin de parler, pas pour l’instant.
Il quitta la route principale pour emprunter un petit chemin perdu entre les pins, et bientôt la moto s’arrêta sur un promontoire surplombant l’océan. Le soleil plongeait lentement à l’horizon, dorant les vagues d’une lumière liquide et douce. Il coupa le moteur.
Rebecca ne bougea pas tout de suite. Elle resta là, serrée à lui comme si lâcher signifiait tout perdre. Puis, lentement, elle glissa ses mains hors du cuir et retira son casque, libérant ses boucles épaisses. Ses yeux croisèrent ceux de Victor dans le rétroviseur.
— Tu sais que t’as failli me tuer d’inquiétude, hein ? souffla-t-elle.
Il hocha doucement la tête, sans détourner les yeux.
— Ouais. Je sais. C’est ma façon a moi de me faire pardonner.
Elle descendit de la moto et vint s’asseoir à côté de lui sur le garde-corps de bois. Le vent jouait avec ses cheveux, elle regardait l’océan, mais c’est lui qu’elle voyait. L’homme qui portait mille ans de sang. Et qui lui avait promis d’essayer encore.
— Quand t’as passé ce coup de fil, j’ai cru que t’allais me dire adieu, dit-elle doucement. J’étais prête à me battre contre le monde entier pour te retrouver.
— Je le sais, répondit-il.
— Et pourtant… tu m’as laissée là. Comme si j’étais censée comprendre que c’était ton combat. Comme si tu voulais m’épargner. Mais c’est plus possible, Vic. J’ai besoin d’être là. Pas à côté. Avec toi.
Il se tourna lentement vers elle. Son regard était calme. Profond. Elle lui tenait tête, les yeux pleins de feu, et il sentit comme une douleur douce dans sa poitrine. Cette femme-là, il ne l’avait pas méritée. Et pourtant, elle était toujours là.
— Je t’ai laissée là parce que je croyais que j’allais ne plus revenir, dit-il simplement. Peur que tu voies ce que tu ne peux pas empêcher.
Elle posa sa main sur la sienne. Sans violence. Sans colère.
— Ça passe ou ça casse, murmura-t-elle. Tu es ce que tu choisis d’être. Et tu m’as choisie. Alors t’as pas le droit de me fuir maintenant.
Il baissa les yeux. Un moment. Puis releva le regard vers elle. L’océan les entourait, infini. Et dans ce silence, il murmura :
— Il y a quelque chose qu’il faut que tu saches sur moi.
Elle ne dit rien. Elle acquiesça simplement. Elle le savait déjà, au fond. Mais elle voulait l’entendre de sa bouche. Pour le porter avec lui. Pour ne plus jamais le laisser porter ça seul.
Et pendant que le soleil s’enfonçait doucement dans l’horizon, Victor Gregoritska, autrefois le Kurgan, sentit quelque chose d’inattendu l’envahir : une paix fragile. Précaire. Mais réelle.
Parce qu’enfin, il allait dire la vérité.
— Il y a une vieille histoire qui circule parmi les immortels, l’histoire d’un guerrier si terrible qu’elle devint au fil des siècles une légende. Il avait pour surnom le Kurgan, ou le démon des steppes.
Rebecca garda un visage sans expression, et le scruta sans rien dire.
— Le Kurgan a tué beaucoup d’immortels, à tel point qu’il devint redouté, plus le temps passait et plus il était connu pour le plus grand coupeur de tête qui a existé.
— Et c’est toi ce Kurgan ? demanda-t-elle doucement.
— Oui c’est moi, dit Victor en la regardant tristement.
— Ok, dit-elle doucement. Donc l’homme dont je suis amoureuse est un croquemitaine, c’est ça ?
Victor esquissa un demi-sourire, sans joie.
— C’est à peu près ça, ouais. Mais il ne se passe pas un jour sans que je regrette chacun de ces morts.
Rebecca s’avança, s’assit à califourchon sur lui, les jambes enroulées autour de sa taille, son regard planté dans le sien. Elle n’avait plus peur. Elle n’avait jamais eu peur de lui.
— Et t’es devenu sculpteur, pas vrai ? demanda-t-elle en glissant ses mains sous son blouson.
— Ce n’est pas aussi simple… Pour moi, c’est comme demander pardon à la terre d’avoir fait couler le sang. Alors je sculpte. Je fabrique des vases, des statues. Je dessine, aussi.
— Un artiste, hein ?
— Ouais. Un artiste.
Elle haussa un sourcil, moqueuse et tendre à la fois.
— Un artiste, ex-légende urbaine, qui sort avec une femme garçon-manqué, au corps trop musclé pour plaire à tout le monde, qui lui crie dessus, l’insulte, lui vole son petit-déj… et qui lui fait l’amour sans la moindre tendresse.
Elle se pencha, son front contre le sien, son souffle chaud.
— Tu crois vraiment que moi, je suis plus parfaite que toi, Victor ? Mhm ?
Victor releva lentement les yeux vers elle, son front toujours contre le sien. Il ne disait plus rien. Il n’y avait rien à ajouter, en vérité. Elle était là. Lui aussi. Et parfois, c’était tout ce qu’il leur restait à offrir au monde.
Rebecca effleura sa joue avec le bout de son nez, puis l’embrassa. Ce n’était pas un baiser fougueux, ni désespéré. C’était doux. Un « je suis là » posé du bout des lèvres. Un serment silencieux entre deux êtres cabossés.
Il la serra un peu plus contre lui, et elle se laissa faire, comme une évidence. Elle enfouit son visage dans le creux de son épaule, là où son odeur la rassurait. Le monde pouvait attendre. La guerre, les ennemis, les passés monstrueux. Rien n’existait plus que ce promontoire, ce vent, et leurs corps pressés l’un contre l’autre.
— Dis-moi que tu ne vas plus jamais disparaître comme ça, murmura-t-elle.
Il inspira profondément, sa main remontant lentement dans son dos.
— Non ma douce, plus jamais !
Elle le serra plus fort, presque violemment, comme pour l’ancrer là, le clouer à cette réalité où ils étaient ensemble.
— Alors c’est cool, nouvelle règle : on se fait une confiance totale, plus de cachoterie, plus de secrets, ok ?
Il sourit, enfin. Un vrai sourire, un peu triste mais plein d’amour.
— Je me rends compte que je ne sais rien de toi, dit-il en lui caressant le cou. C’est pas gentil de ma part de ne rien savoir sur ma petite amie.
— Tu veux savoir quoi ? dit-elle amusée. Comment était mon ex petit copain ? Ou mon premier ?
— Oui… pourquoi pas ?
— Tu es sûr ? dit-elle plus amusée que jamais. Bon tu l’auras voulu… alors voyons… mon premier baiser c’était avec un gars du nom Ridley, un champion de foot, mais il embrassait comme un chihuahua, ma deuxième fois c’était plus cool, il s’appelait… attend voir… ah oui Marcos ! C’est cela et lui c’était le coup du siècle, il embrassait comme un dieu, mais je me suis lassé de lui.
— Et ensuite ? demanda Victor sans cesser de lui caresser le cou.
— Ensuite, ensuite, je me suis plongé dans les études, j’ai un peu joué au volley pour payer ma bourse et je suis partie a la fac, j’ai couché avec un étudiant mais il a commis l’erreur de s’en venter avec ses copains, alors je lui ai cassé la gueule, ça m’a fait mal et j’ai décidé de ne plus avoir mal, j’ai intégré l’armée, et j’ai réussi les sélections pour rejoindre les Navy Seals, ensuite l’Irak, l’Afghanistan, et c’est là que j’ai découvert que le monde ne se limite pas a la Californie, mais qu’il était plus vaste, et plus compliqué.
— Pourquoi tu as intégré la police ?
— J’en avais marre qu’on me prenne pour une conne avec le refrain du patriotisme, et toutes ces conneries, des amis à moi se faisaient descendre et tout ce qu’on leur donnait c’est un drapeau plié en triangle, alors que leurs familles avaient du mal à boucler leurs fins du mois, et l’armée dans tout cela incapable de les aider, alors qu’ils donnent leurs vies pour des connards en cravate dans le capitole, j’ai donné ma démission et j’ai rejoins les rangs de la police.
— Aucune autre aventure avec un gars super ?
Rebecca hésita un moment puis le regarda dans les yeux.
— Il y avait un gars dans l’armée, il s’appelait Clay, un vrai Seal, lui et moi étions… très fous l’un de l’autre.
— Que s’est-il passé ? demanda Victor avec gravité.
— Disons que lui et moi n’avions pas la même approche du patriotisme, si tu vois ce que je veux dire, lui voulait que je quitte l’armée pendant que lui continuait de servir le drapeau, il s’était opposé à mon entrée dans la police, et quand j’ai dit que je ne voulais plus buter des personnes pour la sainte démocratie, il a pris cela pour une insulte, il est parti et m’a laissé comme une conne entrain de pleurer, c’est là que j’ai décidé que les relations sérieuses c’était fini.
Victor ne dit rien. Il la regarda simplement. Longuement. Il lisait la douleur dans ses yeux, pas celle d’aujourd’hui, mais celle d’avant, cette douleur ancienne qu’on apprend à cacher dans un rire, un sarcasme, un regard dur. Il la connaissait, cette douleur. Il la portait lui aussi.
— Et après ça, plus personne ? demanda-t-il doucement.
Rebecca haussa une épaule, regardant la mer au loin.
— Il y en a eu d’autres. Quelques corps. Pas vraiment de cœurs. Je ne les laissais pas m’aimer. Et je ne les aimais pas non plus. J’étais en mode survie. Juste assez pour ne pas me sentir seule. Jamais assez pour me sentir vivante. Je me suis endurci aussi physiquement, avec les altères et tout le reste, et je suis devenu celle que tu vois dans le blanc des yeux.
Elle tourna la tête vers lui, et ses yeux n’avaient plus rien de dur. Seulement cette tendresse farouche qu’elle réservait à très peu de gens.
— Et puis il y a eu toi. Ce type paumé avec ses statues cheloues, qui regarde le monde comme s’il en portait encore les ruines. Et je me suis dit, merde, d’où est-ce qu’il sort celui-là ? Et j’ai eu peur de toi, pas parce que tu tuais comme un commando d’élite, mais parce que tu avais cette façon de me regarder moi, la vraie Rebecca. J’avais peur de replonger et d’être déçue, mais plus le temps passait plus je m’accrochais à toi, maintenant je me sens fière de dire à tout le monde : hé ! C’est mon homme.
Ils éclatèrent de rire puis s’embrassèrent passionnément. Et Rebecca ferma les yeux en posant la tête sur son épaule.
— Tu veux savoir la fois ou tu m’as donné un grand coup dans le cœur, Alvarez ?
— Pas pendant que je t’ai arrêté comme suspect j’imagine.
— Non, c’était durant la soirée chez Siena Callahan, lorsque tu portais cette robe noire, là on peut dire que j’étais intimidée, tu m’as vraiment fait de l’effet.
Elle le regarda à la fois amusée et agacée.
— Déconne pas, j’étais horrible, je ne savais même pas marcher avec ces chaussures à talons.
— Hé ! Tu veux la meilleure, lorsqu’on a quitté la soirée et que tu avais enlevé ces chaussures pour les jeter dans la baie, tu marchais pieds nue, crois-moi je t’ai trouvé encore plus belle que jamais, c’est à ce moment que j’ai découvert que tu étais peu ordinaire et que je t’aimais encore plus.
Rebecca eut un petit rire, rauque, qu’elle noya dans son col.
— Sérieusement ? C’est ce moment-là qui t’a marqué ?
— Ouais. Une femme qui balance ses talons dans la baie et marche pieds nus à San Francisco comme si c’était son royaume… C’est pas rien. Y avait un truc sauvage, libre… et triste aussi. J’ai eu envie de la suivre. Pieds nus, s’il le fallait.
— Putain, Vic, t’as un côté poète quand tu veux, hein ?
— Faut bien que je compense mes millénaires de carnage.
Elle le serra un peu plus, calant sa tête dans le creux de son cou, et murmura :
— Et moi je croyais que t’étais juste un gros dur avec un passé de merde et un corps de rêve.
— Ce n’est pas totalement faux.
Ils rirent encore, mais cette fois, le silence qui suivit fut plus profond, plus dense. Le genre de silence confortable où les battements de cœur comptent plus que les mots.
Rebecca redressa doucement la tête, le regardant dans les yeux.
— Et si tu me prenais là !
— En plein milieu de la nature ? dit Victor surpris.
— Ouais, je suis sérieuse, j’te veux ici, tout de suite. C’est de ta faute, tu n’avais pas à me chauffer avec tes paroles, à cause de toi j’ai une envie folle de faire du rodéo.
Elle avait ce ton-là, mi-défie, mi-suppliant. Et ce regard brillant d’un feu qu’il ne connaissait que trop bien.
Rebecca se redressa, s’éloigna de quelques pas. Puis, sans un mot, elle ôta sa veste, la plia et la posa délicatement sur la selle de la moto. Elle retira son t-shirt noir, dévoilant sa peau dorée, tendue, sculptée par les années d’effort et de colère canalisée. Comme souvent, elle ne portait rien en dessous. Elle se retourna à demi, les yeux fixés sur lui.
— Tu viens ou tu restes là à réfléchir ?
Victor s’approcha, lentement. Il ne la quittait pas des yeux. Ce n’était pas du désir pressé. C’était de l’adoration. De la gratitude. Il enleva son blouson, puis son t-shirt. Rebecca s’était adossée contre le réservoir de la moto, ses bras derrière elle, poitrine offerte, provocante mais vulnérable, comme une femme qui n’a plus rien à cacher.
Il s’assit à califourchon derrière elle, la tira doucement à lui. Elle vint, naturellement. Elle se moula contre lui, son dos contre son torse, sa nuque offerte à ses lèvres. Il l’embrassa dans le creux de l’épaule, avec lenteur, presque comme un pardon.
— Tu sens bon, grogna-t-il.
— C’est la sueur du manque, répondit-elle dans un souffle. C’est toi que je veux. Pas demain. Pas ailleurs. Maintenant.
Elle tourna légèrement la tête, et leurs bouches se trouvèrent. Pas un baiser tendre. Pas brutal non plus. C’était un échange de souffle, de fièvre, de solitude partagée. Il la serra plus fort, ses mains glissant sur sa taille, puis sur ses hanches, en quête de chaque parcelle d’elle. Elle se tortilla contre lui, le guidant, le pressant. Ses doigts défaisaient sa ceinture à tâtons, impatients.
— Tu sais que c’est pas pratique sur une moto, murmura-t-il contre sa peau.
— Alors fais en sorte que ça marche. Je suis pas venue ici pour te regarder respirer.
Il rit dans sa gorge, un rire rauque, étouffé. Il la fit basculer légèrement en arrière, la tenant contre lui, et leurs corps s’ajustèrent dans une lenteur qui contrastait avec l’urgence de leur souffle. Rebecca ferma les yeux. Une main de Victor glissa sous son jean, l’autre soutenait sa nuque, comme s’il voulait l’empêcher de tomber.
Quand il entra en elle, ce fut dans un soupir partagé. Pas un cri. Pas un râle. Juste un souffle commun, chargé d’un amour sauvage, abîmé, mais indestructible. Le vent battait autour d’eux, les pins frémissaient, la mer grondait au loin.
Et eux, dans ce recoin oublié du monde, s’unissaient comme deux âmes qu’aucune guerre, aucune malédiction, ne pourrait plus jamais séparer.
***
Le soleil avait disparu derrière les collines, ne laissant dans le ciel qu’une traînée orangée qui s’éteignait peu à peu. La moto filait doucement dans les rues bordées de pins, son ronronnement discret contrastant avec le silence complice qui s’était installé entre eux.
Rebecca, calée contre Victor, avait le menton posé sur son épaule, ses bras toujours passés autour de lui. Ils n’avaient pas échangé un mot depuis qu’ils avaient remis leurs vêtements. Ils n’en avaient pas besoin.
Puis, en passant devant une petite enseigne lumineuse aux lettres rétro, elle lui donna un petit coup de casque contre le sien.
— Là. Stop.
— Quoi, ici ?
— Oui, ici. Je veux manger.
— Je comptais te cuisiner quelque chose de sain, à la maison. Une vraie assiette, équilibrée, riche en fibres, pauvre en gras saturés, tout ce que ton corps de Navy Seal mérite.
— T’es chiant, t’es au courant ?
Elle descendit avant même qu’il ait complètement arrêté la moto. Elle retira son casque et se passa les doigts dans les cheveux, l’air d’une lionne affamée.
— Un couple normal, Victor, ça s’autorise des écarts. Une pizza. Un burger. Une bière. Tu veux qu’on fasse semblant d’être équilibrés alors qu’on vient littéralement de baiser comme deux fugitifs sur une bécane ?
Victor sourit malgré lui et descendit de la moto.
— Je voulais juste te faire plaisir, Rebecca.
— Alors fais-moi plaisir : viens manger une pizza avec moi. Ou des sushis.
Elle fit une grimace.
— Enfin non, pas des sushis. Je hais ça. Sérieusement, qui a décidé que du poisson cru sur du riz froid, c’était sexy ?
Il rit doucement, s’approcha d’elle, et glissa un bras autour de sa taille.
— Pizza, alors. Avec trop de fromage et des champignons douteux.
— Voilà ! Là tu parles mon langage.
Ils entrèrent dans le petit resto, éclairé de guirlandes jaunes suspendues entre les poutres. L’odeur de pâte chaude et d’origan flottait dans l’air, et les banquettes en skaï rouge semblaient sortir tout droit des années 80. Un vieux jukebox grinçait un morceau de rock oublié.
Ils s’installèrent dans un coin discret. Rebecca se déchaussa sans complexe et posa ses pieds sur la banquette. Victor l’observa, fasciné par cette façon qu’elle avait d’être elle-même, sans filtre, sans rôle à jouer. Juste Rebecca.
Elle leva les yeux vers lui.
— Quoi ? Tu me déshabilles du regard ou tu réfléchis à ce que tu vas commander ?
— Les deux.
— Mhm… alors moi je veux une pizza quatre fromages. Avec des olives. Et toi, l’artiste repenti ?
— Une margherita. Simple.
— C’est bien ce que je disais… t’as besoin de moi pour mettre un peu de sel dans ta vie. Plus sérieusement, il date de quand ton dernier rencard ? et ne me parle pas de cette pétasse de Callahan ça ne compte pas.
— Et bien depuis l’époque de George Bush.
— Lequel ? dit-elle surprise.
— Le père ! dit-il en consultant le menu des boissons.
— Purée ! s’écria-t-elle hilare. Ça date depuis un moment !
— Je suis une personne très… recluse ! dit Victor avec un léger sourire. Je crois que je vais commander un Mojito.
— Soda pour moi.
— Mouais ! Tu devrais faire attention avec les sodas… je pourrais te préparer un jus de fruit maison meilleur que…
— Non mon bichon, dit Rebecca amusée. On reste cool, on bouffe ensemble… juste ensemble Victor, l’important c’est être là pas la bouffe.
Ils rirent. Et dans ce petit resto oublié, entre la sauce tomate et les verres de vin rouge bon marché, ils s’offrirent ce que ni les batailles ni les siècles ne pouvaient leur voler : un moment de paix, et d’amour vrai.
Une femme était assise au fond de la salle, son regard dissimulé derrière un menu qu’elle ne lisait pas. Elle observait Victor, ou plutôt… ce qu’on lui avait assuré être Victor Kruger. Il riait, détendu, une main posée sur la sienne — celle de la femme qui l’accompagnait. À première vue, tout collait. C’était bien lui. Et pourtant… quelque chose clochait.
Trop jeune.
Elle fronça imperceptiblement les sourcils. Ce type avait l’allure d’un ancien militaire, d’accord. Massif, posé, regard froid. Mais il n’avait clairement pas plus de trente ans. Et si ce que disait son contact était vrai… il devrait au minimum en avoir soixante. Un décalage impossible à ignorer.
Elle se rappela leur première piste : cette gothique russe au verbe acerbe et à la silhouette affutée, Mira Vasilievna Sokolova. Une collecteuse d’infos freelance, active sur le darknet, parano jusqu’aux os. Leur rencontre avait eu lieu dans un parc de San Diego, en plein jour, assises sur un banc entre deux joggeurs. Mira avait écouté sans broncher, puis, avec un sourire en coin, lui avait glissé un nom : Grigori Gradski. Ancien spetsnaz. Exilé. Introuvable.
« Si quelqu’un peut t’éclairer, c’est lui. » Voilà ce qu’elle avait dit.
Mais quand Taylor Marsden avait remonté la piste de Gradski, elle était tombée sur un dossier scellé à Langley. Classé. Inaccessible même avec son niveau d’accréditation.
Un verrou, c’était déjà louche.
Alors elle avait cherché autrement. Fait jouer ses réseaux, recoupé les apparences, les trajets, les noms d’emprunt. Et elle avait fini par tomber sur Victor Kruger, alias Grigori Gradski, cet homme au passé nébuleux. Sauf que l’individu qui portait ce nom aujourd’hui... était bien trop jeune. Les dates ne collaient pas. Les photos non plus.
Alors qui était ce type ? Un clone ? Un fils ? Un leurre ?
Ou bien…
Quelque chose d’encore plus tordu ?
Kruger et la femme se levèrent, quittant leur table sans lui accorder un regard. Taylor attendit une quinzaine de secondes, le temps que la porte se referme, avant de payer la pizza qu’elle n’avait même pas touchée.
Dehors, elle jeta un coup d’œil discret au parking.
La moto était toujours là.
Et c’est à cet instant qu’elle sentit le canon froid d’une arme se presser contre son dos. Elle tourna légèrement la tête et croisa un regard glacial, une bouche pincée dans un sourire trop calme : la petite amie de Kruger.
— Pas un geste, ma cocotte, souffla Rebecca d’une voix tranquille.
Victor apparut juste devant elle. Taylor le fixa enfin de près. Oui… il avait bien cette allure de prédateur silencieux, cette posture d’homme rompu à la violence. Mais elle doutait encore. Trop jeune. Trop propre. Ce n’était pas Gradski. Pas possible.
— Généralement, quand une meuf matte mon mec, j’dis rien, continua Rebecca. Ça regarde, ça touche pas, tout va bien. Mais photographier avec un portable ? Là, ça pue. Et je t’assure, ma soirée allait très bien avant toi. Alors t’as cinq secondes pour me dire qui t’es… et pourquoi tu gâches mon dîner.
— Vous faites erreur, inspecteur Alvarez, répondit Taylor d’une voix calme, maîtrisée.
Elle se tourna vers Victor, ses yeux vrillant les siens.
— C’est Mira qui m’envoie, dit-elle gravement.
— Et merde…, grogna Rebecca en abaissant lentement son arme.
Victor leva une main. Rebecca jura à voix basse et recula à contre-cœur, gardant Taylor dans son champ de vision.
— Vous voulez quoi ? demanda-t-il, froid.
— Vous engager, répondit-elle simplement. Mira m’a dit que si je voulais une chance de réussir, je devais m’adresser à vous.
Victor resta impassible.
— Pourquoi ? Qu’est-ce que vous cherchez exactement ?
Taylor prit une respiration, esquissa un mince sourire.
— J’ai pas mal répété ma réponse, avoua-t-elle.
— Alors sortez-la, dit Victor. C’est maintenant.
Un silence.
Puis elle lâcha :
— Je veux vous engager pour assassiner le vice-président des États-Unis.
***
— Joli ! observa Kruger. Intéressante proposition.
— Quelle est votre réponse ? demanda Taylor, les yeux posés sur lui comme une lame.
— Non. Pour le moment, je n’en vois pas de plus appropriée.
Un demi-sourire flotta à nouveau sur les lèvres de la jeune femme. Elle garda son calme, ouvrit son sac, et sortit un badge qu’elle leur tendit. Rebecca le scruta, avant de ranger son arme dans un geste sec, tendu.
— Vous bossez pour la sécurité du président, hein ? cracha-t-elle. Vous vous rendez compte que je pourrais vous coffrer immédiatement après avoir balancé un truc pareil ?
— Rebecca…, souffla Victor, apaisant. Ce qu’elle veut, c’est pas engager un tueur. C’est quelqu’un d’extérieur, de non répertorié, pour tester les failles de sécurité autour du vice-président. Une mission en simulation, pas un meurtre.
Taylor acquiesça, sans lâcher du regard ni l’un ni l’autre.
— Officiellement, ce que je vous ai demandé n’a jamais été dit. Mais officieusement… les services secrets ont identifié des brèches, et certains pensent qu’elles sont délibérées. Mon supérieur pense que tout va bien. Moi, je pense qu’il y a quelqu’un dans l’appareil qui joue un jeu dangereux. Et pour le prouver, il me faut un prédateur. Quelqu’un de réellement capable d’abattre le vice-président s’il le voulait.
Rebecca croisa les bras.
— Et donc vous débarquez dans un resto, vous matez, vous balancez "tuez le vice-président", et vous vous attendez à ce qu’on dise "ok, cool", comme si vous demandiez une pizza ?
— Non, répondit Taylor calmement. Je m’attendais à ce que vous me menaciez, que vous vous méfiiez, et que vous testiez ma sincérité. Ce que vous êtes en train de faire. Et je m’attends maintenant à ce que Victor demande les vrais détails.
Victor hocha lentement la tête.
— Les Services Secrets attachés à la Maison-Blanche existent depuis un moment.
— Et alors ? demanda Taylor.
— C’est Lincoln qui a créé cette section, le 14 avril 1865, dit Victor gravement.
— Ce que Victor veut dire, intervint Rebecca, c’est que vous êtes largement assez qualifiée pour faire ce boulot toute seule. Pas besoin d’un inconnu.
— Sauf qu’il a signé le décret après déjeuner. Et le soir même, il s’est fait descendre au théâtre. Compléta Victor, avec une grimace.
— Quelle ironie du sort, lâcha Rebecca, agacée.
— Vu d’ici, oui. Mais à l’époque, les agents surveillaient uniquement la fausse monnaie. Ce n’est qu’en 1901, après l’assassinat de McKinley, qu’ils se sont mis à protéger le président 24/24. Et c’est tombé sur eux.
— D’autant que le FBI, lui, n’est apparu que dans les années trente, ajouta Victor en croisant les bras.
— Une esquisse existait en 1908, précisa Taylor. Office of the Chief Examiner. Mais le FBI n’est officiellement né qu’en 1935.
— OK, l’histoire de qui a pissé en premier dans la cour, je m’en fous, trancha Rebecca. Ma question est simple : si vous sollicitez un freelance pour la première fois en plus d’un siècle, c’est pas juste du perfectionnisme. C’est qu’il y a un vrai problème.
Taylor s’autorisa un léger sourire. Puis elle se tourna vers Kruger.
— On m’a dit que vous étiez un expert. Je peux vous poser une question que seul un expert peut trancher ?
Victor haussa un sourcil.
— Je vous écoute.
— Une cible stationnaire à six cent quatre-vingt mètres, inclinaison de dix-neuf degrés. Quelle est la différence entre point de visée et point d’impact ?
— La cible mesure ?
— Un mètre soixante-quinze.
Victor réfléchit une seconde, à peine. Puis répondit :
— Cinquante-sept virgule huit centimètres. Six points de correction en site. Trois en hausse.
Un silence. Taylor opina lentement du chef. Sans sourire cette fois.
— On va pouvoir discuter.
Rebecca, elle, avait déjà dégainé un demi-sourire narquois.
— Bon ben voilà, Sherlock, t’as ta réponse.
Mais Taylor continuait de fixer Victor, les sourcils légèrement froncés.
— Ce genre de réponse, lâcha-t-elle enfin, c’est pas juste du talent. C’est le genre de calcul qu’on peut sortir après dix ou quinze ans dans une unité spéciale, sur le terrain. Pas en salle de tir. Pas dans un labo. En terrain hostile. C’est une réponse de vétéran. Pas d’un mec qui a l’air d’avoir… quoi, trente piges, max ?
Victor haussa lentement les épaules.
— Les apparences, mademoiselle Marsden, c’est précisément ce qui me permet de rester en vie depuis longtemps.
Rebecca croisa les bras, l'air de dire : tu crois que c’est maintenant que tu vas comprendre ?
Mais Taylor, elle, comprenait déjà. Pas tout, pas encore. Mais une certitude glaçait lentement sa nuque.
Cet homme n’était pas seulement un expert. Il était autre chose.
— Alors vous êtes bien Grigori Gradski ? demanda-t-elle à voix basse.
Victor la regarda. Longuement. Sans rien dire. Et c’est ce silence-là qui acheva de la convaincre.
Rebecca rompit l’échange d’un ton sec :
— C’est aujourd’hui un potier, alors trouvez quelqu’un d’autre à emmerder.
— Attendez ! Dit Taylor d’une voix pressente. Mira m’a dit que vous êtes une personne qui adore relever les défis, que vous aviez un tas de bonnes idées et que vous trouveriez trois ou quatre façons de vous y prendre. Que nous aurions beaucoup à apprendre de vous
— Quel vice-président ? L’ancien ou le nouveau ?
— Le nouveau. David Norton, qui n’est pas encore en poste. Je suis responsable de sa sécurité depuis sa candidature officielle et, en principe, on va le suivre jusqu’au bout. Donc, les élections de ce mois-ci nous concernaient au moins autant que lui. S’il gagnait, on gardait le boulot, s’il perdait, on se retrouvait simples soldats.
Comme il ne répondait rien, elle insista :
— Vous voulez bien y réfléchir ?
— Je ne sais pas grand-chose sur Norton. Jusqu’ici, on n’a pas beaucoup parlé de lui.
— Non, c’est vrai. Il a déboulé un peu par surprise. Jeune sénateur du Dakota du Nord, bon père de famille, bon époux. Une fille adulte. Capable de traverser tout le pays pour aller voir sa mère malade. Il ne s’est jamais vraiment fait remarquer... mais c’est un type bien, pour un politicien. Mieux que la plupart, en tout cas. Je l’aime bien. Pour l’instant.
Kruger hocha la tête sans s’engager.
— Bien sûr, insista Marsden. Vous serez payé. Ce n’est pas un problème. Notes de frais, honoraires, tout ce qu’il faut, tant que ça reste raisonnable…
— J’ai pas besoin d’argent, répondit Victor, plus sec que prévu. Et si vous êtes aussi pressée, c’est que vous avez eu vent d’une menace bien réelle. Bien précise.
Taylor détourna le regard.
— Je ne peux rien vous dire.
Rebecca croisa les bras, glaciale.
— J’ai été dans l’armée. Je connais ce genre de réponse.
Elle s’approcha d’un pas. Taylor tourna la tête vers elle, le regard dur, presque agacé par sa présence depuis le début. Elle aurait sans doute préféré avoir Victor seul. Sans cette femme au regard de louve qui flairait les embrouilles avant même qu’elles n’arrivent.
— Allez-y, alors, lança Taylor d’un ton cassant. Dites-moi ce que vous avez appris.
Rebecca s’approcha encore. Victor se tendit, prêt à s’interposer si les choses dégénéraient, mais Rebecca resta calme. Son sourire, lui, ne l’était pas.
— J’ai appris ça, cocotte : le pauvre travaille et travaille. Le riche exploite le pauvre. Le soldat protège les deux. Le contribuable paie pour les trois. Le banquier vole les quatre. L’avocat trompe les cinq. Le médecin facture les six. Les voyous effraient les sept… et enfin, le politicien vit heureux grâce aux huit.
Taylor resta immobile. Juste une étincelle de respect — ou d’énervement — traversa son regard. Elle comprenait maintenant : cette Rebecca-là ne jouait pas les acolytes. Elle était la ligne de défense. Celle qu’on ne pouvait pas contourner.
Victor, lui, restait silencieux. Et dans ce silence, il pesait déjà le poids de la décision à venir.
Enfin, il prit la parole d’un ton calme mais ferme :
— Laissez-moi un numéro sécurisé. Un moyen de vous joindre.
Taylor haussa un sourcil, intriguée.
— Vous allez y réfléchir ?
— Je vous donnerai ma réponse demain matin. Première heure. Vous l’aurez rapidement.
Elle ouvrit la bouche pour répliquer, mais il la devança :
— Parce que j’ai besoin d’en parler avec ma petite amie d’abord.
Un silence. Brutal. Comme une gifle douce.
Taylor cligna des yeux. Elle ne s’y attendait pas. Sa mâchoire se contracta, imperceptiblement. Rebecca, elle, baissa les yeux — touchée. Ce mot-là, balancé simplement, l’avait percutée en plein cœur.
— Sérieusement ? Vous avez besoin de l’autorisation de votre… copine pour réfléchir à un boulot ? demanda Taylor, moqueuse.
Victor haussa légèrement les épaules, imperturbable.
— Pas son autorisation. Son avis. Et ça s’appelle du respect, mademoiselle Marsden.
Rebecca esquissa un sourire. Fière. Presque attendrie. Elle posa doucement sa main sur l’avant-bras de Victor.
Taylor soupira, agacée. Elle sortit une petite carte chiffonnée de la poche intérieure de sa veste.
— Ligne cryptée. J’y répondrai. Une seule fois.
Victor la prit sans un mot.
Ils se saluèrent brièvement. Mais Rebecca, en s’éloignant, souffla d’un ton bas et cinglant : — Je t’emmerde, pétasse.
Taylor tressaillit légèrement, mais ne répondit pas. Elle les observa s’éloigner — Victor passant un bras autour des épaules de Rebecca. Ils marchaient lentement, sans se retourner. Deux silhouettes unies dans la pénombre. Solides. Imparfaites. Mais réelles.
Et Taylor, malgré son agacement, sut une chose avec certitude :
Si quelqu’un pouvait protéger le futur vice-président, c’était probablement ce couple-là.
***
La porte était fermée à clé. Par sécurité, plus que par pudeur. Ils connaissaient Alex, son habitude d’entrer sans frapper, et ce soir-là, Victor n’avait pas la moindre envie d’être interrompu. Étendu sur le ventre, son corps nu s’enfonçait doucement dans les draps froissés, encore tièdes de leur dernier combat amoureux. Son visage tourné sur le côté, il gardait les yeux ouverts, fixant un point vague sur le mur, les pensées emmêlées entre la demande de Marsden, le fantôme de son passé, et le présent encore brûlant sur sa peau.
Rebecca était allongée sur lui, son corps épousant le sien avec une précision presque insolente. Sa poitrine pressée contre son dos, son ventre collé à ses reins, ses cuisses enveloppant les siennes comme une seconde peau. Elle ne bougeait pas. Pas vraiment. Mais il sentait chaque infime déplacement de son souffle, chaque tension de ses muscles, comme une mer chaude qui l’enveloppait, le berçait doucement sans lui laisser d’échappatoire.
Elle avait posé son menton dans le creux de son épaule et jouait du bout des doigts avec la courbe de son omoplate, puis la ligne de sa colonne, lente et précise comme si elle lisait une carte ancienne. Son autre main glissait paresseusement sous lui, explorant, pesant, découvrant encore ce corps qu’elle connaissait pourtant par cœur. Son souffle était chaud, régulier, contre sa nuque.
— Tu rumines, grogna-t-elle doucement, sa voix à demi-mangée par l’oreiller.
— Je réfléchis, répondit-il sans conviction.
— Même nu et à moitié étouffé par une meuf qui te chevauche comme un oreiller géant ?
Il eut un petit rire. Léger. Mais elle sentit que son dos restait tendu, ses épaules dures comme du bois. Alors elle descendit lentement, embrassant l’angle de son cou, puis la naissance de son dos, ses lèvres s’attardant juste assez longtemps pour lui faire perdre le fil de ses pensées.
— Tu veux savoir ce que moi je ressens ? murmura-t-elle, sa bouche effleurant à peine sa peau. Moi je ressens un putain de besoin de te faire décrocher la prise. Juste là. Maintenant. De t’empêcher de repartir dans ta tête. Parce que là, tout de suite, t’es pas le Kurgan, t’es pas Gradski, t’es pas un soldat, ni un assassin. T’es juste… mon mec. Et je compte bien te le rappeler avec tout ce que j’ai.
Elle glissa un peu plus bas, son corps suivant le sien dans un mouvement lent, parfaitement contrôlé. Ses mains épousaient ses flancs, ses hanches, ses reins. Elle l’embrassait comme on déplie une prière, avec rage et dévotion mêlées. Victor ferma enfin les yeux, et laissa son souffle s’échapper. Ce n’était pas de l’excitation, pas encore — c’était plus ancien que ça. Un abandon. Un besoin de se perdre en elle pour mieux revenir à lui.
Et Rebecca, farouche et tendre, commença à le réapprendre du bout des lèvres, sans se presser. Comme si elle reconstruisait une cathédrale de chair, à la seule force de son amour.
Victor sentit son ventre se contracter sous la caresse lente des lèvres de Rebecca. Elle était descendue plus bas, suivant l’arête de sa colonne comme un sentier interdit. Sa langue traçait des cercles, des lignes, des murmures contre sa peau. Elle le découvrait encore, le goûtait, le marquait de sa bouche comme pour le graver en elle. Sa main glissa entre ses cuisses, ferme, experte, remontant lentement jusqu’à ce qu’il se cambre légèrement, malgré lui.
Il étouffa un grognement contre le drap, les poings fermés, incapable de rester de marbre. Chaque centimètre de son corps vibrait sous elle. Il n’était plus ce guerrier de mille ans. Juste un homme, plaqué sous la femme qu’il aimait, prisonnier heureux d’une emprise qu’il ne voulait surtout pas fuir.
Rebecca se redressa légèrement, ses cuisses toujours autour des siennes. Elle s’attarda sur ses reins, les mordilla doucement, puis remonta sur lui, laissant sa poitrine frôler son dos, son souffle s’écraser dans sa nuque.
— T’es tendu comme un câble, murmura-t-elle. Tu veux que je t’aide à relâcher un peu la pression ?
— Fais ce que tu veux, grogna-t-il, la voix rauque.
Elle sourit, se pencha à son oreille.
— Mauvais choix de mots, bébé.
Et elle descendit de nouveau, cette fois plus rapide, plus sûre. Sa main entoura sa virilité avec un naturel presque insolent, et elle le guida doucement, prenant le temps de le sentir durcir contre sa paume. Puis sa bouche se referma sur lui, chaude, avide, précise. Victor se raidit, les mâchoires serrées, un souffle court, rugueux, qui s’échappa de sa gorge comme un avertissement.
Mais Rebecca n’arrêtait pas. Elle le prenait lentement, le possédait à sa manière, avec la détermination d’une femme qui ne veut pas juste lui faire du bien — elle veut l’éteindre, le brûler, lui faire oublier tout sauf elle. Sa langue traçait des mouvements lents, rythmés, sa main l'accompagnant avec maîtrise.
Quand il tenta de se relever, elle posa sa paume contre le bas de son dos, le maintenant fermement plaqué au lit.
— Non, non… Pas encore. T’as pas fini d’encaisser.
Il se laissa faire, grognant quelque chose d’inintelligible entre ses dents. Il allait exploser. Et elle le savait.
Quand enfin elle relâcha sa prise, elle remonta lentement sur lui, essuyant sa bouche du revers de la main, le souffle court, les yeux sombres d’envie. Puis elle le fit se retourner, s’asseyant à califourchon sur lui, sa peau contre la sienne, humide, brûlante.
— Maintenant, tu bouges pas, chuchota-t-elle. C’est moi qui décide.
Et quand elle s’abaissa lentement sur lui, le prenant enfin, Victor ferma les yeux. Un souffle rauque s’échappa de sa gorge. Elle s’était emparée de lui. Complètement. Et il ne voulait rien d’autre.
Rebecca s’abaissa lentement, l’enveloppant en elle, centimètre après centimètre, les yeux clos, concentrée sur chaque sensation. Elle le sentit trembler sous elle, sa poitrine se soulever avec une lenteur tendue, presque douloureuse. Elle planta ses ongles dans ses épaules, non pour lui faire mal, mais pour s’ancrer. Pour s’assurer que ce corps-là, sous elle, était bien réel.
Victor grogna, étouffant un râle contre sa propre épaule. Il ne pouvait plus réfléchir. Elle l’avait réduit à l’état brut, à l’état d’homme. Juste ça. Son bassin se souleva légèrement, mais Rebecca l’arrêta, fermement.
— Je t’ai dit… pas bouger.
Elle commença à bouger, très lentement. Un mouvement ample, profond, maîtrisé. Ses mains posées sur son torse, elle gardait le contrôle. C’était elle qui menait. Elle qui fixait le rythme, le tempo, le vertige. Et Victor, pourtant habitué à tout dominer, à tout contrôler, se laissait submerger. Parce qu’avec elle, il pouvait lâcher prise. Parce qu’elle, elle ne cherchait pas à le briser, mais à le délivrer.
Leurs souffles se mêlaient, rauques, entrecoupés. Chaque mouvement d’elle provoquait en lui une onde de chaleur violente. Rebecca s’inclina, sa poitrine contre lui, et l’embrassa sous la mâchoire, son ventre frémissant à chaque poussée. Elle accéléra un peu, se cambra, haletante. Victor l’entoura enfin de ses bras, incapable de résister plus longtemps. Il l’attrapa à la nuque, la plaqua contre lui et inversa la position d’un geste fluide.
Cette fois, c’était lui au-dessus. Il ne dit rien. Il se contenta de la regarder, de lire dans ses yeux cette intensité fiévreuse qu’elle n’offrait à personne d’autre. Puis il entra en elle de nouveau, plus fort, plus profond.
Rebecca poussa un cri, un vrai, pas retenu. Elle accrocha son dos, le griffa, haletante.
— Vas-y… je te veux entier…
Il obéit. Sans parler. Il se mouvait en elle avec une force contrôlée, méthodique, comme s’il sculptait ce moment dans le marbre. Elle s’arqua, le corps tendu, les jambes enroulées autour de ses hanches. Et quand il la sentit frémir, se contracter autour de lui, il la suivit. En même temps. Une déflagration silencieuse. Une vague de feu.
Ils restèrent immobiles un moment, collés, tremblants. Il enfouit son visage dans son cou, haletant contre sa peau. Elle, encore secouée de soubresauts, caressait son dos d’un geste lent, presque animal.
Le monde pouvait bien exploser dehors.
Ici, il n’y avait plus que leurs deux corps mêlés, l’odeur du sexe et de la sueur, le drap froissé, la porte verrouillée… et ce silence. Chargé, sacré, brûlant.
***
Victor resta un moment allongé, ses bras entourant Rebecca, sa peau encore brûlante contre la sienne. Elle s’était assoupie rapidement, le souffle paisible, la joue posée sur son torse. Ses cheveux en bataille s’étalaient sur les draps comme une ombre douce. Il la regarda longtemps. Le silence de la pièce, leur odeur mêlée, la chaleur du corps de Rebecca encore lové contre lui — tout lui donnait envie de rester là. Mais quelque chose grondait en lui. Une vieille angoisse, un instinct d’alerte.
Doucement, sans la réveiller, il se dégagea. Elle grogna légèrement, se recroquevilla sur le matelas en agrippant un coin de drap comme un chaton. Il sourit, attendri, puis se leva, nu, et attrapa un pantalon de survêt froissé posé sur une chaise. Il noua ses cheveux en une courte queue basse, et sortit de la chambre en silence.
La porte se referma doucement derrière lui.
Dans le sous-sol de la maison, il n’y avait que du béton, des poutres brutes, quelques cibles de tir usées, des sacs de sable, et une lourde malle en métal. Victor l’ouvrit. Son épée reposait là, noire et mate, longue et effrayante. Il la saisit à deux mains et la leva dans un silence religieux.
Il fit un premier mouvement lent, comme pour saluer un adversaire invisible. Puis un deuxième, plus vif. Peu à peu, son corps s’engagea dans une danse précise, tendue. Il tournait, frappait l’air, feintait, pivotait sur ses appuis, pieds nus sur le sol glacé. Chaque geste était millimétré, élégant malgré la brutalité contenue dans la lame.
C’était là que Victor pensait. C’était dans cette solitude-là qu’il trouvait un semblant de paix.
— Tu sais que tu pourrais me réveiller quand t’as envie de te fatiguer encore, dit une voix douce derrière lui.
Il s’arrêta net, sa lame pointée vers le sol. Rebecca était sur la dernière marche, nue sous sa chemise, les cheveux encore en bataille, adossée à la rampe. Elle le regardait avec une admiration qu’elle ne cachait pas. Fascinée par cet homme qui ne dormait jamais vraiment tranquille.
— Et puis tu fais tout ça torse nu, ajouta-t-elle en descendant d’un pas lent. C’est cruel, Kruger.
Il sourit à peine, essoufflé, son torse luisant de sueur.
— J’avais besoin de réfléchir, murmura-t-il.
— Et cogner dans du vide, ça aide ? demanda-t-elle en croisant les bras.
— Mieux que parler, parfois, répondit-il. Quand je tiens cette épée, je n’entends plus rien. Ni la colère, ni les regrets. Juste… ce que je suis. Ou ce que je ne veux plus être.
Elle s’approcha lentement, le regard toujours fixé sur lui.
— Je peux t’aider, tu sais. Si tu veux te défouler… je suis volontaire.
— J’en doute pas, souffla-t-il avec un petit sourire. Mais là… j’ai besoin d’être seul avec ça.
Rebecca hocha la tête. Elle respectait ce besoin. Cet espace qu’il se ménageait entre la guerre intérieure et le monde réel. Mais Alvarez s’assit sur une chaise et croisa ses cuisses sculpturales en le regardant avec des yeux limpides. Désolé mon beau, mais pas question que je te laisse seul, c’est mon côté emmerdeuse, ou le mauvais côté dans la vie de couple, on partage tout. Même les nuits blanches.
— Dis-moi ce qui te tracasse ? demanda-t-elle, moins pour exiger une réponse que pour l’inviter à parler.
— T’en penses quoi, toi ? dit-il en tournoyant son épée sans la regarder.
Rebecca cligna des yeux. Un tout petit geste. Presque rien. Mais pour elle, ce fut… inattendu. Un vrai coup au plexus. Elle était habituée à des chefs, à des ordres, à des hommes qui savaient toujours mieux qu’elle — ou croyaient savoir. Des hommes comme Clay, ou comme certains supérieurs qui l’écoutaient seulement quand elle gueulait. Jamais on ne lui avait demandé ça. Son avis. Pas son expertise tactique. Pas son rapport. Juste… ce qu’elle pensait. Et cet homme-là, là devant elle, torse nu et le dos brillant de sueur, lui ouvrait une brèche.
Quelque part entre ses côtes, ça grinça, ça chauffa, ça fondit.
Elle déglutit discrètement et murmura avec une douceur rare :
— T’as bien choisi ton moment pour me faire fondre, enfoiré…
Victor s’arrêta et pencha la tête, intrigué.
— Quoi ?
— Rien…en tout cas ! reprit-elle rapidement. Je pense que cette fille nous cache des choses. C’est ça qui te turlupine, pas vrai ?
— Elle avait l’air sincère. Mais ce que je pige pas, c’est pourquoi moi ? Pourquoi pas un autre ? Y’a plein de gars qualifiés.
Rebecca haussa les épaules.
— Elle est sous pression, Vic. C’est évident. Peut-être qu’elle veut montrer qu’elle est la meilleure dans un monde de mecs. Ou peut-être que la situation est si grave qu’elle n’a pas le luxe d’attendre. Et puis… regarde-la. Elle est jolie, elle a sûrement dû sucer quelqu’un pour arriver là. Et maintenant, elle veut mériter sa place. Ou la garder.
Victor la regarda, un brin surpris.
— Tu penses vraiment ça ?
— Non. Mais je me méfie de tout. Et puis je suis jalouse, alors je dis des conneries. Mais ce qui compte, c’est que t’as pas toutes les pièces du puzzle. Et toi, t’es pas du genre à agir sans savoir.
Victor planta sa lame dans le sol d’un geste sec. Elle vibra légèrement dans le béton, un grondement sourd, presque organique. Il s’essuya le front avec l’avant-bras, puis s’accouda à la garde, son regard noir fixé sur un point invisible dans l’ombre du sous-sol.
— Ouais… il me manque des données, admit-il. Et ça me plaît pas.
Rebecca hocha lentement la tête, les yeux toujours sur lui.
— T’es comme un loup devant un feu de camp, Kruger. Tu tournes autour parce que t’as peur de t’y brûler, mais tu veux quand même comprendre ce qui s’y passe.
Il eut un rictus amusé.
— Et toi t’es quoi ? La voix de la raison ?
— Non, moi je suis la connasse qui dort à côté du loup. Et qui veut pas le voir se barrer au milieu de la nuit sans prévenir. Surtout pas pour aller flairer un feu qui pourrait l’avaler tout entier.
Victor la regarda enfin. Vraiment. Ses yeux rencontrèrent les siens. Rebecca, avec sa force brute, son honnêteté tranchante, sa loyauté sans faille. Elle n’avait rien d’une diplomate, mais tout d’un rempart.
— Tu penses que je devrais accepter ?
Elle pencha légèrement la tête.
— Je pense que tu vas accepter, parce que c’est ce que tu fais. Parce que t’as besoin de comprendre si ce vice-président est réellement en danger ou si c’est un autre jeu. Parce que t’aimes pas qu’on joue avec toi. Et surtout… parce que t’es un putain d’animal de guerre, Victor. Même si tu fais des vases et que tu dors nu contre moi.
Un silence. Victor se redressa, sortit la lame du sol d’un mouvement net, puis s’approcha d’elle.
— Tu crois que je suis un bon gars ? demanda-t-il à voix basse.
Rebecca leva les yeux vers lui, ses traits soudain très doux.
— Non. T’es pas un bon gars, t’es un salaud ! Mais tu restes mon salaud a moi.
Victor inspira longuement, la main serrée sur la garde de l’épée.
— Alors je vais l’appeler demain. Juste pour entendre ce qu’elle a à dire. Mais je veux que tu sois là, d’accord ?
Rebecca se leva, enroula ses bras autour de sa taille, et posa le front contre son torse.
— Marché conclu, salaud.
Victor referma un bras autour d’elle, puis regarda dans le vide par-dessus son épaule.
L’heure des décisions approchait. Et il savait, au fond de lui, que cette mission allait changer quelque chose. Peut-être pas le monde. Mais lui, sûrement.
*
Taylor Marsden contempla l’écran de son ordinateur portable, le front plissé, les cheveux encore humides retombant en mèches sombres sur ses épaules nues. Elle était assise en tailleur sur le lit défait, une serviette glissée autour de sa taille, sa peau encore perlée d’eau tiède. L’hôtel où elle s’était installée pour la semaine offrait une bonne douche et une connexion internet correcte — c’était tout ce dont elle avait besoin pour l’instant.
Depuis une heure, elle repassait en boucle les mêmes recherches. Victor Kruger. Gregoriska. Gradski. Rien de concret. Aucun lien officiel. Juste des photos d’expositions, des articles sur ses sculptures, un profil d’artiste discret vivant à San Francisco. Rien qui colle avec un vétéran Spetsnaz ayant servi dans les années 70.
Elle ignorait si elle devait se sentir inquiète… ou fascinée. Ce type dégageait quelque chose de dangereux. Une intensité qui dépassait la simple compétence. C’était un homme qui avait vu la guerre. Peut-être toutes les guerres.
Son téléphone vibra. Elle sursauta légèrement, puis répondit, le cœur soudain plus rapide. C’était lui.
— Deux conditions, déclara la voix grave, sans salutation. Personne ne doit être au courant. Et vous ne donnez mon nom à personne. C’est clair ?
— Raccord, dit-elle aussitôt. Vous commencez quand ?
Un silence bref. Puis sa réponse, tranchante :
— On a déjà commencé.
Et il raccrocha.
***
Le futur vice-président David Norton avait six tâches principales à remplir durant les dix semaines qui séparaient l’élection de l’investiture. La sixième et moins importante consistait à mener sa charge de sénateur du Dakota du Nord jusqu’à son terme officiel. Il y avait près de six cent cinquante mille habitants dans cet État et chacun d’eux pouvait requérir son attention à un moment ou un autre, mais Norton supposait qu’ils se savaient tous entre deux eaux le temps que son successeur entre en fonction.
Dans le même ordre d’idées, il ne se passerait pas grand-chose au Congrès jusqu’en janvier. Aussi, ses devoirs sénatoriaux ne retenaient-ils pas vraiment son attention.
Sa cinquième tâche consistait à aider son successeur à s’installer dans la place. Il avait prévu deux rassemblements dans l’État, afin de le présenter à ses propres relations dans la presse. Ce devait être visuel, côte à côte, tout sourire pour les objectifs, Norton se plaçant symboliquement un pas derrière le petit nouveau.
La première manifestation était prévue pour le vingt novembre, l’autre, quatre jours plus tard. Rien que d’y penser, cela le faisait grincer des dents, mais il devait bien ça à son parti.
Sa quatrième tâche exigeait qu’il apprenne un certain nombre de choses. Par exemple, il allait faire partie du National Security Council, le fameux NSA qui coiffait tous les autres services secrets. Il allait rencontrer des gens qu’en tant que simple sénateur du Dakota du Nord il n’aurait seulement pas rêvé de voir un jour. Un employé de la CIA devait le cornaquer dans cette optique, cependant il attendait aussi des employés du Pentagone et des Affaires étrangères. Tout cela devrait se passer le mieux du monde mais il avait encore tant de travail par ailleurs.
Mais la première, la plus importante des tâches de Norton consistait à gérer l’équipe de transition. Une nouvelle administration avait besoin de près de huit mille personnes pour fonctionner et, parmi elles, près de huit cents devaient être confirmées par le Sénat et quatre-vingts jouaient un rôle crucial. Norton avait pour fonction de participer à leur sélection puis d’utiliser ses relations au Sénat pour leur faciliter le chemin jusqu’au processus de confirmation à venir. L’opération de transition se passait dans l’espace officiel de G Street mais Norton jugeait plus logique de la diriger depuis son ancien bureau du Sénat. Somme toute, cela n’avait rien de drôle. C’était un travail ingrat mais là résidait la différence entre le premier et le deuxième personnage de la liste élue.
Ainsi se déroula la troisième semaine après les élections : Norton passa le mardi, le mercredi et le jeudi au cœur de Washington, à travailler avec l’équipe de transition. Sa femme prenait un repos bien mérité dans leur résidence du Dakota du Nord ; si bien qu’il vivait momentanément seul dans leur petite maison de banlieue, à Georgetown.
Marsden lui attribua ses meilleurs gardes du corps qu’elle maintint en alerte maximale. Quatre d’entre eux campaient avec le vice-président dans la maison et quatre agents de police restaient postés en permanence dans leurs voitures, deux devant, deux côté jardin. Une limousine des Services Secrets venait le chercher tous les matins pour le conduire aux bureaux du Sénat, suivie d’un autre Suburban qu’on appelait le véhicule armé. Comme d’habitude, on le déposait et on le reprenait devant chaque entrée puis trois agents restaient avec lui toute la journée.
Son escorte personnelle était constituée de trois grands gaillards en costume noir, chemise blanche, cravate discrète, lunettes sombres même en novembre. Ils le maintenaient dans un étroit triangle de protection, l’expression impassible, le regard balayant sans cesse les alentours, toujours placés aux endroits stratégiques. Parfois, Norton entendait de légers crissements dans leurs écouteurs. Ils portaient des micros au poignet et des armes automatiques sous leur veste. Le vice-président trouvait tout cela très impressionnant mais ne s’estimait pas en danger à l’intérieur du bâtiment.
À l’extérieur, il y avait la police urbaine, à l’intérieur, les agents de sécurité rattachés au Congrès ; des détecteurs de métaux à toutes les issues donnant sur la rue ; et tous les gens qu’il voyait étaient soit des élus, soit des membres de l’équipe de ces élus, de toute façon tous passés par le filtre de la sécurité.
Mais Marsden n’était pas aussi optimiste que son protégé. Elle cherchait Kruger à Georgetown aussi bien qu’au Congrès et ne le voyait nulle part. Il ne donnait pas signe de vie. Ni lui ni personne susceptible de l’inquiéter. Cela aurait dû la rassurer mais ce n’était pas le cas.
Le premier gala organisé pour les donateurs moyens eut lieu le jeudi soir, dans la salle de bal d’un grand hôtel. Le bâtiment entier fut inspecté par des maîtres-chiens l’après-midi qui précédait et tous les endroits stratégiques furent occupés par des policiers municipaux qui devaient rester de faction jusqu’au départ de Norton, tard dans la soirée. Marsden plaça deux agents des Services Secrets à l’entrée principale, six à la réception et huit dans la salle proprement dite.
Quatre autres surveillaient l’aire de livraison par laquelle devait entrer le vice-président. De discrètes caméras vidéo couvraient toute la réception et la salle de bal, chacune relayée à son propre magnétoscope, lui-même asservi à un générateur de code temporel, de façon que tout l’événement soit enregistré en temps réel.
La liste des invités mentionnait un millier de noms ; mais, en novembre, impossible de faire patienter ces gens en file indienne le long des trottoirs avant d’entrer. En outre, la nature de l’événement exigeait que la sécurité reste des plus confidentielles Il s’agissait d’abord de respecter le protocole d’hiver qui voulait qu’on fasse immédiatement passer les arrivants par un détecteur de métaux disposé à l’intérieur de la porte d’entrée. Ensuite, ils se répandaient à travers la réception et se dirigeaient vers la salle de bal ; sur le seuil, on vérifiait leur invitation en la collant contre une plaque de verre et on leur demandait un papier d’identité avec photo. Sous la plaque de verre était disposée une caméra vidéo opérant sous le même code temporel que les autres du circuit, si bien que noms et visages se voyaient liés en permanence dans l’enregistrement visuel.
Finalement, les invités traversaient un deuxième détecteur de métaux pour pénétrer dans la salle de bal. L’unité de Marsden ne plaisantait pas mais faisait bonne figure et donnait de préférence l’impression de protéger les convives de quelque danger non spécifié, plutôt que Norton contre eux.
Marsden ne quittait pas des yeux les écrans vidéo, à la recherche de visages qui jurent avec les autres, mais elle ne détectait rien de spécial ; ce qui ne l’empêchait pas de rester sur le qui-vive. Et toujours aucun signe de Kruger. Elle ne savait trop s’il fallait s’en inquiéter ou s’en réjouir. S’était-il mis au travail ou non ? Elle commençait à se demander si elle n’allait pas communiquer sa description à l’unité. Puis elle changea d’avis. Tu perds ou tu gagnes, j’aimerais bien savoir.
Les deux voitures du convoi de Norton pénétrèrent dans l’aire des livraisons une demi-heure plus tard. Déjà, les invités avaient vidé plusieurs coupes de vin mousseux à bon marché et avalé autant de canapés ramollis qu’ils en désiraient. Son escorte personnelle fit entrer le vice-président par une porte dérobée en l’encerclant à moins de trois mètres entre la voiture et le bâtiment. Il devait rester exactement deux heures, ce qui lui donnait une moyenne de sept secondes par invité. En soi, c’était déjà une éternité, mais s’il fallait compter les mains à serrer, on changeait complètement de registre. Un politicien en campagne apprend vite à esquisser à peine le geste en n’attrapant que le dos des mains et non la paume. Cela crée une ambiance très mes-amis-sont tellement- nombreux-que-je-dois-me-dépêcher et, mieux encore, cela laisse entendre que seul le politicien choisit quand lâcher son interlocuteur.
Mais dans un événement de cette nature, Norton ne pouvait utiliser cette tactique. Il lui fallait correctement serrer les mains tout en se rappelant qu’il ne disposait que de sept secondes par personne. Certaines savaient se contenter de ce bref contact, d’autres s’accrochaient un peu plus longtemps, dégoulinantes de félicitations comme s’il n’en avait jamais entendues de semblables. Il y avait ces hommes qui lui attrapaient le bras des deux mains, d’autres qui le saisissaient par les épaules pour prendre une photo. Certains semblaient déçus que son épouse ne l’ait pas accompagné.
D’autres non. Il y eut une femme, en particulier, qui s’empara fermement de sa main et la garda dix ou douze secondes en attirant Norton contre elle pour lui murmurer des choses à l’oreille. Elle était étonnamment vigoureuse et faillit lui faire perdre l’équilibre. Il ne comprit pas ce qu’elle lui dit. Peut-être lui donna-t-elle son numéro de chambre. Mais elle était forte et jolie, avec un large sourire, aussi n’en fut il pas trop contrarié. Il se contenta de lui rendre son sourire et poursuivit son chemin. Son escorte des Services Secrets n’avait pas cillé.
Il parcourut ainsi la salle entière, sans rien manger, sans rien boire, et repartit vers la porte dérobée au bout de deux heures onze minutes. Son escorte le mit dans sa voiture et le ramena chez lui. Le trottoir fut chaque fois traversé sans encombre et, huit minutes après son arrivée, sa maison fut bouclée pour la nuit. À l’hôtel, le reste de l’unité se retira discrètement et les mille invités s’éclipsèrent au bout d’une heure.
Marsden rentra directement au bureau et téléphona à son supérieur un peu avant minuit. Il répondit tout de suite, comme s’il avait retenu son souffle toute la soirée et guettait son appel.
— Tout va bien, annonça-t-elle.
— Bon. Pas de problèmes ?
— Rien à signaler.
— Vous devriez quand même revoir ces vidéos. Vérifiez les visages.
— C’est bien ce que je compte faire.
— Confiante pour demain ?
— Confiante pour rien du tout.
— Votre intervenant extérieur s’est mis au boulot ?
— Aucun intérêt. Voilà trois jours qu’il devrait y être et il demeure introuvable.
— Qu’est-ce que je vous disais ? Ça ne servait à rien.
***
L’Air Force Two atterrit à Bismarck et Norton rentra chez lui retrouver sa femme, passa la nuit dans son lit, dans sa famille, dans le quartier du bord du lac au sud de la ville. C’était une grande demeure ancienne qui comprenait un appartement au-dessus du garage, dans lequel les Services Secrets avaient installé leurs quartiers. Marsden donna son congé à l’escorte personnelle de Mme Norton pour laisser un peu d’intimité au couple. Elle accorda le reste de la nuit à tous les agents personnellement attachés au vice-président et en nomma quatre à l’extérieur pour surveiller la résidence, deux à l’avant, deux à l’arrière. Des policiers d’État en voiture vinrent renforcer leur nombre, dans un cercle de trois cents mètres. Elle parcourut elle-même à pied toute la surface ainsi couverte et son téléphone sonna au moment où elle revenait devant le garage.
— Marsden ? dit Kruger.
— Qui vous a donné ce numéro ?
— Je sais trouver un numéro.
— Où êtes-vous ?
— Ici et là.
— Où êtes-vous en ce moment ?
— Dans une chambre, à l’hôtel où vous avez donné ce gala, jeudi.
— Vous avez quelque chose d’urgent pour moi ?
— Une conclusion.
— Déjà ? Ça ne fait que cinq jours.
— Cinq m’ont suffi.
Marsden cacha le téléphone dans ses mains.
— Quelle conclusion ?
Elle s’aperçut qu’elle retenait son souffle.
— Quatre.
— Quatre sur quoi ? Sur dix ?
— Non. Norton est mort quatre fois.
Elle écarquilla les yeux.
— Déjà ?
— D’après mes comptes, oui. Retrouvez-moi à l’hôtel. Immédiatement.
***
Taylor frappa à la porte de la suite 212, au quatrième étage de l’hôtel. Il était un peu plus de minuit. Le couloir sentait le cirage d’ascenseur et la fatigue des voyageurs d'affaires. Pas un bruit. Juste le vrombissement distant de la climatisation.
La porte s’ouvrit sur Victor.
Il était très élégant — ses cheveux noir attachés en fine queue de cheval, il portait un parfum à base d’Ombre Gris, une senteur brute et masculine qui frappa Taylor de plein fouet comme une gifle sensuelle.
Il était vêtu simplement : une chemise blanche à demi ouverte, dévoilant la naissance de ses pectoraux. Le tissu, tendu sur ses épaules larges, s’ajustait à son torse comme s’il avait été cousu pour lui. Il portait un jean noir, parfaitement ajusté lui aussi, qui soulignait la puissance compacte de ses cuisses. Une montre simple à bracelet de cuir brun ornait son poignet gauche. À ses pieds, des bottines lustrées. L’ensemble criait : fonctionnel, sans effort — mais sexy sans même essayer.
Taylor l’observa une fraction de seconde trop longtemps.
Sans "Miss Hulk" pour lui coller aux basques, elle pouvait enfin le regarder autrement que comme un potentiel mercenaire. C’était un homme dans la trentaine apparente, mais son port, son calme, son aura… il dégageait quelque chose d’ancestral. D’irréductible. Du genre qui ne plie pas. Du genre qui casse.
— Vous avez pris votre temps, dit-il calmement, en se poussant pour la laisser entrer.
— Circulation en route, on est pas dimanche, répondit-elle en franchissant le seuil.
Elle balaya la pièce du regard. La suite était simple, impeccable. Un carnet noir, une tasse à moitié vide, une carte de la ville annotée et, posé sur la table basse, un téléphone satellite. Rien ne traînait, et pourtant, tout témoignait d’une activité fébrile, intense. Comme si Kruger travaillait en silence à une guerre que seule lui connaissait.
— J’aurais cru que vous seriez torse nu, plaisanta-t-elle, en essayant de dissimuler son trouble derrière une ironie froide.
— J’ai eu pitié de vous, répondit-il en refermant la porte. Et je sais me tenir.
Taylor pinça les lèvres, mi-amusée, mi-agacée.
— Vous êtes sûr votre super copine ne dort pas dans un coin, prête à surgir comme un chien de garde ?
— Elle dort. Et j’ai fermé la porte. Vous êtes en sécurité… pour quelques minutes au moins.
Il croisa les bras, et ses biceps tendirent légèrement le tissu de sa chemise. Marsden s’éclaircit la gorge, puis détourna le regard une seconde. Pas le moment de perdre le fil. Pas le moment d’oublier pourquoi elle était là.
— Allez-y, souffla-t-elle. J’écoute. Impressionnez-moi.
Victor ne bougea pas tout de suite. Il prit une bouteille d’eau sur le mini-bar, la décapsula sans hâte, et la lui tendit.
— Il existe deux approches principales, ou plutôt deux profils d’assassins qui adoptent chacun deux exemples de stratégie. D’abord une mission quasi suicide, ensuite un travail propre, exécuté de loin.
Victor tourna les talons et Marsden contempla son dos massif, il s’adossa contre la table et continua son exposé d’une voix sombre.
— En ce qui concerne la mission suicide, l’assassin pourrait facilement se glisser dans un meeting pour attaquer sa cible de près au lieu de s’en tenir prudemment éloigné.
Marsden marqua une pause. Puis elle sourit, un peu timidement au début, comme si un grave danger s’éloignait à l’horizon.
— C’est tout ce que vous avez ? demanda-t-elle. Des idées ? Vous m’avez fait peur.
— Comme le gala qui a eu lieu ici jeudi soir, poursuivit Kruger. Mille invités. L’heure et le lieu annoncés longtemps à l’avance, criés sur tous les toits.
— Vous avez trouvé le site Internet de l’équipe de transition ?
— Oui, et c’était très instructif. Bourré d’informations.
— Nous les passons toutes au peigne fin.
— Pourtant, il m’a quand même indiqué tous les endroits où Norton allait se trouver. Et à quelle heure, et dans quel contexte. Comme ce gala ici, jeudi soir, avec ses mille invités.
Il porta la bouteille d’eau à ses lèvres, but une gorgée, puis la reposa sans bruit sur le coin de la table. Il parlait sans hausser le ton, mais il y avait une précision tranchante dans sa voix, comme la lame d’un rasoir passant lentement sur une peau tendue.
— Qu’est-ce qu’ils ont, ces invités ? demande Marsden.
— Parmi eux se trouvait une brune qui a tiré la main de Norton si fort qu’elle a failli le faire tomber.
Marsden tressaillit.
— Vous étiez là ?
— Non, mais j’en ai entendu parler.
— Comment ?
Sans relever la question, il demanda :
— Vous avez vu ?
— Oui, sur les écrans vidéo. Plus tard.
— Cette femme aurait très bien pu tuer Norton. Voilà ma première occasion. Jusque-là, vous vous en tiriez très bien. Vous ne méritiez que des A+ tant que tout se passait autour du Capitole.
Elle sourit encore, un peu désabusée.
— Elle aurait pu le tuer, dites-vous ? Vous me faites perdre mon temps, Kruger. J’aimerais autre chose qu’un aurait pu. Parce que n’importe quoi aurait pu se passer. La foudre tomber sur l’hôtel, ou une météorite, l’univers cesser d’être en extension et le temps se mettre à remonter. Cette femme était une invitée, elle avait fait une donation au parti, elle a passé les deux détecteurs de métaux et on a vérifié son identité à l’entrée.
— Supposez qu’elle ait été championne en arts martiaux, ou qu’elle ait subi un entraînement militaire spécial. Elle pouvait tordre le cou de Norton en un tourne main.
— On peut toujours tout supposer.
— Supposez qu’elle ait été armée.
— Elle ne l’était pas. Elle est passée par les détecteurs de métaux.
Victor hocha doucement la tête, le regard baissé sur ses mains posées à plat sur la table. Puis il releva les yeux vers Marsden, avec une intensité glaciale.
— Non. Elle n'était pas armée. Mais vous avez mal formulé votre réponse.
— Ah oui ? fit-elle, les bras croisés, un brin provocante.
— Vous avez dit elle ne l’était pas, comme si vous en étiez sûre. Comme si un détecteur de métaux était infaillible. C’est là, Marsden, que vous commencez à perdre vos A+.
Kruger glissa la main dans la poche de sa veste et en sortit un mince objet marron.
— Vous savez ce que c’est ?
Cela ressemblait à un canif d’une dizaine de centimètres de long, légèrement incurvé. Kruger appuya sur un bouton, faisant jaillir une lame tachetée de brun.
— Pure céramique, expliqua-t-il. Exactement la même matière qu’un carreau de salle de bains. La substance la plus dure qui existe après le diamant, aiguisable comme l’acier. Indétectable, par définition. Cette femme aurait très bien pu en avoir un sur elle. Avec, elle aurait pu éventrer Norton du nombril au menton. Ou lui couper la gorge. Ou lui crever l’œil.
Il lui passa l’arme. Marsden la prit et l’examina soigneusement.
— Fabriquée par moi, expliqua Kruger. Avec du matériel qu’on trouve assez facilement dans n’importe quel magasin.
— Bon, d’accord, vous avez fabriqué un couteau. Ça ne prouve rien.
— Il était dans la salle de bal jeudi soir ; cette femme le serrait dans sa poche gauche, la lame ouverte, tout le temps qu’elle a gardé la main de Norton dans la sienne et s’est tenue près de lui. Elle tenait cette pointe à quelques centimètres de son ventre.
Marsden en resta un instant bouche bée.
— Vous êtes sûr ? balbutia-t-elle. Qui était-ce?
— Une militante du parti du nom d’Elizabeth Santos ; il se trouve qu’elle habite une petite ville nommée Elizabeth, dans le New Jersey. Elle a donné quatre mille dollars pour la campagne, mille pour chaque membre de sa famille, elle, son époux et ses deux enfants. À la permanence locale, elle a rempli des enveloppes pendant un mois, elle a mis un grand écriteau devant sa maison et elle a tenu le standard le jour de l’élection.
— Alors, pourquoi portait-elle un couteau ?
— En fait, elle n’en portait pas.
Il se leva et se dirigea vers la porte de communication avec la chambre voisine, l’ouvrit, frappa au deuxième panneau.
— C’est bon, Rebecca ! lança-t-il.
Et enfin Rebecca Alvarez apparut sur le seuil. La trentaine avancée, de taille moyenne, musclée, vêtue d’un jean et d’un sweat-shirt gris. À sa démarche, aux tendons de ses poignets, on devinait la gymnaste acharnée.
— En plus d’être flic, Rebecca Alvarez faisait partie des Neavy Seals. Expliqua Kruger. Ses conseils peuvent vous êtes utiles sur cette partie du plan.
Marsden la regarda froidement puis demanda avec un air de biais.
— Et qu’est-il arrivé à Elizabeth Santos, du New Jersey ?
— Je me suis acheté des vêtements, dit Kruger. Chaussures et les lunettes de soleil. Ma version de la tenue de camouflage à la sauce Services Secrets. Je me suis rasé tous les jours. Je devais être crédible. Ensuite, il me fallait une femme seule du New Jersey. Alors je suis allé voir les gens qui atterrissaient jeudi à Newark. J’ai repéré Mme Santos, je lui ai expliqué que j’étais un agent des Services Secrets, qu’il y avait un gros couac du côté de la sécurité et qu’elle devrait me suivre.
— Comment saviez-vous qu’elle se rendait au gala ?
— Je n’en savais rien. J’examinais toutes les femmes qui récupéraient leurs bagages et je tâchais de me faire une idée d’après leur allure et ce qu’elles apportaient avec elles. Ça n’a pas été facile. Elizabeth Santos était la sixième femme que j’abordais.
— Et elle vous a cru ?
— J’avais une impressionnante carte professionnelle, cette oreillette achetée deux dollars, cette petite corde électrique qui me disparaissait dans le col, vous voyez ? J’avais loué un monospace noir. J’étais très convaincant, croyez-moi. En tout cas, elle m’a cru. Elle était ravie de pouvoir nous aider. Je l’ai amenée dans cette même chambre où je l’ai gardée toute la soirée pendant que Rebecca prenait sa place. Je n’arrêtais pas d’écouter mon oreillette et de parler dans ma montre.
Marsden jeta un regard noir sur Rebecca.
— Ce n’est pas pour rien que nous avions choisi le New Jersey, expliqua cette dernière. Vous saviez que leurs permis de conduire sont très faciles à imiter? Un petit ordinateur portable, une imprimante couleur et le tour était joué. J’ai ainsi fabriqué la carte professionnelle de Victor sans trop savoir si elle ressemblait vraiment à celle des Services Secrets, mais ça faisait très authentique. Et puis j’ai imité le permis de conduire du New Jersey en y collant ma photo, avec le nom et l’adresse d’Elizabeth Santos, que j’ai ensuite plastifié à l’aide d’un matériel acheté soixante dollars au bazar du coin. Je l’ai un peu rayé, usé sur les côtés pour lui donner une patine, et voilà. Je n’avais plus qu’à m’habiller, à prendre l’invitation de Mme Santos et à descendre. Je suis entrée dans la salle de bal sans problème. Avec le couteau dans ma poche.
— Et ?
— J’ai fait un tour, puis j’ai saisi la main de votre client et je l’ai retenu un moment.
Marsden ne la quittait pas des yeux.
— Comment vous y seriez-vous prise pour le tuer ?
— Je tenais son poignet droit dans ma main droite. Je l’ai attiré vers moi, ils’est légèrement tourné, si bien que j’avais son cou sous le nez. Avec une lame de dix centimètres, je lui éclatais la carotide. Je l’aurais saigné à mort ; suite à ce genre de blessure, la vie gicle en trente secondes. Je n’avais qu’un geste à faire. Vos gars étaient au moins à trois mètres de lui. Ils m’auraient certainement arrêtée, mais ils n’auraient pu m’empêcher de le faire.
Marsden était blême. Rebecca détourna la tête.
— Sans couteau, ç’aurait été plus difficile, poursuivit-elle. Mais pas impossible. J’aurais peut-être eu du mal à lui tordre le cou parce qu’il est assez musclé de ce côté-là. Il aurait fallu que j’exécute un petit pas de deux pour le déséquilibrer et, si vos gars avaient été assez rapides, ils auraient pu m’arrêter en chemin. C’est pourquoi je lui aurais plutôt envoyé un coup dans le larynx, de quoi le broyer ; un coup de coude y aurait suffi. J’y serais certainement passée avant lui, mais il serait mort étouffé quelques secondes plus tard, à moins que vous n’ayez prévu sur place des gens capables d’exécuter une trachéotomie dans la minute qui suivait, à même le plancher de la salle de bal. Ce qui n’est sûrement pas le cas.
— Non, effectivement, murmura Marsden.
Elle n’en dit pas plus.
— Désolée de vous gâcher la journée cocote, s’excusa Alvarez. Mais vous vouliez savoir où vous en étiez, non ? Quand on donne un audit, on raconte la vérité.
Marsden sembla soudain se réveiller :
— Au fait, qu’est-ce que vous lui avez soufflé à l’oreille ?
— Que j’avais un couteau. Histoire de me faire plaisir. Mais très calmement. Si quelqu’un m’avait accusée, j’aurais juré avoir dit Que je le trouvais beau. Ça doit bien lui arriver, de temps en temps.
Marsden hocha la tête.
— Oui, de temps en temps. Ensuite ?
— Chez lui, il est à l’abri.
— Vous avez vérifié ?
— Tous les jours, dit Kruger. Nous sommes sur place à Georgetown depuis jeudi soir.
— Je ne vous ai pas vus.
— C’était l’objectif.
— Comment savez-vous où il habite ?
— On a suivi vos voitures.
Marsden ne dit rien.
— Excellents véhicules, commenta Kruger. Beau travail.
— Particulièrement vendredi matin, renchérit Alvarez.
— Mais le reste de la journée était nul, poursuivit Kruger. Le manque de coordination a engendré une énorme erreur de communication.
— Où ?
— Vos gens de Washington avaient des films vidéos de la salle de bal mais, manifestement, ceux de New York ne les ont jamais visionnés parce que, après avoir joué son rôle d’invitée le soir du gala, Rebecca s’est glissée parmi les photographes à la sortie de la Bourse.
— Un journal du Dakota du Nord a un site web, expliqua cette dernière, qui donne toutes les mentions légales. Je n’ai eu qu’à les télécharger et j’en ai tiré une carte de presse que j’ai plastifiée après y avoir glissé un œillet de cuivre ; je l’ai accroché autour de mon cou avec une corde en nylon. J’ai parcouru quelques brocantes du Sud de Manhattan à la recherche d’un vieil appareil photo et je l’ai constamment gardé devant le visage pour que Norton ne me reconnaisse pas.
— Vous devriez établir une liste d’accréditations, conseilla Kruger. Et la contrôler.
— On ne peut pas. Ça irait à l’encontre de la Constitution. Le premier amendement garantit l’accès de tous les lieux publics aux journalistes. Pourtant, on les a tous fouillés.
— Je n’avais rien apporté d’illégal, rétorqua Alvarez. Je voulais seulement franchir vos barrières de sécurité. Mais j’aurais pu porter une arme, c’est sûr. J’aurais pu passer un bazooka si j’avais voulu.
Kruger se leva et se dirigea vers la console, ouvrit un tiroir d’où il sortit un paquet de photos. Des clichés couleur développés en une heure. Il montra le premier à Marsden. On y voyait Norton en contre-plongée, devant la Bourse, avec l’inscription en linteau qui semblait flotter au-dessus de sa tête.
— C’est Rebecca qui l’a prise, dit-il. Bon instantané, non ? On devrait le vendre à un magazine, ça nous rembourserait une partie des vingt mille dollars. Il recula vers le lit, s’assit et tendit la photo à Marsden. Elle la prit, la regarda de plus près.
— Le fait est que je me trouvais à un mètre de lui, commenta Rebecca. J’aurais très bien pu lui sauter à la gorge. Encore une situation de l’assassin suicidaire mais bon…
Marsden accusait le coup. Kruger lui distribua la photo suivante, comme une carte à jouer. C’était un cliché au grain épais, sans doute pris au téléobjectif d’un étage voisin. Il représentait un Norton minuscule devant la Bourse. Au stylo-bille, on avait tracé un objectif de fusil à lunette sur sa tête.
— Ça, c’est la troisième mort, on passe donc au profile de l’assassin qui exécute de loin. J’étais au soixantième étage d’un immeuble de bureaux, à trois cents mètres de là. À l’intérieur du périmètre de police mais plus haut que ce qu’ils avaient vérifié.
— Avec un fusil ?
— Non, avec un morceau de bois de la taille et de la forme d’un fusil. Ainsi qu’un appareil photo, évidemment, et un gros objectif. Mais j’ai joué le jeu. Je voulais savoir si c’était possible. Je me disais que les gens n’aimeraient pas voir un sac contenant un fusil, aussi j’ai pris un carton d’ordinateur, j’y ai placé le bois en diagonale et je l’ai fait rouler sur un diable dans l’ascenseur, l’air de traîner quelque chose de très lourd. J’ai croisé quelques flics. Je portais ces vêtements, sans le faux badge ni l’oreillette. Ils ont dû me prendre pour un livreur. Le vendredi, après la fermeture de la Bourse, le quartier devient assez calme. J’ai trouvé une fenêtre dans une salle de réunion vide. Je n’ai pas pu l’ouvrir, mais il m’aurait suffi de découper un cercle dans la vitre. À la place, je me suis contenté de prendre cette photo. Et j’aurais pu m’enfuir sans être inquiété.
Marsden paraissait de plus en plus mal là l’aise.
— Vous pourriez l’aligner sans difficulté ?
— Moi oui, j’ai les compétences pour le faire, avec un bon fusil et des données sur la direction du vent et tout le reste, mais un tireur lambda ne pourrait jamais le faire à Manhattan. Position trop haute, et trop loin.
Rebecca intervint avec gravité.
— Un tir de trois cents mètres et quelque, j’en suis capable, mais avec les vents tourbillonnants et les courants ascendants autour de tous ces gratte-ciels, ce serait vraiment jouer à pile ou face. Ils changent sans arrêt. Personne ne peut garantir qu’il touchera au but de si loin. C’est bon à savoir. Aucun tireur digne de ce nom n’ira tenter un coup de feu à distance dans Manhattan. Il faudrait être un imbécile pour accepter, et un imbécile ne peut que rater sa cible.
— Manhattan, mauvais terrain pour un sniper, ajouta Victor en reprenant sa bouteille d’eau. À moins d’avoir un missile Tomahawk dans sa poche arrière. Vous pouvez vous arrêter à trois tentatives si vous voulez, et une demi-occasion pour New York, c’était tiré par les cheveux.
— Mais pas Bismarck, intervint Alvarez. On y est arrivés à minuit, par des vols commerciaux via Chicago.
Victor lui tendit les deux photos suivantes.
— Pellicules infrarouges, dans l’obscurité.
La première montrait l’arrière de la résidence familiale de Norton. Les couleurs en étaient délavées, dénaturées, mais elle avait été prise d’assez près. Tous les détails étaient clairement visibles. Portes, fenêtres. Marsden reconnut même l’un de ses agents, debout dans le jardin.
— Où étiez-vous ? demanda-t-elle.
— Dans la propriété voisine. À une vingtaine de mètres. Manœuvre de nuit toute simple, infiltration dans l’obscurité. Techniques d’infanterie courantes, calmes et furtives. Deux chiens ont aboyé mais nous les avons contournés. Les flics dans les voitures n’ont rien vu.
Alvarez désigna la deuxième photo qui montrait le devant de la résidence. Mêmes couleurs, mêmes détails, même distance.
— J’étais sur le trottoir d’en face, derrière un garage.
— Il aurait suffi qu’on soit tous les deux armés d’un M16 équipé de son lance-grenade. Ainsi que de quelques full-auto à longue portée. Peut-être même des M60 sur leurs trépieds. On avait tout le temps pour les installer. On aurait balancé des grenades au phosphore dans le rez-de-chaussée de la résidence avec les M16, en façade et par l’arrière. Norton aurait été brûlé vif dans son lit ou on l’aurait abattu alors qu’il aurait cherché à s’échapper par la porte ou par une fenêtre. On aurait programmé l’attaque vers quatre heures du matin. La surprise aurait été totale, la panique épouvantable. Dans la confusion, on aurait abattu sans mal vos agents. On aurait pu déchiqueter cette maison et sans doute nous éclipser sans être inquiétés.
Marsden se leva et se dirigea vers la fenêtre, posa les paumes sur le rebord et regarda au-dehors.
— C’est un désastre ! murmura-t-elle.
Kruger ne dit rien.
— J’ai l’impression que je n’avais pas prévu à quel point vous allez-vous impliquer, poursuivit-elle. Je ne savais pas qu’on allait se retrouver en pleine guérilla.
Elle se tourna vers eux et poursuivit d’une voix détachée.
— Mais je ne savais pas que vous alliez vous faire aider, surtout de votre… copine.
— Cela n’aurait pas marcher si vous m’aviez vue venir. Ne vous attendez pas à ce que les assassins viennent vous présenter leur programme.
Elle croisa les bras, puis les décroisa aussitôt. Ses doigts tremblaient légèrement.
— Je sais bien. Mais je cherchais un homme seul, c’est tout.
— Ce sera toujours une équipe. Personne n’agit seul.
Elle revint vers la table. Reposa les photos. Et releva la tête.
— Je me demande si je suis encore une professionnelle.
— Vous l’êtes, dit Victor toujours avec froideur. Vous ne vous débrouillez pas si mal. Vous faîtes aussi un travail impossible. En plus, vous êtes obligée de laisser votre protégé prendre des risques. Parce que c’est un politicien. Il doit passer son temps à se montrer.
Marsden se retourna face à la pièce et déglutit en hochant légèrement la tête.
— Merci. C’est sympa de vouloir me rassurer. Mais maintenant, il faut que je réfléchisse.
— Les périmètres, conseilla Kruger. Etendez-les à quatre cents mètres alentour, éloignez-en le public et placez au moins quatre gardes du corps littéralement sur ses talons. C’est tout ce que vous pouvez faire.
— Je ne peux pas. Ce serait considéré comme excessif. Si ce n’est anti-démocratique. Quand je pense qu’il y a des centaines de semaines comme celle-ci qui nous attendent encore au cours des trois prochaines années ! Ensuite, ce sera pire parce qu’ils entameront leur dernière année et qu’ils voudront se faire réélire et que tout devra sembler toujours plus décontracté. Et d’ici à sept ans, Norton envisagera de se faire lui-même élire à la présidence. Vous savez comment ils s’y prennent ? Avec toute cette foule à travers le pays ? Ces meetings en bras de chemise ? Ces collectes de fonds ? C’est un cauchemar !
Le silence retomba sur la pièce. Alvarez quitta la fenêtre pour revenir vers la console où elle prit deux minces dossiers dans le tiroir qui avait contenu les photos. Elle tendit le premier à Marsden.
— Tenez, un rapport écrit avec les détails saillants et nos recommandations, d’un point de vue professionnel.
— D’accord.
Rebecca lui tendit le second dossier.
— Et nos frais. Tout est compris, avec les reçus et tout. Vous devrez faire le chèque à l’ordre de Kruger, c’est lui qui a tout avancé.
— D’accord, répéta Marsden.
Elle serra les dossiers contre sa poitrine comme s’ils pouvaient la protéger de quoi que ce soit.
— Il y a aussi Elizabeth Santos, du New Jersey, intervint Kruger. Ne l’oubliez pas. Il faut s’occuper d’elle. Je lui ai dit qu’en échange du gala qu’elle a manqué elle serait sans doute invitée au bal de l’investiture.
— D’accord, répéta encore Marsden. Le bal et tout ce que vous voudrez. J’en parlerai à qui de droit.
Là-dessus, tout le monde se tut.
— C’est un désastre ! murmura-t-elle de nouveau.
— Vous avez un boulot impossible, insista Kruger. Ne vous jetez pas la pierre. Vous avez perdu un président sur dix-huit depuis que votre service existe. Six pour cent d’échec. Ce n’est pas mal.
— Quatre-vingt-quatorze, quatre-vingt-quinze… Qu’est-ce que ça peut faire ? Nous n’avons jamais perdu de vice-président. Pas encore.
Elle glissa les dossiers sous son bras, empila les photos sur la console et les aligna du bout des doigts de sorte qu’elles soient parfaitement empilées puis les glissa dans son sac. Ensuite, elle examina les quatre murs l’un après l’autre, comme si elle voulait en enregistrer le moindre détail, esquissa un geste distrait de la main et se dirigea vers la porte.
— Il faut que j’y aille.
Elle sortit, faisant claquer la poignée derrière elle. Dans un silence de plomb. Alors Rebecca se leva, tira sur les manches de son sweat-shirt, étendit les bras au-dessus de sa tête, renversa la nuque en arrière et bâilla. Ses cheveux tombèrent en cascade sur ses épaules. Le bord de son pull remonta et Kruger aperçut son ventre plat et musclé par-dessus la ceinture de son jean, rigide comme une carapace de tortue.
— Tu m’as l’air en pleine forme, observa-t-il.
Rebecca abaissa lentement les bras, une lueur paresseuse dans les yeux. Elle haussa une épaule, comme si elle venait de s’étirer après une bonne nuit de sommeil, alors qu’elle n’avait pas fermé l’œil depuis deux jours.
— Mieux que Miss Soupe-Au-Lait en tout cas, répondit-elle, un coin de sa bouche retroussé. Elle m’aime bien, tu crois ?
Victor esquissa un sourire. Ce sourire rare, celui qui déchire à peine ses traits, mais dont les yeux disent bien plus que les lèvres. Il se détourna pour refermer le tiroir de la console.
— Elle te respectera. Un jour. Peut-être. Quand elle aura fini de grincer des dents en silence.
Rebecca marcha nonchalamment vers le lit, jeta un coup d’œil aux plis sur le drap, puis s’assit, jambes écartées, les coudes posés sur ses genoux. Son sweat-shirt se tendit contre sa poitrine, révélant encore la netteté de ses formes, le galbe brutalement net d’une femme forgée par le combat autant que par le désir de survivre.
— Elle a cru que je l’avais fait pour lui piquer sa mission. Elle n’a même pas envisagé qu’on l’aidait à la sauver, son putain de vice-président en sursis.
Kruger se pencha, attrapa la bouteille d’eau entamée, la vida d’un trait, puis la posa doucement à côté de l’horloge. Il s’approcha d’elle.
— L’un dans l’autre, elle est plutôt douée. Je ne vois pas ce qu’on pourrait faire mieux. Et je suis certain qu’elle le sait mais ça la ronge de devoir se contenter de quatre-vingt-quinze pour cent de réussite au lieu de cent pourcent.
Rebecca acquiesça lentement, ses doigts glissant sur la couture de son jean, pensives.
— On devrait dormir un peu. Ou baiser, dit-elle sans le regarder.
— On devrait plutôt rentrer, on a fini ici.
Elle pencha la tête et le regarda intriguée
— Pourquoi tu veux qu’on parte ? T’as peur qu’elle revienne ?
— J’ai pas envie qu’elle revienne pour me raconter ce qui la tracasse vraiment.
Rebecca éclata d’un rire rauque, le genre de rire qui vibrait dans sa gorge et sentait la poudre, le cuir et la fatigue. Elle se laissa tomber en arrière sur le lit, bras en croix, regardant le plafond.
— Elle te fait peur ? Sérieusement ? demanda-t-elle, le sourire aux lèvres.
Victor haussa les épaules, glissa ses mains dans les poches arrière de son jean et la contempla quelques secondes. Le silence qui s'installa n'était pas pesant, plutôt complice, teinté de cette tension familière qui les liait, toujours entre deux choix, deux impulsions, deux batailles.
— Elle ne me fait pas peur, répondit-il enfin. Mais j’ai pas envie d’écouter une autre confession de soldat à bout de nerfs. Elle a vu la faille. Elle sait maintenant que ce boulot, c’est pas juste une histoire de cercles de sécurité et de portiques à rayons X. Et elle est du genre à pas dormir pendant une semaine, juste parce que quelqu’un lui a mis un miroir sous le nez.
Rebecca tourna la tête vers lui, ses cheveux en bataille s’étalant sur l’oreiller bon marché. Elle le détailla du regard, ses manches retroussées sur les avant-bras, la ligne de ses épaules sous la chemise, les ombres du cou, et ce foutu calme qui cachait toujours un orage.
— T’as été dur avec elle, Kruger.
— Elle en avait besoin. Sinon elle serait encore là, à croire que son protocole est un talisman magique. J’ai juste brisé le charme.
Elle le fixa encore un instant, les yeux à demi clos, puis elle soupira.
— T’as pas tort. Mais c’est quand même un peu cruel, parfois, ta façon de sauver les gens.
Victor laissa échapper un rictus. Il s’approcha, s’assit au bord du lit, pencha légèrement la tête vers elle.
— Tu veux qu’on dorme ou qu’on baise ? souffla-t-il.
Rebecca lui répondit par un sourire lent, carnassier, paresseux. Elle se redressa, passa une main derrière sa nuque et l’attira à elle.
— Tu sais déjà ce que je veux. Mais après, on rentre. Avant que Miss Soupe-Au-Lait rapplique avec ses remords et ses règlements.
Il l’embrassa. Longuement. En silence.
Et cette nuit-là, ce ne fut ni vraiment du sommeil, ni vraiment de l’amour. C’était leur façon à eux de fermer la parenthèse.
***
De retour à Londres, Chris Tellier — que l’on appelait désormais le Coyote — consacra la dernière quinzaine de juin et la première de juillet à une série d’activités méticuleusement ordonnées. Chaque jour, il lisait, annotait, méditait. Il entreprit de rassembler tout ce qui avait été écrit sur David Norton, de sa jeunesse obscure à sa fulgurante ascension politique. Sous un faux nom, il se fit livrer l’intégralité des ouvrages disponibles par plusieurs librairies indépendantes, et les étudia un à un avec une application d’archiviste. Il surligna les passages clés, griffonna des marges précises, remplit un carnet de notes, et dressa peu à peu, dans son esprit, le portrait détaillé de l’homme qu’il devait approcher. Le futur président, si tout se passait comme prévu.
Puis il rangea les livres, plaça son carnet dans un tiroir verrouillé, et changea de discipline.
Chaque après-midi, dans une pièce aux murs nus, éclairée par une verrière laiteuse, il s’entraînait seul, torse nu, au maniement de sa rapière. Pas une rapière d’apparat, mais une version raccourcie du XVIIe siècle : lame plus légère, plus vive, conçue pour le duel. Forgée pour tuer dans le silence.
À cette époque, le duel d’honneur avait atteint son apogée. Les nobles se vidaient de leur sang dans des jardins clos, sous l’œil distant des témoins. Le roi Louis XIII, inquiet de voir son aristocratie se décimer, avait tenté d’interdire la pratique. En vain. L’épée courte, fine et acérée, s’était imposée. Maniable. Redoutable. Une prolongation de l’âme.
Chris possédait la sienne depuis plus de trois siècles. Un héritage. Elle lui avait été offerte par son mentor, Michel de Bourgogne, un immortel qui l’avait formé au combat comme on forme un moine à la prière. Le geste, disait-il, devait précéder la pensée. La lame, anticiper le cœur.
Chris exécutait ses passes comme d’autres récitent des psaumes. Chaque matinée passée à lire Norton, chaque fin d’après-midi consacrée à l’épée, renforçait l’idée : cette cible n’était pas un homme. C’était un problème. Et lui, un artisan de la solution.
Chris étudia puis écarta, l’un après l’autre, une douzaine de scénarios. Chaque plan avait ses mérites, ses promesses, ses angles morts. Mais aucun ne le satisfaisait. Trop aléatoire, trop risqué, trop bruyant. Il cherchait une solution épurée, chirurgicale, silencieuse.
Pendant des jours, il testa mentalement les timings, les lieux, les itinéraires. Il consulta des cartes, observa des flux, compara des schémas de sécurité. Puis enfin, un soir pluvieux de juillet, tout se mit en place dans son esprit. Le « comment » venait de se poser avec la précision d’un insecte sur une lame : net, évident, presque élégant.
Le « où » et le « quand » étaient déjà arrêtés. Restait à peaufiner le geste, affûter la méthode. L’idée n’était plus de tuer Norton. L’idée était de le faire disparaître sans laisser de trace — ou mieux encore, de créer une trace que personne ne saurait lire.
Tellier, en tant que professionnel, n’apportait ni passion ni émotivité à son travail. C’eût été suicidaire. S’il s’était laissé aller à la haine ou au zèle, il serait probablement mort depuis des siècles, ou pourrissant dans les geôles d’un service de renseignement quelconque. Il avait non seulement survécu, mais il avait prospéré — et conservé un anonymat presque parfait — parce qu’il abordait chaque mission comme une tâche clinique : préparer, exécuter, disparaître. Et encaisser.
La somme qu’il avait exigée pour éliminer David Norton — la plus haute jamais versée pour un assassinat politique depuis qu’un groupe de millionnaires juifs avait proposé un million de livres au colonel A.E. Clouston pour tuer Hitler en 1938 — représentait une sécurité à très long terme. Pour un immortel, un siècle de tranquillité. Voire deux.
Il savait que les commanditaires, les Oath Keepers, avaient une ambition bien plus vaste. La disparition de Norton pourrait provoquer un tel choc qu’ils tenteraient sans doute un coup d’État. Et peut-être réussiraient-ils. Si tel était le cas, il était peu probable que l’on pousse l’enquête très loin. Le pouvoir, une fois pris, nettoierait les pistes.
Mais Tellier n’était pas homme à parier sur les circonstances. Il mit au point chaque détail comme si l’attentat allait déclencher une traque mondiale, minutieuse et obsessionnelle. Une chasse à l’homme de celles qui ne laissent rien au hasard.
C’est précisément pour cette raison que les dossiers du FBI, encore aujourd’hui, restent désespérément incomplets.
***
Le salon baignait dans une lumière dorée de fin d’après-midi, filtrée par les grandes baies vitrées donnant sur les collines de Twin Peaks. San Francisco s’étirait dehors dans un calme presque irréel, et, à l’intérieur, la vie reprenait peu à peu son cours.
Victor était assis au bureau en bois sombre, légèrement penché, stylo à la main. Une feuille griffonnée reposait sous ses doigts. Son regard restait fixe, concentré, comme s’il pesait chaque mot, chaque silence. Sa chemise blanche était ouverte au col, dévoilant la gorge et un éclat d’ombre sous la clavicule ; son jean noir soulignait la ligne ferme de ses jambes. Il avait cette prestance rare : silencieuse, dense, impossible à ignorer. Même dans une scène de vie quotidienne, il imposait la gravité.
Sur le tapis, adossée à la table basse, Alex tapait un mémo sur son ordinateur. Chignon en bataille, sweat-shirt trois fois trop grand (certainement volé à Victor) et chaussettes bariolées, elle tapait vite, concentrée, jetant parfois un œil aux actualités qui défilaient à la télévision — Norton, encore et toujours.
Et puis il y avait Rebecca.
Allongée sur le canapé, presque nue : un string noir en dentelle, un soutien-gorge qui ne couvrait qu’à moitié la générosité de sa poitrine. Elle grignotait distraitement une coupe de fruits, les jambes croisées, une cuillère dans la main. Elle regardait l’interview de David Norton à la télévision, l’air à la fois amusé et moqueur.
— Tu crois qu’il a capté qu’il a failli y passer ? demanda-t-elle en mâchonnant un morceau d’ananas. Ou il pense encore que son ange gardien porte un 95D et mange de la mangue en string ?
— Il va écrire un bouquin, répliqua Alex sans lever les yeux. Et dedans, il s’auto-couronnera sauveur de la démocratie. Classique.
Rebecca lui lança un regard en coin, un sourire carnassier aux lèvres.
— Et toi, mon petit cœur, tu penses à sortir avec autre chose qu’un clavier, ou tu comptes épouser ton mémo ?
Alex soupira en continuant de taper.
— Rebecca... En parlant de relations intimes : est-ce que tu pourrais éviter de hurler à trois heures du matin comme si tu te faisais démonter par tout un bataillon ? Sérieusement, je vis en dessous. Et je sursaute à chaque gémissement. T’es une nympho certifiée.
— C’est pas ma faute si ton oncle Vic baise comme un dieu, répondit Rebecca avec un haussement d’épaules faussement innocent. Et puis tu sais, je suis pas la seule à crier. Pourquoi tu lui dis rien à lui ?
— Parce que je sais que c’est TOI qui déclenche toujours les hostilités, c’est systématique. Même Nuri et maman étaient plus discrets, et crois-moi, ils savaient y faire.
— Chacun son style, ma chérie. Ton papa Nuri était érotique. Moi, je suis… comment dire… plutôt pornographique, avec un soupçon de romantisme. À l’ancienne.
— Je suis littéralement en train de développer un stress post-traumatique sexuel. Et une insomnie chronique.
Rebecca éclata de rire et s’étira langoureusement, les bras au-dessus de la tête, laissant son ventre plat se tendre, musclé, sculpté, presque arrogant. La coupe pencha dangereusement, mais elle rattrapa le tout d’un mouvement de poignet.
Victor, de son côté, n’avait pas levé la tête. Il écrivait encore, imperturbable, concentré. Mais le coin de sa bouche s’était très légèrement soulevé.
Rebecca le vit, bien sûr.
— Je t’ai vu sourire, Kruger. Fais pas genre. Avoue que t’as trouvé ça drôle.
— J’écris, répondit-il simplement, sans lever les yeux.
— Tu écris quoi ? demanda Alex, plus douce.
— Des réflexions. Des trucs qui m’ont peut-être échappé.
Rebecca fit claquer sa cuillère contre le bord de la coupe, toujours avec ce demi-sourire accroché à la bouche.
— Tu sais, mon cœur, t’es du genre à jamais rien lâcher. J’adore quand tu fais le silencieux pour mieux me sauter dessus après.
— Rebecca ! gémit Alex. Est-ce que tu peux arrêter UNE SEULE FOIS de penser au mot qui commence par un “S” majuscule ?
— Le sexe, c’est la santé, bébé. C’est comme le sport, mais en plus efficace.
— Jusqu’à ce que tu fasses une crise cardiaque !
— Victor est immortel, il encaisse. Et moi, j’ai un cœur en béton armé, ma loupiote.
Alex leva les yeux au ciel. Victor, toujours silencieux, traçait des mots sur sa feuille, ligne après ligne. Mais il entendait tout. Et quelque part, dans le calme derrière son écriture, il était bien.
C’était la paix. Leur paix. Fragile, bruyante, étrange… mais bien réelle.
Alex referma son PC avec un claquement discret et vint s’asseoir en face de Victor, remontant sa jambe sur la chaise capitonnée, posée à califourchon comme une adolescente prête à provoquer un vieux prof. Rebecca, toujours allongée sur le canapé, tendit l’oreille sans bouger, curieuse comme une chatte de gouttière devant une porte entrouverte.
— Après ce que vous m’avez raconté sur votre petit séjour, dit Alex, un sourire en coin aux lèvres, je parie que t’es encore en train de penser à l’agente des services de protection… comment elle s’appelle, déjà ? Marsden ?
— Depuis quand tu prétends lire dans les pensées, toi ? répliqua Victor d’un ton froid.
Alex répondit par un sourire angélique, parfaitement insensible à la rudesse apparente.
— Depuis que je connais le meilleur ami de mon papa, que j’appelle “mon oncle” depuis que j’ai quatre ans. Et que je sais qu’il est beaucoup plus chevaleresque qu’il ne veut bien l’avouer.
Victor baissa les yeux, reprit son stylo, fit glisser l’encre sur le papier comme s’il traçait une frontière invisible entre lui et ce qu’elle venait de dire.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, murmura-t-il en reprenant son écriture.
— Bien sûr que non, soupira Rebecca depuis le canapé, les yeux toujours rivés à la télé. Pour voir ça, faudrait déjà que tu sois un peu plus honnête avec toi-même, mon cœur.
Victor ne répondit pas. Mais sa main s’arrêta une fraction de seconde.
Un silence flotta. Léger. De ceux où chacun entend ce que l’autre pense, sans qu’aucun mot soit nécessaire.
Rebecca croqua une framboise, croisa les jambes un peu plus haut sur le canapé, son regard malicieux glissant vers lui.
— Franchement… Elle te plaît, non ? Miss Soupe-au-lait. Marsden. Avec son air de maîtresse d’école frustrée. Avoue qu’elle t’a troublé.
Alex renifla un petit rire sans lâcher Victor des yeux.
— Si elle avait pas ce bâton dans le cul, elle aurait même pu être mignonne.
Victor leva les yeux vers elles, les sourcils froncés, mais il y avait plus d’amusement que de reproche dans son regard.
— Vous avez fini ?
— Pas encore, répondit Rebecca avec un clin d’œil provocateur. Je suis pas sûre qu’on ait bien cerné ton type, Kruger. Poids plume avec un p’tit cul en forme de cœur ? Ou poids lourd avec des fesses en forme de noix de coco ?
Il se leva enfin, attrapa la feuille qu’il venait de terminer, la relut rapidement, puis la posa à côté de son carnet.
— C’est pas mon type qui m’intéresse, dit-il simplement. C’est ce qu’elle a dit. Et ce qu’elle n’a pas dit.
Il marqua une pause, puis ajouta avec un regard en coin vers Rebecca :
— Et j’aime beaucoup les noix de coco.
Rebecca le fixa en rétrécissant les yeux, une cerise suspendue entre ses doigts. Mais Alex, elle, était déjà passée à autre chose. Son ton était devenu plus sérieux, plus attentif.
— Tu crois qu’elle a caché quelque chose ?
Victor hocha lentement la tête.
— Je suis sûr qu’elle ne nous a pas tout montré. Et qu’elle a peur. Ce qui veut dire qu’il y a encore quelqu’un d’autre dans le jeu.
Rebecca se redressa, posa sa coupe de fruits sur la table basse.
— Quelqu’un d’encore plus dangereux que nous ?
— Ou qui croit l’être, répondit Victor. Et c’est là que ça devient intéressant.
***
Le téléphone vibra une première fois sur la table de chevet, mais Taylor ne réagit pas. Elle fixait le plafond, allongée sur le dos, les bras croisés sous la tête, les yeux grands ouverts dans la pénombre. Deuxième vibration. Elle tourna la tête sans hâte, soupira. L’écran s’alluma : Mira (RUS). Évidemment.
Taylor attrapa l’appareil, hésita une seconde, puis décrocha.
— Ouais ?
La voix de Mira explosa dans l’écouteur, roulante, râpeuse, avec cet accent impossible à ignorer, entre menace voilée et ironie fatiguée. Même sans voir son visage, Taylor pouvait l’imaginer : la clope au bec, les sourcils froncés, un œil sur un écran de surveillance ou un flingue démonté.
Il y avait toujours une urgence dans la voix de Mira, même quand elle commandait un café. Mais ce soir-là, quelque chose clochait. Une tension particulière, plus fine. Une nervosité que Taylor connaissait trop bien. Elle se redressa sur le lit, d’un coup plus attentive.
— Privet, Taylorrrr. J’attends toujours le blé que tu me dois pour les infos, et tu sais que j’aime pas trop qu’on me fasse chiiiiier.
— Il y a comme qui dirait des choses qui ne concordent pas, répliqua Marsden froidement. Sois-tu m’as donné de fausses infos, soit tu te joues de moi.
— Sans blague ! Tu voulais la crrrème de la crrrème, je t’ai donné une vache. Tu veux quoi en plus ? Le cul de la crémièrrre ? ou du crrrrémier ?
— Victor Kruger est un potier âgé de trente ans, toi tu m’as dit que tu m’envoyais voir un gars qui avait accompli des missions pour l’URSS dans les années 70 et 80, dit Taylor froidement. La chirurgie esthétique ne fait pas de miracle.
— On s’en bat les ovaires des miracles esthétiques. Grigori Gradski est le meilleurrr, j’ai bossé avec ce type et je sais de quoi je parle.
— Parle-moi de Kruger !
— On ne connait pas son nom. D’ailleurs Grigori Gradski est une identité inventée lorsqu’il a intégré le programme Volk. Et j’ai pas mal fait de nettoyage rectal dans les réseaux et sous réseaux pour découvrir d’où il sort, mais rien. En clair, tout ce que je peux te dire c’est qu’il représente un investissement du gouvernement soviétique de plusieurs centaines de milliers de dollars. L’un des soldats les mieux entraînés et les plus spécialisés que la patrie n’ait jamais produits.
— Quelle genre de formation il a reçu ?
— Infiltration des infrastructures politiques et militaires, neutralisation des sécurités de pointe, entrainement en combat furtif et neutralisation silencieuse. Franchissement des périmètres surveillés et sécurisés. Entrainement avancé de sniper, initiation en stratégie d’attaque et de défense. Entraîné pour repérer les moindres anomalies de terrain, de langage ou de comportement.
Un silence bref, lourd, s’installa. Taylor se leva, fit quelques pas dans l’obscurité de la chambre, le téléphone toujours contre l’oreille.
— Ce genre de mec, normalement, on l’enferme dans une cage, on jette la clé et on prie pour qu’il oublie qu’on existe, grogna-t-elle. Et lui… il tourne des vases et fait des petits marchés d’artisans.
Mira ricana dans le combiné.
— Oui, et toi tu travailles pour la Sécurité Présidentielle et tu passes tes nuits à mater des vidéos de surveillance en débardeur... Le monde change, ma douce. Et les monstres savent très bien se déguiser.
Taylor s’arrêta net. Une goutte de sueur froide glissa entre ses omoplates.
— C’est un danger public, Mira. T’aurais jamais dû me le cacher.
— Je t’ai rien caché, rétorqua la Russe avec un ton soudain plus sec. Je t’ai donné tout ce que j’avais. Le rrrreste, c’est juste… la brume. Il n’est pas répertorié, pas fiché, pas identifiable. Il est comme les ombres dans une pièce trop grande. Tu les vois, mais tu peux pas les attraper.
Taylor ferma les yeux.
— Est-ce qu’il est encore sous contrat ? Est-ce qu’il est contrôlé par quelqu’un ? Par vous ? Par un État ?
— Il n’appartient à perrrrsonne, dit Mira, et cette fois, elle ne plaisantait plus. Et c’est ça le pire.
Taylor rouvrit les yeux. Son cœur battait plus vite maintenant. Elle pensait aux photos, à son regard, aux silences entre deux mots. Aux silences trop parfaits.
— C’est pas un ancien agent, dit-elle lentement. C’est une arme. Et elle est encore chargée.
Mira tira une bouffée sur sa cigarette. On entendit le crépitement au bout du fil.
— Bienvenue dans le monde réel, Taylooorrr. Tu veux mon conseil ? Ne le provoque pas. Et ne tombe pas amoureuse.
Un bip sec coupa la conversation. Mira avait raccroché.
Le silence qui suivit n’avait rien à voir avec le téléphone. Il était plus profond, plus intime. Il venait du ventre, de ce point précis où l’instinct cogne contre la raison, où les vérités qu’on refuse encore de formuler se mettent à remuer, à frapper de l’intérieur.
Taylor resta là, immobile, le téléphone toujours contre l’oreille, la mâchoire serrée, les yeux fixant un point vide dans la pénombre. Elle aurait voulu rire. Ou jurer. Peut-être balancer l’appareil à travers la pièce. Mais elle ne fit rien. Parce que Mira l’avait atteinte. Pire, elle avait deviné juste. Comme toujours.
Une longue inspiration la traversa, lente, contenue. Elle passa une main nerveuse dans ses cheveux, comme si ce geste pouvait ramener un peu de clarté dans le chaos. C’était stupide. Injustifiable. Hors mission. Et pourtant…
Il y avait quelque chose chez lui. Quelque chose d’anormalement calme. Une force qui ne se vantait de rien. Une brutalité tranquille. Un regard qui voyait plus loin que ce qu’on lui montrait. Elle s’était dit qu’elle voulait comprendre, c’est tout. Maintenant, elle n’était plus très sûre de ce qu’elle cherchait.
Elle raccrocha. L’écran du téléphone resta allumé un instant, affichant le nom de Mira avant de s’éteindre. Taylor resta encore là, dans cette obscurité moite, à écouter le bourdonnement lointain de la ville.
Puis, presque mécaniquement, elle déverrouilla l’écran. Ses doigts glissèrent dans les contacts. Le nom s’afficha : Victor Kruger.
Elle le fixa quelques secondes. Son propre reflet apparaissait faiblement dans le verre noir de l’écran : traits tirés, fatigue incrustée dans le regard, et cette petite ride verticale entre les sourcils, celle qui disait qu’elle pensait trop, qu’elle doutait trop.
Elle appuya.
Trois tonalités. Puis la voix de Victor, égale, posée, sans surprise :
— Kruger.
— C’est Marsden, répondit-elle sans saluer. J’espère que je vous réveille pas.
— Je dors pas.
Il avait ce ton, celui qu’elle commençait à reconnaître. Ce calme de verre trempé, qui annonçait souvent qu’un feu couvait dessous.
Elle hésita une seconde. Puis se lança.
— On a arrêté deux types ce matin. En flagrant délit sur un braquage de banque. Une petite agence d’État, perdue au fin fond de l’Idaho. À première vue, deux amateurs : look de chasseurs, coordination nulle, stress à fleur de peau. Mais une fois au poste, l’un d’eux a craqué.
— Des affiliés ?
— Oath Keepers. Confirmés. Groupe dormant, réactivé il y a moins d’un mois.
Victor ne dit rien. Elle savait qu’il connectait. C’était presque audible, ce silence-là.
— Vous voulez le détail qui tue ? reprit-elle. Ils n’ont pas fait ça pour eux. Ce n’est pas une cellule isolée. Ils ont reçu un ordre. Clair. Réunir une somme. Minimum : deux cent cinquante mille dollars. Trois autres attaques suspectées, dans le Montana, l’Utah, le Kansas. Même modus. Même pression. Même précipitation.
— Deux cent cinquante mille, répéta Victor. Ce n’est pas pour de l’équipement. Pas ce genre de budget. Pas à ce rythme.
— Ils ont dit qu’ils devaient “payer quelqu’un”. Je cite : “un contrat, du genre qu’on ne confie qu’une fois dans une vie.”
Victor se redressa. Sa voix, plus basse encore, glissa comme une lame.
— Ils veulent engager un professionnel. Un vrai. Pas un milicien illuminé. Un exécuteur de haut niveau. Deux cent cinquante mille, c’est l’acompte.
— C’est ce que je pense aussi. Mais ils n’ont pas la somme. Pas de mécène, pas d’intermédiaire. Personne pour les financer. Juste eux, en mode panique. Le contrat est validé, mais le tueur attend d’être payé.
— Donc ils ont trouvé quelqu’un, dit Victor. Un nom. Un homme de l’ombre. Et ce quelqu’un croit que l’objectif en vaut la chandelle. Sinon il aurait décliné.
— On a un surnom, lâcha Taylor. Rien d’autre. Juste un mot répété par le type qui a craqué… “Le Coyote”. Ça vous dit quelque chose ?
Un blanc.
Puis Victor murmura, presque malgré lui :
— …Oui. Malheureusement.
— Vous pouvez m’en dire plus ?
— Non.
Taylor serra les dents. Fatiguée. Inquiète.
— D’accord… alors juste une chose. Est-ce que ça tient debout ? Est-ce que ce genre de contrat est possible ?
— Plus que possible, répondit Victor. Si c’est lui… alors ils n’auront pas besoin de bombe. Pas besoin d’attentat spectaculaire. Il leur suffira d’un homme, d’un moment, d’un seul tir bien placé.
Taylor ferma les yeux.
— Je le savais…
Un silence.
— Mira m’a dit que j’étais dans la merde.
— Elle a raison.
— Elle m’a dit autre chose, aussi.
— Quoi ?
— “Ne tombe pas amoureuse.”
Cette fois, Victor ne répondit pas. Mais dans le silence qu’il laissa, Taylor sut qu’il avait compris. Et qu’elle, peut-être, était déjà trop loin pour reculer.
Elle inspira longuement, puis ajouta, très bas :
— Je vous rappelle demain. Bonne nuit, Victor.
— Bonne nuit, Taylor.
Elle raccrocha. Et resta là, l’oreille encore chaude, le cœur battant trop vite dans une chambre trop vide. Mais Victor de son côté ferma les yeux et remonta en arrière.
***
Flashback, Russie 1743.
Le vent d’hiver faisait gémir les vitraux du Palais d’Hiver, mais à l’intérieur, tout n’était que velours, dorures et parfums capiteux. Les parquets de bois ciré reflétaient la lumière de milliers de bougies suspendues dans d’immenses lustres de cristal. Le faste de la cour impériale russe ne connaissait aucune limite. On y défilait en uniformes chamarrés, en robes de soie brodées d’or, avec les minauderies feintes et les sourires dangereux des grandes familles, toutes avides de faveurs, de pouvoir ou de vengeance.
Les murmures parcouraient les galeries comme des courants invisibles. On se saluait en s’inclinant à peine, en frôlant les mains gantées, en échangeant des piques sous forme de compliments. Derrière chaque masque de politesse, une lame. Derrière chaque regard, un calcul.
Mais rien de tout cela ne touchait Victor Gregoritska.
Vêtu de noir, la silhouette droite et imposante, il se tenait dans l’ombre des colonnes, observant sans y prendre part. Chef de la garde impériale, il n’était pas un noble, mais aucun boyard n’aurait osé le traiter comme un simple soldat. Il portait le sabre à la ceinture comme d’autres portaient la couronne — avec une gravité qui ne souffrait aucun doute. On disait qu’il avait tué un homme à mains nues dans les jardins d’été pour avoir manqué de respect à la tsarine. On disait beaucoup de choses.
Élisabeth Ire, dite la Clémente, trônait au centre du grand salon d’apparat, sur un fauteuil sculpté à la feuille d’or. Sa robe de velours carmin s’ouvrait sur un jupon ivoire rehaussé de pierreries. Ses épaules étaient couvertes d’une étole de zibeline, et son cou d’un collier impérial. À quarante ans passés, elle restait d’une beauté flamboyante, et son regard, vif, n’avait rien perdu de sa férocité.
Elle était la maîtresse absolue de la Russie, mais elle n’aimait aucun homme. Officiellement.
Sauf, peut-être, celui qui se tenait à distance, muet comme une tour de granit.
Elle le regardait souvent sans le regarder. Une inclinaison de la tête. Un geste discret de la main quand il croisait son chemin. Une tension imperceptible de la mâchoire quand une dame d’honneur s’approchait trop de lui.
La guerre Russo-suédoise venait de se terminer avec le traité de Turku un traité de paix signé entre la Russie impériale et la Suède le 7 août 1743 à la suite de la guerre. À la fin du conflit, les troupes russes occupaient la majeure partie de la Finlande, amenant le maréchal Troubetzkoy et le chancelier Alexeï Bestouchev à demander l’application du principe d’uti possidetis juris.
En annexant la Finlande, la classe politique russe visait à repousser la frontière suédoise bien plus au nord, amenuisant ainsi le danger d’une attaque suédoise sur la capitale russe, Saint-Pétersbourg. Dans l’espoir d’obtenir l’indépendance, les Finlandais réunis en diète offrirent l’éphémère trône de leur pays au duc Pierre III de Russie, l’héritier présomptif de la couronne impériale russe.
Un autre parti à la cour de Russie, représenté par le pro-suédois comte Jean Armand de Lestocq et les parents de Pierre de la branche Holstein, proposèrent de restituer la Finlande aux Suédois en récompense pour l’élection de leur oncle, Adolphe Frédéric de Holstein-Gottorp, au trône de Suède. L’impératrice Élisabeth Ire de Russie choisit d’appuyer ces derniers, en partie à cause du tendre souvenir qu’elle gardait pour le frère d’Adolphe Frédéric, qu’il était prévu qu’elle épousât mais qui avait été emporté plusieurs mois avant que ne pût se tenir le mariage.
Aujourd’hui, la tsarine tenait séance avec les ambassadeurs, et Victor l’œil vigilant scrutait chacun comme un rapace prêt à foudroyer une proie potentielle, après cela, les courtisans se présentèrent devant le trône impérial et l’impératrice de toute les Russie les accueillit car elle aimait la culture, l’un d’eux était Louis-Joseph Le Lorrain, un décorateur et architecte français très apprécié a la cour. Il était question de fondre une académie des arts à Saint Petersburg.
Le dernier ambassadeur s’inclina et quitta la salle du trône, escorté par deux jeunes pages poudrés. Les portes massives se refermèrent dans un souffle de velours. Ne restaient plus que les huissiers, une dame d’honneur assoupie, et Gregoritska, toujours figé comme une sentinelle sculptée.
Élisabeth Ire se leva lentement. Les lourds bijoux sur sa gorge cliquetèrent doucement. Elle fit quelques pas, salua d’un mouvement de tête les courtisans restés en retrait, puis, sans mot, d’un geste souverain, elle congédia la salle entière.
Les battants se refermèrent. Le silence retomba. Seul restait Victor.
Elle lui tourna le dos un instant, les bras croisés dans le dos, le regard perdu dans le feu de cheminée.
— C’est étrange, dit-elle d’une voix douce, presque lasse. Ce soir, tout me semble… écho. Comme si les mots rebondissaient sur des murs plus froids qu’hier. Est-ce moi qui deviens sentimentale… ou vous qui êtes plus silencieux que d’ordinaire, Gregoritska ?
Il ne répondit pas tout de suite. Il s’approcha, lentement. Ses bottes martelaient à peine le parquet sous les tapis persans.
— Vous savez pourquoi, répondit-il enfin. Il y a quelque chose de mauvais, Majesté. Quelque chose qui n’est pas à sa place dans ce palais.
Elle se tourna vers lui, les sourcils levés.
— Vous parlez comme un pope. Ou un devin.
— Je parle comme un soldat. Et un chasseur. Ce que je sens n’est pas un frisson. C’est une présence. Une odeur. Une vibration dans l’air.
— Que redoutez-vous ? Une tentative ? Ici ? Ce soir ?
— Pas ce soir. Pas encore. Mais bientôt. Il y a une présence, ou quelque chose qui se cache parmi nous. Un qui ne dort pas. Un qui ne meurt pas facilement.
Elle le fixa longuement, s’approcha d’un pas. Son ton devint plus bas, presque une caresse entre les mots.
— Parlez-moi clairement, Victor. Nommez votre peur. Je la partagerai.
Il planta son regard dans le sien. Ce regard-là, elle le connaissait. Il avait la même intensité que lorsqu’il faisait taire toute une salle d’un seul froncement de sourcil.
— Il est comme moi, souffla-t-il.
Un silence. Cette fois, plus profond. Le genre de silence où même le feu hésite à crépiter.
Elle ne cilla pas. Mais son regard eut une légère oscillation. Elle sut. Et il sut qu’elle savait.
— Depuis combien de temps l’avez-vous senti ? demanda-t-elle enfin.
— Ce matin. Pendant la procession. Je l’ai cherché du regard mais il était nul part. Il m’a senti aussi, et la confrontation sera inévitable.
Elle tourna les talons, marcha vers la table basse et versa elle-même du vin dans deux coupes.
— Les Suédois, dit-elle. Ils ont peur de ma paix. La bataille de Vilmanstrand leur a laissé un goût amer. Si j’étais Lewenhaupt, moi aussi, je chercherais un poignard plutôt qu’un traité.
— Ce n’est pas un poignard, Majesté, dit Victor en prenant la coupe qu’elle lui tendait. C’est une épée. Aiguisée dans l’ombre. Et vendue très cher.
Elle but une gorgée. Puis leva les yeux vers lui, un sourire en coin.
— Vous voulez me faire peur, Victor ?
— Je veux vous garder vivante.
Elle posa la coupe avec lenteur.
— Est-ce que c’est pour cela que vous êtes resté toutes ces années, à mon service ? À mon lit ? Pour me garder vivante ?
Un éclair de douleur passa dans les yeux de Gregoritska.
— Non. Je suis resté… parce que vous êtes plus vivante que tout ce que ce monde a produit. Et parce qu’une femme qui peut gouverner un empire en corset de velours mérite mieux que la solitude et la trahison.
Un soupir long et silencieux s’échappa d’Élisabeth. Elle s’approcha de lui. Très près. Leurs ombres se mêlèrent.
— Vous m’avez déjà dit que vous n’étiez pas de ce siècle.
— Je vous l’ai dit la première nuit où je suis resté.
— Et je n’ai pas fui.
— Non. Vous m’avez embrassé.
Un mince sourire s’épanouit sur ses lèvres.
— Alors ne me cachez rien. Qui est-il ?
Victor serra la mâchoire.
— Je ne connais pas son nom. Mais je sais qu’il a combattu sous tant de drapeaux qu’il n’en porte plus aucun. Sauf celui de l’or.
— Un mercenaire.
— Un assassin.
— Pour qui ?
— Les Suédois. Ou quelqu’un d’autre qui les sert. Mais c’est vous, leur cible.
Elle prit une inspiration.
— Et vous, Gregoritska… que comptez-vous faire ?
Il posa sa coupe. Se pencha à son oreille, et dit :
— Ce que je fais toujours. Le tuer avant qu’il vous touche.
Elle ferma les yeux un instant. Puis les rouvrit, le fixa avec tendresse et feu mêlés.
— J’aimerais tant… ne pas devoir remettre ce masque demain.
— Alors ne le portez pas cette nuit, répondit-il.
Elle leva la main, caressa doucement sa joue.
— Tu es mon secret, mon vaillant Gregoritska. Le seul que je n’ai jamais gardé.
— Et je suis votre muraille. La seule qu’aucun n’abattra.
Et dans ce silence où seules les flammes dansaient, elle l’embrassa.
***
La neige tombait dru sur les jardins impériaux, effaçant les traces à mesure qu’elles se formaient. Sous la lueur crue des lanternes, une silhouette glissa entre les colonnes du portique nord, silencieuse comme une ombre, rapide comme un souvenir de guerre.
Christophe Tellier, aujourd’hui présenté comme le chevalier Claude de Fontenoy, baron fictif de Picardie, portait l’uniforme élégant d’un officier de marine en visite diplomatique. Son accent français, parfaitement dosé, ses lettres d’introduction, ses manières affables et sa fausse cicatrice à la mâchoire avaient suffi à tromper les huissiers et les serviteurs.
Mais ce soir, ce n’était pas dans les salons qu’il devait briller.
Ce soir, il portait sous son manteau de drap bleu nuit une rapière courte à garde ouvragée, forgée à Tolède, et un stylet de Venise caché dans le revers de sa botte gauche.
Tellier n’aimait pas le bruit. Il préférait le silence, les couloirs latéraux, les caches dans les tentures. Cela faisait deux jours qu’il cartographiait mentalement les horaires de la garde, les itinéraires des patrouilles, les angles morts de la cour intérieure. Deux jours d’observation, de faux sourires et de saluts inclinés.
Et maintenant, l’heure était venue.
Il longea les cuisines sans éveiller le moindre aboiement. Il savait que la garde impériale ne se laissait pas facilement acheter, mais il savait aussi que la vanité humaine — ou un bon verre de vodka à la mauvaise heure — pouvait affaiblir les réflexes les plus disciplinés. Ce soir, plusieurs hommes avaient été détournés ou ralentis. Il ne lui restait que peu de temps.
Il gravit un escalier de service, deux marches à la fois. Il connaissait le chemin. Les plans volés à un cartographe allemand l’avaient guidé jusqu’à la pièce annexe qui jouxtait les appartements privés de la tsarine. Là, il s’arrêta, dos au mur. Il ferma les yeux.
Il le sentit.
L’autre.
Victor Gregoritska.
Immobile. Quelque part, dans les murs.
Un picotement lui remonta la colonne vertébrale. Le genre d’alerte qu’un immortel ne ressentait qu’en présence d’un autre de sa race. Et cet autre, il savait déjà qui il était. On avait murmuré son nom au fil des siècles : le garde silencieux de Saint-Pétersbourg, l’ombre du trône, l’homme aux mille vies.
Tellier eut un sourire en coin.
— Alors, mon vieux, tu es là… murmura-t-il pour lui-même.
Il dégaina lentement sa rapière, dans un froissement soyeux de métal contre cuir. Puis il passa la main dans sa botte et en tira son stylet.
L'assassinat de la tsarine n'était qu'un contrat. Un de plus dans sa longue liste. Mais affronter Gregoritska, l’immortel resté fidèle à une femme mortelle, c’était un duel qu’il ne comptait pas manquer.
Le battant de la porte glissa sans un grincement. Tellier s’infiltra dans l’antichambre impériale comme une ombre glisse dans un rêve. Aucun garde. Aucun bruit. Le feu dans l’âtre était presque éteint, ne laissant qu’un tison rougeoyant dans le creux des braises. Une odeur d’encens et de fleurs séchées flottait encore dans l’air.
Il avança d’un pas, l’œil aux aguets. Rien. Pas même un souffle. Il longea un paravent chinois en laque noire et or, jeta un œil derrière : vide. Les rideaux étaient tirés. La pièce était pourtant occupée il y a peu — les coussins étaient encore chauds sur le divan.
Puis il s’arrêta.
Il sentit le froid dans sa nuque. Pas un courant d’air. Non. L’autre présence.
Un frisson glacial — ce signal que seul un immortel reconnaît. Le Pressentiment. La certitude d’être observé.
Alors il se retourna lentement. Et le vit.
Victor Gregoritska se tenait là, droit, impassible, vêtu de noir. Sa rapière nue était déjà dégainée, tenue avec cette nonchalance parfaite qui ne trompait personne. Le reflet du feu dansait sur la lame, comme s’il y brûlait déjà le sang à venir.
Il ne parlait pas. Il ne souriait pas.
Il attendait.
Tellier cligna des yeux, presque amusé. Puis rangea son stylet dans sa ceinture et, dans un geste souple, dégaina à son tour.
— J’espérais tomber sur une femme en robe de nuit, souffla-t-il, accent français adouci, presque charmeur. Me voilà accueilli par la sentinelle. C’est touchant. Permettez-moi de me présenter, Christophe Tellier.
Victor ne répondit pas.
Tellier fit quelques pas, lentement, rapière baissée.
— Alors c’est toi, murmura-t-il. Le fameux Gregoritska le Noir. J’ai entendu ton nom sur des champs de bataille où même les vautours ne restaient pas. Tu existes donc. Et tu restes fidèle. C’est… presque romanesque.
Victor le suivait des yeux, mais ne bougeait toujours pas. Il n’avait pas l’air enragé. Ni pressé. Juste… inévitable.
Tellier fit un pas de plus, puis inclina légèrement la tête.
— Un duel dans les appartements d’une tsarine. Voilà qui nous ramène au bon vieux temps. La Russie aime le théâtre, non ?
Victor parla enfin, d’une voix posée, glaciale :
— Tu as franchi trois cordons de garde. Trompé un ministre. Corrompu un page. Et tu croyais entrer ici sans que je le sente ?
Tellier haussa les épaules.
— On peut toujours espérer. C’est ce qui fait la beauté de notre métier.
Un silence.
Victor leva sa lame.
— Tu vas mourir ici, Tellier. Mais tu as le choix. Par l’acier… ou par la fenêtre.
Un sourire étira les lèvres du Français.
— L’acier, alors. J’ai toujours eu le vertige.
Et dans l’instant qui suivit, le choc des lames résonna comme un secret dévoilé.
Tellier attaqua le premier. Une estoc rapide, précise, presque trop propre. Victor para. Le métal vibra entre leurs bras. Pas un cri. Pas un mot. Seulement la respiration contenue de deux maîtres dans l’art de tuer.
Ils tournèrent lentement l’un autour de l’autre. Le tapis feutrait leurs pas. Les rideaux ondulaient légèrement dans le courant d’air, comme s’ils retenaient leur souffle. Dans le demi-jour, la lumière des braises dessinait des éclats de guerre sur leurs visages.
Tellier brisa le silence le premier, en fendant l’air d’une attaque basse.
— Tu protèges une souveraine qui mourra de vieillesse dans un lit vide, Gregoritska. Est-ce là ton noble destin ?
Victor dévia le coup, pivota, et riposta d’un revers à la tempe. Tellier recula d’un demi-pas, juste assez. Il souriait toujours.
— Je te connais, Gregoritska. Ce regard. Ce silence. Tu n’es pas un soldat. Tu es un survivant. Comme moi. Tu as tué dans plus d’empires que l’histoire n’ose en retenir. Pourquoi t’attacher ? Pourquoi t’agenouiller ?
Victor frappa plus fort cette fois. La garde de Tellier en vibra. Il recula encore, son sourire un peu plus crispé.
— Je ne m’agenouille pas, répondit Victor. Je me dresse entre elle et ce que tu es. Et crois-moi, Tellier… même les chiens peuvent mordre.
Tellier fit mine d’applaudir, rapière levée.
— Voilà un discours. Touchant. Vraiment. Mais tu oublies une chose : je suis venu pour elle. Pas pour toi. Je suis payé pour ça.
— Et tu mourras pour ça, dit Victor.
Ils se jetèrent l’un sur l’autre.
Une série d’échanges fulgurants s’enchaîna, rapides comme des rafales. Le métal sifflait, claquait, fendait l’air et mordait les parois. Tellier était souple, élégant, presque dansant. Victor était plus brut, plus dense, comme un mur de pierre qui se meut avec une précision implacable.
Puis Tellier recula, une goutte de sang perlant à sa joue.
Il porta la main à sa blessure, la regarda. Il sourit de nouveau, cette fois d’un air féroce.
— Tu sais… tu pourrais venir avec moi. Je pourrais dire que tu n’étais pas là. Ou que je n’ai rien trouvé. On partirait tous les deux avant l’aube. Oublier les serments, les couronnes, les femmes en robe d’hermine.
Victor s’approcha. Lentement.
— J’ai déjà vu des royaumes s’effondrer. J’ai traversé des siècles, Tellier. Mais celle-là… je ne la laisserai pas tomber.
— Alors tu vas mourir pour elle ?
Victor leva la rapière à hauteur de gorge.
— Non. Je vais te tuer pour elle.
Ils s’élancèrent à nouveau.
Et cette fois, il n’y eut plus de paroles. Seulement le duel. La danse terrible de deux immortels liés par le sang, l’honneur et une époque qui n’a jamais été la leur.
Les lames sifflaient, traçant dans l’air des arabesques mortelles. La rapière de Victor frappait avec une précision glaciale, chaque mouvement mesuré, retenu, comme s’il pesait l’instant de tuer. Tellier, plus fluide, dansait presque, félin et souple, un sourire cruel aux lèvres. Le silence n’était rompu que par les chocs d’acier, les pas feutrés sur le tapis, les respirations précipitées.
Dans les appartements privés de la tsarine, entre les hautes colonnes et les rideaux de soie, le duel avait une beauté presque irréelle. Deux ombres qui s’affrontaient dans le secret d’une nuit impériale, avec toute l’histoire d’un empire suspendue entre les pointes de leurs lames.
Tellier feinta à gauche, passa en roulade, se redressa d’un geste vif, rapière en garde haute.
— Tu te bats bien, murmura-t-il, haletant. Je comprends pourquoi elle te garde si près.
Victor ne répondit pas. Il se contenta d'avancer, lame droite, le regard rivé à celui de l'assassin.
C’est alors que la porte principale s’ouvrit avec fracas.
Les deux hommes s’arrêtèrent net, rapières encore levées. Sur le seuil, drapée dans un manteau d’hermine aux broderies impériales, Élisabeth Ire de Russie se tenait droite, l’œil noir, impérieuse. À ses côtés, six gardes en cuirasses d’apparat, armés de mousquets et d’épées, encadraient sa silhouette. Les mèches échappées de sa coiffure formaient une couronne de feu autour de son visage figé.
— Assez ! tonna-t-elle d’une voix qui fit vibrer les vitres.
Victor abaissa sa lame à contrecœur, sans détourner les yeux de Tellier. Ce dernier, cependant, recula d’un pas, saluant avec une ironie subtile.
— Majesté, dit-il en s’inclinant légèrement, c’est un honneur.
— Faîtes silence ! Vos mots empestent la trahison, et votre présence est un outrage. Vous êtes dans mes murs, messire. Vous auriez dû mourir avant de passer cette porte.
Elle s’avança d’un pas, les gardes sur ses talons.
— Saisissez-le !
Les soldats bondirent. Mais Tellier, vif comme un serpent, pivota sur lui-même, lança une grenade fumigène sortie d’une poche de sa ceinture, et disparut dans un nuage blanc soufré. On entendit un bruit de bris de verre : il venait de bondir par la fenêtre.
— Par la cour ! hurla un garde. Il file vers les écuries !
Victor fit un pas en avant, prêt à le poursuivre, déjà en mouvement.
Mais une main gantée attrapa son bras.
Il se figea.
La tsarine le regardait, le souffle court, les lèvres serrées. Son regard brûlait d’un feu contenu, à la fois colère, peur, et... quelque chose de plus ancien, plus intime.
— Non, dit-elle d’une voix basse mais tranchante. Laissez-le fuir, Gregoritska.
— Il reviendra. Je dois—
— Non, répéta-t-elle. Ce soir, je n’ai pas envie de perdre deux rois.
Victor la fixa, stupéfait. Derrière eux, les gardes s’éloignaient en courant, l’un déjà passant la porte, deux autres criant dans les couloirs.
Mais elle ne le lâcha pas.
— Il a échoué, dit-elle doucement. Il reviendra. Et tu le tueras. Mais pas ce soir.
Il inspira, ravalant sa rage. Les muscles de son bras se tendirent sous ses manches, mais il ne bougea plus.
— Majesté…
— C’est un ordre, murmura-t-elle, en plantant ses yeux dans les siens. Pas de mon trône. Mais de mon cœur.
Il ne répondit pas. Elle relâcha son bras, puis, dans un geste infiniment doux, caressa du bout des doigts la joue de l’homme qu’elle venait, à sa manière, de sauver.
— Je veux que tu restes. Avec moi.
Et dans l’ombre du palais d’Hiver, alors que les chiens aboyaient au loin et que le vent se levait sur la Neva gelée, Victor Gregoritska inclina la tête… et resta
Il voulut dire quelque chose, mais s’en abstint. À la place, il se pencha, lentement, et déposa un baiser sur sa main gantée, comme on jure un serment. Il n’y avait plus besoin de mots.
La flamme des chandelles vacillait.
Et quelque part, loin du faste, dans l’aile ouest du palais, les horloges sonnèrent l’heure.
Le jour viendrait bientôt, avec ses audiences, ses manœuvres diplomatiques, ses intrigues de cour. Le masque reprendrait sa place sur le visage d’Élisabeth. Et Victor retournerait à l’ombre, son épée à la main, à surveiller, protéger, attendre.
Car dans ce monde de trahisons et de couronnes, il n’y avait qu’un seul amour qu’on ne pouvait exposer.
Le leur.
Et dans un battement de silence…
Le passé s’effaça.
Le flashback s’achevait.
Le présent revenait.
***
Le salon était calme, baigné par une lumière dorée du matin filtrant entre les rideaux. Rebecca portait une chemise à lui, trop grande, remontée à mi-cuisse. Elle buvait un café en silence, adossée au chambranle de la porte, quand Victor entra, le visage fermé, les mains dans les poches.
— Je dois partir, dit-il.
Rebecca leva un sourcil, doucement.
— Tu repars où ?
— Il y a un immortel, il s’appelle Christophe Tellier.
Rebecca déposa sa tasse et croisa les bras en le regardant avec gravité.
— Et tu vas le prendre en chasse, c’est ça ?
Victor hocha lentement la tête.
— Il est là, quelque part. C’est lui qu’ils ont engagé. Les Oath Keepers. Ils n’ont pas les moyens de le payer, alors ils braquent des banques. Deux cent cinquante mille. C’est son tarif. Son empreinte.
— Et comment tu sais que c’est lui ? demanda Rebecca en s’approchant. Tu t’es déjà confronté à ce type ?
Victor s’était redressé. Debout devant la baie vitrée, il parlait avec cette gravité qui n’admettait pas l’ironie. Il venait de raconter à Rebecca qui était vraiment le fameux "Coyote" — Christophe Tellier. Trois siècles de meurtres, de guerres, d’assassinats politiques. Et l’époque où leurs chemins s’étaient déjà croisés.
— C’était à la cour de Russie. 1743. Il avait été envoyé par les Suédois pour assassiner… Élisabeth Petrovna.
— Une de tes ex ? Demanda Rebecca avec biais.
— C’était la tsarine de Russie.
Rebecca le fixa, puis son rire claqua, sec et incrédule.
— Attends, t’as couché avec une tsarine ?
— Rebecca…
Rebecca posa sa main sur sa hanche, un air faussement outré :
— Tu m’as trompée, Victor. Il y a… quoi ? Deux cent quatre-vingts ans ? Avec une impératrice de toutes les Russies ? Tu m’as trompée… y a trois siècles ?
— Ce n’était pas une trahison, répondit-il avec calme. C’était… une autre vie.
— J’m’en fous. Je t’ai pas autorisé à baiser de la royauté, mec.
Il soupire légèrement, puis s’assoit en face d’elle, mains croisées.
— Elle était la fille de Pierre le Grand. Une femme brillante, redoutée, seule aux commandes de l’un des plus vastes empires du monde.
— Et elle devait être aussi très canon, dit-elle d’une voix blanche.
— Est-ce que tu peux arrêter avec cela ? Dit Victor d’une voix douce.
— Ok j’arrête de déconner, toi t’es sérieux et moi je te charrie. Mais entre nous mon poussin : tu ne choisis jamais des femmes anodines, pas vrai ? Moi, je tombe sur un immortel potier-mercenaire, et elle, elle avait le chef de sa garde dans son lit pendant qu’elle signait des traités.
Victor ne dit rien.
Rebecca le fixa un instant, puis son visage s’adoucit à peine.
— Elle t’aimait ? demanda-t-elle plus bas.
— Oui, souffla-t-il. Et elle m’a sauvé la vie. Cette nuit-là.
— Et toi ?
— Moi, j’étais son ombre. Et j’aurais donné ma vie pour elle.
Rebecca le fixe longuement. Puis souffle :
— …Mais tu ne l’as pas fait.
— Non. Elle m’a ordonné de vivre.
Un silence passe. Rebecca passa ses bras autour de son cou, soudain plus calme.
— C’était ton passé. Je suis ton présent. T’as intérêt à pas déconner, chéri.
De la pièce voisine, Alex lance d’un ton exaspéré :
— Si vous pouviez baisser d’un ton pendant que je lis La diplomatie de Kissinger, ce serait sympa, merci.
Rebecca grogne :
— Sérieusement, on peut même plus avoir une crise de jalousie en paix dans cette baraque ?
Les deux éclatèrent de rire. Puis, dans le calme qui suivit, Rebecca le regarda à nouveau, droit dans les yeux.
— Et maintenant ? Tu vas rejoindre Marsden ? Pour l’aider ?
Victor acquiesça, le visage redevenu grave.
— Je dois. Elle est en terrain glissant, seule. Et je connais Tellier mieux que personne. C’est un compte que je dois régler. Je l’ai laissé fuir une fois. Pas deux.
Rebecca croisa les bras, mi-exaspérée, mi-fière.
— Chasser le naturel et il revient au galop… Chevaleresque, mon mec, hein ?
Victor esquissa un sourire. Mais ses yeux restaient durs.
— Ce n’est pas de la chevalerie. C’est une dette.
Rebecca s’approcha, colla son front au sien.
— OK. Mais pas de coucherie avec Miss Soupe-au-lait pendant ton escapade, compris ? Pas derrière mon dos.
Victor secoua la tête, doucement.
— Elle n’est pas mon type.
Rebecca haussa les sourcils, joueuse.
— Oui, oui… Bien sûr… Le souci, mon bichon, c’est que toi, tu es son type à elle. Vu la manière dont elle te regarde comme une chatte en chaleur… limite si elle se lèche les babines.
Victor posa une main sur sa joue, sa paume large, chaude, ferme.
— Ce sont les reines qui ont gagné mon cœur. Et toi, Rebecca… tu en es une. La seule qu’il me reste.
Elle se mordit la lèvre, troublée malgré elle. Un peu de ce foutu cœur en béton armé venait de se fissurer. Son regard s’adoucit, devient presque tendre.
Puis elle l’embrassa sur la joue, longuement.
— Fais attention à toi, Victor. Tue ce salaud. Et reviens-moi.
Il ne répondit pas. Mais il la fixa encore un instant, comme s’il voulait emporter son visage dans sa mémoire. Puis il partit.
Rebecca resta là, figée. Le silence retomba, pesant.
Elle détestait ces départs. Ces guerres anciennes qui ne finissaient jamais.
Et ce vide dans ses bras, chaque fois qu’il s’éloignait pour affronter un fantôme qu’elle ne pouvait pas partager.
Mais elle savait. Elle l’aimait. Et l’aimer, c’était aussi cela : le laisser aller combattre ses semblables, dans un monde d’ombres, de lames et de dettes anciennes.
Alors elle prit une grande inspiration. Et s’accrocha.
***
Washington D.C. — Aéroport national Ronald Reagan.
L’air sentait le kérosène et la pluie tiède. Sur le tarmac gris clair, le vent faisait voleter les manches de signalisation. L’avion en provenance de San Francisco venait d’atterrir. Tandis que les passagers se dispersaient par petits groupes vers le terminal, un homme descendit les marches de l’appareil à pas lents.
Il portait une longue valise métallique noire, rigide, presque militaire, qu’il tenait à la main gauche comme s’il pesait une plume. Un objet rectangulaire, plus long que large, verrouillé aux coins, qui évoquait autant une housse d’arme qu’un étui à instrument rare.
Victor portait un jean foncé, tombant parfaitement sur des bottines en cuir noir patiné. Son tee-shirt blanc, moulant, révélait les lignes sculptées de son torse comme taillées dans du marbre chaud. Par-dessus, il avait enfilé un blouson en cuir souple, cintré aux épaules, d’un brun vieilli, au col légèrement relevé : un hommage discret à James Dean, mais modernisé, simplifié, épuré.
Des lunettes noires Ray-Ban masquaient ses yeux. Sa mâchoire était rasée de frais, mais l’ombre d’une barbe semblait vouloir repousser à chaque battement de cœur. Ses cheveux, sombres et impeccablement coiffés en arrière, ne laissaient aucun doute : ce type savait exactement ce qu’il faisait. Il n’avait pas l’air nerveux. Il n’avait pas l’air pressé. Il avait l’air… d’un homme qui ne devait d’explication à personne.
Dans le terminal, il se fondit dans la foule sans un mot. Les regards se retournaient sur son passage — hommes, femmes, tous sans distinction. Il émanait de lui une autorité silencieuse, quelque chose d’animal et contenu, comme un fauve qui sait qu’il n’a pas besoin de rugir.
Au poste de sécurité, il s’approcha du comptoir. Un agent féminin, la trentaine, blonde, silhouette athlétique sous l’uniforme taillé au cordeau, leva les yeux sur lui. Son badge indiquait « S. Thompson ».
Elle le détailla une seconde de trop. Regard qui glisse du blouson à la valise. Puis aux mains. Puis remonte. Elle cligna des yeux, se redressa légèrement sur son siège.
— Bonjour, monsieur. Billet et passeport, s’il vous plaît.
Victor les tendit d’un geste calme. Elle les attrapa, lut. Une ride infime barra son front.
— Victor Kruger, San Francisco... Vous transportez quelque chose de particulier ?
— Une future œuvre d’art, répondit-il sans sourire.
Elle désigna la valise.
— Ça doit être… imposant.
Victor inclina légèrement la tête, un demi-sourire en coin.
— Vous n’avez encore rien vu.
Elle le fixa, un brin troublée, mais garda son ton professionnel.
— Monsieur Kruger, je vais devoir vous demander d’ouvrir cette mallette.
Victor ôta ses lunettes noires. Son regard acier, clair, la frappa de plein fouet. Il posa la valise sur le comptoir, enclencha doucement les verrous latéraux. Le cliquetis métallique résonna dans le silence tendu. Puis il souleva le couvercle.
Sous un tissu épais, elle aperçut une masse brune. En soulevant la toile, ses doigts effleurèrent une matière humide.
— Qu’est-ce que c’est ? Demanda-t-elle.
— De l’argile, répondit Victor tranquillement.
— De l’argile ? Dit-elle avec biais. Vous transportez de l’argile ?
— Je suis potier, dit-il en enlevant ses lunettes pour la regarder dans les yeux. Pour faire des poteries de qualité, il faut de l’argile de qualité, un bon potier doit trouver la glaise idéale.
Un sourire se dessina lentement sur les lèvres de Thompson. Quelque chose, dans sa voix, dans sa manière de parler, faisait vibrer une corde en elle. Grave. Lente. Inévitable.
— Je la sèche, poursuivit Victor sans la quitter des yeux. La sépare en petits morceaux, et la passe au tamis, le but évidement est d’accroitre ses facultés colloïdales, ainsi on obtient une bonne plasticité, et une haute réfraction.
Cette fois elle se mordit l’intérieur de la joue. Sensuel, posé, cultivé. Ce type parlait d’argile comme d’un corps.
— J’ai entendu dire que certains stockent leur argile pendant vingt ans, dit-il avec douceur.
Puis, se penchant vers elle, plus proche :
— Mademoiselle Thompson… allons-nous battre ce record à ce comptoir ?
Elle rougit, malgré elle. Le silence s’installa une demi-seconde — et fut rompu par une voix masculine dans son dos.
— Il y a un problème ici ?
— Non ! répondit-elle un peu trop vite. Aucun. Merci, sergent.
Elle tamponna le passeport, lui rendit ses documents. Il remit ses lunettes, referma la valise, et s’éloigna lentement, avec un salut poli.
Elle le regarda disparaître, toujours un peu trop droite sur son siège.
Et ne remarqua qu’après coup qu’elle n’avait pas repris son souffle depuis deux minutes.
Le ciel était d’un gris pâle, lourd de chaleur orageuse. Les vitres teintées de la voiture officielle reflétaient la silhouette de Taylor Marsden, adossée contre la portière, bras croisés. L’attente ne semblait pas l’impatienter — mais chez elle, tout était contrôle, tension maîtrisée. Comme si son corps ne connaissait pas la fatigue, seulement la mission.
Elle portait un pantalon cargo noir, ajusté mais fonctionnel, et une chemise kaki rentrée dans la ceinture. À sa taille, un holster fin. Pas ostentatoire, mais là. Tout comme le badge discret attaché à sa ceinture.
Ses cheveux châtains étaient tirés en queue de cheval serrée, sans une mèche hors de place. Son visage, anguleux, aux pommettes hautes, évoquait la discipline militaire autant que l’élégance naturelle — un charme dur, brut, qui n'avait rien à voir avec celui des mannequins. Ses yeux gris-vert, perçants, suivaient chaque mouvement à l’extérieur du terminal avec la précision d’un tireur d’élite.
Et puis elle le vit.
Victor Kruger descendit les marches du terminal, lunettes noires sur le nez, veste en cuir noire légèrement cintrée, jean foncé impeccable, t-shirt blanc ajusté. À la main, il portait une longue mallette métallique. Il avançait avec ce calme étrange, entre le fauve et le survivant. Pas un homme pressé, mais un homme qui ne s’arrête que lorsqu’il l’a décidé. Comme si rien ni personne, jamais, ne pouvait vraiment l’entraver.
Taylor haussa un sourcil. Pourquoi ce type l’irritait-il autant ?
— Sérieux ? lança-t-elle à mi-voix. Vous avez ramené un cercueil ou une ogive nucléaire ?
Victor esquissa un sourire bref, sans ralentir. Il s’approcha de la voiture, posa la mallette dans le coffre avec un soin presque cérémonial, puis ouvrit la portière côté passager.
— C’est de l’argile, répondit-il sans détourner le regard. Très précieuse, paraît-il.
Taylor souffla par le nez, un rictus au coin des lèvres.
— Vous savez vendre le mystère, Kruger.
Elle s’installa au volant. Victor boucla sa ceinture sans un mot.
La voiture démarra dans un ronron sourd, s’éloignant dans la moiteur suspendue de la fin d’après-midi. Le bitume fondait presque sous les pneus.
Le silence entre eux n’était pas vide. C’était un silence qui savait. Un silence de guerre à venir.
***
Taylor tenait le volant d’une main ferme. Elle roulait vite, sans agressivité, comme quelqu’un qui a l’habitude d’aller droit au but. À ses côtés, Victor gardait le silence, le regard tourné vers l’extérieur, lunettes toujours sur le nez.
Pendant plusieurs minutes, seul le ronron du moteur accompagna leur trajet.
— Alors, finit-elle par dire, pourquoi vous avez décidé de m’aider ?
— Parce que je sais qui veut tuer Norton, répondit Victor.
Taylor le regarda subitement.
— Vous le connaissez ?
— J’ai eu affaire a lui il y a longtemps… je protégeais une… personne très influente.
— En plus d’être un commando, vous êtes aussi garde du corps ? Dit Taylor en regardant la route.
Bien sûr ! se dit Victor, elle est en mode recueil d’informations. Rebecca avait fait la même chose avec lui lorsqu’il l’avait rencontré la première fois, sauf que cette fois elle allait tomber sur un mur.
— Il s’appelle Chris Tellier, dit Victor en ignorant sa question. C’est un tueur professionnel, il n’accepte que les gros contrats.
Taylor haussa un sourcil, sans quitter la route des yeux.
— Tellier… ce nom est revenu dans un interrogatoire. Je connais ce nom, il était très actif dans les Balkans et la Roumanie.
Victor acquiesça lentement.
— C’est lui. Trois siècles d’expérience. L’un des meilleurs. Le plus discret aussi. Il ne signe pas ses contrats, il les efface. Pas d’empreintes, pas de traces, pas d’hésitation.
— Trois siècles ? lança Taylor, incrédule.
Victor tourna légèrement la tête vers elle.
— C’est une expression. Il est… dans le métier depuis longtemps.
Taylor fronça les sourcils. Elle le sentait lui glisser entre les doigts. Cet homme était opaque. Chaque réponse qu’il donnait soulevait une autre question.
— Et vous, vous êtes quoi, exactement ? Militaire ? Mercenaire ? Agent fantôme ? On dirait que tout ce que j’apprends sur vous date d’une époque où les fax étaient encore à la mode.
Il ne répondit pas. Son silence était aussi tranchant qu’une déclaration.
— J’adore ce genre de coéquipiers, grogna-t-elle. Les mecs au passé effacé. Avec des valises métalliques et des regards de croque-mort.
Victor sourit à peine.
— Vous n’avez pas besoin de savoir qui je suis. Juste que je peux l’arrêter.
Taylor jeta un coup d’œil dans le rétro, puis reprit :
— Vous n’avez pas dit que vous alliez l’arrêter. Vous avez dit que vous aviez un compte à régler. Ce n’est pas pareil. J’ai pas besoin d’un règlement de comptes sur le pas de la porte d’un vice-président, Kruger.
Il la fixa un instant. Lorsqu’il parla, sa voix était plus grave, presque dure.
— Si Tellier est là, c’est déjà trop tard pour faire dans le légal. Ce type tue des chefs d’État, des généraux, des hommes sous protection maximale. Il ne pose pas de questions. Il exécute. Et il ne rate jamais.
Un silence pesant s’installa.
Puis Taylor souffla :
— Bon sang… Pourquoi maintenant ?
— Parce que quelqu’un veut que Norton disparaisse. Et il veut que ce soit propre, rapide, sans message. Juste un trou noir, là où il était.
Taylor serra un peu plus le volant. Elle détestait ce genre de réponses. Les demi-vérités. Les hommes qui parlaient comme s’ils savaient tout et refusaient de partager les pièces du puzzle.
— J’espère que vous savez dans quoi vous vous engagez, murmura-t-elle.
— C’est plutôt Tellier qui devrait s’en inquiéter, dit Victor en remettant lentement ses lunettes.
Ils roulèrent encore un moment, les vitres fermées sur le bruit du monde, comme deux silhouettes taillées dans des blocs opposés. Elle, nerveuse et rigoureuse. Lui, calme et implacable.
Victor tourna lentement la tête vers elle. Il l’observa un moment en silence, ses yeux à peine visibles derrière les verres fumés. Puis il parla, sur un ton posé.
— Et vous, Marsden ?
— Moi quoi ? répliqua-t-elle sans détourner les yeux de la route.
— Ce genre de travail… escorte tactique, sécurité VP, confrontation possible avec des fanatiques… C’est pas exactement un bureau avec vue. Et pourtant vous êtes là, affûtée, trop droite pour les sales combines, trop vivante pour le protocole. Vous étiez au FBI, c’est ça ?
Taylor hocha la tête, sans quitter la route des yeux.
— Profilage, contre-terrorisme. Trois ans à Quantico, cinq sur le terrain. Puis j’ai quitté.
— Volontairement ?
Elle sourit, un coin de bouche ironique.
— Disons que les couloirs de Washington me convenaient moins que les zones de guerre. Trop de postures. Pas assez d'action.
Victor resta silencieux un instant, l’observant du coin de l’œil.
— C’est surprenant.
— Quoi ? Que j’aie détesté la politique ?
— Non… Que quelqu’un comme vous ait choisi ce métier.
Taylor haussa un sourcil, amusée.
— Quelqu’un comme moi ?
— Une femme jolie, avec des yeux qui voient tout… et qui aurait pu faire n’importe quoi d’autre. Médecine, droit, mannequinat… Et vous avez choisi de courir après des types armés.
Taylor éclata d’un rire bref, sec.
— Sérieux ? C’est votre tentative de drague, là ?
— Ce n’est pas une tentative. C’est une constatation. Vous êtes trop belle pour ce genre de vie.
Elle le regarda une seconde, puis reporta son attention sur la route.
— Vous n’avez pas idée de ce que ce genre de commentaire aurait provoqué au Bureau.
— J’ai un style un peu ancien.
— Un peu ? On dirait que vous sortez d’un film noir des années cinquante.
Victor inclina légèrement la tête.
— Ce n’est pas une insulte.
— Non, admit-elle après un moment. Ce n’en est pas une. Mais vous non plus, vous n’avez pas choisi la facilité.
— Non, confirma-t-il. Et je n’en ai pas fini avec elle.
Un silence se posa entre eux, dense mais pas hostile.
Taylor finit par murmurer, presque pour elle :
— C’est toujours les jolis mecs avec des regards hantés qui vous attirent les pires emmerdes.
Victor, cette fois, eut un véritable sourire.
— C’est pour ça que vous m’avez appelé ? Pour les emmerdes ?
— Non. Pour éviter un assassinat.
— Alors on est deux à chasser les fantômes.
La voiture poursuivit sa course, les phares découpant la route. Deux silhouettes différentes, mais étrangement parallèles, lancées vers la même cible.
***
Le Coyote n’était pas du genre à courir. Il préférait les détours, les marges, les interstices. Il ne frappait jamais au cœur du jour. Il attendait, observait, écoutait. Puis il mordait.
Christophe Tellier ne figurait dans aucune base de données sous son vrai nom. Juste un alias de plus. Pas d’empreintes, pas de passé visible. Trois siècles de meurtres et de guerres, et toujours cette main précise, ce regard froid comme une lame.
Cette fois, il avait accepté un contrat que beaucoup auraient refusé. Pas par conviction. Pas pour les Oath Keepers, ces imbéciles tatoués jusqu’aux gencives, assez désespérés pour le payer en braquant des banques. Il avait dit oui à cause d’un nom murmuré dans les cercles fermés. Grigori Gradski. Gregoritska. Le Mur de l’Est. L’homme qu’il n’avait pas réussi à tuer autrefois.
Comment l’avait-il su ? Il avait ses propres sources, et il les payait cher. Pour Tellier, l’information était aussi létale que la balle. Il s’en servait avant chaque exécution. Toujours.
Chez lui, il sortit d’un étui une dague ancienne, fine, patinée, gravée d’inscriptions prussiennes presque effacées. Cette lame avait déjà percé un cœur impérial. Peut-être ce contrat serait l’occasion de rétablir l’équilibre.
Il entra dans une ruelle sordide, où les sacs-poubelle formaient des rideaux contre les regards indiscrets. Une porte grise, sans enseigne. Une caméra pivota lentement au-dessus, la serrure s’ouvrit dans un clic feutré. Il entra.
L’odeur de l’huile, du cuir vieilli et du métal usiné flottait dans l’air. L’atelier était un désordre maîtrisé : lunettes grossissantes, crosses en noyer, pièces de culasse, optiques démontées, éparpillées comme les rouages d’un mécanisme de mort. Derrière un établi, un petit homme maigre, lunettes rabattues sur le front, leva les yeux.
Il fit signe à Tellier de le suivre dans un bureau arrière, exigu mais propre. Il sortit deux bières, les décapsula sans un mot, puis se posa derrière un vieux bureau.
— Voudriez-vous avoir l’obligeance d’enlever vos lunettes ? demanda-t-il. Tant qu’à travailler ensemble, autant jouer carte sur table.
Tellier hésita un instant, puis obéit. Le regard de Merrick se fit plus attentif.
— Louis m’a prévenu que vous viendriez, ajouta-t-il. Il n’a rien dit de précis, mais il m’a parlé des Balkans. Et il m’a assuré de votre discrétion.
— Alors vous savez ce que je cherche, dit Tellier calmement.
— Il a parlé d’un fusil, sur mesure. Payé cash.
— Pas un fusil ordinaire. Une pièce unique. Je me spécialise dans la neutralisation d’hommes bien protégés. Puissants, riches, paranoïaques. Ce genre de cible exige des outils exceptionnels. Et j’en ai une, en ce moment. Il me faut du sur-mesure.
— Vous m’intéressez, répondit Merrick en se frottant les mains. À quoi pensez-vous ?
— Quel genre de fusil avez-vous en tête ?
— Le modèle exact m’importe peu. Ce sont les contraintes qui dictent l’arme. D’abord, le volume. Culasse et mécanisme doivent tenir dans un cylindre étroit. (Il forma un cercle de cinq centimètres entre pouce et majeur.) Aucun fusil à répétition. Trop encombrant. Il me faut une culasse linéaire, verrou rotatif interne. Rien qui dépasse.
— Une culasse droite, donc. Très bien. Et ensuite ?
— Une détente amovible, ajustable. Je dois pouvoir démonter l’arme et la ranger dans un étui tubulaire discret. L’assemblage devra être faisable en moins de deux minutes. Sans outils.
— Hm… On pourrait construire un fusil à un coup, type basculant. Comme un fusil de chasse. Ça élimine la culasse, mais il faut un verrou. Et partir de zéro. Tourner un tube d’acier d’une seule pièce, chambre incluse… un vrai défi. Possible, mais long.
— Combien de temps ?
— Deux mois, minimum. Peut-être plus.
— Je n’ai pas ce luxe.
— Alors il faut modifier un modèle existant. Prenez une base solide. Et on la transforme.
— D’accord. Léger, canon court — 45 centimètres max. Pas de gros calibre. Une balle suffit si elle est bien placée.
L’armurier réfléchit, tapotant du doigt son bureau.
— Une Blaser R8 Tactical, peut-être ? Crosse modulaire, culasse linéaire. On peut la customiser.
— Parfait. Je la veux avec un châssis GRS Ragnarok. Pas de bois. Du métal. Solide et démontable.
— Munitions ?
— Balle explosive. Mercure, pas glycérine. Plus net. Plus propre.
— Et la crosse ?
— Supprimez le fût sous le canon. Pas besoin de confort. Pour le tir, je veux une crosse métallique ajourée. Trois tubes vissés, comme un Sten.
— Silencieux ?
— Évidemment. Le plus efficace que vous puissiez faire.
— Et pour la lunette ?
— Fixe. Grossissement unique. Pas besoin de variables. Un tir. Un impact.
L’armurier releva lentement les yeux, fasciné malgré lui.
— Vous ne cherchez pas à tuer. Vous cherchez à effacer.
— Exactement.
Un silence tendu. Deux hommes, deux univers. L’un construit. L’autre efface.
— Donnez-moi une semaine, dit Merrick. Il aura l’air d’une pièce de musée. Mais il fera son travail.
Tellier se leva, remit ses lunettes noires, et sortit une liasse d’euros qu’il posa sur la table, comme une signature.
— Une semaine. Pas un jour de plus.
Et il disparut dans l’ombre du couloir, comme un souvenir que la lumière refuse de révéler.
***
QG (sécurité intérieure, unité de protection spéciale)
Le bâtiment était sobre, presque banal, quelque part entre les locaux du DHS et ceux d’un centre tactique. Pas d’enseignes, pas de drapeau. Juste des murs gris, des vitres sécurisées et un contrôle biométrique à l’entrée. Les lieux respiraient le secret.
Taylor badgea sans un mot. Victor la suivait, son sac sur l’épaule, lunettes encore sur le nez. Un garde à l’entrée les observa sans insister, visiblement habitué à ne pas poser de questions.
Ils franchirent plusieurs sas, puis débouchèrent dans un vaste open space. Écrans accrochés aux murs. Schémas tactiques projetés. Photos, cartes, profils d’individus. Des agents s’agitaient en silence ou pianotaient sur des terminaux. Tous levèrent les yeux en voyant Taylor, puis les baissèrent aussitôt. Elle imposait naturellement.
Taylor avança droit vers une table de réunion où plusieurs profils et cartes étaient projetés en direct sur un écran mural.
— Messieurs, dit-elle en s’adressant aux agents présents. Voici Monsieur Kruger. Il est ici sur recommandation. Il a une expertise spécifique concernant notre cible.
Un murmure passa. Un jeune agent fronça les sourcils. Taylor n’attendit pas qu’on la questionne.
— Vous le traitez comme l’un des nôtres. Il a carte blanche, dans les limites de ce bureau. Le reste, c’est moi qui gère.
Elle se tourna vers Victor.
— Vous avez carte sur table. Qu’est-ce que vous savez ?
Victor s’avança calmement, jeta un œil à l’écran où s’affichaient les clichés des braqueurs, des suspects, du vice-président Norton lors d’un discours récent.
— Vous avez affaire à un professionnel. Le type qu’on ne repère qu’une fois que le travail est déjà fait. Il ne va pas approcher par la violence directe. Il va travailler en amont. Lentement. Patient.
— Vous pensez à quoi ? demanda l’un des analystes, un homme d’une cinquantaine d’années.
— À une arme, répondit Victor. Pas une volée de balles dans une rue bondée. Il va construire une arme à distance. Sur mesure. Un fusil artisanal, modifié pour échapper à tout contrôle douanier, toute traçabilité.
Taylor croisa les bras, attentive.
— Il ne pourrait pas simplement acheter une arme déjà prête ?
Victor secoua la tête.
— Pas son style. Il n’a confiance qu’en ce qu’il fabrique lui-même, ou qu’il fait fabriquer par un armurier hors système. Et il aime que chaque contrat soit unique. L’arme est presque une signature.
Un silence pesa dans la salle. Une analyste tapa sur son clavier.
— On peut surveiller les ventes d’armes modifiées, ou les composants techniques…
— Ce ne sera pas suffisant, la coupa Victor. Il va chercher des pièces en dehors des circuits. Composants anodins. Acier industriel, optiques d’occasion. Il peut se déplacer pour ça. Il va surtout éviter les traces numériques.
Taylor le fixait, impassible.
— Vous le connaissez bien, on dirait. Demanda l’un des agents
— Son vrai nom, c’est Christophe Tellier.
Un agent écarquilla les yeux.
— On le croyait mort…
— On le croit toujours mort, dit Victor d’un ton neutre. C’est ce qui le rend aussi efficace.
Taylor mit fin à l’échange d’un geste.
— Très bien. À partir de maintenant, toutes les unités de terrain recoupent avec les informations données par Monsieur Kruger. Et je veux une liste de tous les ateliers suspects dans les trois cents kilomètres. Recherchez ceux qui travaillent sur commande spéciale ou en dehors des circuits classiques.
Puis à Victor :
— Vous allez rester ici ou vous préférez suivre l’enquête sur le terrain ?
— J’irai sur le terrain, répondit-il. Ce genre de type laisse des ombres là où il passe. Pas des preuves, mais… des sensations.
Taylor le fixa, curieuse.
— Vous êtes un peu trop à l’aise avec ce genre d’assassins, Kruger.
Victor sourit à peine.
— C’est parce que je sais ce qu’ils regardent en premier.
Quelques heures plus tard.
La salle de coordination s’était vidée peu à peu, ne gardant que le bourdonnement discret des serveurs et la lueur tamisée de quelques lampes de travail. Taylor était restée seule, penchée sur un écran tactile. Elle faisait défiler des relevés douaniers avec la lente obstination des nuits sans fin. Une tasse de café vide refroidissait à côté de son poignet, oubliée.
Victor entra sans bruit.
Il avait ôté sa veste, les manches de sa chemise blanche roulées jusqu’aux avant-bras. Silencieux, calme. Pas menaçant. Juste là.
— Vous ne vous arrêtez jamais ? dit-il simplement en s’approchant.
Taylor leva les yeux, fatiguée mais concentrée.
— Ce type a déjà tué. Pour ces fanatiques, pour l’argent, ou les deux. Il recommencera. Et je ne laisserai pas son prochain tir atteindre Norton. Alors non, je ne m’arrête pas.
Victor posa une clé USB sur la table. Elle la fixa, intriguée, puis l’inséra dans une des stations. L’écran afficha une série d’analyses balistiques : trajectoires, angles, diagrammes 3D.
— C’est quoi, ça ? demanda-t-elle, méfiante.
— Une vieille analyse, expliqua Victor en tirant une chaise. Des tirs précédents de Tellier. J’ai étudié son angle d’attaque sur plusieurs contrats. Il a une signature. Subtile, mais constante.
Taylor pencha la tête, intéressée.
— Regardez ici, reprit Victor en pointant l’écran. Déviation de 0,13 degrés dans l’onglet de tir. Ce n’est rien à l’œil nu, mais ça révèle une position en hauteur : deux mètres, deux cent trente-sept au-dessus de la cible. Sa visée descend ensuite à vitesse constante. Elle se stabilise une virgule trois secondes plus tard.
Elle fit glisser l’animation, fascinée. Les modèles 3D reproduisaient un tir millimétré, presque chirurgical.
— Il déclenche son tir exactement 0,15 seconde après la stabilisation. Juste au moment où son canon atteint 53 centimètres au-dessus de la cible. Puis le tir part une fraction de seconde plus tard : 0,99 seconde précisément depuis la mise en joue.
Taylor fronça les sourcils, murmurant :
— Donc... il commence son mouvement de haut en bas, en laissant descendre la visée naturellement... C’est une technique de détente. Il ne lutte pas contre le recul. Il le guide.
Victor acquiesça, un sourire mince au coin des lèvres.
— Continuez.
Elle fit une pause, zooma sur l’animation du bras, analysa le mouvement.
— Et juste avant de tirer, il ajuste en tournant légèrement son coude droit. Comme pour se recentrer...
Elle s’arrêta net. Les yeux dans ceux de Victor.
— ...Il tire en position assise.
Victor hocha lentement la tête.
— Exactement.
Un silence s’installa. Pas de triomphe, pas de fanfare. Juste deux esprits affûtés, qui venaient d’éclairer une pièce du puzzle.
Taylor murmura :
— Ce genre de détail… ça ne s’invente pas.
Victor la regarda un instant, mais ne répondit pas. Puis, se leva, prêt à repartir.
— Prévenez vos équipes. Tellier ne se mettra jamais à découvert. Il choisira un lieu calme, une ligne claire. Une sortie de secours, une fausse signature thermique. Et une position assise.
Et il disparut dans l’ombre du couloir.
Taylor resta là, les yeux rivés sur l’écran. Le plan était peut-être en train de se dessiner.
Et elle venait d’obtenir la première pièce solide.
Washington, salle de coordination tactique — 08h42
Taylor Marsden entra, tablette à la main, visage fermé. Les conversations s’interrompirent aussitôt. Autour de la grande table centrale, les agents fédéraux, les analystes et les responsables de la sécurité rapprochée du vice-président se tournèrent vers elle. Victor Kruger, resté dans l’ombre près de la baie vitrée, croisait les bras sans rien dire.
— Messieurs dames, commença Taylor d’un ton calme, il y a maintenant une quasi-certitude : la tentative contre Norton ne viendra pas d’une attaque de foule ou d’un fanatique isolé. Ce sera un tir de précision. Planifié. Exécuté par un professionnel. Et le tireur, on le connaît. Ou du moins... quelqu’un ici le connaît mieux que quiconque.
Elle jeta un coup d’œil rapide à Victor, qui ne broncha pas.
— Nom de code : Le Coyote. Réel nom supposé : Chris Tellier, français, environ 1m85, yeux clairs, âge inconnu, mais apparence jeune. Ancien militaire, passé par divers conflits non déclarés. Spécialiste des assassinats longue distance. Jamais arrêté, jamais formellement identifié. Il ne rate pas ses cibles. Jamais.
Un léger frisson parcourut la salle.
— Nous avons reconstitué ses précédents schémas de tir à partir de fragments d’enquêtes classées. Grâce à une analyse fournie ce matin par notre consultant, monsieur Kruger, nous savons que Tellier opère depuis une position assise, toujours légèrement en hauteur, avec un angle de 2,2 mètres au-dessus du sol, une descente de visée naturelle et un tir déclenché entre 1,3 et 1,5 seconde après stabilisation.
Elle tapota sa tablette, projetant sur l’écran un plan interactif du centre de conférence où Norton devait faire son discours.
— Priorité absolue : repérer les bâtiments, points hauts, garages, balcons, fenêtres à moins de 300 mètres de ce périmètre. Tous les accès à vue directe doivent être inspectés, sécurisés, ou condamnés.
Elle se tourna vers un jeune agent au fond de la pièce.
— Pryce, je veux une cartographie thermique des toits dans un rayon de 500 mètres. Toute signature résiduelle, présence humaine, décalage thermique de plus de deux degrés, vous me le signalez dans la minute.
— Reçu.
— Doyle, établissez une ligne de surveillance avec les drones à basse altitude, pas de stationnaire au-dessus de la zone pour ne pas alerter. On veut voir sans être vus.
— Compris.
Elle leva enfin les yeux vers l’ensemble de l’équipe.
— Ce tireur n’est pas un terroriste amateur. Il n’a rien à prouver. Il ne parlera pas. Il viendra, il visera, et il tirera. Si on le laisse faire, on ne retrouvera jamais son visage. Seulement un corps et une traînée de sang.
Court silence.
— Nous avons trente-six heures avant la prise de parole de Norton. C’est une course contre un fantôme. Mais cette fois, le fantôme a laissé une trace. Alors on le traque. Et on l’arrête. Coûte que coûte.
Taylor referma sa tablette, son regard balayant la pièce.
— Questions ?
Silence. Pas un mot. Seulement le léger froissement des chaises qu’on repousse et des agents qui se lèvent, les visages désormais marqués par une forme de tension concentrée.
Victor ne dit rien. Il la regardait, pensif.
Taylor, elle, venait d’enfiler sa véritable armure.
***
Chris Tellier revint comme promis. L’atelier n’avait pas changé, pas plus que l’odeur d’huile et de métal. Merrick l’attendait avec un sourire, une carabine posée sur le comptoir — modèle Blaser R8 Tactical, montée sur un châssis GRS Ragnarok. Une beauté froide, construite pour tuer en silence.
D’un geste fluide, Tellier épaula, visa. Clic sec. Il n’avait pas besoin de bruit pour juger la qualité. Merrick lui tendit le silencieux — vingt-cinq centimètres de noir mat. Le Coyote le fixa avec soin, ajusta ensuite la lunette, réglée pour un parallélisme parfait grâce aux rainures usinées à même l’acier. Le tueur redevint alors artisan : œil sur la cible invisible, index prêt, respiration stable. Il ne tirait pas. Il s’accordait avec l’arme.
Merrick, ravi, présenta ensuite une boîte de cent cartouches. Six manquaient.
— Pour les tests. Et j’ai préparé vos six balles spéciales.
Tellier hocha la tête, puis récupéra le paquet de papier de soie contenant les projectiles au mercure. Légers. Fulgurants.
— Belle pièce, souffla-t-il.
— Et vous, conclut Merrick avec un sourire sec, êtes un client comme on en redoute… ou qu’on respecte.
Tellier reposa le fusil, méthodiquement. Il démonta la lunette, puis le silencieux, et rangea chaque pièce dans son étui tubulaire capitonné, comme on remboîte un instrument chirurgical. Aucun geste superflu. Tout était à sa place.
Il referma l’étui, le verrouilla d’un clic sec, et le fit glisser sur l’établi vers Merrick. Puis il sortit une enveloppe beige de l’intérieur de sa veste. Épaisse. Lourde. Il la posa sans commentaire.
Merrick jeta un coup d’œil à la somme, et leva les yeux vers lui, satisfait, presque fier. Mais il se figea quand Tellier parla.
— Vous avez fait du bon travail, Merrick. Précis. Discret. Mais…
Il se pencha légèrement. Son regard, soudain, devint celui d’un prédateur. Lent, profond, et sans fond.
— Si jamais vous évoquez mon nom, mon visage, ou cette commande à qui que ce soit… je reviendrai. Et vous n’aurez même pas le temps de comprendre comment vous êtes mort.
Un silence s’abattit sur l’atelier. Juste le bourdonnement d’un néon vieillissant au plafond.
Merrick déglutit lentement. Il avait cessé de sourire.
— Je ne parle jamais, murmura-t-il. Ce n’est pas bon pour le business.
Tellier le fixa encore une seconde. Puis il récupéra l’étui, tourna les talons et sortit de l’atelier comme une ombre bien éduquée.
Et dans son sillage, l’air sembla se refroidir de plusieurs degrés.
***
Washington D.C. – Suite 1477, soir
Le tic-tac discret d’une montre mécanique résonnait dans la pièce.
Victor referma la porte de la suite derrière lui, verrouilla manuellement, puis tira les doubles rideaux. Le ciel de Washington baignait encore les buildings d’une lumière dorée, mais ici, tout était déjà plongé dans une pénombre calme et préparée.
Il retira sa veste, roula ses manches, alluma une petite lampe à col de cygne qu’il fixa au rebord de la table basse. Sur le bureau, une grande valise noire, sans logo. Un verrou biométrique. Un clic. Puis le silence à nouveau.
Victor souleva le couvercle.
À l’intérieur, les pièces détachées d’un M16 profondément modifié : canon court, fileté, traité au téflon ; culasse travaillée avec une précision d’orfèvre ; détente ajustable ; rail Picatinny poli comme une lame ; lunette à grossissement fixe, montée dans un étui séparé, avec son collimateur déjà réglé ; et un silencieux long, d’un noir mat.
Victor déposa chaque pièce devant lui comme un rituel. Il s’accorda un instant. Puis il murmura :
— Pas un fusil. Un duel.
Il savait déjà qui l’attendait. Il l’avait senti, deviné. Le style, la patience, la régularité. Tellier. Le Coyote. Un tireur comme on en croisait un par siècle. Pas une brute. Un artisan du vide.
Victor saisit la carcasse modifiée de l’arme, ajusta le canon. Il inséra une goupille, tourna légèrement le tube fileté, puis fixa la détente. Les pièces s’imbriquaient avec un clac doux et précis.
Il pensait à leur future rencontre. Ce serait un face-à-face silencieux, sans témoins. Pas un combat de sabre. Un combat d’ombre. Celui qui respirerait trop vite, celui qui plierait l’angle d’un coude trop tôt, serait mort.
Il ajusta la crosse tubulaire. Puis la lunette. Chaque vis sans tête fut tournée avec une patience méticuleuse. À présent, l’arme ressemblait presque à un jouet. Compacte. Élégante. Mais d’une précision létale à 500 mètres.
Victor vérifia l’axe du canon avec un niveau à bulle miniature. Puis il inséra une seule cartouche dans le chargeur court, la fit glisser dans la chambre.
Il laissa sa main sur l’arme. Ferma les yeux.
Respiration. Alignement. Tension.
Ce n’était pas la première fois qu’il affrontait un homme comme Tellier. Mais c’était peut-être la dernière.
Quelques minutes plus tard, on frappa à la porte. Trois coups espacés, brefs. Victor savait déjà qui c’était.
Il rangea l’arme, d’un geste net, méthodique. Tout disparut dans sa valise noire, verrouillée sans un bruit. En moins de vingt secondes, la pièce avait retrouvé son calme aseptisé.
Il alla ouvrir.
Taylor Marsden, toujours en tenue tactique, entra sans attendre qu’il l’invite. Elle tenait une tablette dans la main, les yeux vifs mais tirés par la fatigue. Elle fit un rapide tour du regard, repérant l’éclairage tamisé, le mobilier intact.
— Je vous dérange ? demanda-t-elle en passant devant lui.
— Non. Entrez.
Elle s’arrêta près de la fenêtre, déverrouilla la tablette et afficha une carte thermique.
— Trois points d’observation possibles pour un tireur. Deux toits, un clocher désaffecté. Tous dans un rayon de cinq cents mètres.
Victor s’approcha, jeta un œil. Il désigna l’un des emplacements d’un doigt.
— Ce sera ici.
— Pourquoi ?
— Angle idéal. Ombres constantes. Il peut tirer, puis s’exfiltrer à l’arrière. Le clocher est trop risqué. Les toits sont couverts de capteurs thermiques.
Taylor fronça les sourcils, sans répondre.
— Vous le connaissez bien, hein ? dit-elle enfin.
— Mieux qu’il ne le croit.
Elle rangea la tablette.
— Vous allez lui faire face.
— Je n’ai pas le choix. Ce genre d’homme ne s’arrête pas tant qu’il n’a pas gagné.
Taylor secoua la tête, un brin agacée.
— Ce n’est pas une mission classique, Kruger. Je n’ai pas envie de devoir expliquer à un sénateur pourquoi un consultant s’est fait descendre pendant que je faisais le café.
— Ce ne sera pas nécessaire.
Elle ouvrit la porte. Avant de sortir, elle s’arrêta un instant, sans se retourner.
— Si vous échouez, je nierai vous avoir jamais connu.
— Sage précaution, répondit Victor.
Elle claqua doucement la porte derrière elle.
Victor resta immobile un moment. Puis il rouvrit la valise.
Et reprit le montage.
***
Taylor était rentrée dans sa chambre, mais elle n’avait pas trouvé le sommeil. Pas tout de suite. Elle s’était laissée tomber dans le fauteuil près de la fenêtre, son arme rangée dans l’étui au sol, et ses pensées lancées dans un brouillard qu’elle ne maîtrisait plus. Elle avait laissé ses cheveux détachés, chose rare. C’était idiot, mais elle avait besoin d’air, de relâcher quelque chose.
Victor Kruger.
Ce nom tournait en boucle. Il était comme une énigme qu’elle n’arrivait pas à poser sur papier. Trop propre. Trop silencieux. Trop… opaque.
Elle avait fouillé les bases discrètement. Rien. Pas de dossier, pas de passé accessible, même avec ses autorisations internes. Pas une seule putain de photo dans les bases militaires. Juste une signature numérique. Un nom glissé dans quelques rapports confidentiels sur des opérations jamais homologuées. Et à chaque fois, des zones grises, des morts, et un silence de plomb.
Elle aurait dû se méfier. Mais ce qui la dérangeait le plus… c’était ce qu’elle ressentait.
Elle se maudissait pour ça. Pour cette foutue inquiétude. Ce n’était pas son job de s’inquiéter pour un consultant. Encore moins pour un homme aussi fermé, aussi… dangereux. Elle avait vu dans ses gestes ce que peu savaient repérer : la précision, l’économie de mouvement, l’anticipation. Kruger n’était pas un soldat. C’était une lame.
Et pourtant, elle n’oubliait pas comment il avait traité sa copine. Alvarez.
Une autre femme aurait été jalouse. Elle ? Elle observait.
Victor ne lui parlait pas comme à une amante de passage. Il l’écoutait. Il la regardait avec douceur. Même dans la tension, il avait ce respect discret, ce genre d’attention que Taylor n’avait jamais reçu. Pas de la part des hommes qu’elle avait croisés, ni dans l’armée, ni au FBI. Elle n’était qu’un atout, une fonction, un gilet pare-balles vivant.
Mais Victor… quand il lui avait dit qu’elle était trop belle pour faire ce travail, il ne l’avait pas dit comme une drague minable. Il l’avait dit avec une sincérité déstabilisante. Sans envie, sans sous-entendu. Comme une évidence.
Et ça, oui, ça l’avait touchée.
Plus qu’elle ne voulait l’admettre.
Et peut-être qu’elle lui en voulait un peu de ne pas la regarder comme il regardait Alvarez. Parce que merde, elle était bien foutue, elle aussi. Bien mieux que cette accro à la muscu, non ? Elle avait du chien. Du cran. De l’humour. Et il ne l’avait même pas effleurée du regard autrement que comme un camarade de guerre.
Un homme comme lui, ça ne courait pas les rues. Et elle sentait que, s’il survivait à tout ça…
Elle sortirait le grand jeu, juste une fois.
Pas pour flirter. Pas pour séduire, mais pour qu’il la voie. Elle. Taylor Marsden. Pas l’agent. Pas la combattante, mais la femme.
Elle attrapa la télécommande, alluma la télé pour faire taire le silence, mais le son l’agaça aussitôt. Elle coupa. Elle voulait juste… ne pas penser. Mauvaise pioche.
Dans un coin de l’écran tactile posé sur la table basse, une image fixe : celle de l’analyse balistique que Victor lui avait laissée. Tout était calibré, précis, implacable. Comme lui. Elle l’avait regardé expliquer tout ça avec ce calme glacial, ce professionnalisme qui confinait à l’obsession. Mais elle avait vu son regard. Ce n’était pas seulement une mission pour lui. Il connaissait ce tueur. Il le comprenait.
Et ça, ça lui faisait peur, pas pour elle.
Mais pour lui.
Taylor serra les dents. C’était ridicule. Elle avait toujours su garder ses distances. Mais Victor, c’était autre chose. Il ne jouait pas selon les règles. Il ne séduisait pas, il n’attirait pas. Il engouffrait. Comme un vide. Comme un gouffre dans lequel elle s’était surprise à vouloir plonger. Parce qu’il avait ce calme que les autres n’avaient pas. Ce fardeau dans le regard. Et cette foutue manière de vous faire sentir vue. Entière. Sans poser les mains.
Elle s’allongea sur le lit, bras croisés sous la tête. Regarda le plafond. Puis tourna les yeux vers la porte.
Et si elle allait frapper ? Juste pour s’assurer qu’il allait bien. Pour vérifier qu’il ne bricolait pas un plan suicide dans sa chambre.
Elle se leva. Pieds nus sur la moquette, elle hésita. Avança. Main posée sur la poignée. Mais elle n’ouvrit pas.
Pas encore.
Demain, elle se montrerait sous un autre jour. Ce serait encore elle. Mais avec plus qu’un gilet pare-balles. Une robe. Un sourire. Une vraie femme. Et peut-être que là, il la verrait autrement. Peut-être.
Ou pas. Mais elle allait essayer.
Parce que parfois, dans ce foutu monde de flingues et de mensonges, il fallait oser autre chose qu’un tir bien placé.
Mais elle allait essayer. Parce que parfois, dans ce foutu monde de flingues et de mensonges, il fallait oser autre chose qu’un tir bien placé.
Elle revint s’asseoir au bord du lit, attrapa la tablette et consulta les derniers rapports. Le plan était verrouillé. Le leurre était prêt. Le cortège officiel roulerait comme prévu, suivi d’un convoi secondaire pour tromper la surveillance. L’équipe tactique serait en place sur les toits, en civil. Marsden avait personnellement sélectionné les tireurs et les angles morts. Victor avait ajusté les paramètres du piège comme un horloger posant ses rouages.
Mais ce que personne, pas même ses meilleurs agents, ne savait… c’était que Norton ne serait pas là. Le vice-président, sa femme, ses enfants — tous avaient été exfiltrés à l’aube vers un immeuble sécurisé de Foggy Bottom. Une planque vieille école, sans wifi, sans signal. Plan B ultra confidentiel, décidé entre Marsden, Victor et deux personnes au Pentagone. Le genre de secret qu’on portait comme une arme. Parce que le Coyote allait mordre. Et ils comptaient bien refermer les mâchoires sur lui.
***
Il faisait encore nuit noire quand Chris Tellier descendit du bus Greyhound à Union Station. Il portait un sac à dos banal, noir, râpé aux coutures, comme n’importe quel routard ou touriste fauché. Son jean, son sweat à capuche et ses baskets ne trahissaient rien. Même son visage était celui d’un homme ordinaire — rasé de près, sans expression, sans relief. Personne n’y prêterait attention. Il n’était pas là pour être vu.
Washington avait une atmosphère étrange au petit matin. Trop propre, trop sous surveillance. Mais Tellier connaissait la ville. Il avait déjà travaillé ici, il y a des décennies. À l’époque, il portait un autre nom, une autre nationalité, un autre visage. Rien n’avait changé dans son approche, pourtant : observer, noter, préparer. La première arme d’un tueur professionnel, ce n’est ni le fusil, ni la lame. C’est le calme.
Son plan n’avait rien d’un tir improvisé depuis un toit. Trop évident. Trop attendu. Les services secrets étaient bons, surtout ceux qui se chargeaient des figures d’État. Il avait étudié leurs protocoles. Il avait vu les plans de l’événement, la disposition des rues, les angles morts et les couloirs de fuite. Il savait que s’il y avait des tireurs embusqués, il y aurait aussi des contre-tireurs. La parade classique.
Il avait donc choisi autre chose. Une stratégie asymétrique. Son fusil démonté était dissimulé dans une valise rigide banale, camouflée en matériel audiovisuel. Il l’avait confiée à un complice, un technicien payé pour entrer avec le reste de l’équipe en charge de la retransmission vidéo. Dans un coin du toit d’un immeuble commercial, sur une hauteur donnant sur un boulevard stratégique, une cache avait été préparée deux jours plus tôt. De là, il aurait un angle parfait — pas sur le cortège lui-même, mais sur la seconde ligne de sécurité, celle qui suivait à distance, souvent moins bien protégée. C’était là que se trouverait sa vraie cible.
Tellier allait tirer sur l’homme chargé d'assurer la communication et le relai tactique. Une cible secondaire, invisible pour le public, mais essentielle pour la coordination des forces. En le tuant, il provoquerait un désordre immédiat dans les rangs. Puis il attendrait. Le chaos, même bref, ouvrirait une brèche.
Dans cette brèche, la cible apparaîtrait : celle du vice-président. Un mannequin modifié, placé dans une voiture identique. Et c’est là qu’il tirerait le second coup — le vrai. Une balle au mercure, conçue pour exploser à l’impact. Non pour tuer un homme, mais pour pulvériser l’illusion.
Le message était clair. Pas une exécution. Une démonstration. Une manière de dire : je peux frapper quand je veux, où je veux. Et vous ne pourrez rien y faire.
Chris Tellier n’était pas un idéologue. Il se fichait de la politique, des fanatiques ou des causes. Mais il était payé pour ce coup-là. Et l’on ne payait pas un tueur de son calibre pour rater un message.
Il quitta Union Station à pied, traversa Massachusetts Avenue, et s’engouffra dans un petit café ouvert depuis l’aube. Il s’assit dans un coin, commanda un espresso et sortit un petit plan imprimé, dissimulé dans une couverture de livre banale. Il n’y avait pas besoin de beaucoup de notes. Tout était dans sa tête. Chronométré. Routinisé. Contrôlé.
Le seul facteur inconnu, c’était l’homme en noir.
Victor Kruger. Il avait entendu ce nom circuler, très discrètement. Rien de concret, rien de vérifiable. Juste une présence. Une ombre dans les rapports. Une silhouette aperçue à San Francisco, puis à Washington. Il avait été associé à des interventions ultra-violentes, rapides, sans bavure. Mais Tellier ne croyait pas aux rumeurs. Pas vraiment. Il croyait en la trajectoire d’une balle, et en la précision de ses mains.
Il but une gorgée de café, consulta sa montre. Le compte à rebours avait commencé. Dans huit heures, la ville entendrait parler de lui.
Et cette fois, il ne manquerait pas sa cible.
Le coup partit comme un murmure déchirant l’air.
Tellier n’entendit pas l’impact. Il le sentit. Un souffle brutal lui effleura la tempe droite, arrachant une mèche de cheveux et laissant une ligne rouge vive qui se mit à perler. La balle frappa le mur derrière lui, y creusant un éclat sec et précis. Le tueur d’élite resta figé une demi-seconde, comme si le temps s’était suspendu.
Il n’avait pas bougé. Pas cligné des yeux. Pas respiré. Mais quelqu’un… l’avait visé.
Il recula lentement de la fenêtre. Très lentement.
Puis il se jeta à terre dans une roulade, ramassant son fusil en même temps, glissant contre le mur, hors de vue.
Une goutte de sang tomba sur le carrelage. Il la regarda, surpris.
Quelqu’un venait de lui tirer dessus à trois cents mètres.
Et ce n’était pas un tir d’intimidation. C’était un tir calculé, chirurgical, signé par un esprit aussi méthodique que le sien. Le message était clair :
On t’a vu. On te suit. Et si je l’avais voulu… tu serais mort.
Il se redressa à moitié, fit glisser la tablette vers lui, puis activa les capteurs thermiques du drone.
Rien. Pas une signature de chaleur. Pas un mouvement suspect.
Celui qui avait tiré… n’était pas sur le toit attendu.
Il était ailleurs. Camouflé. Hors angle. Invisible. Tellier serra les dents.
Pas de panique. Jamais. Mais une alerte maximale. Il venait d’entrer dans une chasse inversée.
Il jeta un œil rapide à son matériel. Le fusil était intact. Mais son plan venait de voler en éclats. Le tireur adverse avait attendu le moment précis où Tellier serait sur le point de passer à l’action.
Il connaissait sa méthode. Il connaissait son timing.
Il le connaissait.
Tellier se releva en silence, s’approcha lentement de l’autre fenêtre, celle donnant sur l’arrière. Il glissa une lentille d’optique entre deux stores et balaya les toits. Toujours rien. Aucun reflet. Aucun halo thermique.
Mais il savait. Il le sentait dans ses os.
Ce n’était pas la police. Ce n’était pas Marsden.
C’était lui.
Grigori. Ou Kruger. Peu importe son nom. Celui qu’il n’avait jamais pu tuer.
Le duel venait de commencer. Et cette fois, il allait falloir improviser.
Dans le van de surveillance, l’atmosphère était tendue. Les écrans affichaient plusieurs angles, zooms thermiques, balayages infrarouges. Marsden, debout derrière les opérateurs, scrutait l’image figée de Tellier, un point rouge dans le champ urbain. Une ride soucieuse barra son front.
— On a un visuel, dit un agent en se tournant vers elle. On intervient ?
Taylor ne répondit pas tout de suite. Elle plissa les yeux. Tellier venait d’être repéré, mais pas par leurs drones, ni leurs capteurs thermiques. Par Kruger.
Elle inspira lentement.
— Non, pas encore, dit-elle enfin. Que tout le monde garde sa position. Ce type pourrait abattre une mouche à cinq cents mètres. Et on ignore encore exactement l’arme qu’il utilise. Une erreur et c’est le carnage.
L’agent hésita, puis acquiesça, frustré.
— Mais... comment Kruger a-t-il pu le localiser ? Aucun de nos systèmes n’a capté sa trace avant maintenant.
Taylor croisa les bras, le regard toujours fixé sur l’écran.
— Coyote utilise une position assise pour tirer. C’est rare, mais redoutablement stable. Cela lui donne une portée confortable, entre deux cents et trois cents mètres. Kruger le sait. Il a probablement scanné la zone et noté tous les points de tir possibles. Il n’avait plus qu’à attendre que l’un d’eux lui « parle ».
Elle se pencha vers l’écran, un brin agacée de ne pas avoir vu ce que l’autre avait détecté à l’œil nu.
— Ce salaud est un fantôme, souffla-t-elle. Mais Kruger… il a un bon œil.
Taylor se tut un instant, les yeux rivés à l’écran, avant de murmurer d’une voix basse, presque pour elle-même :
— Il va sûrement essayer de réduire la distance de combat… Ce n’est pas dans ses habitudes de jouer la montre. Tellier sait qu’un affrontement prolongé le désavantage. Kruger est plus patient que lui. Plus froid. Le Coyote n’aime pas les duels ouverts quand l’autre connaît son nom.
Elle se redressa, plus tendue.
— Il va chercher à se rapprocher. Changer de position. Traquer Kruger à son tour pour reprendre l’initiative.
Son regard balaya les visages de ses agents.
— Restez concentrés. À partir de maintenant, chaque fenêtre, chaque toit, chaque angle mort peut devenir un théâtre d’exécution.
Un silence lourd suivit ses paroles. Les membres de l’unité comprirent que le jeu venait de changer de nature. Ce n’était plus une opération de couverture. C’était une chasse à l’homme — et deux prédateurs étaient déjà sur le terrain.
Tellier, toujours accroupi derrière une vieille ventilation rouillée, balaya les environs du regard. Rien ne trahissait ses émotions, mais une perle de sueur glissa le long de sa tempe, lentement. Sa blessure — celle qu’il avait reçue quelques secondes plus tôt — venait de se refermer comme par miracle. Il sentit la douleur s’évanouir, remplacée par cette sensation familière : la chair immortelle qui se régénère.
C’en était trop. Ce n’était pas un amateur. C’était bien lui. Gregoritska.
Une silhouette traversa brusquement une fenêtre à deux cents mètres, furtive mais réelle. Tellier n’hésita pas. Il épaula, visa, tira. Un raté. L’ombre continua de bouger, fluide comme un spectre. Il enchaîna trois tirs, chacun plus tendu que le précédent. Aucune balle n’atteignit sa cible. Et puis…
Il le vit.
Victor Kruger. Debout, en pleine ligne de mire. Sans arme apparente. Immobile.
Tellier n’hésita pas une seule seconde : il pressa la détente. Le coup partit, rapide, tendu, mortel. Mais Victor, dans une esquive fulgurante, se laissa tomber en arrière, la balle sifflant à quelques centimètres de son crâne, avant de rouler sur le flanc et de disparaître derrière une structure en béton.
Tellier serra les dents, furieux. Il venait de perdre son avantage.
Dans le van de surveillance, le silence était total. Les agents de Marsden avaient suivi l’échange avec stupeur. Personne ne respirait.
— Patronne, souffla un agent, Kruger est mal… Il faut intervenir !
Taylor ne répondit pas tout de suite. Elle fixait l’écran, les mâchoires serrées, concentrée.
— Non, dit-elle enfin, sèchement. Gardez vos positions.
— Mais enfin, il s’est exposé ! On a un angle maintenant !
— C’était voulu. Vous n’avez rien compris. Grâce à cette brève confrontation, Kruger vient d’obtenir quatre informations clés.
L’agent tourna la tête, incrédule.
— Quatre ? Lesquelles ?
— Un : Tellier est seul. Aucune couverture, pas de deuxième tireur. Il le sait maintenant, et c’est capital.
— D’accord… et deux ?
— Deux : sa position. Kruger a obligé Tellier à tirer pour le forcer à se révéler. Il connaît désormais son emplacement exact.
Elle pointa l’écran.
— Trois : le calibre. D’après le délai entre le tir et l’impact, et la courbe de la balle, Kruger a pu estimer la vitesse du projectile. Il sait que c’est du .300, probablement du Weatherby Magnum. Une balle rapide, mais bruyante.
L’agent se pencha, impressionné. Taylor continua.
— Et quatre : le modèle. Il a reconnu l’arme. Une Blaser R8 Ultimate, modifiée. Silencieux, crosse ajourée, lunette customisée. Kruger sait désormais avec quoi Tellier travaille. Ce n’est plus un mystère.
Elle croisa les bras, plus froide que jamais.
— Le Coyote vient de perdre l’effet de surprise. Il ne lui reste que sa ruse… et sa haine.
Elle jeta un regard sombre à l’écran, où l’image en direct montrait un coin de toit, vide maintenant. Victor avait disparu. Le jeu avait changé.
— Préparez les drones, dit-elle enfin. Discret. Haute altitude. Et verrouillez les issues à trois blocs autour. Ce n’est plus une chasse. C’est une guerre d’ombres.
Tellier respira lentement, cherchant à calmer les battements erratiques de son cœur. La tentative de tir sur Gregoritska avait échoué, et désormais, l’autre savait. Il avait été vu. Sa position, repérée. Il n’avait plus le luxe de la distance, ni celui du confort. S’il voulait l’éliminer, il devait s’approcher. Prendre l’ascendant autrement. C’était dangereux, mais nécessaire. Il démonta rapidement sa lunette, rangea le fusil dans son sac compartimenté, et descendit en glissant le long de l’échelle rouillée qui menait au rez-de-chaussée. En marchant dans les ombres, il ressentit une vibration dans l’air, une onde sourde, presque organique : la présence d’un autre immortel. C’était subtil, mais pour ceux de leur espèce, ce frisson invisible était aussi précis qu’une balise. Gregoritska était proche, à moins de cent mètres. C’était le signal qu’il attendait. Il s'engagea dans une ruelle adjacente, traversa un couloir de livraison et remonta un escalier de secours. Chaque pas était mesuré, silencieux. Mais à l’instant même où il poussa une porte métallique entrouverte, il comprit. Trop tard. La pièce était vide, mais pas vierge. Une odeur : légère, métallique. Une caméra de surveillance dans un angle, à peine visible. Et surtout, une source de chaleur étrange, éparse. Il fit un pas. Un petit déclic sec, étouffé. Au sol, entre les tuiles brisées et la poussière, une série de micro-capteurs laser venait de s’activer.
Victor n’était pas dans le bâtiment. Il l’y avait attiré.
Le Coyote recula d’un geste brusque, mais le sol se souleva soudain sous ses pieds : une charge pyrotechnique modifiée — non létale, mais aveuglante — éclata à hauteur de ses jambes, projetant une lumière crue et une fumée dense. Un second mécanisme se déclencha aussitôt : deux générateurs thermiques déployèrent une barrière de chaleur artificielle, saturant les capteurs infrarouges des éventuels soutiens. Il n’y avait plus rien à voir. Juste un chaos de chaleur, de flashs lumineux, et un crissement métallique. Tellier, sonné, se redressa, mais une silhouette apparut dans le nuage comme une entaille dans la fumée : Victor, debout, sans arme visible. Juste son regard. Tellier voulut lever son fusil, mais sa main droite tremblait — réflexe de la surprise, ou poison discret vaporisé sur la poignée d’un des rambardes ? Impossible à dire. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il s’était fait piéger comme un amateur. Gregoritska l’avait enfermé dans une cage invisible, et l’attendait au centre.
Le silence qui suivit l’explosion de la charge aveuglante semblait dévorer l’air lui-même. Tellier, genoux au sol, recracha la poussière. Il savait. Ce genre de piège, ce genre de mise en scène, ce n’était pas l’œuvre d’un soldat. C’était celle d’un chasseur. Et si chasseur il y avait, alors l’heure du duel avait sonné. Il retira son sac, l’ouvrit d’un geste sec et en tira une rapière fine, longue, légèrement courbée, d’un acier noirci, sans reflets. Une arme ancienne, de duelliste, forgée au XVIIIe siècle pour trancher plus que pour transpercer. Elle sifflait dans l’air quand il l’arma. Il se releva, le dos droit, l'œil clair malgré la douleur résiduelle dans sa jambe. Face à lui, sortant lentement de la fumée, Victor apparut. Une silhouette noire, silhouette de guerre, portant à deux mains une épée longue, à la garde brute, presque barbare, forgée pour l'efficacité plus que pour l'esthétique. Un monstre d’acier.
Ils se jaugèrent, en silence. Il n’y avait rien à dire. Rien à expliquer. Pas de discours, pas de défi. Ils savaient ce qu’ils étaient. Ce que cela signifiait. Un seul sortirait vivant. Ils étaient loin des regards : sur le toit d’un vieil immeuble désaffecté, au nord de Washington, masqué par les structures industrielles. Les équipes tactiques, les observateurs, les drones... tout cela n’avait plus d’importance. Ce combat n’appartenait qu’à eux. Un code ancien, plus vieux que les nations elles-mêmes. La règle : il ne peut en rester qu’un.
Tellier attaqua le premier. Une feinte, suivie d’un coup direct à la gorge. Victor para sans mal, et répliqua d’un mouvement ample, qui força le Français à reculer d’un pas. Il était plus rapide. Plus fin. Mais Victor avait la puissance, la rage contenue dans chaque attaque. Le métal hurlait à chaque choc, chaque parade faisait vibrer l’acier. L’air s’alourdissait de tension. À plusieurs reprises, Tellier tenta de passer sur le flanc gauche, mais Victor pivotait sans cesse, le forçant à conserver sa garde. Il n’y avait rien de chorégraphié ici. Ce n’était pas un ballet. C’était un affrontement entre prédateurs qui se connaissaient depuis longtemps.
Un instant, Tellier réussit à frôler l’épaule de Victor, sa lame mordant le tissu, traçant une ligne rouge. Mais Kruger ne recula pas. Il encaissa, pivota, et contre-attaqua brutalement. Sa lame descendit à la verticale, et Tellier dût plonger de côté pour éviter le coup, qui s’enfonça dans le béton, brisant une dalle. Le choc, sourd, résonna dans la structure. Les deux hommes se séparèrent brièvement, le souffle court, transpirants. Puis ils reprirent. Encore. Et encore.
Leurs épées étaient devenues le langage. Les chocs, les esquives, les feintes... tout ça racontait une histoire. Celle d’un duel qui n’avait que trop tardé. La pluie commença à tomber, fine, froide. Tellier glissa légèrement, mais se rattrapa. Il savait que ses chances s’amenuisaient. Victor le fatiguait. Lui volait son souffle, son espace, son rythme. Il l’avait attendu, préparé. Il connaissait ses habitudes de duel, ses angles préférés, sa garde relâchée du côté droit.
Quand Tellier tenta une nouvelle ouverture, Victor le devança. Son épée frappa la rapière, la dévia, puis percuta violemment l’avant-bras du Français. L’os craqua. Tellier recula en grognant, sa lame tombant au sol. Victor s’approcha lentement, l’épée haute, sans un mot.
Tellier leva les yeux. Il haletait. Son bras saignait abondamment, et la douleur envahissait ses pensées. Il aurait pu supplier. Il ne le fit pas. Il était immortel. Mais là, maintenant, il comprenait ce que cela coûtait. La peur, l’humiliation, la certitude de perdre. Il cracha sur le sol, un filet de sang, et murmura :
— T’étais déjà un démon, même à Moscou…
Victor ne répondit rien. Son épée s’abaissa d’un coup sec.
La foudre semblait s’être abattue. Le corps de Tellier tomba à genoux, puis s’effondra sur le sol humide. Sans tête.
Et dans le silence qui suivit, un vent ancien se leva.
Le premier éclair frappa une antenne à quelques mètres à peine, projetant une gerbe d’étincelles dans le ciel noir. Puis un second, plus proche, éclata un boîtier de surveillance monté sur un mat métallique, coupant d’un seul coup les connexions actives. Les drones, les caméras thermiques, les relais audio... tout devint silence. La salle de contrôle, à des kilomètres de là, fut submergée par des interférences soudaines, des écrans brouillés et des alarmes sans sens. Taylor Marsden se leva d’un bond dans le van, fixant les moniteurs devenus muets.
Sur le toit, l’air lui-même semblait vibrer.
Le corps de Tellier reposait face contre sol, son sang se mêlant à la pluie fine. Mais quelque chose s’élevait de lui. Une lumière, d’abord diffuse, qui s’intensifia rapidement. Elle paraissait sortir de sa poitrine, comme un cœur inversé, un souffle vital renversé. Puis ce fut une rafale, une colonne de feu et d’énergie qui explosa vers le ciel, en spirale, brisant l’obscurité.
Victor, les deux mains posées sur le pommeau de son épée enfoncée dans le béton, resta immobile. Les jambes écartées, le torse droit, le visage fermé. Il ne fuyait pas. Il n’esquivait pas ce qui allait venir. Il acceptait.
La lumière fondit sur lui, telle une marée de mémoire, de force, de violence. Les éclairs frappèrent autour, tous concentrés sur ce point unique : lui. Le sol trembla. Les murs vibrèrent. Les vitres éclatèrent à plusieurs étages. Et toujours, cette lumière, blanche et bleue, éclatante comme l’âme même de la tempête.
Victor ferma les yeux. Son corps fut secoué par une onde invisible. Sa tête bascula en arrière. Ses bras se crispèrent, et pendant une fraction d’instant, son souffle s’arrêta.
Puis elle entra.
Le Quickening.
Le savoir, la rage, la précision glaciale de Tellier. Trois siècles d’expérience. Trois siècles de meurtres méthodiques, d’évasions parfaites, de tactiques affûtées comme une lame d’obsidienne. Victor ressentit tout. Chaque duel. Chaque échec. Chaque nom qu’il avait oublié. Chaque peur maîtrisée. Chaque arme. Chaque fuite.
Mais au milieu de tout ça, il y avait autre chose.
L’amertume.
La solitude.
La certitude froide de ne servir que l’argent, et que cet argent ne valait rien.
Victor serra les dents. Il laissa tout entrer. Il prit ce qu’il avait à prendre, et brûla le reste.
Quand la lumière s’éteignit, il resta seul, debout dans la pluie. Le corps de Tellier n’était plus qu’un reste inerte, privé d’âme. Les drones ne volaient plus. Les caméras ne filmaient plus. La ville avait été aveuglée quelques secondes. Et personne ne saurait jamais ce qu’il s’était réellement passé ce soir-là, sur ce toit.
Victor ouvrit les yeux. Ils avaient changé.
Il était encore lui-même. Mais quelque chose dans sa posture, dans la façon dont il ramassa son épée, dont il laissa son regard s’attarder sur la ville en contrebas, trahissait un nouvel équilibre. Une mémoire étrangère s’était greffée à la sienne. Une ruse de plus. Un instinct de tueur encore plus affûté.
Il venait de vaincre un monstre.
Et d’en absorber l’ombre.
Une porte métallique claqua dans un écho lointain. Taylor Marsden surgit de la cage d’escalier du toit, arme à la main, souffle court. Elle balaya les lieux du regard, chaque fibre de son corps en alerte.
Elle s’arrêta net.
— Bordel…
Le spectacle devant elle ressemblait à l’arrière-cour d’un bombardement ciblé : une zone calcinée, des câbles fondus, un mat métallique tordu comme une branche brûlée, et Victor. Debout, seul, les vêtements humides, un éclat étrange dans le regard.
À ses pieds, un cadavre. Sans tête.
Taylor abaissa lentement son arme, comme si la scène ne voulait pas s’imprimer dans son cerveau.
— Qu’est-ce que... ? souffla-t-elle.
Victor tourna légèrement la tête vers elle. Il était calme. Trop calme.
— Vous étiez où ? demanda-t-il, la voix rauque.
— Dans le van ! À fixer des écrans qui se sont mis à grésiller comme en pleine tempête solaire ! On a tout perdu d’un coup. Sons, images, GPS. Et maintenant, y’a plus rien. Plus de réseau. Plus de drones. Plus rien.
Elle s’avança prudemment, ses yeux passant de la carcasse fumante du boîtier de surveillance à l’homme au sol.
— C’est quoi, ce bordel ? C’est lui qui a causé ça ?
Victor se contenta de rengainer lentement son arme, sans répondre. Il ne pouvait pas dire la vérité. Pas à elle.
— Il m’attendait. Il avait tout préparé.
— C’est lui ? demanda-t-elle en s’accroupissant près du corps. Elle évita de toucher. Mais elle examina.
— C’est lui.
Elle hocha la tête, se releva, jeta un œil vers le ciel.
— Je n’ai jamais vu un truc pareil, Kruger. On aurait dit que la foudre tombait sur commande. Et le gars… il a explosé ? Vous l’avez électrocuté ? C’est ça, votre nouveau tour de passe-passe ?
Victor ne répondit pas, et Taylor croisa les bras, soupçonneuse.
— Vous voulez me dire ce qui s’est vraiment passé ici ? Parce que franchement, même en mission noire, j’ai rarement vu un terrain de frappe qui ressemble à ça. Y’a quelque chose que vous me cachez, et pas qu’un peu.
Il leva les yeux vers elle. Ce n’était pas un regard dur. C’était pire : c’était celui d’un homme qui avait vu trop de choses qu’on ne pouvait pas expliquer. Ou raconter.
— Vous pouvez couvrir ça ? demanda-t-il simplement.
Elle pinça les lèvres.
— C’est ça, votre réponse ? Vous faites votre petit tour, un type meurt dans des conditions impossibles à expliquer, tous les systèmes crament, et moi, je dois juste... couvrir ?
— Oui.
Un silence tendu.
Taylor soupira, exaspérée, mais aussi un peu résignée.
— Vous avez de la chance que j’aie de l’expérience avec les dossiers impossibles.
Elle recula d’un pas, puis se tourna vers la porte d’accès.
— Je vais dire que le type avait un dispositif explosif planqué. Une connerie d’électromagnétisme expérimental. On fera flamber les dossiers du FBI et des assurances ensemble. Encore.
Elle s’arrêta, jeta un dernier coup d’œil à Victor.
— Mais je vous préviens, Kruger. Un jour, je vais vouloir des réponses. Et ce jour-là, vous n’aurez plus le luxe de rester mystérieux.
Elle s’éloigna.
Victor resta seul sur le toit, une dernière goutte de pluie glissant le long de sa joue.
*
San Francisco — 20h34
Le bar était discret, chic sans être ostentatoire. Une lumière tamisée baignait les banquettes de cuir sombre. On entendait un vieux jazz filtrer à travers les verres, les rires feutrés, les murmures polis. Taylor Marsden s’installa au comptoir, commanda un Gin, puis enleva sa veste et libéra ses cheveux sur ses épaules, que c’était bon de se sentir soulagé de cette pression, de ce poids, de tout en fait. Elle poussa un soupir puis vida son premier verre d’un trait.
Victor arriva quelques minutes plus tard. Il portait une chemise noire ouverte sur le col, veste sombre, l’air tranquille, presque hors du temps. Il s’assit à côté d’elle sans un mot. Le serveur lui apporta un verre : un scotch tourbé.
— À l’oubli, dit-elle en levant son verre.
Victor inclina le sien en silence. Ils trinquèrent.
Elle but une gorgée, puis soupira.
— Norton est déjà en meeting dans l’Iowa. Il a remercié le FBI et tout le reste pour leur "gestion exemplaire de la menace intérieure", et il a promis qu’il éradiquerait tous les groupes "extrémistes d’extrême droite".
Un sourire ironique se dessina sur ses lèvres.
— Le pire, c’est qu’il va probablement grimper de trois points dans les sondages. Presque mourir, c’est la meilleure chose qui pouvait lui arriver.
Victor ne répondit pas. Il écoutait. Il la regardait.
Elle tourna légèrement la tête vers lui.
— Et vous ? Vous êtes retourné dans l’ombre, comme si de rien n’était. Pas de félicitations. Pas même un rapport. C’est comme si vous n’avez jamais été là.
— Je suis habitué, répondit-il.
Taylor secoua la tête.
— Je déteste ça. Ce genre de silence. On agit dans l’urgence, on fait ce qu’il faut… et après, tout le monde oublie. Sauf nous.
Elle but à nouveau. Moins vite. Plus tendue.
— J’espère que vous n’allez pas conduire ce soir ? demanda Victor.
Elle se tourna vers lui cette fois, plus franchement.
— Je tiens très le Gin, et puis je pourrais même me payer un beau cul histoire de décompresser et oublier tout ça.
— J’ai connu une femme qui le faisait à une époque, se payer des soirées pour oublier la pression, dit Victor en buvant avec douceur son scotch.
— Ah ouais ? Et qu’est-ce qu’elle est devenue ?
— Elle le fait maintenant avec une seule personne, tous les jours, parfois pour décompresser, et parfois quand l’envie lui en prends, et elle semble heureuse.
— Ouais… dit Taylor en levant un toast invisible. Il faut dire qu’elle était chaude bouillante dans la bécane… il y a quelques jours.
Victor fronça les sourcils et la regarda un peu surpris, ainsi donc elle les observait pendant que lui et Rebecca faisaient l’amour au plein milieu de nulle part dans sa moto. Taylor continuait d’observer le vide sans oser le regarder, comme si elle regrettait d’avoir avoué qu’elle les observait de loin, cachée, et qu’elle s’était masturbée en les regardant, surtout quand Victor grimaçait de plaisir, elle avait joui deux fois en se focalisant sur lui, uniquement.
Victor fronça à peine les sourcils. Son regard se posa sur elle, mais il resta impassible, comme si ce qu’elle venait de dire n’avait rien d’étrange. Comme s’il n’avait rien compris.
Et pourtant, il avait tout saisi.
Taylor, elle, gardait les yeux fixés droit devant elle, la mâchoire serrée, le dos tendu. Elle ne cherchait pas à séduire. Elle ne s’excusait pas non plus. Elle constatait. À demi-mot. Avec la gêne mal dissimulée de quelqu’un qui a dit un peu plus qu’elle ne le voulait.
— J’imagine que ce genre de moment... ça marque, dit-elle finalement, plus bas.
Victor fit mine de réfléchir. Il but une gorgée de scotch, avec lenteur.
— C’est une belle machine, cette moto.
Un silence.
Taylor se mordit l’intérieur de la joue, puis sourit malgré elle. Un petit sourire, court, reconnaissant. Il venait de lui tendre une sortie. Une porte de dignité.
Elle l’attrapa.
— Très belle, ouais. Et sacrément bruyante.
Elle reprit son verre, le fit tourner entre ses doigts.
— J’ai toujours cru que j’étais imperméable à ce genre de choses. Que je pouvais observer sans que ça m’affecte. Mais ce soir-là… je sais pas. Il y avait quelque chose. Une sorte de… liberté.
Victor hocha légèrement la tête, les yeux posés sur la surface ambrée de son verre.
— C’était un moment entre deux mondes. En haut, le ciel noir. En bas, la route encore chaude. Parfois, ça suffit à tout faire basculer.
— Et vous ? demanda-t-elle. Vous saviez qu’on vous observait ?
Il la regarda enfin. Un regard droit, tranquille.
— Non.
Il laissa passer une seconde. Puis ajouta :
— Mais ça ne m’aurait rien changé.
Elle hocha la tête. Elle comprit ce qu’il venait de lui dire. Il n’avait pas honte. Il ne l’excusait pas. Il n’allait pas la juger. Il la laissait être là. Humaine. Complexe. Et silencieuse.
Elle souffla.
— Je crois que j’avais juste besoin d’un peu d’intensité. Même volée. Même de loin.
Victor leva son verre, presque en guise de toast.
— Ce monde ne donne plus beaucoup d’intensité gratuite.
Elle leva le sien à son tour. Cette fois, elle sourit franchement.
— À ce qui brûle.
Ils burent ensemble.
Puis Taylor reposa doucement son verre. Se leva. Remit sa veste.
— Je vais rentrer. Demain, tout recommencera, et je ferai comme si je n’avais jamais dit tout ça.
Victor hocha la tête, paisible.
— Je ferai comme si je n’avais rien entendu.
Elle s’arrêta juste avant de tourner les talons.
— Vous êtes un type dangereux, Kruger.
— Et vous êtes plus vivante que vous ne le pensez.
Elle le fixa un instant, puis s’éloigna, droite, digne, comme si elle sortait d’un champ de bataille où rien n’avait été dit — mais où tout avait été compris.
***
Victor était arrivé à San Francisco à sept heures trente du soir. Il avait quitté Washington aussi rapidement que discrètement possible. Pour lui, c’était terminé. Il rentrait.
En approchant de la maison, il coupa le moteur. Tout semblait paisible. Trop paisible.
Il sortit du véhicule, la mallette à la main, les sens en alerte, sans trop savoir pourquoi. Il n’avait pas prévenu Rebecca. Il voulait la surprendre. Ou simplement… la revoir. Juste elle.
Il monta les marches. La porte d’entrée n’était pas verrouillée. Étrange. Il reconnut des sacs de courses dans l’entrée. Une tomate roulée sur le carrelage. Un détail banal. Et pourtant…
Puis, une voix. Lointaine. Étouffée. Venue du salon.
Victor s’approcha, à pas feutrés. Par instinct.
Et il les vit.
Rebecca. Dans les bras d’un homme.
Il la tenait doucement. Son front posé contre le sien. Il lui parlait à voix basse. Elle fermait les yeux. Un instant suspendu. Une tendresse ancienne. Une douleur partagée.
Puis il l’embrassa.
Un baiser lent. Triste. Pas une pulsion. Un adieu. Ou un souvenir.
Victor resta figé.
Il ne sentit pas la mallette glisser de ses doigts. Il ne bougea pas. Il ne dit rien. Une seule chose résonna en lui : cette entaille lente, glacée, qui fendit son cœur sans bruit. Une fracture sans cri.
Rebecca entrouvrit les yeux. Elle sentit l’air changer. Elle tourna la tête.
Et elle le vit.
Victor.
Debout. Immobile. Le regard planté dans le sien. Muet. Vide.
Elle blêmit. Ses lèvres tremblèrent.
— Victor… Attends… !
Mais il recula. Une seconde. Deux. Comme s’il n’avait pas bien vu. Ou comme si le monde n’était plus réel. Sa Rebecca. Son ancrage. Dans les bras d’un autre.
Il comprit. Non pas la scène. Mais la vérité plus vaste.
Il comprit pourquoi Tellier était seul.
Pourquoi les immortels devaient tout prendre. Sans hésiter.
Parce qu’un jour, même l’amour trahit.
Une douleur. Une leçon. Une nouvelle déchirure.
Sans dire un mot, il pivota. Il descendit les marches. Sans courir. Sans colère. Seulement ce calme terrible. Ce silence d’après la tempête.
Rebecca s’élança à sa suite, affolée.
— Victor ! Victor ! Ce n’est pas ce que tu crois, écoute-moi !
Mais seule la voix du moteur lui répondit.
Déjà, il disparaissait dans la rue. Avalé par la ville. Une lame fondue dans l’ombre.
Rebecca resta là. Haletante. Vide.
Et derrière elle, l’homme — Clay — baissa les yeux. Honteux. Il savait ce qu’il venait de faire. Et pourtant… il l’avait fait.
Rebecca Alvarez tomba à genoux. Le cœur brisé. L’âme en miettes. Cette fois, elle l’avait perdu.
Et c’était de sa faute.
***
Le manoir était plongé dans une lumière douce, presque feutrée. Les rideaux de velours bleu nuit étouffaient les bruits de la ville. Siena Callahan était assise sur une méridienne en cuir ivoire, un verre de vin à la main. Sa robe était noire, simple, mais d’une coupe impeccable. Classique et létale — comme elle.
Un téléphone vibra sur la table basse en acajou. Elle le prit, sans précipitation, porta l’appareil à son oreille sans un mot.
— Il est reparti, dit une voix masculine, posée.
Un mince sourire s’étira sur ses lèvres. Elle ferma les yeux une seconde, savourant cette victoire silencieuse.
— Il l’a vue avec lui ?
— Oui. Il est resté figé. Puis il est parti. Comme vous l’aviez prévu.
Siena reposa son verre. Se leva lentement.
— Rebecca Alvarez… Une lionne, mais tellement prévisible. L’éternelle amoureuse. Il suffisait de souffler sur la bonne blessure. Et de ramener le passé avec un beau visage.
Elle fit quelques pas, élégante, féline. Devant elle, un tableau ancien. Un champ de bataille, embrasé. Elle y planta son regard.
— Merci, Clay, dit-elle doucement. Tu t’es vendu au bon prix. Trois millions pour un cœur brisé, c’est presque une affaire.
— Et Victor ? demanda la voix. Il est dangereux. Il va vouloir comprendre.
— Qu’il comprenne. Il ne reviendra pas vers elle. Pas maintenant. Et surtout… pas tant que je suis là.
Elle raccrocha. Se tourna lentement vers la baie vitrée.
Son reflet s’y dessinait. Froid. Sûr de lui. Victor l’avait quittée autrefois. Sans guerre. Sans cris. Juste… un effacement. Et ça, Siena Callahan ne l’avait jamais pardonné.
— Tu es à moi, Victor, murmura-t-elle. Tu l’as toujours été. Rebecca n’était qu’un détour. Une distraction.
Elle reprit son verre. Et porta un toast silencieux, seule dans le silence doré de sa victoire.
— Aux reines qui récupèrent leur roi.
Fin de la première saison.