Le Prix à payer - Highlander Fanfiction

Chapitre 34 : L’Heure des Choix

16448 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 4 mois

Marie quitta l’Amérique avec un poids immense sur ses épaules. Le voyage vers l’Europe lui sembla interminable, chaque instant alourdissant un peu plus son esprit déjà accablé. Les images tournaient en boucle dans sa tête : l’église en feu, les corps sans vie des enfants de Jehan, et ce regard. Ce regard brisé, empli d’incompréhension et de désespoir, qu’il avait posé sur elle. Avait-il compris qu’elle était responsable ? Si oui, pourquoi l’avait-il envoyée reproduire cet instant atroce ? Était-ce une manière pour lui de se venger, ou simplement de lui faire comprendre la profondeur de sa douleur ?

Et si elle avait altéré le passé ? En agissant ainsi, avait-elle modifié le cours des choses ? Que trouverait-elle à son retour ? Le Jehan qu’elle retrouverait serait-il différent ? Ces pensées tournaient en boucle, mêlant culpabilité et incertitude, sans qu’elle puisse y trouver une réponse claire.

 

Le vent froid fouettait son visage lorsqu’elle mit enfin pied à terre. L’odeur saline de l’océan semblait presque étrangère après ces longs mois en Amérique. Mais ce n’était pas le voyage qui pesait sur elle. C’était l’échec.

Sans attendre, elle se dirigea vers Soleman. Il était son ancre, son dernier repère, le seul à qui elle pouvait confier ce qu’elle n’osait même pas se dire à elle-même. Quand elle frappa à sa porte, il l’accueillit avec un large sourire, visiblement ravi de la revoir.

— Marie ! Tu es enfin de retour ! Comment s’est passé ton voyage ?

Son enjouement s’éteignit rapidement en voyant le visage de son amie. Elle semblait épuisée, accablée par un poids qu’il ne pouvait deviner. Il l’invita à s’asseoir, son regard devenant plus sérieux.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? Tu ne vas pas bien.

Elle baissa les yeux, cherchant ses mots.

— J’ai besoin de te parler, Soleman. Tu es le seul à qui je peux me confier.

Sa voix était tremblante. Elle inspira profondément avant de commencer :

— Mon voyage, en Amérique, mais aussi celui pour lequel je suis là… il ne s’agissait pas seulement de Darius.

Il comprit immédiatement de quoi elle voulait parler.

— Alors, pourquoi es-tu partie ?

Elle hésita un instant, puis se lança, sa voix entrecoupée d’émotions.

— Je t’ai parlé de Jehan, cet immortel qui m’a proposé de voyager dans le passé. Il m’avait confié une mission. Il voulait que je découvre ce qui était arrivé à sa famille adoptive, morte dans des circonstances mystérieuses. Il cherchait des réponses, et il pensait que moi, je pourrais voyager sans trop risquer de perturber le cours du temps.

Soleman hocha lentement la tête, l’écoutant attentivement.

— Mais tout a dérapé, continua-t-elle, sa voix se brisant.

Elle ferma les yeux un instant, rassemblant son courage avant d’évoquer la suite.

— Thalia est morte là-bas.

À ces mots, le visage de Soleman se figea. Une onde de douleur traversa son regard.

— Thalia ? Non…

— Elle était venue avec moi. Je lui ai demandé de m’aider, et elle a accepté. Et c’est de ma faute, Soleman. Je l’ai entraînée dans cette histoire… et Callestina l’a tuée.

Soleman détourna les yeux, secoué par la nouvelle. Il avait toujours profondément apprécié Thalia. Leur amitié avait été marquée par des siècles de partage, de rires, et de combats côte à côte. Sa mort laissait un vide immense.

— Thalia était une lumière dans ce monde, murmura-t-il, sa voix brisée par l’émotion. Elle ne méritait pas ça.

Il posa une main réconfortante sur l’épaule de Marie.

— Je suis tellement désolé, Marie.

Elle inspira profondément, tentant de contenir ses larmes.

— J’étais folle de rage après sa mort. Je voulais me venger. Alors, j’ai traqué Callestina jusqu’à une église. Je voulais qu’elle paie pour ce qu’elle avait fait…

Sa voix vacilla, et elle détourna le regard, incapable de soutenir celui de son ami.

— J’ai mis le feu à l’église où elle s’était réfugiée. Je pensais qu’elle était seule… Mais Jehan et sa famille étaient là. Je ne sais pas pourquoi ils s’y trouvaient. C’était la nuit, ils auraient dû être chez eux.

Sa voix se brisa complètement, et elle enfouit son visage dans ses mains.

— C’est de ma faute, Soleman. J’ai tué sa famille, ces enfants innocents… Je leur avais promis, je lui avais promis, de ne pas tuer de mortels. Et pourtant, j’ai échoué. Et Thalia… Thalia est morte à cause de moi.

Les larmes coulèrent librement sur ses joues. La culpabilité qu’elle portait semblait sur le point de l’écraser. L’immortel resta silencieux un moment, absorbant tout ce qu’elle venait de dire. Puis, avec douceur, il posa sa main sur son épaule.

— Marie, tu as fait une erreur, une erreur terrible. Mais cela ne fait pas de toi un monstre. Tu ressens cette douleur, cette culpabilité. Cela prouve que tu n’es pas insensible.

Elle releva des yeux embués vers lui, cherchant un réconfort qu’elle n’osait espérer.

— Comment pourrais-je me pardonner ça ? Comment pourrais-je continuer après ce que j’ai fait ?

— En vivant, répondit-il simplement. En portant ce fardeau et en faisant tout ce que tu peux pour ne plus jamais commettre une telle erreur.

Elle secoua la tête, sa gorge nouée par l’émotion.

— Et si ce n’est pas suffisant ? Si tout ce que je peux faire ne change rien ?

Soleman la fixa, patient.

— Ce n’est pas à toi de décider ce qui est suffisant, Marie. La culpabilité ne rachète rien si elle t’enchaîne au passé. Ce que tu ressens, c’est légitime. Mais ce n’est pas ce qui compte.

— Ce n’est pas ce qui compte ?

— Non, continua-t-il avec douceur. Ce qui compte, c’est ce que tu vas en faire.

Marie détourna le regard, les souvenirs de Milwaukee lui brûlant la mémoire.

— Je voulais venger Thalia. Je voulais faire payer Callestina… et tout ce que j’ai fait, c’est détruire encore plus.

— La vengeance te consume toujours plus que ton ennemi, murmura son ami. Regarde où elle t’a menée. Regarde ce que tu ressens maintenant.

— Je me déteste.

— Et après ? demanda-t-il. Tu vas rester là, figée sous ce poids, incapable d’avancer ? Tu penses que Thalia aurait voulu ça pour toi ?

— Non… mais je ne sais pas comment faire autrement.

— Alors commence par un choix. Un vrai choix. Pas une réaction, pas une fuite, pas une tentative désespérée d’effacer ce que tu as fait. Pose un acte qui ait du sens.

Marie serra les bras autour d’elle, comme si elle cherchait à rassembler les morceaux d’elle-même.

— Mais quel sens ça peut avoir ? Je ne peux pas ramener les morts, Soleman. Tout ce que je touche se brise.

— Alors arrête de penser à ce que tu ne peux pas faire, et pense à ce que tu peux faire.

Elle inspira profondément. Son esprit dérivait, tiraillé entre ses fautes et les ruines qu’elle avait laissées derrière elle. Elle n’avait rien pu faire pour les enfants de Jehan. Mais il y avait d’autres enfants, ailleurs, qui avaient besoin d’aide, qui étaient en danger.

— Je pourrais…

Elle hésita.

— Je pourrais aller là où on a besoin de moi. Là où des gens sont menacés.

Soleman l’observa, intrigué.

— Quelque part en particulier ?

Elle ferma les yeux un instant.

— Il y a toujours une guerre, quelque part. Toujours des innocents qui fuient. Des orphelins, comme ceux que j’ai…

Sa gorge se serra, elle ne put finir sa phrase. Soleman hocha lentement la tête, comprenant où elle voulait en venir.

— Tu veux aider des humains à survivre.

Elle acquiesça.

— Pas pour me racheter. Je sais que ce n’est pas comme ça que ça fonctionne. Mais… je ne peux pas supporter l’idée que la seule chose que j’aie laissée derrière moi, ce soit de la destruction.

Un silence s’étira entre eux. Soleman finit par esquisser un sourire infime.

— Ça, c’est un vrai choix.

Marie sentit une étrange chaleur dans sa poitrine, une minuscule étincelle d’apaisement. Ce ne serait pas facile, et ce ne serait peut-être pas suffisant. Mais c’était un début. Elle releva les yeux vers son ami, bouleversée.

— Et si je me trompe encore ?

— Alors tu te relèveras encore, dit-il simplement.

Il serra doucement son épaule, son ton calme et rassurant agissant comme un ancrage dans la tempête qui menaçait de l’engloutir.

— Tu n’es pas seule, Marie. Je serai là pour toi, quoi qu’il arrive.

Elle hocha la tête, les larmes continuant de couler, mais cette fois, un léger apaisement filtrait dans son souffle tremblant.




Marie quitta Soleman avec un poids écrasant sur le cœur, ses pensées tournées vers Darius. Elle avançait d’un pas lent, mesuré, comme si son propre corps tentait de retarder l’inévitable. Chaque pas sur les pavés résonnait en elle comme un écho funèbre. Elle savait pourquoi elle venait à lui ce soir. Ce n’était pas pour chercher son pardon—elle ne le méritait pas. Ce n’était pas non plus pour être rassurée, car rien ne pourrait apaiser le vide qu’elle portait désormais. Non, si elle venait à lui, c’était pour lui dire adieu.

Le réaliser ne fit qu’accentuer la douleur qui la broyait déjà. Quitter Darius, mettre fin à ce lien qui avait traversé tant de siècles, c’était comme s’arracher une part d’elle-même. Mais elle ne pouvait plus continuer ainsi. Ce qu’elle avait fait à Milwaukee l’avait brisée d’une manière irréparable, la confrontant brutalement à la femme qu’elle était devenue. Elle n’était plus celle qu’il avait connue, qu’il avait aimée malgré les non-dits et la distance. Elle était quelque chose d’autre à présent. Quelque chose de trop sombre pour mériter encore une place à ses côtés.

Elle poussa la lourde porte de l’église et fut accueillie par un silence presque oppressant. L’encens flottait dans l’air, imprégnant les pierres de son parfum entêtant. L’atmosphère était paisible, immuable. Comme si cet endroit était figé hors du temps, à l’abri du chaos qui régnait au-delà de ses murs. Devant l’autel, Darius se tenait droit, plongé dans la lecture d’une bible. Il leva les yeux en entendant ses pas, et un sourire instinctif, sincère, effleura ses lèvres—un sourire qui s’effaça aussitôt en croisant son regard. Marie sentit son souffle se bloquer dans sa poitrine. Elle lut immédiatement la tendresse inquiète dans ses yeux, cette capacité qu’il avait toujours eue à percevoir en elle ce qu’elle-même tentait d’ignorer. Il referma lentement la bible entre ses mains et avança vers elle sans précipitation, comme s’il craignait qu’un mouvement trop brusque ne la fasse disparaître.

— Marie… Qu’est-ce qu’il y a ?

Elle avança de quelques pas, mais s’arrêta, incapable de soutenir son regard. Son souffle était tremblant, et elle sentait son cœur battre violemment dans sa poitrine.

— Darius… je… je ne sais pas par où commencer, murmura-t-elle, sa voix à peine audible.

Il se rapprocha lentement, ses mouvements mesurés, comme s’il craignait de la brusquer. Son regard, pourtant si doux, était chargé de gravité.

— Commence par ce qui te tourmente, dit-il simplement, sa voix calme, mais teintée d’une profonde inquiétude.

Elle inspira profondément, tentant de rassembler son courage, mais les mots semblaient coincés dans sa gorge. Finalement, elle parla, sa voix brisée par l’émotion.

— Thalia… elle est morte.

Darius resta figé, comme pétrifié par le choc. Son visage se durcit imperceptiblement, ses traits trahissant une douleur qu’il tentait de contenir. Instinctivement, son esprit envisagea l’impensable : Marie était-elle celle qui lui avait ôté la vie ? L’idée s’insinua comme un venin, mais il la refoula sans l’exprimer. Il resta silencieux, la mâchoire crispée, attendant qu’elle poursuive. Marie, absorbée par son propre bouleversement, ne devina pas un instant les soupçons qui traversaient l’esprit de Darius. Après une pause marquée, elle reprit, la voix tremblante mais déterminée :

— Callestina l’a tuée.

L’inquiétude de Darius ne diminua pas, mais il baissa les yeux, ses épaules s’affaissant légèrement sous le poids de cette nouvelle.

— Thalia… elle était si rayonnante, murmura-t-il, sa voix brisée par la tristesse. Elle ne méritait pas cela.

Marie sentit ses larmes couler librement, mais elle poursuivit, sa voix tremblant d’une culpabilité qu’elle ne pouvait contenir.

— Ce n’est pas tout, Darius. Après sa mort… J’ai perdu le contrôle. La rage m’a consumée. Je voulais venger Thalia. Je voulais que Callestina paye.

Elle détourna le regard, incapable de supporter l’expression sur son visage.

— Je l’ai traquée. Je l’ai trouvée… dans une église. Un lieu saint. Mais au lieu de l’affronter, j’ai… j’ai mis le feu. Je voulais la forcer à sortir. Je voulais qu’elle paie.

Darius ferma brièvement les yeux, son visage marqué par une douleur qu’il ne pouvait cacher. Mais il resta silencieux, la laissant poursuivre.

— Ce que je n’ai pas vu… c’est qu’il y avait d’autres personnes dans cette église. Des innocents. Ils… ils sont morts. Par ma faute.

Elle porta ses mains à son visage, submergée par les sanglots. Un silence lourd s’installa, brisé seulement par ses pleurs étouffés. Le prêtre semblait lutter avec ses propres émotions. Son regard, habituellement si serein, était troublé par un mélange de tristesse et de douleur. Il s’approcha, mais s’arrêta à mi-chemin, comme s’il ne savait pas comment l’atteindre.

— Marie… je sais que ce que tu ressens est insupportable. Mais…

— Ne dis rien, le coupa-t-elle, la voix brisée. Tu es tout ce que je ne serai jamais. Bon, pur, incapable de commettre un tel acte. Je ne veux pas te souiller avec ma présence.

Elle releva les yeux, ses joues baignées de larmes.

— Je ne suis pas digne de toi, Darius. Pas après ce que j’ai fait.

Il baissa la tête, incapable de trouver les mots pour apaiser sa douleur. Il comprenait qu’elle était venue chercher autre chose qu’un pardon qu’elle refusait d’entendre.

— Si c’est ce que tu ressens, je ne peux pas te forcer à rester, dit-il enfin, sa voix douce mais empreinte d’une tristesse qu’il ne cherchait pas à dissimuler.

Marie sentit son cœur se briser à ses mots. Elle hocha la tête, reculant lentement vers la porte. À l’entrée, elle s’arrêta une dernière fois et se retourna. Darius était resté immobile, son regard fixé sur elle, une douleur muette inscrite sur ses traits.

— Prends soin de toi, murmura-t-elle, sa voix presque inaudible.

Et elle quitta l’église, le laissant derrière elle, emportant avec elle un amour qu’elle pensait perdu à jamais et une culpabilité qui, elle le sentait, ne la quitterait plus.




Elle porta son fardeau comme une pierre au fond de son cœur, une pierre qu’elle sculpta au fil des décennies, seule, avec patience et douleur. Elle se lança d’abord dans l’action, cherchant à compenser ce qu’elle avait détruit, espérant qu’en sauvant d’autres vies, elle pourrait alléger le poids des âmes qu’elle avait condamnées.

Elle trouva un premier but parmi les décombres laissés par la guerre franco-prussienne. Dans les rues éventrées de Paris, les hôpitaux de fortune accueillaient les blessés par centaines, les veuves et les orphelins s’entassaient dans des refuges surpeuplés. Marie offrit son aide, pansant des plaies. Son immortalité lui permettait de travailler sans relâche, oubliant le sommeil et l’épuisement, se noyant dans l’acte de soigner comme pour apaiser sa propre douleur. Mais les cendres de cette guerre refroidirent, et elle sentit que cela ne suffisait pas. Les âmes qu’elle sauvait n’effaçaient pas celles qu’elle avait laissées périr. Alors elle partit plus loin, là où l’ombre de la violence s’étendait encore.

Dans l’Empire ottoman, elle assista aux premiers massacres d’Arméniens en Anatolie. Elle vit des villages incendiés, des familles fuyant sur les routes, leurs regards hantés par la peur. Elle aida à cacher des réfugiés, à organiser des passages sûrs vers la mer Égée. Dans un monastère perdu dans les montagnes, elle enseigna à des enfants l’art de la lecture et du silence, leur offrant une once d’innocence au milieu du chaos.

Son errance la mena en Inde, où la famine ravageait des régions entières sous le poids d’une administration britannique insensible à la misère de la population. Là, elle travailla dans des dispensaires de fortune, tentant d’apporter des soins et de la nourriture à ceux que le monde semblait vouloir abandonner. Mais elle comprit que même en donnant tout ce qu’elle avait, elle ne comblerait jamais le vide en elle.

 

Ce fut au fil de ces années d’engagement qu’elle réalisa une vérité cruelle : il ne s’agissait pas seulement de sauver les autres. Elle devait se sauver elle-même. Elle quitta alors l’agitation des villes et des champs de bataille pour se tourner vers un autre voyage, plus intérieur. En quête d’un sens qui ne dépendrait pas uniquement de la rédemption, elle chercha à comprendre ce qu’elle était devenue.

En Inde, elle se laissa bercer par les chants des temples, espérant trouver dans la méditation un baume pour son esprit tourmenté. Au bord du Gange, elle scruta le reflet de son visage dans l’eau sacrée, mais ce ne furent que des questions qui lui revinrent, un écho incessant de culpabilité et d’interrogations.

Elle poursuivit sa quête au Népal, parmi les montagnes silencieuses où l’air mince semblait peser moins lourd que son âme. Elle étudia les enseignements bouddhistes, plongeant dans des doctrines prônant le détachement, la compassion et la paix intérieure. Mais il fallut des années pour que ces idées percent les murs qu’elle avait érigés autour de son cœur. Le pardon, pour les autres et pour elle-même, restait une porte fermée, une clé qu’elle ne parvenait pas à forger.

Ce fut à travers les mots de Soleman, qui résonnaient parfois dans ses pensées comme un murmure bienveillant, qu’elle comprit qu’il ne s’agissait pas d’oublier, mais d’apprendre.

« Une tragédie peut être un maître sévère, mais elle enseigne à ceux qui osent écouter. »

Elle se rendit compte que sa colère passée, sa quête de vengeance, n’avaient été qu’un reflet de ses propres faiblesses. Peu à peu, elle apprit à reconnaître ces failles sans les rejeter, à les regarder en face et à les transformer en force. Et ce fut ainsi, au fil des années et des voyages, qu’elle cessa enfin d’être une ombre poursuivant un fantôme.

 

Finalement, elle trouva le courage de revoir Darius. Elle avait soigneusement évité les lieux où elle pourrait croiser son regard. Mais au fond d’elle, elle savait qu’il ne lui en voulait pas, qu’il ne lui en voudrait jamais. Pourtant, il lui fallut d’abord se pardonner à elle-même. Lorsqu’elle franchit à nouveau les portes de son église, plusieurs décennies après leur séparation, elle sentit l’écho familier de la sérénité du prêtre.

Leur relation fut d’abord marquée par une certaine distance, non pas froide, mais prudente. Une barrière invisible semblait s’être érigée entre eux, une barrière qu’elle seule pouvait abattre. Darius, toujours doux et compréhensif, ne la brusqua jamais. Ils partagèrent des moments hors du temps, des discussions philosophiques ou des parties d’échecs silencieuses où chaque mouvement semblait une métaphore de leur progression mutuelle. Peu à peu, leur proximité se reconstruisit, fragile mais sincère. Lors de ses nombreux voyages, elle prit l’habitude de lui envoyer cartes postales. Ces morceaux de papier, illustrant des paysages exotiques ou des monuments célèbres, étaient plus qu’un simple message : ils symbolisaient un fil ténu, mais constant, entre eux. Ces attentions, discrètes mais sincères, étaient sa façon de lui dire qu’elle pensait toujours à lui, même à l’autre bout du monde.

 

Lorsque les premières ombres de la Seconde Guerre mondiale commencèrent à se dessiner, Marie sentit une angoisse sourde l’envahir. Elle avait vu venir les signes avant-coureurs, senti la tension s’accumuler dans les rues, perçu la peur grandir dans les murmures échangés à voix basse dans les cafés et les marchés. L’Histoire se préparait à basculer à nouveau dans le chaos, et elle savait, d’une certitude glaçante, que rien ne pourrait l’arrêter. Mais, contrairement aux hommes qui l’entouraient, elle n’avait pas le droit d’agir. Jehan lui avait martelé que le passé était une ligne qu’il ne fallait pas troubler, un équilibre fragile qu’une seule intervention pourrait briser irrémédiablement. Elle n’était pas là pour changer le cours des choses. Seulement pour l’observer, en témoin muet.

Cette pensée l’étouffait.

Elle se souvenait encore du massacre de la Saint-Barthélemy, de ses pas dans les ruelles de Paris couvertes de sang, des corps entassés au petit matin, du silence oppressant qui avait suivi les hurlements. Elle s’était déjà demandé alors combien de fois encore elle devrait détourner le regard, combien de tragédies elle allait laisser se dérouler sous ses yeux sans esquisser un geste. Et pourtant, elle n’avait rien fait. Elle n’avait rien fait, car elle savait qu’elle ne le devait pas. Parce que changer le passé, c’était prendre le risque de tout détruire, de déclencher des répercussions qu’elle ne pouvait ni anticiper ni maîtriser. Elle avait dû se convaincre que c’était la seule voie possible.

Mais cette guerre-là était différente. Cette fois, elle ne pouvait pas se contenter de fermer les yeux. Elle avait vu ce qu’il advenait de ceux que le régime nazi considérait comme des indésirables, elle avait entendu les premières rumeurs, senti la peur ronger l’Europe. Et elle savait ce qui allait suivre. L’espace d’un instant, l’idée de briser sa promesse, d’ignorer les avertissements de Jehan et de faire quelque chose, n’importe quoi, lui traversa l’esprit. Mais la peur de l’inconnu, de l’effet papillon, était plus forte.

Alors elle fit un choix : fuir. Pas parce qu’elle ne se souciait pas de ceux qui allaient souffrir. Mais parce qu’elle savait qu’elle n’était pas censée être là. Parce qu’elle refusait d’être témoin une fois de plus d’une horreur à laquelle elle ne pouvait rien changer. Parce que fuir, c’était le seul moyen qu’elle connaissait pour ne pas sombrer.

Elle s’installa en Nouvelle-Zélande, un pays lointain, où les échos des bombes ne parviendraient qu’atténués. Là-bas, elle trouva un semblant de paix. Les paysages grandioses des fjords et des montagnes lui rappelaient que, malgré les horreurs du monde, il existait encore de la beauté. Elle vécut simplement, loin du tumulte de l’Europe, travaillant dans une petite communauté agricole. Elle enseigna ce qu’elle savait aux enfants et aida à reconstruire des villages après de violents séismes, trouvant dans ces gestes modestes une forme de rédemption.




La nuit était tombée depuis plusieurs heures sur les montagnes du Vercors. Un vent froid s’infiltrait à travers les fissures des volets de la vieille ferme. Darius, vêtu d’un manteau épais et d’une simple écharpe de laine, ajusta sa croix en bois autour de son cou avant de jeter un regard à Soleman, posté près de la fenêtre, l’oreille tendue vers l’obscurité. Ils attendaient.

Le convoi devait arriver avant minuit. Trois adultes, deux enfants. Un couple avec leur jeune fils, un homme âgé et une adolescente d’une quinzaine d’années. Ils venaient de Lyon, passés entre les mains de plusieurs réseaux de résistants, et devaient être cachés ici avant de continuer leur fuite vers la Suisse. Mais ils étaient en retard.

Soleman, adossé contre le mur, les bras croisés, brisa le silence d’une voix basse.

— Ils devraient être là depuis une heure.

Darius hocha la tête, mais son visage resta impassible. Il connaissait la valeur de la patience, mais dans ces circonstances, le moindre retard pouvait être synonyme de danger.

Un craquement dans l’air glacé leur fit relever la tête. Soleman se pencha légèrement pour scruter la nuit, plissant les yeux à travers la buée sur la vitre. Il retint un souffle. Au loin, des ombres mouvantes s’approchaient. Trop nombreuses. Trop organisées.

— Ce ne sont pas eux, murmura-t-il.

Darius sentit un frisson lui parcourir l’échine. Un instant plus tard, il entendit le son distinct d’un moteur, le grondement lointain d’un camion. Puis une autre silhouette, plus discrète, se détacha dans l’obscurité, longeant le muret de pierre qui bordait la ferme.

— Ils arrivent.

Soleman ouvrit la porte juste assez pour laisser passer un homme essoufflé, le visage tendu de sueur malgré le froid mordant. C’était l’un des passeurs, un ancien instituteur reconverti en guide clandestin. Derrière lui, blottis les uns contre les autres, la famille juive attendait en silence. Le couple portait des vêtements usés par la route, mais leurs mains serraient celles de leurs enfants avec une force désespérée. L’homme, légèrement voûté, s’appuyait sur un bâton, ses yeux creusés par la fatigue. L’adolescente, malgré son apparente maigreur, gardait le menton haut, ses doigts crispés sur un petit sac en toile. Le passeur peinait à reprendre son souffle, son regard inquiet oscillant entre les deux immortels.

— La route est bloquée.

Darius sentit son cœur se serrer.

— La Gestapo ?

L’homme hocha la tête.

— Et la Milice française avec eux. Ils fouillent les fermes une par une. J’ai réussi à les amener jusqu’ici, mais ils ne pourront pas aller plus loin sans être vus.

Soleman ne perdit pas un instant. Il referma la porte sans bruit et jeta un regard rapide à l’intérieur de la ferme.

— Il y a une cache sous les lattes du sol, près de l’âtre. Ça suffira ?

Le passeur hocha la tête, mais son expression demeurait inquiète.

— Pour l’instant, oui. Mais s’ils ont le moindre doute, ils fouilleront partout.

Darius croisa le regard de son ami. L’urgence vibrait entre eux, mais aucun ne laissait paraître la moindre hésitation. Ils avaient fait leur choix depuis longtemps.

— Conduis-les là-bas, dit Darius d’un ton calme. Je vais m’occuper des soldats.

Le sarrasin fronça les sourcils.

— Darius…

— Nous n’avons pas le choix, coupa-t-il doucement. Si nous hésitons, ils mourront tous.

L’immortel ne répondit pas. Il posa une main ferme sur l’épaule de Darius, un échange silencieux, puis se tourna vers la famille.

— Suivez-moi.

L’homme s’inclina légèrement devant le prêtre avant de disparaître avec les autres derrière Soleman. Darius prit une lente inspiration et reporta son attention sur le passeur, qui s’efforçait de masquer son essoufflement.

— Reste avec moi, dit-il d’une voix douce. S’ils posent des questions, tu es un ami en visite.

L’homme hocha la tête, mais Darius sentait la tension dans ses épaules. Il inspira profondément et passa une main sur son visage. Il n’y avait plus qu’une chose à faire : mentir avec une conviction absolue.

 

Un silence pesant suivit le premier coup porté à la porte. Puis un deuxième, plus brutal, accompagné d’un ordre aboyé en allemand. Darius prit une brève inspiration, ajusta son écharpe et ouvrit la porte d’un geste mesuré, comme s’il ne s’attendait à rien d’autre qu’une visite ordinaire. Trois soldats en uniforme noir se tenaient sur le seuil, fusils en bandoulière. Le froid de la nuit semblait s’accrocher à leurs vêtements, et leur présence pesait sur l’atmosphère comme une ombre menaçante. Au centre, un officier aux traits anguleux, les yeux d’un bleu glacial, jaugea Darius d’un regard perçant.

— Bonsoir, monsieur l’abbé, lança-t-il dans un français impeccable, quoique teinté d’un accent sec.

— Bonsoir, mon fils. En quoi puis-je vous aider ?

L’officier fit un pas en avant, s’installant sans permission sous le linteau de la porte.

— Nous avons reçu des informations indiquant que des individus suspects ont été vus dans les environs. Des traîtres et des criminels qui tentent d’échapper à la justice du Reich.

Darius conserva son expression neutre.

— C’est une chose bien malheureuse. Mais vous n’en trouverez aucun ici, je le crains. Cette ferme appartient à la paroisse, et je l’utilise comme lieu de recueillement pour mes fidèles.

L’officier esquissa un sourire qui n’avait rien d’aimable.

— Un lieu de recueillement, dites-vous ?

Il laissa son regard balayer l’intérieur de la pièce, s’attardant un instant sur la cheminée éteinte, les meubles modestes et la lampe à pétrole encore allumée sur la table. Son regard s’arrêta sur la Bible ouverte à côté d’un chapelet en bois usé. Puis il avisa l’homme assis à la table, un bol de soupe fumant encore devant lui.

— Qui est-ce ?

Le passeur releva lentement la tête, gardant une expression humble, presque soumise. Darius ne lui laissa pas le temps de répondre.

— Un ami d’enfance, mentit-il avec une aisance naturelle. Il a parcouru bien des kilomètres pour venir me voir, et je ne pouvais le laisser repartir sans lui offrir un repas chaud et un endroit où dormir.

L’officier plissa les yeux.

— Votre ami a l’air bien nerveux.

Darius posa une main sur l’épaule du passeur dans un geste rassurant.

— Tout le monde l’est en ces temps troublés. Vous-même ne semblez pas détendu, mon fils.

L’officier eut un léger rictus, avant de faire un signe à ses hommes.

— Fouillez.

Darius demeura parfaitement immobile tandis que les soldats se dispersaient dans la pièce, ouvrant placards et coffres, frappant les murs comme pour en tester la solidité. Sous le plancher, Soleman et la famille retenaient leur souffle.

— Ces temps troublés nous imposent d’être vigilants, continua l’officier en reportant son attention sur Darius.

— Un prêtre doit l’être aussi, murmura l’immortel, laissant un sourire tranquille étirer ses lèvres.

L’officier l’observa un instant, cherchant peut-être une faille dans sa posture, une hésitation dans son regard.

— Dites-moi, monsieur l’abbé…

Il s’approcha légèrement, réduisant la distance entre eux.

— Que pensez-vous du mensonge ?

Darius sentit une étincelle glacée le parcourir.

— Le mensonge est un péché, répondit-il avec calme.

— Vraiment ?

L’officier croisa les bras, amusé.

— Et pourtant, ne dit-on pas que parfois, un mensonge peut sauver des vies ?

— Tout dépend de la foi que l’on place en la vérité.

L’officier esquissa un sourire froid, mais son regard restait acéré. Autour d’eux, les soldats continuaient à fouiller la pièce, renversant les meubles sans ménagement. Darius sentait leur progression. Ils se rapprochaient. Chaque pas, chaque bruit de meuble déplacé le rapprochait de l’instant fatidique où l’un d’eux découvrirait la trappe. Il ne pouvait pas attendre plus longtemps. Inspirant profondément, il fit un pas en avant, délibérément, attirant l’attention sur lui.

— Vous perdez votre temps, déclara-t-il d’une voix posée.

L’officier arqua un sourcil, amusé par son aplomb.

— C’est ce que disent souvent ceux qui ont quelque chose à cacher.

Darius joignit les mains devant lui.

— Je ne cache rien, mon fils. Mais si fouiller la maison apaise vos soupçons, alors je vous invite à le faire. Toutefois…

Il fit un geste vers une étagère où trônait une bouteille de vin poussiéreuse.

— Puisque vous êtes ici, permettez-moi au moins de vous offrir un verre. Un cru béni par nos frères, un vin que je réserve aux âmes en quête d’un moment de répit.

L’officier hésita, scrutant Darius comme s’il pouvait deviner ses intentions. Derrière lui, un soldat referma bruyamment un coffre vide, frustré de ne rien trouver. Finalement, l’officier haussa les épaules, un sourire en coin.

— Je doute que votre vin soit aussi exceptionnel que vous le prétendez, mais après cette nuit glaciale, pourquoi pas ?

Il s’installa sur l’un des bancs en bois tandis que Darius attrapait une bouteille et deux verres. Le passeur, quant à lui, se fit plus discret, gardant les yeux baissés. Le silence se fit plus lourd lorsque les soldats finirent leur fouille et revinrent vers leur supérieur.

— Rien, Herr Hauptmann, rapporta l’un d’eux.

L’officier posa lentement son verre après une gorgée mesurée, son regard rivé sur Darius.

— Rien du tout ?

— Non, monsieur.

Le silence s’épaissit encore. Darius soutint son regard, sans ciller. Finalement, l’officier se redressa, ajustant les plis de son manteau.

— Eh bien, il semblerait que nous ayons reçu de fausses informations.

Il épousseta son uniforme d’un geste lent, puis esquissa un sourire poli.

— Désolé de vous avoir dérangé, monsieur l’abbé.

Darius inclina légèrement la tête.

— Vous êtes toujours les bienvenus, mon fils.

L’officier se tourna vers ses hommes.

— Nous partons.

Le claquement sec de leurs bottes résonna sur le sol en pierre alors qu’ils franchissaient le seuil. L’officier s’arrêta sur le pas de la porte et lança un dernier regard à Darius.

— La foi peut être un refuge bien utile… pour certains.

L’immortel ne répondit rien, se contentant de le regarder s’éloigner dans la nuit. Lorsque le bruit du moteur du camion se dissipa au loin, il ferma la porte et s’adossa contre elle, laissant échapper un long soupir. Le passeur, tremblant légèrement, posa une main sur la table pour se stabiliser.

— J’ai cru que c’était fini…

Darius ne répondit pas tout de suite. Sous le plancher, il perçut un mouvement léger. Soleman, toujours caché avec la famille, attendait le signal. Il prit une profonde inspiration et murmura, comme une prière à peine soufflée :

— Pas cette fois.




Les jours suivants furent étrangement calmes. La neige recouvrait la ferme d’un manteau silencieux, et chaque matin, Darius se levait avec la même interrogation muette : avaient-ils réellement échappé au pire ? Soleman, quant à lui, restait méfiant. Il avait appris, au fil des siècles, que la peur avait une mémoire plus longue que celle des hommes. Et que les ombres de la guerre n’oubliaient jamais ceux qui leur échappaient.

Trois jours après la fouille, au crépuscule, alors que Darius écrivait une lettre à un confrère du diocèse, un grondement sourd s’éleva dans la vallée. Il reposa sa plume et échangea un regard rapide avec son ami, qui se tenait près de la fenêtre. Des phares fendaient la nuit.

— Ils reviennent.

Le souffle de Soleman se fit plus court. Darius, lui, referma calmement son encrier, prit sa croix entre ses doigts et laissa un sourire triste étirer ses lèvres.

— Nous savions que cela arriverait.

À l’extérieur, les moteurs rugirent en s’arrêtant devant la ferme. Plusieurs camions, accompagnés de véhicules légers. Plus d’hommes, plus d’armes. Ils n’étaient pas là pour discuter. Un choc violent fit trembler la porte avant même qu’ils ne puissent réagir.

— Ouvrez ! Gestapo !

Un instant de silence. Puis la porte explosa sous la force d’un coup de crosse, projetant des échardes dans l’air. Les deux immortels se figèrent, immobiles. Cette fois, il n’y avait plus d’échappatoire. L’officier nazi, le même que quelques jours plus tôt, fit irruption, suivi d’une dizaine de soldats. Son sourire n’avait plus rien d’amusé.

— Monsieur l’abbé, lança-t-il d’un ton glacé, vous nous avez menti.

Darius ne répondit rien. Il se contenta de croiser les mains, comme s’il s’apprêtait à prier. Soleman, lui, observa les hommes qui s’éparpillaient déjà dans la pièce, fouillant avec une hargne nouvelle. L’un d’eux brandit une trappe du pied, révélant la cachette désormais vide sous le plancher.

— Où sont-ils ? gronda l’officier.

Darius maintint son regard rivé sur lui, son expression impassible.

— Qui donc, mon fils ?

Un coup de poing explosa contre sa mâchoire, le projetant contre la table. Soleman fit un pas en avant, mais une crosse de fusil se pressa immédiatement contre son torse.

— Toi aussi, tu es complice, siffla un soldat.

Soleman laissa échapper un rire amer.

— Complice de quoi ? De ne pas voir le monde comme vous ?

Le soldat n’hésita pas. Il le frappa à la tempe, l’envoyant au sol. L’officier s’approcha lentement de Darius, qui se redressait avec difficulté.

— Vous pensez être un martyr, monsieur l’abbé ? Vous croyez que votre Dieu viendra vous sauver ?

Darius passa une main sur sa joue, mais son regard ne trembla pas.

— Il est déjà là.

L’officier grinça des dents et fit un signe de tête à ses hommes.

— Emmenez-les.

Les soldats saisirent les deux immortels, les tirant brutalement vers l’extérieur. La neige crissait sous leurs pas alors qu’ils étaient traînés vers les camions.

 

Les villageois, silencieux, s’étaient massés autour de la place. Les visages fermés, ils assistaient, impuissants, à l’arrestation de leur prêtre et guérisseur. Une vieille femme se signa, mais personne n’osa bouger. Soleman tourna légèrement la tête vers Darius alors qu’on les poussait brutalement contre le mur de pierre gelé. La morsure du froid s’infiltrait à travers leurs vêtements déchirés, mais ce n’était rien comparé à la tension qui pesait dans l’air, palpable, suffocante. Devant eux, une trentaine de villageois s’étaient rassemblés sous l’œil impassible des soldats. Certains baissaient la tête, d’autres fixaient la scène avec un mélange d’horreur et d’impuissance.

— Ça sent mauvais, murmura Soleman, sa voix à peine audible sous le bruit du vent.

Darius ne répondit rien. Il savait. Depuis le moment où on les avait traînés hors de la ferme, il avait compris que la situation ne leur laissait que deux issues : la mort ou un enfer plus lent et méthodique.

L’officier nazi s’avança de quelques pas, son manteau battant légèrement contre ses bottes cirées. Son regard balaya la foule, puis revint sur les deux prisonniers. Il attendit quelques secondes, savourant le poids du silence.

— Vous voyez ce qui arrive aux traîtres du Reich ? lança-t-il d’une voix forte, s’adressant autant aux habitants qu’à ses propres hommes.

Il fit un signe bref.

— Exécutez cet homme.

Un coup de feu fendit l’air, brutal et définitif. Soleman s’effondra en avant, son corps frappant la neige avec un bruit sourd, une éclaboussure rouge vif s’étendant autour de lui. Le silence fut absolu. Même le vent sembla suspendre son souffle. Darius sentit son cœur se serrer, une douleur sourde s’insinuer en lui, mais il ne broncha pas. Il connaissait trop bien ce qui arriverait s’il montrait la moindre faiblesse. Il ne pouvait rien faire. L’officier se tourna vers lui, son regard indéchiffrable.

— Quant à vous, nous avons des questions à vous poser.

Deux soldats l’attrapèrent violemment, lui tordant les bras dans le dos avant de le traîner vers le camion stationné un peu plus loin. Darius ne lutta pas. Il ne dit rien. Au sol, le corps de Soleman gisait, immobile, la neige s’imprégnant lentement de son sang. Les villageois n’osaient pas détourner le regard, paralysés entre la peur et la culpabilité.

Puis les moteurs rugirent, et les soldats s’éloignèrent dans un nuage de fumée et de froid mordant. Lorsque le dernier écho des camions se dissipa, un frisson presque imperceptible traversa la carcasse inerte abandonnée dans la neige. Les paupières de Soleman frémirent avant de se rouvrir lentement, dévoilant un regard troublé, brumeux, cherchant à comprendre où il était. La douleur fut fulgurante lorsqu’il inspira à nouveau, son corps reconstituant peu à peu ce qui avait été brisé. Chaque battement de son cœur résonnait comme un coup de marteau dans sa poitrine, chaque nerf de son être semblait hurler à l’unisson, mais il était en vie.




La nuit était tombée depuis longtemps lorsqu’il atteignit enfin la ferme. Le froid du Vercors mordait sa peau, mais Soleman ne le sentait pas. Il avançait d’un pas lourd, mécanique, ses bottes s’enfonçant légèrement dans la neige gelée. Tout était silencieux, à l’exception du vent qui sifflait entre les arbres. Il savait déjà ce qu’il allait trouver en entrant.

La ferme était vide, abandonnée. Les Allemands n’avaient laissé aucune trace de leur passage, hormis un silence pesant, presque oppressant. L’immortel passa la porte d’un geste lent et balaya la pièce du regard. Tout était resté en place. Les chaises n’avaient pas été renversées, la table portait encore les restes d’un repas interrompu trop brusquement, et une bûche à moitié consumée dormait dans l’âtre froid. Mais il n’y avait plus personne. Les soldats étaient partis. La famille juive qu’ils avaient cachée était déjà loin, évacuée avant l’assaut. Darius… Darius était entre leurs mains.

L’immortel poussa un soupir et s’avança vers la table, s’y appuyant lourdement. Il était seul, de nouveau. La douleur dans sa poitrine s’était estompée depuis longtemps, remplacée par cette sensation étrange, désagréable, de vide. Il n’aurait pas dû ressentir quoi que ce soit après sa "mort", et pourtant… Il avait encore la scène en tête. Le canon du fusil, l’impact, la sensation brutale de son corps s’effondrant dans la neige, le goût du sang dans sa bouche avant que tout ne devienne noir. Il se redressa et avança jusqu’à l’âtre. Il s’agenouilla, tendant une main vers les braises éteintes. L’endroit était si calme qu’il pouvait presque entendre le crépitement du feu qui brûlait encore quelques heures plus tôt. Il ferma les yeux un instant, puis laissa retomber sa main sur son genou.

La guerre n’avait jamais été autre chose qu’une succession de décisions absurdes, de sacrifices inévitables, de choix impossibles. Et Darius, avec son éternel sens du devoir, s’était encore retrouvé en première ligne, prêt à porter le fardeau à la place des autres. Il ferma les yeux un instant, laissant la rage le traverser comme une onde brûlante. Il avait toujours su que son ami était prêt à tout pour protéger les autres, mais aujourd’hui, il avait vu de ses propres yeux à quel point cela allait loin. Il l’avait vu se laisser frapper, humilier, traîner sans même un regard en arrière. Et lui ? Lui était resté là, incapable de rien faire, exécuté comme un chien et abandonné dans la neige.

Et Marie ? Un rictus amer étira ses lèvres. Où était-elle, à cet instant ? Perdue dans ses doutes, dans ses questions philosophiques, dans son éternelle hésitation entre agir et disparaître ? Elle n’était pas là. Elle ne l’avait jamais été. Soleman rouvrit les yeux, son regard plus dur qu’avant. Il savait que Darius reviendrait. Il le connaissait trop bien pour croire qu’une prison suffirait à le briser. Mais lui ne serait plus jamais le même après cette nuit.




L’odeur âcre de moisissure et de sueur rance imprégnait la pierre froide de la cellule, un mélange écœurant d’humidité stagnante et de douleur résignée. Darius, assis contre le mur, comptait les battements de son cœur dans le silence, seul repère tangible dans l’obscurité étouffante. Il ne savait plus combien de jours s’étaient écoulés, seulement que le temps s’étirait, insaisissable, réduit aux allées et venues brutales de ses geôliers. Ils venaient à intervalles irréguliers, l’arrachant à sa torpeur pour l’exposer à la lueur crue d’une lampe braquée sur son visage, lui posant encore et encore les mêmes questions, cherchant une faille dans son mutisme. Il ne criait pas sous les coups, ne suppliait pas lorsque l’eau glacée lui brûlait la peau, ne cillait pas face aux menaces d’un avenir plus sombre encore. Ils voulaient le briser, le réduire à une ombre d’homme, mais la souffrance n’était qu’une épreuve de plus, et il la portait comme un fardeau qu’il avait accepté depuis longtemps.

La porte grinça, un son qui ne lui était que trop familier. L’officier entra, cette fois sans les ombres menaçantes de ses hommes, et referma lentement la porte derrière lui. Il s’avança dans la pénombre, observant Darius avec ce même sourire insidieux qu’il affichait chaque fois qu’il croyait avoir gagné un peu plus de terrain sur lui.

— Vous êtes un homme difficile à briser, monsieur l’abbé.

Darius releva lentement la tête, son regard calme et insondable contrastant avec la fatigue qui alourdissait ses traits. Il ne répondit pas immédiatement, laissant un silence s’installer avant de murmurer :

— Parce que vous ne comprenez pas où réside ma force.

— Et où serait-elle ?

Darius esquissa un sourire à peine perceptible, plus triste que défiant.

— Dans ce que vous ne pourrez jamais atteindre.

L’officier observa un instant son prisonnier, puis soupira, agacé par cette résistance qui ne faiblissait pas.

— Nous verrons combien de temps votre foi vous sauvera.

Il tourna les talons et disparut, laissant Darius seul avec ses pensées et la certitude que le pire n’était pas encore arrivé.

 

Le matin où tout bascula, ce ne fut pas le bruit des bottes résonnant dans le couloir qui le tira de sa contemplation, mais des voix, différentes cette fois. Plus nerveuses, plus pressées. La porte s’ouvrit brusquement, et un homme entra, vêtu d’une soutane impeccable, son regard aussi froid et calculateur que celui de l’officier nazi.

— Vous êtes libre, mon frère.

Darius ne bougea pas immédiatement, sondant cet inconnu qui portait le masque de la bienveillance mais dont l’attitude trahissait un intérêt bien plus complexe.

— Pourquoi ?

L’homme baissa la voix, se rapprochant légèrement.

— Le Vatican a fait pression. Il valait mieux pour tout le monde que cette affaire s’arrête ici.

Darius se redressa lentement, ses muscles endoloris protestant contre le moindre mouvement.

— Vous avez eu de la chance, ajouta l’homme après un instant de silence.

Darius le fixa un moment, puis secoua lentement la tête.

— Non. Seulement un peu plus de temps.

Il franchit le seuil de sa cellule sans un regard en arrière, sentant la lumière du jour frapper son visage avec une brutalité inattendue. Il inspira profondément l’air glacé, mais il n’y trouva aucun réconfort.




Trois jours passèrent. Trois jours de froid, de solitude et de questions sans réponse. Soleman était assis sur le perron de la ferme lorsque Darius revint enfin. Il marchait d’un pas mesuré, comme s’il revenait simplement d’une promenade. Il n’y avait aucune marque visible sur son corps – la magie de leur immortalité avait effacé les preuves de ce qu’il avait subi – mais quelque chose dans son regard avait changé.

Il s’arrêta devant son ami, leurs regards se croisèrent.

— Tu es revenu, souffla ce dernier, la voix plus rauque qu’il ne l’aurait voulu.

Darius esquissa un sourire infime.

— Toujours.

Soleman le détailla un instant, cherchant un signe de ce qu’il avait vécu. Mais il n’y avait rien. Pas une trace de colère, pas une trace de traumatisme. Juste cette même sérénité inébranlable, comme si rien n’avait d’importance tant qu’il pouvait continuer à protéger les autres. Et c’était bien ça qui le tuait à petit feu.

— Tu vas faire quoi, maintenant ? demanda-t-il, bien qu’il connaisse déjà la réponse.

Darius haussa légèrement les épaules.

— Ce que j’ai toujours fait.

Le sarrasin laissa échapper un rire sans joie, secouant la tête.

— Évidemment.

Le silence s’installa entre eux. Soleman voulait parler, lui dire que ce qu’ils avaient vécu ensemble était une épreuve dont ils ne pourraient pas juste tourner la page. Mais son ami, lui, semblait déjà prêt à avancer, comme si tout cela n’était qu’un chapitre de plus dans une longue histoire de sacrifices.

— Ils ont survécu, dit-il après un moment.

Darius inclina doucement la tête, un éclat imperceptible de satisfaction dans le regard.

— C’est tout ce qui compte.

Soleman le fixa, une amertume glacée se faufilant dans sa voix.

— Non, Darius. Ce n’est pas tout ce qui compte.

Il se leva, passa une main dans ses cheveux sombres et soupira, avant de se détourner. Il savait que Darius ne comprendrait jamais vraiment. Que pour lui, le sacrifice était une évidence, une mission sacrée. Mais pour lui, cette nuit-là était une frontière qu’il avait franchie seul. Et il en ressortait changé. Et Marie… Non. Il secoua la tête. Elle ne méritait même pas qu’il y pense.




Lorsqu’elle mit le pied sur le sol européen, au lendemain de la guerre, Marie sentit immédiatement que le monde avait changé. Plus rien ne ressemblait à ce qu’elle avait laissé derrière elle. Les villes portaient encore les stigmates des bombardements, des quartiers entiers réduits à l’état de ruines fumantes. Sur les routes, des colonnes de survivants erraient, cherchant à reconstruire une existence dans un monde qui n’avait plus rien à leur offrir. Chaque visage croisé était marqué par la faim, la fatigue et un chagrin muet, plus lourd que les pierres effondrées des bâtiments en cendres.

Et elle ne s’était pas préparée à ce qui l’attendait.

 

Elle retrouva Soleman dans une petite ville à l’écart des grandes routes, un de ces refuges où les survivants s’accrochaient aux vestiges d’une normalité brisée. La brume s’attardait encore sur les façades délabrées lorsque Marie franchit la porte du café où elle savait le retrouver. Il était là, assis à une table près de la fenêtre. Dès qu’elle croisa son regard, elle sut. Quelque chose en lui s’était brisé. Il n’y avait plus rien de l’homme qu’elle avait connu, celui qui trouvait toujours le moyen d’alléger l’ombre des siècles d’une pointe d’humour, celui dont la patience semblait inaltérable. Son regard, jadis empreint de malice et de sagesse, n’était plus qu’un gouffre sombre, figé dans une dureté qu’elle ne lui avait jamais vue.

Il ne se leva pas. Il ne l’invita pas à s’asseoir. Elle avança malgré tout, hésitante, chaque pas résonnant dans le silence oppressant du café désert. Lorsqu’elle fut à sa hauteur, Soleman releva lentement les yeux vers elle, et ses premiers mots tombèrent comme une lame froide.

— Tu es revenue, alors ? Après tout ce temps. Après tout ce que tu savais.

Sa voix était basse, mais tremblante d’une colère contenue. Marie resta figée. Elle ne l’avait jamais vu ainsi. Il avait toujours été son roc, celui qui la tempérait quand elle vacillait, celui qui lui offrait un regard lucide sur le monde sans jamais chercher à la blesser. Mais aujourd’hui, il ne cherchait plus à ménager ses mots.

— Soleman… murmura-t-elle.

Il haussa un sourcil, comme si le simple fait de l’entendre prononcer son nom l’irritait davantage.

— Ne fais pas ça, Marie.

Elle fronça légèrement les sourcils.

— Faire quoi ?

— Faire semblant de ne pas comprendre.

Il recula légèrement sa chaise, s’adossa contre le dossier et croisa les bras. Son regard ne quittait pas le sien, implacable, pesant.

— Darius et moi, nous avons caché des familles entières sous l’Occupation. Nous avons menti, risqué nos vies.

Un silence. Puis il ajouta d’un ton plus bas, plus tranchant :

— Et toi ? Où étais-tu ?

Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit.

— Non… je vais te le dire, moi.

Il se pencha légèrement en avant, ses mains jointes sur la table, ses doigts crispés.

— Tu étais loin. Loin de la guerre, loin des décombres, loin de nous. Loin de tout ce qui aurait pu t’obliger à agir. Elle ne répondit rien, figée par la brutalité de ses paroles. Il laissa échapper un rire bref, sans joie.

— Tu vas prétendre que tu n’avais pas le choix ? Que tu ne pouvais rien changer ?

Son regard s’assombrit.

— Tu as toujours eu le choix, Marie. Tu as juste décidé que ce n’était pas ton problème.

L’immortelle voulut répondre, mais chaque justification mourait dans sa gorge avant même d’être prononcée. Chaque mot semblait vide face au poids des accusations de Soleman. Il se redressa lentement, sa stature imposante lui donnant un air presque intimidant. Sa voix, bien que plus basse, portait désormais un poids insoutenable.

— Le monde brûlait autour de toi. Et tu as regardé ailleurs.

Il s’arrêta un instant, comme s’il espérait encore une explication qu’elle ne pourrait jamais donner. Puis il reprit :

— Tu savais, Marie. Tu savais ce qui allait arriver, et tu es partie. Tu as fui, parce que c’était plus facile que de rester et de regarder l’horreur en face.

Elle ouvrit la bouche pour protester, mais il l’interrompit brutalement :

— Ne me dis pas que ce n’est pas ça. Ne me dis pas que c’est "plus compliqué". Explique-moi pourquoi tu n’as rien fait.

Elle sentit les larmes monter, mais elle refusa de pleurer. Sa voix trembla légèrement lorsqu’elle répondit :

— Je ne peux pas modifier le cours des choses, Soleman. Tu sais que je ne peux pas.

— Tu ne peux pas, ou tu ne veux pas ?

Ces mots claquèrent dans l’air, tranchants comme une lame. Marie recula légèrement, cherchant à retrouver son souffle.

— Ce n’est pas une question de vouloir. Je suis immortelle, mais je ne suis pas une déesse. Si je change le passé, je ne peux pas savoir quelles en seront les conséquences.

L’immortel explosa, sa colère longtemps contenue éclatant au grand jour :

— Et qu’est-ce que ça change ? Tu parles de conséquences, mais regarde autour de toi ! Regarde ce que ton inaction a coûté. Des milliers, des millions de morts. Des vies détruites. Des enfants arrachés à leurs mères. Tu as beau dire que tu ne voulais pas tuer de mortels… mais en ne faisant rien, tu les as tous tués.

Sa voix se brisa légèrement sur la fin. Il détourna les yeux, incapable de la regarder davantage. La douleur qu’il ressentait était presque palpable. Il reprit, cette fois d’un ton plus froid, presque clinique :

— Tu m’as abandonné, moi, Darius, ceux qui croyaient encore qu’on pouvait sauver quelque chose.

Marie baissa les yeux, incapable de soutenir son regard.

— Je t’ai attendu, continua-t-il, la voix chargée d’un mélange d’amertume et de désespoir. J’ai espéré. Mais je vois maintenant que je me suis trompé. Tu n’es pas celle que je croyais.

Ces mots la percutèrent comme un coup de massue. Elle sentit ses jambes trembler sous elle, mais elle se força à rester debout. Dans un dernier élan désespéré, elle tenta de se défendre.

— Soleman, je… je ne voulais pas que ça arrive. Je pensais que je faisais ce qu’il fallait.

Il éclata de rire, un rire amer et sans joie.

— Ce qu’il fallait ? Regarde autour de toi, Marie. Tu ne fais jamais ce qu’il faut. À chaque tournant de ta vie, tu as choisi de ne pas choisir. Et tu crois que ça fait de toi quelqu’un de bien ? Non. Ça fait de toi une lâche.

Il recula d’un pas, son regard dur et glacé comme une lame tranchante.

— Tu veux la vérité ? Je ne peux plus te pardonner. Pas ça. À mes yeux, tu n’es qu’une lâche.

Il se détourna sans un mot de plus, ses pas résonnant lourdement sur le sol du café désert. Il s’éloigna sans se retourner, emportant avec lui le dernier lien sincère qui la rattachait à son passé.

 

Elle resta immobile, figée au milieu de ce café vidé de toute chaleur. Chaque mot de Soleman résonnait en elle, amplifiant sa douleur et sa culpabilité. Elle s’effondra sur la chaise qu’il venait de quitter, ses épaules secouées de tremblements incontrôlables. Une larme solitaire coula lentement sur sa joue, suivie d’une autre, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus les retenir. Son esprit était envahi par des souvenirs : Darius, Soleman, les promesses qu’elle avait faites et qu’elle n’avait jamais tenues. Elle avait toujours cru qu’il était possible de fuir son passé, mais aujourd’hui, elle comprenait que c’était impossible. Le poids de ses échecs et de ses regrets était désormais tout ce qui lui restait.




 « Tu ne peux pas, ou tu ne veux pas ? »

Les mots de Soleman résonnaient dans son esprit, implacables, tranchants, inoubliables. Marie les portait comme un fardeau, une lame plantée dans son âme qui refusait de s’émousser. Depuis leur confrontation, elle ne trouvait ni repos, ni répit. Les nuits étaient devenues une épreuve, peuplées des échos des cris fantômes de ceux qu’elle n’avait pas sauvés, des visages décharnés des victimes qu’elle n’avait pu protéger, et surtout de la douleur dans les yeux de son ami.

Elle s’interrogea encore et encore, ses pensées tournant en boucle. Soleman avait-il raison ? Ce n’était pas la première fois qu’on la qualifiait de lâche, mais cette fois, l’accusation frappait plus juste qu’elle ne voulait l’admettre. Pourquoi n’avait-elle rien fait ? Était-ce vraiment l’impossibilité qui l’avait retenue… ou simplement la peur ? Peur de ses propres limites, peur de la responsabilité d’agir, peur des conséquences imprévisibles. Et si, en tentant de réparer une tragédie, elle en créait une autre, plus vaste encore ?

Mais la peur pouvait-elle être une excuse valable ?

Elle se revit, des siècles plus tôt, écoutant Jehan lui demander de ne jamais interférer avec le cours des choses. À l’époque, ses mots avaient semblé pleins de sagesse. Mais aujourd’hui, elle n’était plus certaine que ce n’était pas elle qui s’était cachée derrière ces paroles. Les lois immuables du temps n’étaient-elles qu’une excuse commode pour son inaction ? Une façade derrière laquelle elle avait fui ses responsabilités ? Elle ferma les yeux, les poings serrés, et un murmure s’échappa de ses lèvres :

— Et si je pouvais essayer ?

La question s’insinua en elle comme un poison. Elle tenta de l’ignorer, de chasser l’idée, mais c’était impossible. Cette fois, la voix intérieure qui résonnait dans son esprit n’était pas celle de Jehan ou de Darius, mais la sienne, nue et brutale.

— Si tu échoues, que se passera-t-il ? Si tu aggraves les choses ?

— Mais si je réussis, répliqua-t-elle à voix haute. Et si c’était ça, le sens de mon voyage ? Peut-être ne suis-je pas là pour suivre un chemin tout tracé, mais pour le tracer moi-même.

Le poids de cette pensée la fit trembler. Tout ce qu’elle avait cru être immuable se fissurait devant elle. Elle se leva brusquement, traversant la pièce avec une énergie presque fébrile, comme si le mouvement pouvait donner forme à ses réflexions. Elle s’arrêta devant la fenêtre, fixant la nuit étoilée, et pour la première fois, une résolution nouvelle, brûlante, s’imposa à elle.

— Je ne peux pas continuer ainsi, dit-elle d’un ton ferme. Si je ne fais rien, je porte ce fardeau pour l’éternité. Si j’agis et que je me trompe, au moins, j’aurai essayé.

Mais ce n’était plus la culpabilité qui l’habitait. C’était autre chose. Quelque chose de plus sombre, de plus profond. Elle ne se battrait plus pour sauver l’avenir. Désormais, elle se battrait pour prouver qu’elle pouvait encore influer sur le destin – même si cela signifiait tout perdre.

Sa décision prise, les pensées pragmatiques prirent le dessus. Elle ne pouvait pas se précipiter. Elle devait planifier, réfléchir à chaque mouvement. La première étape était Alexandre, un immortel dangereux qu’elle avait affronté à ses débuts. À l’époque, inexpérimentée et vulnérable, elle avait failli mourir sous ses coups. Mais cette fois, ce serait différent.

— Il représente une menace pour moi, pour tout ce que je veux accomplir, murmura-t-elle. Je dois le neutraliser. C’est une question de stratégie autant que de survie.

Elle se détourna de la fenêtre et croisa son propre reflet, ses yeux brûlant d’une lueur qu’elle ne s’était jamais connue.

— C’est de la folie, mais c’est une folie nécessaire.

Cette fois, elle n’attendrait plus que le destin vienne à elle. Elle irait à sa rencontre.




Marie avançait dans l'ombre de l'église où Darius officiait, son cœur partagé entre la détermination et la crainte. Chaque pas résonnait comme un écho de ses doutes, mais elle savait qu'elle devait affronter cette conversation. Elle s’était préparée, avait imaginé mille fois ce qu’il pourrait dire. Mais le souvenir de Soleman, de sa colère et de ses accusations, la hantait. Si Darius ressentait la même chose, si lui aussi voyait en elle une lâche qui avait fui... Elle serra les poings pour contenir son anxiété avant de pousser la porte, le regard fixé sur la pénombre du sanctuaire.

Le prêtre était là, entouré de cierges, perdu dans une méditation silencieuse. Il releva la tête à son approche, et son visage s'illumina d'une douceur sincère. Il ne l’accueillit pas avec reproche, mais avec une chaleur qui la désarma. Elle sentit ses épaules se relâcher légèrement.

— Tu es revenue, dit-il simplement, avec ce ton qui faisait vaciller toute défense.

Elle hésita avant de répondre, se demandant si elle devait s’excuser, expliquer, mais il n’y avait aucun jugement dans ses yeux. Il ne savait pas ce qu’elle avait évité, ce qu’elle avait laissé se produire. Et elle choisit de ne pas lui dire.

— J’ai besoin de ton aide, murmura-t-elle, sa voix presque brisée.

Il fronça légèrement les sourcils, mais lui fit signe de s’asseoir.

— De quoi s’agit-il ?

Elle prit une profonde inspiration avant de répondre, cherchant ses mots.

— Je cherche un immortel. Alexandre. Ou peut-être Alexander. Il s’en prend aux jeunes immortels, les traque, les tue.

Darius pencha la tête, intrigué.

— Pourquoi ?

Elle détourna le regard, incapable de soutenir son regard perçant.

— C’est personnel.

Un silence s’installa entre eux, lourd, presque oppressant. Darius semblait hésiter, sondant ses paroles, ses motivations. Puis il parla, lentement, avec une réserve palpable.

— Il y a quelques années, un jeune immortel est venu ici. Patrick. Il ne comprenait pas ce qu’il était, ce qu’il était devenu. Je l’ai accueilli, je l’ai guidé du mieux que je pouvais. Mais Patrick avait peu d’expérience, peu de temps pour apprendre.

Darius marqua une pause, et Marie perçut une ombre de tristesse dans son regard.

— Il a été tué par un autre immortel, Alexei, à l’époque. Cet homme, si c’est bien celui que tu cherches, a une méthode qui ne laisse aucun doute. Les corps de ses victimes sont retrouvés sans tête. Il les prend comme des trophées.

Marie sentit un frisson parcourir son échine. Elle savait qu’Alexandre était brutal, mais entendre ces détails la plongeait dans une rage contenue.

— Et sais-tu où il se trouve maintenant ?

Darius plissa les yeux, comme pour évaluer la profondeur de sa résolution.

— Si je te donne cette information, que comptes-tu en faire ?

— Le traquer et mettre fin à son cercle de violence.

Il resta silencieux un moment, la regardant intensément. Puis il secoua légèrement la tête.

— Marie, il s’agit d’une quête personnelle ? Je ne sais pas ce que tu cherches, mais je t’en prie, ne fais pas ça.

Elle ouvrit la bouche pour protester, mais il leva une main pour l’interrompre.

— J’ai vu l’état dans lequel tu es revenue après Thalia, après Callestina. Tu as survécu, mais à quel prix ? Tu te consumes dans cette croisade. Peut-être qu’il y a une autre voie.

— Il n’y en a pas.

Sa réponse était tranchante, et Darius sembla se résigner.

— La dernière fois que j’ai eu affaire à lui il vivait au Danemark, vers Aalborg. Mais promets-moi une chose : si tu sens que cette vengeance te dévore, que cette quête t’emporte, arrête. Tu ne sauveras personne si tu te perds toi-même.

L’immortelle hocha la tête, même si ses pensées étaient déjà ailleurs. Elle se leva, le remerciant d’un signe de tête. Alors qu’elle se retournait pour partir, la voix douce de Darius l’arrêta.

— Marie, quoi que tu fasses, souviens-toi : la justice et la vengeance ne sont pas la même chose.

Elle acquiesça et quitta l’église.




La ville se dressait comme un vestige épargné par le chaos de la guerre, une silhouette de toits en ardoise et de rues pavées se mêlant à la brume glaciale. Aalborg, au nord du Danemark, semblait suspendue entre le passé et un avenir incertain. Marie traversait les ruelles étroites, son manteau serré contre elle pour se protéger du froid mordant. Les marchés regorgeaient de vie, les étals animés par des voix mêlées de danois et d’anglais. Mais elle ne voyait ni les étals ni les passants. Elle cherchait.

Ce fut par hasard qu’elle le vit, avant même de ressentir sa présence. Alexandre, ou Alexei, comme Darius l’avait appelé, était là. Grand, imposant, il avait l’élégance brute d’un prédateur qui ne se cache pas. Il se tenait près d’un café bondé, échangeant quelques mots avec un marchand, son regard perçant balayant distraitement la foule. Marie s’arrêta net, son souffle se suspendant dans l’air froid. Il tourna légèrement la tête, leurs regards se croisèrent. Il avait ressenti sa présence, mais il ne la reconnaissait pas. Elle était une étrangère pour lui, une énigme sans visage. Elle s’approcha lentement, chaque pas calculé pour ne pas éveiller les soupçons. Quand elle fut à portée de voix, elle parla, sa voix basse et tranchante comme un couteau.

— Je sais qui tu es. Et je sais ce que tu fais.

Il leva un sourcil, amusé, mais ses yeux s'assombrirent légèrement.

— Vraiment ? Et que comptes-tu faire avec cette information ?

— Te stopper. À l’aube, demain, à l’extérieur de la ville.

Elle n’attendit pas sa réponse, se retournant et s’éloignant avant qu’il ne puisse ajouter un mot. Elle sentit son regard sur elle, une brûlure dans son dos, mais elle ne ralentit pas.

 

Le lendemain matin, la lumière grise de l’aube enveloppait la forêt. Les arbres, nus en ce début d’hiver, se dressaient comme des spectateurs muets. Marie attendait, son épée dissimulée sous son manteau. Au loin, encore trop pour qu’elle le ressente, elle le reconnu. Alexandre émergea des ombres, un sourire cruel aux lèvres, une épée à la main. Mais alors qu’ils s’apprêtaient à s’engager, un hurlement mécanique déchira le silence de la forêt. Le bruit d’un moteur en approche rapide brisa l’atmosphère oppressante. Marie tourna la tête juste à temps pour voir plusieurs véhicules surgir à toute vitesse, leurs pneus soulevant des gerbes de terre humide. Les portières claquèrent en cascade, et des policiers en uniforme jaillirent, armes pointées vers Alexandre.

— Alexander Rasmussen ! Posez votre arme immédiatement ! hurla l’un d’eux, sa voix résonnant dans l’air glacé.

L’immortel s’immobilisa, son sourire disparaissant pour laisser place à une expression froide et calculatrice. Son regard passa de Marie aux agents qui s’approchaient lentement, formant un demi-cercle autour de lui. L’immortelle, saisie par une peur instinctive, recula de quelques pas et se dissimula derrière le tronc d’un arbre, l’adrénaline pulsant dans ses veines. Alexandre, piégé, ne résista pas. Il jeta son épée à terre, levant les mains en l’air avec un sourire dédaigneux.

Elle observa, impuissante, alors qu’ils l’entravaient et l’emmenaient. Les agents expliquaient rapidement entre eux : une dénonciation anonyme avait conduit à une perquisition chez lui. Ils avaient trouvé des crânes humains, des trophées macabres datant de plusieurs siècles. Il était sous surveillance depuis des jours, et le moment était enfin venu de l’appréhender.

Quand les voitures disparurent au loin, elle resta seule dans la forêt, son épée inutile dans sa main tremblante. La frustration bouillonnait en elle, mêlée à une colère sourde. Elle avait attendu ce moment, planifié sa confrontation, et tout lui avait été arraché. Alexandre passerait peut-être des décennies en prison, mais il était immortel. Il sortirait un jour, et la menace persisterait.




L’immortelle errait dans les ruelles sombres d’Aalborg. Les mots de Soleman continuaient de résonner dans son esprit, implacables. «À chaque tournant de ta vie, tu as choisi de ne pas choisir. Ça fait de toi une lâche.» Chaque syllabe frappait son âme avec la force d’un coup qu’elle n’avait pas vu venir.

Il avait raison.

Depuis des siècles, elle s’était réfugiée dans l’idée qu’il valait mieux ne rien faire. Que les règles immuables du temps étaient une barrière infranchissable. Mais cette excuse, elle le comprenait maintenant, n’avait été qu’un masque pour cacher sa peur. Peur de l’échec, peur des conséquences, peur d’agir. Et maintenant, Alexandre était entre les mains des autorités. Un monstre immortel dissimulé sous un masque d’humanité, prêt à semer le chaos à nouveau dès qu’il en aurait l’occasion. Elle avait voulu croire qu’il suffirait de le laisser à son sort, que la justice des hommes pourrait l’enfermer pour l’éternité. Mais elle savait qu’Alexandre sortirait. Et lorsqu’il le ferait, il n’y aurait rien pour l’arrêter.

— Cette fois, non, murmura-t-elle pour elle-même. Cette fois, je n’attendrai pas.

Elle s’arrêta au bord d’un petit pont en pierre, fixant l’eau noire qui coulait en contrebas. Les souvenirs de sa première rencontre avec Alexandre la hantèrent. À cette époque, elle avait été une proie. Vulnérable, inexpérimentée, elle avait survécu par miracle. Mais les siècles l’avaient endurcie. Ce qu’elle avait fui autrefois, elle était prête à l’affronter maintenant.

— Je dois le faire sortir, souffla-t-elle. Le confronter. Le neutraliser.

Elle n’avait plus de place pour le doute. Soleman avait brisé la dernière illusion qui la maintenait dans l’inaction. Si elle échouait, elle porterait seule le poids de cet échec. Mais cette fois, elle choisirait. Et ce choix, elle le savait, allait marquer un tournant irréversible dans son destin.




La prison d'Aalborg, imposante et austère, dominait le paysage brumeux du nord du Danemark. Construite au début du siècle, ses murs de pierre grise portaient encore les cicatrices du temps et de la guerre. Des gardes patrouillaient lentement le périmètre, indifférents au froid mordant qui s’infiltrait partout. En 1960, la sécurité était rudimentaire : pas de caméras sophistiquées, seulement des barbelés, des miradors et des rondes régulières.

Marie s’arrêta devant les lourdes grilles d’entrée, le regard perdu dans un tourbillon de souvenirs et de détermination. Sous le nom de Marta Jensen, journaliste danoise indépendante, elle s’était forgé une couverture simple mais efficace pour approcher Alexandre sans éveiller de soupçons. Le garde à l’entrée, un homme robuste au visage buriné par des années de service, l’examina brièvement avant d’ouvrir la porte avec une indifférence teintée de méfiance.

— Vous avez une heure. Après ça, vous serez escortée dehors, déclara-t-il d’une voix rauque.

Marie acquiesça sans un mot, resserrant son manteau autour d’elle. Chaque pas qu’elle faisait résonnait dans les couloirs sombres et humides de la prison. Derrière les barreaux, des silhouettes l’observaient en silence, des yeux vides ou haineux suivant sa progression avec une intensité presque animale.

Elle sentit sa présence avant même de le voir. Un frisson imperceptible parcourut son échine, une pression invisible alourdissant l’air autour d’elle. Alexandre. Elle continua d’avancer, feignant l’indifférence, mais son regard le chercha instinctivement. Lorsqu’elle atteignit enfin sa cellule, elle s’arrêta net. Il était là, debout au centre de l’étroite pièce, imposant. Malgré l’uniforme terne des prisonniers, il dégageait toujours cette puissance contenue, cette aura de prédateur. Son regard, acéré, la scruta avec une intensité presque carnassière. Un sourire imperceptible effleura ses lèvres, cruel plus que moqueur. Il savait qu’elle n’était pas là par hasard. Et il la défiait de faire le premier pas.

Marie ne bougea pas. Ses doigts se crispèrent autour de son carnet de notes, mais son regard resta froid, dénué de la moindre trace de compassion. Le garde, impatient, lui fit signe d’avancer. Elle obéit, mais son esprit enregistrait chaque détail de la prison. Les horaires des rondes, les gardes distraits, les serrures vieillissantes… Dans l’aile nord, elle repéra une sortie de secours mal surveillée. Une faille évidente. Risquée, mais exploitable. Chaque élément était crucial pour son plan. Elle devait faire sortir Alexandre. L’obliger à quitter son antre, seul, sans armes ni alliés. L’attirer dans un terrain où elle aurait l’avantage.

Elle quitta la prison sans un mot. Mais dans son esprit, tout était déjà en mouvement.




La nuit était tombée sur Aalborg, enveloppant la prison de silence. Tapie dans l’ombre des arbres bordant la route, Marie attendait, le regard fixé sur l’enceinte austère du complexe pénitentiaire. Tout avait été minutieusement planifié : un jeune gardien soudoyé pour ouvrir discrètement la cellule d’Alexandre, une brèche imperceptible qui lui permettrait de sortir seul. Pas de chaos, pas d’alerte. Elle l’attendrait ici, loin des regards, et réglerait enfin cette dette du passé. Le vent glacé s’infiltrait sous son manteau, mordait sa peau, mais elle n’y prêtait aucune attention. Toute son attention était tournée vers une seule chose : l’autre immortel.

Puis, une alarme retentit. Un hurlement strident brisa le silence, projetant des faisceaux rouges et blancs sur les murs de pierre. Marie se tendit instantanément. Ce n’était pas l’alerte discrète prévue pour la cellule d’Alexandre. C’était une alarme générale. Un fracas métallique retentit. Les grilles de l’entrée principale s’ouvrirent brusquement, vomissant une vague de silhouettes dans l’obscurité. Des prisonniers, des dizaines, peut-être des centaines, fuyant en tous sens. Certains s’élançaient sur la route, d’autres disparaissaient dans la forêt. Un chaos total.

Marie chercha frénétiquement l’immortel du regard. Elle le savait là, quelque part. Elle pouvait le sentir. Elle se glissa dans la foule mouvante, bousculée par des hommes hagards, propulsée à contre-courant de l’émeute. Chaque visage était un mirage, chaque silhouette une illusion. Elle avança, les muscles tendus, le souffle court, son regard fouillant la nuit. Puis elle l’aperçut. À quelques mètres devant elle, il fendait la masse avec une aisance naturelle, son regard acéré scrutant l’horizon comme un chasseur flairant sa proie. Lorsqu’il la vit, un sourire carnassier effleura ses lèvres. Sans un mot, il s’élança vers la forêt. Marie se jeta à sa poursuite, ses bottes martelant le sol gelé. Les branches dénudées griffaient son visage, le terrain accidenté ralentissait ses pas. Alexandre, lui, glissait dans l’obscurité, insaisissable. Elle redoubla d’efforts, portée par une rage sourde, mais il s’éloignait déjà. Lorsqu’elle atteignit la lisière des bois, il avait disparu.

Haletante, le cœur battant à un rythme effréné, elle s’immobilisa, le regard fixé sur les ténèbres où il s’était fondu. Tout son plan, toute sa préparation, réduits à néant en quelques minutes. Elle avait cru pouvoir contrôler le destin. Mais au lieu de le piéger, elle l’avait libéré.

 

Pendant plusieurs jours, elle poursuivit sa recherche, refusant de se rendre à l’évidence. Chaque pas était une nouvelle marque de sa frustration, chaque regard échangé avec un passant était une piqûre de rappel de son échec. Les autorités locales continuaient leurs recherches avec des barrages routiers et des inspections de maison en maison, mais Marie savait qu’ils n’avaient aucune chance. L’immortel était trop rusé pour se faire capturer une seconde fois.

Finalement, après des jours de recherche, elle s’effondra sur un banc à l’écart d’une petite place déserte. L’air froid mordait sa peau, mais elle ne ressentait rien d’autre que la brûlure de l’échec. Elle avait tout raté. Elle avait échoué à tuer Alexandre, et maintenant elle l’avait libéré. Un frisson glacé parcourut son dos. L’immortel n’aurait peut-être jamais cherché à la retrouver si elle ne l’avait pas confronté dans cette temporalité. Mais maintenant ? Maintenant qu’elle avait croisé son chemin, qu’il l’avait vue, sentie ? Il ne s’arrêterait pas tant qu’il ne l’aurait pas retrouvée. Elle venait de libérer un monstre, et la seule chose certaine, c’était qu’il reviendrait. Pour Aélis.

Le poids de ses erreurs l’écrasa avec une intensité insoutenable. Soleman avait raison. Chaque fois qu’elle avait tenté de fuir, chaque fois qu’elle avait refusé de choisir, elle avait laissé l’Histoire suivre son cours sans jamais en infléchir la trajectoire, et les conséquences avaient été terribles. Mais cette fois, elle avait agi. Elle avait voulu changer le futur. Elle avait pris une décision. Et pourtant, le résultat était le même. Elle avait causé des dégâts. Que valait-il mieux, alors ? Laisser les choses se dérouler et porter le poids de son inaction ? Ou tenter d’intervenir et risquer de provoquer un désastre encore plus grand ? Cette question lui brûlait l’âme, car elle savait désormais qu’aucune réponse n’était la bonne.

Elle baissa la tête, les larmes qu’elle refusait de verser depuis des jours menaçant de couler. Mais au lieu de s’abandonner à la douleur, une flamme sombre s’alluma en elle. Elle ne pouvait pas changer ce qu’elle avait fait. Mais pouvait-elle seulement changer quoi que ce soit ? La question s’imposa à elle comme un murmure venimeux, s’insinuant entre ses certitudes branlantes. Elle avait essayé. Elle avait planifié chaque détail, calculé chaque mouvement, pensé avoir enfin le contrôle. Et pourtant, le résultat était toujours le même. Alexandre était libre, le futur s’avançait vers elle comme une lame affûtée, et une fois de plus, elle n’avait été que spectatrice de sa propre impuissance.

Depuis combien de temps se battait-elle contre l’inévitable ? Elle pensait que comprendre les erreurs du passé suffirait à les corriger, que prendre une décision—une vraie décision—changerait enfin le cours des choses. Mais à chaque tentative, à chaque nouvelle route empruntée, elle se retrouvait face au même mur. Peut-être que Soleman avait raison. Peut-être qu’elle n’avait jamais eu le courage d’agir vraiment. Peut-être que le simple fait de croire qu’elle pouvait influer sur son propre destin était un mensonge qu’elle se racontait pour ne pas sombrer.

Un frisson la traversa. Était-elle réellement en train de se battre pour quelque chose ? Ou simplement en train de courir en cercle, incapable d’accepter que certaines batailles étaient perdues avant même d’être livrées ? Le doute était une chose insidieuse. Il s’insinuait dans les failles de la volonté, s’enroulait autour des résolutions comme des racines cherchant à les briser de l’intérieur.

Marie inspira profondément, l’air froid brûlant ses poumons. Peu importait ce qu’elle ressentait. Peu importait qu’elle doute ou non. Parce que l’alternative, c’était d’abandonner. Et ça, elle ne voulait plus se le permettre. Même si elle échouait encore. Même si elle trébuchait, se heurtait encore et encore à l’impossible. Elle n’avait plus le luxe de s’interroger sur ses chances. Elle devait juste continuer.




De retour en France, elle se précipita vers l’église de Darius, sa colère bouillonnant encore sous la surface. En franchissant les portes, elle le trouva en train de ranger des cierges dans un coin de la nef. Elle n’attendit pas qu’il se tourne vers elle pour l’interpeller, sa voix éclatant dans le silence du lieu sacré.

— Darius ?! Mais qu’est-ce que tu as fait ?!

Il se redressa lentement, ses mouvements empreints de calme, et la regarda sans surprise, comme s’il avait anticipé son éclat.

— Je voulais te protéger, Marie.

Elle serra les poings, son regard brûlant de reproches.

— Me protéger ? Il sera toujours une menace. Je voulais le stopper, pas le voir enfermé ! Et maintenant il est dehors à nouveau et introuvable !

Darius soupira, s’approchant doucement. Sa main se posa sur son épaule, un geste aussi rassurant qu’inattendu.

— Chercher une vengeance personnelle te fait du mal, dit-il d’un ton doux mais ferme. J’ai vu ce qu’elle a fait de toi après Thalia. Tu te consumes, Marie.

Ses mots frappèrent juste, dénudant une vérité qu’elle s’évertuait à nier. Elle croisa son regard, furieuse, mais incapable de maintenir sa rancune face à sa sérénité inébranlable. Il avait raison, elle le savait. Mais reconnaître cela lui semblait insupportable. Elle détourna les yeux, son visage assombri par une lutte intérieure. Enfin, elle murmura, presque pour elle-même :

— Ce n’est pas de la vengeance.

Non, elle n’agissait pas par vengeance. Alexandre était un danger, pour elle, pour leur futur. Mais elle ne lui dirait pas.




Le futur lui semblait immuable, un cycle cruel qui se répétait sans fin. Alexandre, libéré de sa cage terrestre, la retrouverait un jour. La jeune immortelle qu’elle serait alors ne ferait pas le poids. Sans le pouvoir de Darius en elle, elle n’aurait aucune chance. Les pensées tournaient en boucle, un tourbillon implacable dans son esprit. Elle voyait les possibles, ces chemins divergents où chaque choix portait une douleur insupportable. La vie de Darius ou la sienne, voilà ce qu’on lui demandait. Une équation injuste, mais dont elle connaissait déjà la réponse. Elle la portait dans son cœur, là où lui vivait encore.

Le choix était là, brutal et net. Tuer Horton pour sauver Darius et y perdre sa propre vie. Ou ne rien faire, vivre, mais le perdre une fois de plus. Elle se détestait de contempler la deuxième option. Pourtant, chaque fibre de son être se révoltait à l’idée de le laisser mourir. Sa mémoire était encore vive, chaque instant passé avec lui gravé comme une étoile lumineuse dans l’obscurité de son immortalité. Elle savait ce qu’elle devait faire. Mais la peur et le poids de l’inévitable l’étouffaient. Alors elle attendit, comme une ombre immobile, que le moment arrive.




James Horton naquit dans une région battue par les vents froids du nord de l’Angleterre. En 1979, la ville industrielle de Newcastle s’essoufflait, les mines fermant les unes après les autres, et le chômage jetant des familles entières dans la misère. C’est là, dans un orphelinat gris et austère, niché dans les faubourgs de la ville, qu’il vit le jour. Abandonné à sa naissance, il grandit parmi d’autres enfants délaissés, apprenant très tôt que la vie ne ferait preuve d’aucune clémence.

L’orphelinat St. Benedict, un bâtiment vétuste en pierre sombre, résonnait des cris et des rires d’enfants dont l’innocence s’effaçait à mesure que les jours passaient. James, pourtant, semblait différent. Silencieux, observateur, il avait une intensité dans le regard qui déstabilisait même les adultes. Les autres enfants l’évitaient, trouvant son calme étrange et son silence inquiétant.

 

Marie l’observa de loin pendant des années, incapable d’intervenir, encore moins de poser un acte définitif. Elle le regarda grandir dans ce lieu où les rêves s’éteignaient avant d’avoir commencé. Les visages des éducateurs défilaient, marqués par l’épuisement, incapables de comprendre le jeune garçon qui semblait toujours en décalage. Chaque jour, elle rassemblait le courage nécessaire pour agir, mais elle reculait à chaque fois, tiraillée par des pensées contradictoires.

La culpabilité la rongeait. Pouvait-elle vraiment tuer un enfant ? Pouvait-elle se transformer volontairement en bourreau, une fois encore ? Elle avait échoué à arrêter la folie des nazis, à empêcher tant d’atrocités. Elle s’était promis que, cette fois, ce serait différent. Mais la réalité était autrement plus cruelle. Elle se répétait les actes monstrueux que James commettrait : la traque des immortels, l’assassinat de Darius, celui de Richie, de Duncan, et de tant d’autres, les manipulations et les horreurs qu’il orchestrerait sous le masque d’un homme ordinaire. Cela devait cesser.

Son esprit vacillait entre détermination et horreur. Chaque fois qu’elle s’apprêtait à faire le premier pas, l’image d’un James enfant la ramenait en arrière. Ses mains tremblaient, glacées par l’idée du sang à venir. Mais l’urgence la poussait en avant. Ce n’était pas seulement pour Darius. C’était pour tous ceux qui seraient touchés par les ombres que l’homme laisserait dans son sillage.

Une nuit, alors qu’elle l’observait depuis la fenêtre d’une ruelle voisine, elle sut que l’instant était proche. Le dilemme était insupportable, mais la boucle devait être brisée. Elle ferma les yeux, murmura une prière qu’elle ne savait adresser à personne, et attendit l’aube avec le poids de l’histoire sur ses épaules.

 

Elle contacta l’orphelinat sous prétexte de vouloir adopter. Sa voix se fit douce, teintée d’une chaleur feinte qu’elle peinait à maintenir. Elle jouait le rôle d’une femme bienveillante, cherchant à offrir une vie meilleure à un enfant perdu. Pourtant, chaque mot qu’elle prononçait, chaque sourire poli qu’elle esquissait, alourdissait sa conscience. Le directeur de l’établissement, un homme usé par les années passées à porter le poids des tragédies des autres, lui fit visiter les lieux. Les couloirs étaient sombres, emplis d’une cacophonie d’enfants jouant, pleurant, vivant. C’était un endroit où l’innocence luttait contre l’indifférence du monde.

Elle aperçut James dans une cour grise, entouré de gamins qui ne semblaient pas le remarquer. Assis à l’écart, il jouait avec une branche, dessinant des cercles dans la terre battue. Ses yeux, trop graves pour un enfant, trahissaient une intelligence froide, presque dérangeante. Pourtant, à cet instant, il n’était qu’un garçon. Un garçon comme les autres, enfermé dans un système qui broyait les âmes fragiles. Marie sentit un nœud se former dans son estomac. Était-ce vraiment lui ? Était-ce vraiment cet enfant qui deviendrait un monstre ?

Elle passa des jours à se rapprocher de lui, se liant d’amitié avec les éducateurs, proposant son aide. Elle venait avec des bonbons ou des livres, se tenant à ses côtés sans forcer les interactions. L’enfant l’observait en silence, méfiant mais intrigué. Chaque pas qu’elle faisait vers lui la déchirait davantage. Une part d’elle voulait le voir comme un enfant innocent, perdu dans un monde cruel. Une autre part, plus sombre, voyait en lui l’ombre de l’homme qu’il deviendrait. Chaque sourire qu’il lui adressait creusait un peu plus le gouffre entre son cœur et sa raison.

 

Un jour, elle obtint la permission de l’emmener en promenade. Les éducateurs, ravis à l’idée qu’un avenir meilleur puisse s’ouvrir pour lui, ne virent aucun mal à cette requête. La forêt environnante, vaste et paisible, offrait une échappatoire à la monotonie grise de l’orphelinat.

James trottait à ses côtés, insouciant, ses petites mains fouillant le tapis de feuilles mortes comme s’il y découvrait un trésor caché. Il ramassait des glands, s’émerveillait devant les couleurs flamboyantes de l’automne, s’arrêtait pour observer un écureuil bondir de branche en branche. Marie le regardait sans un mot, sentant quelque chose en elle vaciller. Il voyait encore de la beauté dans ce monde. Ce n’était pas un monstre. Elle serra les poings, sentant la tension grimper dans sa poitrine. Elle savait ce qu’il allait devenir. Elle savait ce que ses actes causeraient, le sang qu’ils répandraient, la douleur qu’ils infligeraient. Mais en cet instant, il n’était qu’un enfant, curieux et émerveillé, explorant le monde sans la moindre ombre dans le regard. Chaque éclat de rire, chaque regard brillant d’innocence était une lame qu’elle sentait s’enfoncer un peu plus profondément.

Elle s’approcha lentement, l’épée dissimulée sous son manteau. Il était de dos, absorbé par son jeu, ignorant le danger qui pesait sur lui. Elle sortit l’arme, la tenant fermement malgré le tremblement de ses mains. La lame scintillait dans la lumière filtrée par les arbres, froide et implacable. Mais au moment de frapper, elle s’arrêta. Ses pensées l’assaillirent, une tempête dévastatrice qu’elle ne pouvait apaiser. Elle revoyait les visages des enfants de Jehan, sortant de l’église en flammes, leurs corps brisés par sa faute. Elle se souvenait de la promesse qu’elle s’était faite : ne plus jamais tuer un mortel, peu importe les circonstances. Elle ferma les yeux une fraction de seconde.

Et un autre souvenir surgit. Au retour d’un raid, il y a si longtemps. Des soldats rassemblés. Et au centre de tout, un homme agenouillé, les poignets liés, un regard fatigué levé vers elle. Un prisonnier de guerre. Il savait ce qui l’attendait. Derrière lui, Darius se tenait, imposant, silencieux. Son regard était impénétrable, mais son attente était claire. Elle se rappelait la sensation du manche de l’épée dans sa main. La froideur de l’acier contre sa paume moite. Elle avait hésité. Son cœur battait trop fort, trop vite. Elle n’était pas une tueuse. Pas encore. Le prisonnier ne suppliait pas. Il la fixait, simplement, avec une résignation tranquille. Darius, lui, ne disait rien. Il n’avait pas eu besoin de parler. Son regard suffisait.

Marie revoyait ce moment avec une clarté terrifiante. L’attente. La pression. L’échec n’était pas une option. Elle s’était dit qu’elle n’avait pas le choix. Alors, elle l’avait fait. La lame était entrée dans la chair avec une facilité déconcertante. L’homme s’était effondré, le bruit sourd de son corps rencontrant la terre battue résonnant encore dans sa mémoire.

De retour dans le présent, elle rouvrit les yeux et vit James Horton. Un enfant. Un simple enfant, qui la regardait avec innocence. Et pourtant, elle ressentait la même pression qu’autrefois. La même fatalité. Mais Darius n’était plus là pour la forcer.

Est-ce que Darius, celui qui avait renoncé à la violence, souhaiterait qu’elle tue un enfant en son nom ? Non.

Un frisson la traversa. Une colère sourde monta en elle. Contre lui. Contre ce qu’il avait fait d’elle. Darius l’avait forcée à tuer. À l’époque, elle s’était convaincue que c’était pour survivre. Mais aujourd’hui, elle était sur le point de le faire… pour lui. Elle serra la garde de son épée. Est-ce qu’en refusant maintenant, elle devenait meilleure… ou juste plus lâche ?

Sa respiration s’accéléra. Un vertige la prit. Les monstres ne naissaient pas. Ils étaient façonnés par le monde. Et si elle était en train de devenir ce qu’elle avait toujours redouté ? La lame lui échappa des mains et tomba lourdement à ses pieds.

Marie recula d’un pas, puis d’un autre, avant de tourner les talons et de s’enfuir. Son cœur battait à tout rompre, comme si elle cherchait à échapper à elle-même. Elle courut, les branches griffant sa peau, les larmes brouillant sa vision. Courut jusqu’à ce que ses jambes cèdent sous elle, la laissant à genoux au milieu des bois. Les sanglots la secouèrent, lourds de frustration et de désespoir. Elle avait échoué. Elle s’en voulait de ne pas avoir pu agir. Darius mourrait. James deviendrait un monstre. Et tout serait de sa faute.

 

Ce qu’elle ne vit pas, alors qu’elle fuyait, c’était la silhouette d’un homme, dissimulé dans l’ombre des arbres. Ses yeux suivaient chacun de ses mouvements, son poignet marqué d’un tatouage rond qu’il cachait sous sa manche. Lorsque Marie disparut dans la forêt, il s’approcha de l’enfant, qui jouait toujours, inconscient de ce qui venait de se passer. L’homme tendit la main, une voix douce et persuasive s’élevant pour rassurer le garçon. James leva les yeux vers lui, méfiant, mais se laissa guider.

Ce jour-là, un fragment de l’histoire se cristallisa. James Horton, qui découvrirait un jour l’existence des immortels, en était désormais sur le seuil. Et sans le savoir, Marie avait ouvert la porte à ce qu’elle avait juré d’empêcher. Le destin, une fois de plus, avait tissé ses fils autour d’elle.

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