Le Prix à payer - Highlander Fanfiction
En quittant Mahdia, le cœur de Marie était à la fois alourdi par le deuil d’Aram et illuminé par les souvenirs de leur histoire. Le voyage vers la France fut long, mais elle savourait le temps passé à traverser des paysages d’Europe où l’Histoire semblait imprégner chaque pierre. À son arrivée, elle trouva Darius dans une abbaye au cœur de Cluny, un lieu vibrant de ferveur spirituelle et de savoir. Le XIIe siècle avait fait de Cluny un centre intellectuel et religieux, où des érudits de toute l’Europe se réunissaient. L’abbaye était un chef-d’œuvre architectural, ses hautes voûtes semblant vouloir toucher le ciel.
Le prêtre l’accueillit avec son calme habituel, mais son sourire chaleureux trahissait sa joie de la revoir.
— Marie, dit-il simplement en ouvrant les bras.
Elle se blottit contre lui, trouvant dans son étreinte une paix qu’elle n’avait ressentie qu’en de rares occasions.
— J’ai quelque chose pour toi, dit-elle en souriant.
Elle lui tendit alors un paquet soigneusement enveloppé dans un linge blanc : l’échiquier qu’Aram lui avait offert. Darius déballa le présent avec curiosité, admirant le travail finement sculpté des pièces.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il, un mélange d’intérêt et de prudence dans la voix.
— Un jeu de stratégie, expliqua-t-elle.
— Et tu veux m’apprendre ce jeu ? fit-il avec un sourire en coin.
— Absolument. Il est temps que tu découvres autre chose que les textes anciens et la méditation, répondit-elle avec un éclat d’amusement.
Ils passèrent des heures à la lumière des chandelles, Marie lui enseignant les règles et les subtilités du jeu. Elle observait Darius, concentré, son visage éclairé par une douce lueur. Dans son esprit, elle se rappela qu’il avait été celui qui, dans un futur lointain, le lui avait enseigné.
« La boucle est bouclée », pensa-t-elle en déplaçant son fou pour prendre son roi.
Darius releva les yeux vers elle, perplexe.
— Pourquoi souris-tu ainsi ?
— Oh, rien, répondit-elle en riant doucement. Juste une pensée… hors du temps.
Marie retrouvait toujours auprès de Darius une forme de sérénité, un apaisement qu’elle avait cherché sans même s’en rendre compte à travers les siècles. Sa présence, autrefois un ancrage vital, lui offrait désormais un réconfort plus doux, moins nécessaire. Longtemps, elle avait cru que sa place était à ses côtés, qu’elle ne pouvait se définir qu’en relation avec lui. Mais aujourd’hui, quelque chose avait changé.
Depuis Aram, elle avait découvert une liberté qu’elle ne soupçonnait pas. Un amour qui n’était pas teinté de regrets, de renoncements ou d’attentes impossibles. Avec lui, elle n’avait jamais eu à prouver sa valeur, ni à s’adapter à un idéal qu’elle ne pourrait jamais atteindre. Il l’avait aimée telle qu’elle était, sans entraves ni silences pesants.
De retour à Cluny, elle tenta d’abord de retrouver cette quiétude qu’elle avait connue autrefois. Elle partageait encore des moments précieux avec Darius – ces promenades dans les jardins, ces conversations feutrées à la lueur des bougies, ces instants volés dans une abbaye où le temps semblait suspendu. Mais elle ne ressentait plus ce besoin viscéral de rester. Il n’y avait plus d’urgence, plus de peur de perdre quelque chose. Elle l’aimait toujours, mais elle n’était plus dépendante de lui.
Darius, lui, n’avait pas changé. Il restait cet homme dévoué à une quête intérieure qui lui échappait encore, absorbé par ses prières et les âmes qui venaient chercher conseil. Il l’aimait aussi, à sa manière – une tendresse pudique, un respect indéfectible, mais sans cette place qu’elle avait un jour espérée occuper. Il était là, sans jamais être tout à fait atteignable. Marie comprenait enfin ce qu’elle refusait d’admettre depuis des siècles : elle ne reviendrait plus vers lui de la même manière. Elle ne partirait plus en espérant qu’un jour, il lui demande de rester. Cette fois, elle s’en irait pour elle-même, sans attendre de réponses.
Un soir, assise seule dans la cour de l’abbaye, elle contempla le ciel étoilé, se laissant envahir par cette certitude nouvelle. Elle n’avait plus peur de l’inconnu. Elle n’avait plus besoin d’un point d’ancrage pour exister.
Au matin, elle se rendit à la bibliothèque où Darius travaillait. Il releva la tête en la voyant entrer, posant un instant sa plume, ses traits marqués par une douceur tranquille.
— Tu t’en vas ? demanda-t-il, sans surprise, mais avec cette lueur de compréhension dans le regard.
— Oui, répondit-elle simplement, un sourire léger aux lèvres. Je dois vivre pour moi, maintenant.
Il hocha lentement la tête, acceptant son choix sans un mot de plus. Elle attendit une résistance, une hésitation, un signe que son départ le troublerait plus qu’il ne le laissait paraître. Mais Darius, fidèle à lui-même, ne retint pas ce qui ne demandait qu’à partir.
— Où que tu ailles, ma porte te sera toujours ouverte, murmura-t-il en posant brièvement une main sur son épaule.
Marie savoura ce contact, mais il n’éveilla plus en elle cette attente douloureuse. Elle n’avait plus besoin d’être rassurée. Elle quitta l’abbaye avec un sentiment de liberté qu’elle n’avait jamais connu. Cette fois, elle ne fuyait pas. Elle avançait.
Les décennies qui suivirent furent pour l’immortelle une suite de voyages et de découvertes. De village en village, elle prodiguait ses soins, partageant les savoirs accumulés au fil des siècles. Elle cultivait une réputation de guérisseuse discrète, traversant les épidémies et les conflits en laissant derrière elle des vies sauvées et des cœurs apaisés. Mais cette existence paisible n’était qu’une partie de son parcours.
Elle croisa de nombreux immortels au fil de ses errances. Chaque rencontre portait en elle la promesse d’un duel inévitable. Elle affrontait ces combats avec une détermination froide, consciente de leur nécessité. Elle ne laissait jamais la vie sauve, même lorsqu’elle était tentée, même lorsque l’immortel semblait mériter une autre chance. C’était sa façon de s’assurer que son passage dans le passé ne laisse aucune empreinte durable, aucun écho qui pourrait se répercuter dans son futur.
Pourtant, il y eut d’autres moments où sa simple présence aurait pu tout changer.
Elle était là, à Montségur, en cette nuit glaciale de mars 1244, lorsque les Cathares, vaincus, furent poussés vers les bûchers dressés au pied de la forteresse. Elle aurait pu aider certains d’entre eux à fuir, se glisser dans l’obscurité et briser leurs chaînes, guider quelques âmes hors de ce destin scellé par l’Inquisition. Elle en avait la force, la ruse, l’expérience. Mais elle n’avait rien fait. Les mots de Jehan résonnaient dans son esprit : "Ne cherche pas à modifier l’histoire. Chaque action a des conséquences que tu ne peux maîtriser."
Alors elle était restée dans l’ombre des rochers, les poings serrés, regardant la lueur des flammes danser sur les visages de ceux qui chantaient encore, même en brûlant.
À d’autres moments, elle s’était cachée parmi les villageois, assistant aux exécutions, aux pillages, aux ravages de guerres dont elle connaissait déjà l’issue. Elle se répétait qu’elle ne devait pas s’interposer. Que sa seule responsabilité était d’avancer sans laisser de traces.
Mais chaque nuit, la question revenait : était-ce de la prudence, ou simplement de la lâcheté ?
Elle ne cessa jamais de s’interroger sur cette frontière trouble. Elle tuait des immortels pour éviter d’altérer son futur, mais lorsqu’elle voyait les mortels s’entretuer, lorsqu’elle assistait impuissante à la cruauté des hommes, elle se demandait qui, réellement, méritait d’être sauvé.
Un jour, alors qu’elle se promenait dans les rues d’un petit village alpin, Marie sentit une vibration familière envahir son corps. Ce frisson, à la fois doux et puissant, fit naître un sourire instinctif sur ses lèvres. Elle s’immobilisa au centre de la rue pavée, son regard balayant les environs. Au même instant, dans un coin du village, une autre silhouette ressentit cette même présence.
Thalia, qui se tenait près de la forge, releva brusquement la tête, ses sens en alerte. Le forgeron avec qui elle discutait s’interrompit, intrigué par le changement soudain dans son attitude. Mais déjà, elle s’éloignait, ses pas rapides et déterminés la menant à travers les ruelles.
Les deux immortelles avancèrent l’une vers l’autre, attirées par cette énergie unique qu’elles reconnaissaient entre mille. Lorsque leurs regards se croisèrent enfin au détour d’une ruelle, tout le poids des années sembla s’effacer. Une fraction de seconde passa, suspendue, avant que Thalia ne s’élance. Elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre, leurs rires entrecoupés de larmes. La force de leur étreinte témoignait de tout ce qu’elles avaient vécu depuis leur séparation.
Thalia n’avait pas changé. Sa tunique de cuir sombre et ses bottes poussiéreuses témoignaient de ses nombreuses errances, mais son port restait fier, et ses yeux, bien que plus sages, brillaient encore de cette flamme indomptable qu’elle avait toujours eue.
— Tu n’as pas changé, dit Thalia en reculant légèrement, ses yeux brillant d’émotion.
— Toi non plus, répondit Marie avec tendresse, bien qu’elle devinât immédiatement tout ce que Thalia avait traversé depuis leur séparation.
Elles passèrent l’après-midi à marcher dans les ruelles du village, partageant anecdotes et souvenirs d’autrefois. Leurs pas les menèrent au sommet d’une petite colline, d’où elles pouvaient contempler la vallée. Là, elles allumèrent un feu de camp pour la soirée.
Sous la lueur des flammes, Thalia se mit à raconter ses aventures. Ses paroles étaient mesurées, chargées d’émotions maîtrisées. Elle évoqua les années passées à servir comme garde du corps pour une noble italienne, les longues nuits de veille à protéger une femme qu’elle avait appris à respecter.
— Les regards devenaient insistants, expliqua Thalia avec un sourire mélancolique. On commençait à murmurer que je ne vieillissais pas. J’ai dû partir avant que cela ne devienne dangereux.
Marie hocha lentement la tête.
— C’est toujours difficile de savoir quand partir. C’est comme si, à chaque fois, on laissait derrière nous un morceau de notre vie.
Thalia se pencha légèrement en avant, ses mains tendues vers les flammes.
— Depuis, je cherche. Je combats toujours, mais je choisis mieux mes batailles. Les leçons que tu m’as données… elles sont encore là. Je ne laisse plus jamais un homme me manquer de respect. Mais aujourd’hui, je me bats pour autre chose. Pour moi-même.
Un mélange de fierté et de tristesse traversa Marie. Elle admirait la force et l’équilibre que Thalia semblait avoir trouvés. Pourtant, une pointe de culpabilité s’immisça dans ses pensées. Elle se souvenait de ses propres combats, de ses propres failles. Elle savait qu’elle n’avait pas toujours appliqué les principes qu’elle avait enseignés à sa protégée.
— Et toi ? demanda Thalia en levant les yeux vers elle.
Marie resta silencieuse un moment, le regard perdu dans les flammes.
— J’ai connu l’amour, répondit-elle finalement, une douceur teintée de mélancolie dans la voix. J’ai trouvé quelqu’un qui m’a apporté la paix. Mais j’ai aussi commis des erreurs. Des erreurs que j’ai parfois eu du mal à réparer.
La jeune femme la scruta avec intensité, comme pour lire entre les mots ce que Marie ne disait pas.
— Peu importe tes erreurs, Marie. Tu es toujours celle qui m’a appris à me relever. Celle qui m’a montré comment survivre à ce monde.
Un sourire sincère éclaira les traits de l’immortelle. La reconnaissance dans les mots de Thalia effaçait, l’espace d’un instant, les doutes qui pesaient sur elle.
— Alors reste avec moi, le temps de trouver ta voie, dit-elle doucement.
Thalia hocha la tête, un sourire discret adoucissant ses traits.
— Avec plaisir, répondit-elle, sa voix chargée de gratitude.
Alors que la nuit enveloppait le campement, elles retrouvaient un équilibre fragile, un lien forgé dans les épreuves et les années partagées.
Les deux immortelles voyagèrent ensemble à travers les campagnes, trouvant leur place dans un monde en perpétuel mouvement. Partout où elles allaient, elles partageaient leurs compétences : Marie, experte en médecine et en herboristerie, prodiguait des soins avec une précision et une douceur qui inspiraient la confiance. Thalia, quant à elle, utilisait sa prestance naturelle et son instinct de guerrière pour apporter protection et organisation aux communautés qu'elles traversaient.
Un jour, elles s’installèrent dans un village reculé niché au creux d’une vallée verdoyante. La population, d’abord méfiante face à ces deux étrangères, fut rapidement séduite par leur bienveillance et leur savoir-faire. Marie ouvrit une petite maisonnette au cœur du village, où elle enseignait aux femmes l’usage des plantes médicinales. Ses mains agiles concoctaient des baumes et des infusions pour soigner les blessures et soulager les maux. Thalia, de son côté, se lia aux jeunes hommes et femmes du village, leur montrant comment se défendre, surveiller les environs, et organiser des rondes pour assurer la sécurité collective.
Les villageois affluaient vers elles non seulement pour des soins, mais aussi pour des conseils de vie. Les anciens venaient chercher une oreille attentive, les enfants se faufilaient pour observer leurs gestes avec curiosité, et même les chefs du village respectaient les deux immortelles, reconnaissant en elles une sagesse acquise à travers les âges.
Les soirs, autour du feu crépitant, Marie et Thalia partageaient des moments d’intimité précieuse. Leurs conversations se faisaient plus personnelles, mêlant souvenirs d’aventures passées et rêves encore inavoués. Thalia racontait ses voyages solitaires, ses combats, mais aussi les moments de répit qu’elle avait trouvés auprès de personnes qui avaient su voir au-delà de sa façade de guerrière. Elle évoquait aussi ses luttes intérieures, sa constante vigilance face au respect qu’elle exigeait des hommes, une leçon qu’elle n’avait jamais oubliée.
Marie, en écoutant son élève, ressentait une fierté profonde. Thalia avait mûri, mais elle avait conservé cette part d’elle-même qui refusait tout compromis face à l’injustice. Cependant, ces récits ravivaient aussi en elle une réflexion sur ses propres expériences. Elle se demandait si elle avait su rester fidèle à ses principes, ou si elle avait parfois cédé aux blessures infligées par son passé. Ces échanges renforçaient leur lien, tissant une amitié indéfectible, forgée dans l’adversité et la compréhension mutuelle.
Après quelques années d’errance, Marie décida qu’il était temps de revoir Darius. Le poids des années pesait sur elle, et elle ressentait le besoin de retrouver cette présence apaisante qu’il incarnait. Elle proposa à son ancienne disciple de l’accompagner, désireuse qu’elle rencontre l’homme qui avait tant marqué son propre parcours.
Elles arrivèrent en Bourgogne, dans un monastère niché au creux des collines boisées, non loin de Dijon. Le bâtiment, d’une austérité typique de l’époque, était composé de murs de pierre grise, son toit de tuiles sombres dominant la campagne environnante. Les jardins, étaient soigneusement entretenus, témoignage de la dévotion des moines. Une rivière sinueuse bordait le monastère, offrant une source d’eau précieuse en ces temps troublés.
À leur arrivée, Darius les attendait dans la cour centrale. Sa silhouette, toujours empreinte de cette sérénité presque surnaturelle, se détachait sur le fond des voûtes du cloître. Lorsqu’il aperçut Marie, un sourire chaleureux illumina son visage. Il s’approcha des deux immortelles, son regard passant de l’une à l’autre. Puis, avec une bienveillance qui lui était propre, il s’adressa à la jeune femme :
— Thalia. Marie m’a beaucoup parlé de toi et de tes exploits.
Cette dernière, d’abord intimidée par la stature presque mystique de Darius, baissa légèrement les yeux avant de murmurer, touchée :
— C’est un honneur.
Ce dernier hocha la tête et ajouta :
— Restez autant que vous le souhaitez. Votre présence ici ne peut qu’enrichir ce lieu.
Pour la première fois depuis longtemps, Marie sentit une certaine plénitude. Entourée de Darius, qui était une ancre dans son éternité, et de Thalia, son élève devenue une amie chère, elle se permit de savourer quelques temps ce moment d’harmonie.
Le calme solennel du monastère fut rompu un matin de printemps 1348 par des bruits de pas précipités venant du sentier menant à l’enceinte principale. Un voyageur titubant, le visage ravagé par la fatigue et la fièvre, émergea des ombres projetées par les arbres. Ses vêtements, déchirés et tachés de boue, laissaient entrevoir une peau marquée de tâches sombres et de bubons gonflés, noirs comme la nuit. Ses yeux, injectés de sang, cherchaient désespérément un secours invisible.
À la vue de la silhouette chancelante, les frères qui travaillaient au jardin abandonnèrent leurs outils pour se précipiter vers lui. Le malheureux, à bout de forces, s’effondra lourdement au pied de la porte principale. Darius arriva en courant depuis l’église, suivi de Marie et de Thalia, qui s’étaient entretenues près des herbes médicinales du potager.
Marie s’accroupit immédiatement à côté de l’homme, son instinct de guérisseuse prenant le dessus sur la stupeur. Ses mains se posèrent délicatement sur son front brûlant tandis que ses yeux examinaient rapidement les symptômes. La fièvre intense, la respiration saccadée, les bubons enflés et purulents le long du cou et des aisselles : tout correspondait à ce qu’elle avait lu et entendu sur l’une des plus terribles maladies de l’histoire.
— Thalia, apporte de l’eau et des linges propres, ordonna-t-elle d’une voix tendue.
Mais une boule se forma dans sa gorge. Elle connaissait ces signes, même sans les avoir jamais vus de ses propres yeux. Dans son esprit, des récits de fléaux, de villes désertées, de communautés anéanties par une peste implacable remontèrent à la surface. Son cœur se serra, et pour la première fois depuis des années, une véritable peur s’installa en elle.
La jeune femme revint avec une bassine et des linges humides. Ensemble, elles tentèrent de stabiliser l’homme, mais il tremblait violemment, son corps secoué par des spasmes incontrôlables. Darius se pencha, posant une main apaisante sur le front du malade. Ses lèvres murmurèrent une prière douce, mais la lueur de gravité dans son regard trahissait son inquiétude.
— Nous devons l’isoler immédiatement, déclara Marie, se relevant avec une énergie nerveuse. Je crains que ce ne soit la peste. Nous devons agir vite.
Les moines échangèrent des regards inquiets, hésitant devant l’ampleur de cette déclaration. La peste n’était qu’une rumeur pour eux, une menace lointaine qui frappait d’autres régions. Mais dans les yeux de Marie, il n’y avait aucun doute : la tempête venait de commencer.
Darius prit la décision sans attendre.
— Installez-le dans la cabane à l’écart, ordonna-t-il fermement. Personne d’autre que Marie, moi ou Thalia ne doit y entrer.
Les jours suivants furent une épreuve. La maladie du voyageur s’aggrava rapidement, et malgré tous leurs efforts pour le soulager, il rendit l’âme au bout de deux nuits de souffrance. Mais la menace n’avait fait que commencer. Peu après son décès, un moine du monastère tomba malade, suivi d’un deuxième, puis d’un villageois venu demander des bénédictions pour une naissance. La maladie s’infiltrait silencieusement dans les âmes et les corps, déployant son ombre sombre sur la communauté.
Les rues du village, autrefois pleines de vie, se vidèrent. Les rares âmes encore courageuses jetaient des regards craintifs vers le monastère, comme si ses murs sacrés pouvaient repousser l’invisible fléau. Mais même à l’intérieur, les prières n’étaient plus suffisantes. Les immortels travaillaient sans relâche, tentant de soulager les fièvres, de réduire les douleurs et de calmer les agonisants. Les charniers se remplissaient, et la cloche du monastère sonnait sans fin, annonçant la perte de chaque nouvelle âme.
Au cœur de cette tempête, Darius restait un pilier. Il portait la douleur de chaque mourant dans ses prières, mais à mesure que les jours passaient, les doutes se faufilaient dans ses certitudes. Chaque nuit, il s’agenouillait devant l’autel, cherchant des réponses dans un ciel qui semblait demeurer impitoyablement silencieux.
Les jours devinrent des semaines, et la peste poursuivit son implacable avancée. Le silence d’autrefois, qui enveloppait le monastère d’une quiétude paisible, avait cédé la place à un tumulte désespéré : des sanglots étouffés derrière les portes closes, le grincement des brancards transportant les mourants, et la cloche du cloître qui résonnait sans fin, marquant chaque départ vers l’inconnu.
Darius, fidèle à son rôle, était partout. Dans les chambrées, il murmurait des prières à l’oreille des mourants, sa voix tremblante, mais toujours présente. À l’entrée du monastère, il accueillait les survivants avec des gestes pleins de compassion, offrant des bols de soupe ou des couvertures épaisses. Ses mains, d’habitude impeccables, étaient désormais couvertes de la saleté des jours sans répit, marquées par la souffrance qu’il portait avec une endurance presque surhumaine.
Mais quelque chose en lui se fissurait. Ses prières, autrefois empreintes de ferveur et de certitude, semblaient désormais résonner dans le vide. Plus d’une nuit, il resta agenouillé des heures devant l’autel, les mots se brisant sur ses lèvres avant même de trouver leur chemin vers le ciel. Ses mains jointes tremblaient légèrement, et son regard, d’ordinaire ancré dans une foi inébranlable, errait sur les ombres projetées par les cierges sur les murs de l’église.
Un jour, un vieil homme du village, amaigri par la maladie et tremblant de fièvre, lui attrapa le bras alors qu’il s’apprêtait à l’installer sur une couche de paille. Ses yeux étaient vitreux, mais il y brûlait une détresse profonde, bien au-delà de la souffrance physique.
— Père Darius… murmura-t-il d’une voix rauque. Pourquoi… pourquoi nous ? Pourquoi Dieu nous punit-il ainsi ?
Darius resta figé. Il avait entendu cette question de nombreuses fois auparavant, mais cette fois, les mots s’enfoncèrent en lui comme des lames acérées. Pendant de longues secondes, il chercha une réponse. Son esprit fouilla les Écritures, les sermons qu’il avait autrefois prêchés avec conviction, mais aucune parole ne semblait convenir. Tout semblait creux, vide, inadéquat face à la réalité de la mort omniprésente.
— Je ne sais pas, répondit-il finalement, la gorge serrée. Je ne sais plus.
Le regard du mourant s’assombrit, non par colère, mais par une tristesse résignée. Darius posa une main tremblante sur son front, murmurant une prière qui lui semblait désormais dépourvue de sens.
Ce soir-là, alors que le monastère sombrait dans l’obscurité, il trouva refuge dans l’église déserte. Il s’agenouilla devant la croix suspendue au-dessus de l’autel, les mains crispées sur les pans de son habit.
— Pourquoi, Seigneur ? murmura-t-il, la voix rauque d’épuisement. Pourquoi les laissez-vous mourir ainsi ? Pourquoi ce silence ?
Le poids des morts s’accumulait sur ses épaules, écrasant peu à peu tout ce qui l’avait porté jusque-là. Ses prières, répétées jour après jour, restaient sans réponse. Ses doutes, refoulés depuis trop longtemps, affleuraient à présent dans chaque souffle. Il ferma les yeux, cherchant un signe, un frisson, une présence.
Mais il n’y avait rien.
Un léger froissement de tissu troubla le silence. Marie s’agenouilla à ses côtés. Elle l’observa un instant, cherchant quoi dire.
— Ce n’est pas un abandon, souffla-t-elle enfin. C’est une épreuve.
Darius rouvrit les yeux et tourna lentement la tête vers elle. Son regard, d’ordinaire si plein de certitudes, était voilé d’une lassitude infinie.
— Une épreuve ? Sa voix était sèche, presque moqueuse. Quelle sorte d’épreuve condamne des innocents à mourir dans la souffrance, malgré toutes nos prières ?
Elle tressaillit légèrement face au ton tranchant de sa voix. Ce n’était pas la première fois qu’elle le voyait douter, mais jamais il n’avait été aussi amer.
— Je ne sais pas, admit-elle, sa propre voix plus hésitante qu’elle ne l’aurait voulu. Mais je sais que tu ne les laisses pas seuls.
Elle chercha son regard, espérant y voir une réaction, mais Darius détourna les yeux, fixant obstinément le sol.
— Et à quoi bon ? grogna-t-il. Je murmure des paroles de réconfort à des hommes et des femmes qui savent déjà qu’ils vont mourir. Je leur tiens la main, mais au final, je les regarde s’éteindre sans pouvoir rien faire.
L’immortelle se mordit l’intérieur de la joue. Elle voulait lui répondre, lui rappeler tout ce qu’il avait accompli, mais une part d’elle savait qu’il n’avait pas tort. Elle-même avait passé la journée à soigner un enfant dont le dernier souffle s’était échappé entre ses doigts. Elle avait beau se répéter qu’elle avait fait tout ce qui était possible, elle n’en ressentait pas moins une profonde impuissance.
— On ne peut pas toujours sauver ceux qu’on aime, dit-elle doucement. Mais… parfois, le simple fait d’être là, de leur offrir un instant de répit, suffit à leur donner la force d’affronter ce qui vient.
— Des mots, rien que des mots, coupa Darius, l’ombre d’un rictus amer effleurant ses lèvres.
Elle inspira lentement, cherchant à contenir la pointe d’irritation qui montait en elle. C’était lui qui souffrait, pas elle. Elle devait rester calme.
— Tu penses que ce n’est rien, mais c’est peut-être tout ce qui reste.
Darius secoua lentement la tête, avant de souffler d’une voix lasse :
— Peut-être que ce n’est pas assez.
Un silence pesant s’installa entre eux. Marie le regarda longuement, troublée par la distance qui s’installait. Elle voulait croire qu’il pouvait encore s’accrocher à quelque chose, mais pour la première fois, un doute s’insinua en elle.
— Tu n’es pas seul, murmura-t-elle finalement, posant une main sur son bras.
Darius ne répondit pas tout de suite. Son regard glissa à nouveau vers l’autel, et cette fois, elle vit ce qu’il refusait encore d’admettre. Il ne cherchait plus de réponse. Il ne cherchait qu’un écho. Et il n’entendait plus rien.
La nuit avançait, et pourtant, Darius restait là, immobile devant la croix. Il aurait dû ressentir du réconfort dans la présence de Marie, dans ses mots qui tentaient encore d’allumer une lueur dans l’obscurité. Mais il ne ressentait rien. Ni chaleur, ni apaisement, ni certitude. Il baissa la tête, ses doigts se refermant inconsciemment sur les pans de son habit. Il voulait prier, mais les mots ne venaient pas. Un vertige étrange s’empara de lui, comme s’il se tenait au bord d’un précipice qu’il refusait encore de regarder en face.
À quelques pas de lui, frère Matthieu s’agenouilla à son tour, les mains jointes dans une prière fervente. Son visage juvénile était empreint d’une foi inébranlable.
— Dieu nous met à l’épreuve, mon frère. Il nous faut avoir foi en Sa volonté.
L’immortel releva lentement la tête et observa le jeune moine. Il avait vu tant de visages comme le sien au fil des siècles, des hommes animés par la certitude que la prière suffisait à panser les plaies du monde. Il s’était lui-même nourri de cette croyance. Mais aujourd’hui, ces mots lui paraissaient creux, comme une litanie mécanique récitée pour se rassurer.
— Et si cette épreuve était trop grande ? murmura-t-il, la voix à peine audible. Si nous n’étions pas faits pour la supporter ?
Frère Matthieu se tourna vers lui, surpris. Son regard brillait d’une foi absolue, d’une confiance que Darius envia, l’espace d’un instant.
— C’est précisément parce que nous ne sommes que des hommes que nous devons Lui faire confiance, affirma-t-il avec ferveur. Nous ne comprenons pas toujours Ses desseins, mais nous devons les accepter.
L’immortel sentit sa gorge se serrer.
— Accepter quoi ? Des agonies sans fin ? Des prières murmurées sur des lèvres déjà mortes ?
Sa voix s’était faite plus dure malgré lui. Il détourna les yeux, incapable de soutenir plus longtemps l’innocence du frère. Autrefois, il aurait partagé ces paroles sans la moindre hésitation. Aujourd’hui, elles sonnaient comme une excuse fragile face à l’horreur.
Le jeune moine ouvrit la bouche, prêt à répondre, mais se ravisa en voyant le trouble sur le visage de Darius. Il lui offrit un sourire compatissant, presque bienveillant, et reprit doucement :
— La foi vacille parfois. Mais elle ne disparaît jamais vraiment, frère Darius.
Ce dernier ne répondit pas. Il baissa simplement la tête, les mains tremblantes contre ses genoux. Frère Matthieu observa son silence un instant, puis, sans insister davantage, il s’inclina respectueusement avant de quitter l’église.
Un bruit de pas légers troubla le silence laissé derrière lui. Marie s’était avancée lentement dans la nef, ses bras croisés sur sa poitrine. Elle s’arrêta à quelques pas de Darius, l’observant dans l’ombre.
— Tu ne lui as même pas répondu, fit-elle remarquer d’une voix posée.
Il releva la tête, mais ne se tourna pas vers elle.
— Il n’attendait pas de réponse, murmura-t-il.
Marie resta silencieuse un instant, cherchant les mots justes. L’épuisement de Darius lui sautait aux yeux. Ses traits étaient tirés, son regard sombre perdu quelque part entre la fatigue et le doute. Mais plus que cela, ce qui la frappa, c’était cette impression d’un homme qui s’accrochait désespérément à quelque chose qui lui échappait.
— Qu’est-ce que tu attends, Darius ? demanda-t-elle finalement, sa voix plus douce qu’elle ne l’aurait voulu.
Il ferma brièvement les yeux.
— Rien, souffla-t-il.
— Alors pourquoi tu continues ?
Il expira lentement, comme si cette question le blessait plus qu’il ne voulait l’admettre.
— Parce que si je m’arrête… que reste-t-il ?
Marie se rapprocha légèrement, s’agenouillant à côté de lui.
— Tu sais que tu ne pourras pas tous les sauver, murmura-t-elle.
Il eut un rictus amer, mais ne répondit pas.
— Tu sais aussi que Dieu ne t’apportera pas de réponse, continua-t-elle, le scrutant avec une lueur de tristesse dans le regard.
Darius passa une main sur son visage, l’air las.
— Ne me demande pas d’abandonner, Marie. Pas toi.
Elle sentit son cœur se serrer. Elle aurait voulu lui dire qu’il ne s’agissait pas d’abandon. Qu’il devait simplement arrêter de porter seul un fardeau qu’aucun homme ne pouvait supporter. Mais elle savait que, pour lui, c’était la même chose.
— Je veux juste que tu ouvres les yeux, souffla-t-elle.
Il se figea un instant. Puis, lentement, il se redressa et tourna la tête vers elle. Son regard était plus dur, plus tranchant qu’elle ne l’avait vu depuis longtemps.
— Les miens sont ouverts, Marie, répliqua-t-il d’un ton sec. Peut-être devrais-tu en faire autant.
Et avant qu’elle ne puisse répondre, il se détourna et s’éloigna dans l’ombre, laissant derrière lui le froid d’une conversation inachevée. Elle resta immobile un instant, le cœur battant, la gorge serrée. Elle ne l’avait jamais vu lui parler ainsi. Elle avait voulu l’aider. Mais peut-être qu’au fond, elle venait juste de le pousser un peu plus loin dans l’abîme.
L’air du monastère était devenu irrespirable. L’odeur de fièvre, de sueur et de mort imprégnait les murs de pierre, s’insinuait dans les tissus, collait à la peau. Darius marchait d’un pas rapide à travers le cloître, son manteau souillé de poussière et de sang séché. Un cri déchirant s’éleva du dortoir des malades, suivi d’une quinte de toux rauque. Il accéléra le pas. Lorsqu’il entra, la pièce lui sembla plus sombre que d’habitude. Près d’un lit isolé, une faible lueur révélait les traits tirés d’un homme à l’agonie. Frère Luc. Le moine gisait sur sa couche, le torse soulevé par une respiration laborieuse. Ses paupières mi-closes laissaient entrevoir le blanc de ses yeux, et ses lèvres craquelées murmuraient des mots incohérents, à peine audibles.
— Darius…
Sa voix n’était plus qu’un souffle. L’immortel s’agenouilla aussitôt à ses côtés, prenant sa main dans la sienne. La peau brûlante du mourant contrastait avec la fraîcheur glacée de la nuit qui s’infiltrait par la fenêtre entrouverte.
— Je suis là, Luc, murmura-t-il.
Les autres moines, rassemblés autour de la pièce, restaient silencieux, figés dans une attente funèbre. Aucun d’eux ne croyait plus aux miracles. Mais Darius refusait d’abandonner. Il posa son autre main sur le front brûlant du malade, ferma les yeux et prit une inspiration tremblante.
— Seigneur… ayez pitié de lui.
Sa voix était plus rauque qu’il ne l’aurait voulu. Il déglutit et reprit, avec plus de ferveur :
— Vous qui guérissez les âmes, vous qui donnez la vie, épargnez cet homme. Il a consacré ses jours à vous servir, il a prié en votre nom… Ne détournez pas votre regard de lui.
Sa main tremblait légèrement contre la peau moite du mourant.
— Prenez ma force s’il le faut, murmura-t-il dans un souffle.
Il rouvrit les yeux. Luc l’observait, son regard vitreux perdu dans le vide. Un spasme agita sa poitrine, et il tendit les doigts, agrippant faiblement l’habit de Darius.
— Mon frère… Je…
Sa phrase s’étrangla dans un râle. Darius serra sa main plus fort.
— Reste avec moi, Luc.
Mais déjà, son souffle s’amenuisait. Ses traits se figèrent dans une dernière crispation douloureuse, et un dernier soupir s’échappa de ses lèvres. Son corps se relâcha. Darius resta figé. Les moines baissèrent les yeux, certains murmurèrent une prière.
L’immortel, lui, ne fit rien. Sa main restait serrée autour de celle de Luc, comme s’il pouvait encore le retenir. Il sentit quelque chose se briser en lui. Là où il aurait dû prier pour le repos de son âme, il n’y avait que du vide. Là où il aurait dû ressentir de la douleur, il n’y avait qu’une absence froide et absolue. Lentement, il relâcha les doigts inertes du défunt. Son regard glissa vers la croix en bois suspendue au mur. Il aurait voulu ressentir quelque chose, n’importe quoi. Mais il ne ressentait plus rien.
Il se releva sans un mot, ignorant les regards inquiets qui se posaient sur lui. Puis il tourna les talons et quitta la pièce. Les cierges brûlaient encore, mais la lumière ne l’atteignait plus.
Quelques jours plus tard, alors que le silence pesait sur le monastère endormi, Marie traversa les couloirs faiblement éclairés, ses pas résonnant à peine sur la pierre froide. Elle savait où le trouver. Darius était là, assis près d’un lit, une main posée sur le front brûlant d’un malade. Ses paupières lourdes et sa respiration lente trahissaient son épuisement, mais il ne bougeait pas, comme s’il s’interdisait de céder à la fatigue.
— Tu ne peux pas continuer comme ça, dit-elle doucement en s’agenouillant à ses côtés.
Il ne répondit pas tout de suite. Son regard, d’ordinaire si vif, était voilé par l’usure, par ces jours et ces nuits passés sans sommeil, à lutter contre une force invisible et implacable.
— Je ne peux pas les abandonner, murmura-t-il enfin, sa voix rauque d’avoir trop parlé, trop prié.
Marie observa ses traits tirés, sa barbe hirsute, ses mains tremblantes. Ce n’était pas seulement la fatigue physique qui le brisait. C’était cette bataille intérieure, cette guerre qu’il menait seul contre quelque chose qu’il ne comprenait plus. Elle sentit la colère monter en elle. Ce n’était pas de la colère contre sa foi, ni même contre sa souffrance. C’était de la colère contre lui-même, contre son obstination à s’épuiser sans raison. Elle posa une main sur son bras, le fixant avec une insistance qu’elle n’avait jamais eue jusque-là.
— Ce n’est pas toi qui les abandonnes. C’est la peste. Et tu ne peux pas la vaincre en te sacrifiant avec eux.
Il ferma brièvement les yeux, serrant la mâchoire.
— Si je me repose, qui les écoutera ? Qui leur parlera de l’espoir ?
— L’espoir de quoi, Darius ? De survivre à quelque chose que personne ne comprend ? De croire que Dieu les sauvera alors que chaque jour, tu vois des hommes, des femmes et des enfants mourir sous tes yeux sans qu’aucun miracle ne vienne ?
— Tu crois que je ne sais pas ce que je fais ? riposta-t-il d’une voix basse, comme un avertissement.
Elle lutta contre l’envie de lui répondre de manière plus acerbe, mais elle se contenta de l’observer, prenant une inspiration profonde. Ce qu’il faisait, c’était sa façon à lui de survivre, mais pas de guérir. Il refusait de le voir. Elle le savait, elle le sentait.
— Non, tu ne sais pas ce que tu fais, dit-elle finalement, sa voix plus douce, mais ferme. Tu ne fais rien de tout cela pour eux, ni même pour toi. Tu fais ça parce que tu veux croire qu’il y a une réponse, que tout cela a un sens. Mais il n’y en a pas, Darius. Pas de sens. Pas pour nous. Pas pour eux.
Il la fixa, un peu déstabilisé, mais son regard restait froid, indifférent.
— Tu penses que je suis perdu, Marie ?
Elle secoua lentement la tête, la douleur dans les yeux.
— Je pense que tu es perdu pour rien. Je vois ce que tu fais, je vois comment tu t’enfonces, mais ça ne changera rien. Tu crois que Dieu te donnera une réponse si tu pries assez fort. Mais Dieu ne va pas venir te sauver, et cet homme non plus. Alors arrête, s’il te plaît, arrête de te sacrifier pour des illusions.
Un silence pesant s’installa entre eux. La tension s’était alourdie. Il détourna le regard, le cœur lourd sous le poids de ses propres convictions qui flanchaient. Marie, elle, était prête à tout pour qu’il comprenne. Elle ne pouvait pas le laisser s’effondrer encore plus.
— Tu veux leur donner de l’espoir, souffla-t-elle enfin, d’une voix brisée. Mais comment donner de l’espoir quand toi-même, tu n’as plus aucune force ? À quoi sert l’espoir porté par un homme qui ne tient même plus debout ?
Il ferma les yeux un instant, comme pour fuir ses mots. Mais il savait que la vérité était là, devant lui, inévitable. Il se leva brusquement, se détournant d’elle.
— Tu ne peux pas comprendre, lâcha-t-il en s’éloignant.
L’immortelle, encore accroupie, le fixa un instant avant de se relever à son tour.
— Non, c’est toi qui refuses de voir ce que je comprends depuis longtemps, répliqua-t-elle en s’approchant.
Darius s’arrêta, le dos toujours tourné. Elle avança encore et cette fois, elle posa les deux mains sur ses épaules, l’obligeant à lui faire face.
— Tu es en train de sombrer. Et tu es trop fier pour l’admettre.
Il ouvrit la bouche pour protester, mais elle le coupa d’un regard.
— Tu as déjà fait plus que n’importe quel homme ici. Mais si tu t’effondres, alors qui veillera sur eux ?
Un silence s’installa entre eux, troublé par les gémissements lointains des malades. Marie attendit, scrutant son visage. Elle vit sa gorge se contracter, ses épaules se raidir sous ses mains. Puis, lentement, il baissa la tête.
— Je suis fatigué, murmura-t-il enfin, sa voix brisée.
Elle soupira profondément, un mélange de soulagement et de douleur. Elle comprenait. Mais il fallait qu’il accepte qu’il n’était pas invincible.
— Je sais.
Un souffle tremblant s’échappa des lèvres de Darius, comme si quelque chose en lui cédait enfin. Ses paupières frémirent avant de se fermer un instant, et sous ses doigts, Marie sentit la tension quitter lentement ses épaules.
— Viens, dit-elle simplement.
Il la suivit sans un mot. Ils traversèrent le monastère en silence, leurs pas étouffés par la terre battue du cloître. Darius marchait d’un pas lent, comme si chaque pas l’enfonçait un peu plus sous un poids invisible. Il ne cherchait pas à masquer son épuisement, mais il ne l’acceptait pas encore pleinement. Marie, elle, restait à ses côtés, attentive. Elle savait qu’il luttait toujours. Pas contre la fatigue, pas contre la maladie. Contre lui-même.
Lorsqu’ils atteignirent sa cellule, il s’arrêta dans l’embrasure de la porte, le regard perdu dans l’obscurité de la pièce. Comme s’il redoutait ce qui l’attendait au-delà de ce seuil. Comme s’il craignait de devoir affronter ce qu’il fuyait depuis trop longtemps. Elle posa une main sur son bras, exerçant une pression ferme.
— Entre.
Il hésita, puis obéit. La pièce était modeste, austère. Le lit de paille, la table de bois brut, la bougie à moitié consumée posée près de la fenêtre… Tout ici parlait de renoncement, d’une vie dédiée à autre chose qu’à soi-même. Darius s’arrêta au centre de la pièce, les épaules voûtées. Il semblait sur le point de parler, mais aucun mot ne vint. Marie referma la porte derrière eux, puis s’adossa contre le bois.
— Assieds-toi, insista-t-elle, sa voix plus douce cette fois, mais non moins autoritaire.
Il serra légèrement les poings, comme si son propre corps lui refusait l’abandon. Puis, dans un geste presque mécanique, il se laissa tomber sur le bord du lit. Il passa une main sur son visage, la fatigue marquant chacun de ses traits.
— Je suis fatigué, murmura-t-il à nouveau, sa voix à peine plus forte qu’un souffle. Ce monde… il s’écroule sous nos yeux. Guerre, famine, peste… Et moi, je suis là, incapable de mourir, incapable de porter leur douleur à leur place.
Elle s’accroupit devant lui, croisant son regard. Dans la lueur de la bougie, ses traits prenaient une gravité presque douloureuse.
— Ce n’est pas à toi de porter leur douleur, Darius.
— Alors pourquoi suis-je toujours là ? Quel sens y a-t-il à survivre, quand tout autour de nous s’effondre ? Quand chaque jour apporte son lot de morts et de souffrances, sans qu’aucune prière, aucun espoir, ne puisse y changer quoi que ce soit ?
— Peut-être que ta mission n’a jamais été d’empêcher les morts, mais d’accompagner ceux qui restent.
Il tourna la tête vers elle, ses yeux reflétant une douleur sourde, celle d’un homme qui avait cru toute sa vie en une cause et qui voyait maintenant les fondations de cette croyance se fissurer sous le poids du monde.
— Comment croire en un Dieu qui laisse tout cela arriver ? Qui reste silencieux face à leurs prières ?
Il ne parlait plus seulement du peuple souffrant, il parlait aussi de lui, de cette foi qui s’effritait en lui à mesure que les cadavres s’amoncelaient dans les rues. Marie ouvrit la bouche pour répondre, mais se ravisa. Il n’était plus temps d’essayer de l’apaiser. Plus temps d’adoucir la réalité.
— Je sais ce que c’est, finit-elle par dire d’une voix plus dure. De chercher des réponses et de ne jamais les obtenir.
Darius releva lentement la tête.
— Mais toi, tu as refusé de voir, continua-t-elle. Tu as voulu croire, coûte que coûte. Même quand tout te prouvait le contraire.
Il ne répondit pas, mais sa mâchoire se contracta imperceptiblement.
— Tu voulais une raison, un sens à tout ça, reprit-elle, implacable. Parce que si ça n’avait pas de sens, alors tout ce que tu as fait, tout ce que tu as sacrifié… ça ne servait à rien.
Elle prit une inspiration lente avant de reprendre, mesurant chacun de ses mots.
— Tu sais que je ne crois pas en Dieu, dit-elle finalement. Pas en un Dieu qui regarderait ses enfants souffrir et mourir sans intervenir. Pas en un Dieu qui tolérerait la guerre, la famine, la peste.
Darius ne sembla pas surpris. Il connaissait son scepticisme depuis longtemps, mais entendre ces mots en cet instant, alors qu’il était plus vulnérable qu’il ne l’avait jamais été, leur donnait une portée nouvelle.
— Je respecte ta foi, reprit-elle d’une voix plus douce, et je sais combien elle t’a soutenu. Mais regarde autour de toi. Est-ce vraiment le plan d’un Dieu bienveillant ? Est-ce vraiment la main d’un créateur aimant qui laisse son peuple mourir dans d’atroces souffrances, sans la moindre intervention ?
Il détourna le regard, son souffle irrégulier. Elle pouvait presque voir le combat intérieur qu’il livrait, la lutte entre ce qu’il avait toujours cru et ce que le monde lui imposait de voir.
— Alors comment continuer ? murmura-t-il enfin, la voix brisée. Si je ne peux plus croire, qu’est-ce qu’il me reste ?
Marie leva une main et la posa sur son bras avec une tendresse rare, ancrant son regard dans le sien avec une intensité qui le força à ne pas fuir.
— Toi, Darius. Il te reste toi. Tes choix. Ce n’est pas Dieu qui fait de toi l’homme que tu es. Ce sont les actes que tu poses chaque jour, les décisions que tu prends, les gens que tu aides, non pas parce qu’une force supérieure te l’impose, mais parce que c’est ce que tu es.
Il cligna lentement des yeux, absorbant ses paroles comme si elles étaient une révélation qu’il n’avait jamais envisagée. Il n’y avait pas de commandement divin, pas de dessein supérieur. Il ne restait que lui, et ce qu’il choisissait de faire avec ce qu’il était.
Un long silence s’installa entre eux. Puis, enfin, il lâcha un soupir tremblant, et dans cet unique souffle, Marie sut qu’il venait d’abandonner quelque chose.
— Merci, murmura-t-il, sa voix plus rauque, plus fragile qu’elle ne l’avait jamais entendue.
Elle esquissa un sourire empreint de compréhension, de respect et d’une profonde tendresse.
— Repose-toi maintenant.
Il hocha doucement la tête, puis, pour la première fois depuis des jours, il se laissa aller contre le matelas, fermant les yeux, non pas en prière, mais en quête d’un repos qu’il savait enfin nécessaire. Marie resta là un moment, à veiller sur lui, observant son visage apaisé. Il avait entamé un chemin dont il ne reviendrait pas, une route qui l’éloignerait définitivement de ce qu’il avait été autrefois.
Dans l’église silencieuse, l’odeur de cire fondue et d’encens peinait à masquer celle, plus lourde, de la mort qui rôdait entre les murs. L’humidité imprégnait la pierre, le froid s’insinuait dans les dalles, et chaque ombre semblait prête à s’étirer, à engloutir ce qui restait de sacré entre ces murs.
Darius avançait lentement, ses pas résonnant faiblement sur la pierre nue. L’autel, immuable, lui faisait face comme il l’avait toujours fait. Pourtant, ce soir, quelque chose semblait différent. Il s’agenouilla avec difficulté, sentant la tension dans ses muscles, l’usure de ces jours interminables passés sans repos. Ses doigts se refermèrent avec force sur le bois poli du prie-dieu, ses jointures blanchissant sous la pression. Il baissa la tête, ferma les yeux, et laissa un souffle tremblant s’échapper de ses lèvres.
— Seigneur… murmura-t-il, sa voix presque brisée sous le poids de l’épuisement. Guide-moi.
Les mots s’évanouirent dans le silence, absorbés par la nef obscure. Il attendit, les paupières closes, cherchant à retrouver cette sensation familière, ce frisson imperceptible qui lui avait toujours donné la certitude d’être entendu.
Mais il n’y avait rien.
Il déglutit avec difficulté, refusa d’abandonner. Il serra un peu plus fort ses mains jointes, pencha la tête en avant, ses lèvres effleurant ses phalanges dans un geste de supplication.
— Donne-moi la force… montre-moi le chemin…
Il pria comme il l’avait toujours fait, avec ferveur, avec l’abandon de celui qui ne demandait rien d’autre que de comprendre. Le silence lui répondit. Non pas un silence paisible, réconfortant, empli de la promesse d’une présence invisible. Un silence écrasant, vide, impitoyable. Darius rouvrit les yeux lentement, fixant l’ombre de la croix suspendue au-dessus de l’autel. Il s’attendait à ressentir quelque chose, une once de chaleur, un écho de certitude. Mais tout ce qu’il percevait, c’était le froid.
Il resta ainsi, figé dans cette attente désespérée, cherchant à raviver cette connexion qui avait toujours été là. Mais plus il tendait son âme vers le divin, plus l’absence devenait flagrante. Depuis combien de temps n’avait-il pas réellement ressenti la présence de Dieu ? Depuis combien de temps se battait-il pour une foi qui s’effritait peu à peu, sans qu’il ose se l’avouer ?
Un frisson le parcourut, et son regard se baissa lentement vers le sol. Ses mains se desserrèrent, comme si elles comprenaient avant lui ce que son esprit refusait encore d’admettre.
Il était seul.
Une vague glacée lui traversa la poitrine, différente de tout ce qu’il avait pu ressentir auparavant. Il avait connu la peur, le doute, la souffrance. Mais jamais ce vide, cette désolation si absolue qu’elle lui coupa presque le souffle. Son corps refusait encore de l’accepter, pourtant il le savait, au plus profond de lui. Dieu ne lui répondrait pas. Dieu ne l’avait peut-être jamais fait.
Ses bras, vidés de leur force, retombèrent lentement le long de son corps. Il resta immobile, le regard fixe, la respiration erratique. Il aurait dû se battre, se raccrocher à quelque chose, à n’importe quoi. Mais il n’y avait plus rien à quoi s’accrocher. Il laissa échapper un souffle rauque, ses épaules s’affaissant comme sous le poids d’un monde qui venait de s’écrouler. Puis, dans un dernier geste, il leva les yeux vers la croix suspendue. Et il la regarda comme un étranger.
Les semaines qui suivirent furent marquées par une tension silencieuse entre Darius et lui-même. Ses prières, autrefois longues et ferventes, s’étaient raréfiées, chaque mot pesant sur sa langue comme un fardeau. Ses sermons, d’habitude imprégnés d’une énergie spirituelle inébranlable, avaient perdu de leur éclat. Pourtant, il continuait à jouer son rôle : veillant les malades, réconfortant les endeuillés, offrant une oreille attentive à ceux qui cherchaient en lui une lueur d’espoir.
Une nuit, alors que la lune projetait des ombres pâles à travers les vitraux de l’église, il se retrouva seul, assis sur les marches en pierre face à l’autel. La croix suspendue au-dessus de lui semblait à la fois familière et étrangère. L’obscurité de l’église l’enveloppait, chaque murmure du vent contre les murs ajoutant au poids de son silence intérieur.
— Suis-je fou d’avoir cru qu’il y avait quelqu’un ? murmura-t-il, la voix rauque d’épuisement. Ou peut-être voulais-je seulement donner un sens à tout ce temps que j’ai vécu.
Il baissa les yeux, sentant une larme solitaire rouler sur sa joue. La foi qui l’avait porté durant des siècles semblait s’être effritée, comme un château de sable balayé par la marée. Il était à la dérive, naviguant sans boussole dans une mer d’incertitude. Pourtant, malgré ses doutes, il n’avait pas quitté son poste. Chaque jour, il choisissait de rester. Non pour des réponses qu’il ne trouvait plus, mais parce que, au fond de lui, il savait que sa présence comptait pour ces gens.
Marie l’observait depuis un moment. Elle voyait ses épaules voûtées, son regard perdu, et cela lui serra le cœur. Elle connaissait ce genre de lutte intérieure – pas celle d’un homme avec son Dieu, mais celle d’une âme en quête de sens.
Le lendemain, alors qu’ils se promenaient lentement à l’extérieur du village, Darius finit par parler, sa voix à peine plus qu’un murmure.
— J’ai cherché des réponses dans la prière. J’ai cru qu’elles viendraient, comme elles l’ont fait autrefois. Mais elles restent silencieuses.
Marie lui lança un regard doux mais ferme.
— Peut-être que ce n’est plus là que tu dois chercher.
Darius s’arrêta, ses yeux la fixant avec une intensité inhabituelle.
— Et où, alors ?
Elle posa une main légère sur son bras.
— Dans tes actions. Chaque vie que tu touches, chaque main que tu tiens, c’est là que tu trouveras ton sens. Tu n’as pas besoin d’une réponse divine pour apporter du réconfort. Tu es déjà une lumière dans l’obscurité pour tant de gens.
Darius resta silencieux, mais les mots de Marie s’insinuèrent dans son cœur, ébranlant les murs de doute qu’il avait construits autour de lui.
— Peut-être que tu as raison, murmura-t-il finalement. Peut-être que ma foi doit évoluer, tout comme moi.
Ce soir-là, il retourna à l’église. Mais cette fois, il ne chercha pas de réponses au-delà des étoiles. Ses prières n’étaient plus des appels au secours, mais des pensées adressées à ceux qu’il avait aidés, à ceux qu’il avait aimés. Il choisit de prier non pour des miracles, mais pour avoir la force de continuer à être présent.
Et quelque part, au fond de son âme, il sentit un léger apaisement. Ce n’était pas une victoire éclatante, mais une lueur timide. Et cela suffisait.
Un soir, alors que le crépuscule étendait son voile sur l’abbaye, Darius et Marie déambulaient silencieusement dans le jardin. Les fleurs de printemps, bien que légèrement fanées, exhalaient encore des parfums subtils qui flottaient dans l’air frais. Les étoiles commençaient à percer le ciel assombri, et le chant lointain des grillons ajoutait une touche de mélancolie à cette atmosphère paisible.
Marie marchait à ses côtés, ses mains croisées devant elle, son regard perdu dans les ombres des collines environnantes. Elle finit par s’arrêter près d’un buisson d’aubépine en fleurs, se tournant lentement vers Darius. Sa main se posa doucement sur son bras, un geste empreint de soutien silencieux.
— De meilleurs jours arrivent, Darius, je te le promets, dit-elle avec une assurance tranquille.
Ce dernier, dont les épaules semblaient toujours ployer sous le poids invisible de ses pensées, tourna la tête vers elle. Dans ses yeux sombres, les doutes et les blessures des dernières années étaient encore visibles. Pourtant, il chercha dans le regard de Marie une certitude qu’il ne trouvait plus en lui-même. Et il y vit quelque chose qu’il enviait : une force tranquille, un espoir inébranlable.
— Comment peux-tu en être si sûre ? demanda-t-il doucement, sa voix voilée par l’émotion.
Elle resta silencieuse quelques instants, laissant la brise caresser son visage. Puis elle répondit, ses mots pesés avec soin :
— Parce que je sais que rien ne dure. Ni le bonheur, ni la douleur. Tout finit par se transformer. J’ai vu la souffrance s’estomper, les cœurs se réparer, et des âmes perdues retrouver leur chemin. Et parce que l’avenir est toujours plein de possibilités, même quand tout semble sombre.
Darius baissa la tête, absorbant ses paroles. Ce n’était pas une promesse de miracles, mais une vérité simple et universelle : le changement était inévitable. La douleur qu’il portait aujourd’hui finirait, elle aussi, par se dissiper.
Le temps finit par atténuer les ravages de la peste. Un matin, après des mois qui semblèrent interminables, Darius se réveilla dans un village où le silence n’était plus celui des morts, mais celui d’un calme renaissant. Les cloches, autrefois porteuses de deuils incessants, avaient cessé de résonner. Les rues, vides depuis si longtemps, commençaient à retrouver une forme timide de vie. Pourtant, malgré la fin de l’épidémie, il ne retrouvait pas la paix intérieure. Les ombres de ses doutes persistaient, tissées dans le tissu même de son âme.
Marie et Thalia, fidèles à leur nature nomade, reprirent leurs chemins respectifs. Mais cette fois, leurs départs furent teintés d’une hésitation silencieuse. Marie, en particulier, ne pouvait ignorer la transformation subtile qu’elle percevait en Darius. Il était toujours le prêtre sage et stoïque qu’elle connaissait, mais les certitudes rigides qu’il avait portées pendant des siècles semblaient fissurées par l’épreuve de la peste. Dans ses silences, dans ses gestes mesurés, il était devenu plus humain. La distance spirituelle qu’il avait toujours imposée entre lui et le reste du monde semblait s’amenuiser. Il parlait peu de ses doutes, mais ses regards, plus lourds de sens qu’auparavant, les trahissaient. Ses soupirs, ses pauses prolongées au pied de l’autel, tout en lui semblait porteur d’une question qu’il n’osait pas formuler.
Marie, touchée par cette fragilité naissante, trouvait dans ces failles une profondeur nouvelle. Il ressemblait davantage à l’homme qu’elle avait connu jadis. Cette humanité retrouvée résonnait en elle. Elle revenait de ses voyages de plus en plus tôt, prolongeant chaque séjour auprès de lui. Il n’y avait plus de quête précise ou d’envie de fuir : il y avait simplement l’envie d’être là, avec lui, dans cette phase incertaine de leur existence immortelle.
Thalia, bien qu’errante par nature, trouvait elle aussi une ancre en ces lieux. La jeune immortelle, autrefois enragée et impulsive, s’était adoucie avec le temps. Son énergie guerrière n’avait pas disparu, mais elle s’était muée en une force apaisante, protectrice. Elle veillait sur le village et ses habitants avec une vigilance constante, offrant son aide discrète à Darius et Marie lorsqu’ils en avaient besoin.
Le monastère, bien qu’épargné des duels par sa nature sacrée, était devenu plus qu’un sanctuaire religieux. C’était un havre pour leurs âmes fatiguées, un lieu où leurs blessures invisibles trouvaient un peu de repos. Un équilibre fragile s’était instauré entre eux, une paix timide et précieuse. Mais cette accalmie, comme toutes celles de leurs vies tumultueuses, semblait destinée à être bousculée. Et dans l’air, quelque chose d’inexprimé flottait déjà, comme une ombre prête à franchir la porte du sanctuaire.
Une après-midi d’automne, alors que le soleil déclinait lentement sur les champs autour du monastère, Thalia arriva au galop sur un cheval épuisé. La poussière maculait son visage, et son regard était marqué par une fatigue extrême mêlée d’effroi. Lorsqu’elle sauta de sa monture, ses jambes fléchirent sous elle, et elle dut s’appuyer contre une pierre pour ne pas s’effondrer. Marie, qui observait depuis l’entrée de l’église, accourut aussitôt, suivie de Darius.
— Thalia ! Que s’est-il passé ? demanda-t-elle, la voix tremblante d’inquiétude.
Cette dernière redressa lentement la tête, ses mains tremblantes peinant à essuyer la sueur qui perlait sur son front. Son regard, habituellement fier et déterminé, était hanté.
— J’ai tué un immortel, murmura-t-elle d’une voix brisée. Il m’a provoquée en duel après que je me sois interposée pour protéger une femme.
Marie échangea un regard grave avec Darius, puis posa une main rassurante sur l’épaule de Thalia.
— Explique-moi, Thalia. Que s’est-il passé exactement ? demanda-t-elle doucement mais fermement.
La jeune femme prit une grande inspiration, ses pensées encore en désordre.
— Cette femme devait de l’argent pour du bétail. Il voulait la punir pour son incapacité à rembourser. Il a prétendu qu’il prendrait son corps en compensation.
La mâchoire de Marie se crispa, une lueur froide s’allumant dans ses yeux.
— Je ne pouvais pas le laisser faire, continua Thalia avec force. Ce genre de violence, cette domination… Tu sais que je ne peux pas rester sans rien faire.
Son ton était imprégné de colère, mais aussi d’une détermination inébranlable.
— Je l’ai défié. Le duel a été long et difficile. Il était un excellent combattant, l’un des meilleurs que j’ai affrontés. Mais… je l’ai battu.
Elle baissa les yeux, les poings serrés, son corps encore tendu par les souvenirs du combat.
— Et c’est là que tout a basculé, reprit-elle d’une voix plus basse. Sa compagne immortelle était là. Elle m’a vue le tuer et s’est jetée sur moi avec une rage que je n’avais jamais connue.
Les poings de Thalia tremblaient sous l’intensité du souvenir.
— Elle était bien plus forte que moi, surtout après mon premier combat. Elle m’a blessée, continua Thalia en effleurant sa tunique. J’étais épuisée, et elle avait clairement l’avantage. Si des villageois n’étaient pas arrivés, elle m’aurait tuée.
Elle leva les yeux vers Marie, une lueur de honte perçant dans son regard.
— J’ai fui dès que j’ai pu, mais je sais qu’elle me poursuit. Elle ne s’arrêtera pas tant qu’elle ne m’aura pas retrouvée.
Le silence s’abattit sur elles. Darius s’approcha lentement, son expression grave et pensive.
— Reste ici, dit-il d’un ton calme mais autoritaire. Ce lieu est un sanctuaire. Elle ne pourra pas t’atteindre.
L’immortelle hocha la tête, mais son soupir tremblant trahissait encore la peur qui l’habitait. Même entourée d’alliés, elle savait que la menace n’avait pas disparu.
Quelques heures plus tard, alors que le soleil disparaissait derrière l’horizon, une vibration familière emplit l’air. Darius et Marie la ressentirent avant même de la voir. Une présence forte, presque oppressante, avançait lentement vers le monastère. Lorsque la silhouette de la femme se détacha dans la lumière déclinante, le prêtre eut un sursaut. Le passé, qu’il avait cru enterré, refaisait surface.
Callestina.
Elle avançait d’un pas sûr, droite et fière, les yeux étincelants de colère contenue. En s’approchant, elle scruta l’église, puis ses occupants. Ses yeux passèrent rapidement sur Thalia, puis Marie, avant de se poser sur Darius.
— Alors, c’est ici que tu te caches, lança-t-elle d’une voix glaciale. Encore une fois derrière des murs sacrés. Toujours le prêtre intouchable.
Thalia recula instinctivement d’un pas. Callestina sourit, mais c’était un sourire dur, empreint de mépris.
— Tu te caches bien, toi aussi, continua-t-elle en s’adressant à la jeune femme. Trop lâche pour m’affronter en terrain neutre ?
Son regard revint vers Darius, s’alourdissant d’une rancune profonde.
— Et toi, Darius... Toujours fidèle à ton idéal ? Toujours à prétendre que ta foi peut effacer le mal que tu as fait ?
Il soutint son regard sans flancher, mais elle continua, sa voix montant en intensité.
— Tu m’as trahie. Tu m’as abandonnée. J’étais prête à tout pour toi, et toi, tu m’as réduite à un... passe-temps. Ces mots, je ne les oublierai jamais.
Marie se tourna vers Darius, surprise par cette révélation. Il gardait le silence, mais son visage trahissait une douleur ancienne.
— Grayson m’a ramassée parmi les cendres, reprit Callestina, sa voix tremblant d’émotion. Lui m’a donné une raison de vivre après que tu m’as brisée. Et maintenant, cette fille l’a tué. Pour quoi ? Pour une querelle insignifiante ?
Le choc fut immédiat. Marie vit Darius tressaillir imperceptiblement. Grayson. Ce nom flottait dans l’air comme une sentence. Thalia, jusqu’alors restée en retrait, ne cilla pas. Elle ignorait l’importance du nom qu’elle venait d’entendre. Pour elle, l’immortel n’avait été qu’un adversaire comme un autre.
— Tu ne réagis pas, Darius, reprit-elle d’une voix plus basse. J’aurais pensé que la nouvelle t’affecterait davantage.
Il resta silencieux. Callestina lui lança un regard chargé de mépris.
— Vous ne pouvez pas vous cacher ici éternellement. Vous m’avez tout pris. Vous n’effacerez jamais cela.
Elle tourna les talons brusquement, disparaissant dans la pénombre, mais laissa derrière elle un vide lourd de tension.
Les jours passaient, l’angoisse latente persistait, mais Callestina ne réapparaissait pas. Thalia restait enfermée dans le monastère, incapable de surmonter sa peur. Elle observait les alentours depuis les fenêtres, craignant de voir surgir la silhouette vengeresse de l’immortelle. Même la quiétude sacrée du lieu ne suffisait pas à la rassurer totalement.
Marie, en revanche, bien que vigilante, semblait plus assurée. Son ancienne rivale ne lui faisait pas peur, et cette dernière le savait. Elle sortait régulièrement pour se rendre au village voisin. Parfois, c’était pour acheter des vivres ou des herbes médicinales ; d’autres fois, pour répondre aux demandes des villageois, qui appréciaient ses talents de guérisseuse. Elle se déplaçait avec une confiance naturelle, bien que son épée reste toujours à portée de main, dissimulée sous son manteau.
Lors d’une matinée où les brumes montaient paresseusement des collines environnantes, Marie quitta à nouveau le monastère. Elle portait une sacoche remplie de fioles et d’onguents qu’elle avait promis à une vieille femme souffrant de douleurs articulaires. Arrivée au village, elle traversa les ruelles pavées, saluant distraitement les villageois.
Elle s’arrêta à l’échoppe d’un marchand pour acheter du pain et quelques légumes. Alors qu’elle tendait les pièces, le marchand, un homme au visage marqué par la méfiance, fronça les sourcils en la dévisageant.
— Vous venez souvent ici, vous, murmura-t-il d’un ton soupçonneux. Trop souvent.
Marie releva un sourcil, surprise.
— Je viens seulement pour aider ceux qui en ont besoin, répondit-elle calmement.
Mais l’homme haussa le ton, attirant l’attention des passants.
— Vous aidez, hein ? Et d’où viennent vos remèdes, vos herbes ? On raconte des choses sur vous.
Marie recula d’un pas, sentant la tension monter.
— Je ne fais que mon devoir. Rien de plus.
Le marchand, cependant, semblait chercher une excuse pour envenimer la situation. Soudain, il brandit un couteau et, d’un geste rapide, lui entailla la jambe.
Marie s’effondra sous la douleur, une main pressée sur la blessure. La foule se rassembla rapidement, des murmures parcourant l’assemblée. Alors qu’elle tentait de se relever, sous les regards accusateurs, la plaie se referma à vue d’œil, laissant derrière elle une fine trace rosée.
— Sorcière ! hurla le marchand, pointant un doigt accusateur.
Un murmure horrifié parcourut la foule.
— La femme nous l’avait bien dit ! C’est une sorcière !
Marie comprit immédiatement. Callestina. Elle était derrière tout cela. Chaque regard accusateur, chaque murmure empoisonné qui avait précédé cette explosion de violence provenait des graines de doute qu’elle avait semées. Sa rivale avait préparé cette mise en scène avec une précision cruelle, jouant sur la peur et la superstition des villageois. Désespérée, elle tenta de se défendre, sa voix noyée dans le tumulte des cris. Mais la foule était trop nombreuse, trop enragée. Des mains brutales l’empoignèrent, l’immobilisant malgré ses protestations.
Non loin, à l'orée de la forêt, une silhouette se dissimulait parmi les arbres. Elle observait la scène en silence, son visage à demi dissimulé par l'ombre de son capuchon. Mais ses yeux brillaient d'une satisfaction glaciale, et un sourire imperceptible effleura ses lèvres.
Enfin, elle allait se venger.
Depuis des années, la douleur avait pris racine en elle, se nourrissant de trahisons et de pertes. Marie. Cette femme lui avait volé Darius. Non seulement l'homme qu'elle aimait, mais aussi celui qu'elle avait toujours idéalisé, celui en qui elle avait placé tous ses espoirs. Et quand elle avait osé le confronter, il n'avait vu en elle qu'un passe-temps. Ses paroles avaient été cinglantes, et sa froideur avait brisé ce qui restait de son cœur.
Puis il y avait eu Grayson. L'immortel qui l'avait relevée quand elle était tombée. Celui qui lui avait offert une raison de croire à nouveau, un but. Mais Thalia l’avait tué. Cette immortelle insolente, protégée par Darius et formée par Marie, avait pris la vie de l’homme qu’elle chérissait.
Et maintenant, Callestina se tenait là, savourant l’aboutissement de sa vengeance. Elle allait laisser Marie se faire brûler, victime de la haine aveugle qu’elle avait soigneusement orchestrée. Et, à travers elle, Darius et Thalia subiraient une douleur à la hauteur de celle qu’ils lui avaient infligée.
Un dernier regard vers le chaos qu'elle avait déclenché, et l’immortelle s’éloigna silencieusement, disparaissant dans l’épaisseur des bois. Ils allaient tous comprendre ce que signifiait perdre ce qui leur était cher.
Sur le chemin, elle fit halte au monastère. Elle s’approcha lentement, son cheval avançant au pas, tandis que Darius et Thalia l’observaient depuis l’entrée.
— Un beau refuge que vous avez là, dit-elle d’un ton faussement aimable. Vous cachez bien vos secrets.
Elle arrêta son cheval à quelques mètres, dominant la scène.
— Dis-moi, Darius, penses-tu que la tête d’un immortel résiste au feu ?
Son regard perçant fit frissonner Thalia, qui resta figée. Darius, lui, soutint son regard, mais son expression était tendue.
— Tu devrais y réfléchir, ajouta-t-elle.
Sans attendre de réponse, elle éperonna sa monture et disparut à nouveau dans la forêt, laissant derrière elle un malaise glacial.
L’inquiétude s’insinua profondément chez les deux immortels. L’attitude provocatrice de Callestina avait ravivé leurs craintes. Après un échange tendu, Darius se résigna à aller au village pour comprendre ce qui se tramait.
— Je viens avec toi, affirma Thalia, déterminée.
— Non, répondit-il, son ton plus ferme qu’à l’accoutumée. Si quelque chose m’arrive, tu dois rester ici. Tu seras en sécurité.
Thalia ouvrit la bouche pour protester, mais il leva une main pour l’interrompre.
— Je ne veux pas te mettre en danger. Ce monastère est le seul endroit où Callestina ne pourra pas te toucher.
Elle baissa les yeux, à contrecœur, et hocha la tête.
Avant de partir, Darius se prépara avec soin. Sous sa robe ample, il glissa une épée soigneusement enroulée dans un tissu, dissimulant l’arme comme un secret honteux. Il ne s’était pas battu depuis longtemps, et pourtant, il savait qu’il le ferait aujourd’hui s’il n’avait pas d’autre choix.
Il marcha d’un pas rapide, son cœur battant contre sa poitrine comme un tambour de guerre. L’air était lourd, chargé de chaleur et de poussière, mais il ne le sentait pas. Il ne sentait rien, si ce n’était ce poids écrasant dans sa poitrine, cette tension insupportable qui crispait chacun de ses muscles.
Ses pensées tournaient en boucle, se fracassant contre un mur d’incertitude. Il n’avait jamais ressenti une telle peur. Pas même sur un champ de bataille. Pas même lorsqu’il avait renoncé à son ancienne vie. Il connaissait la peur. Il l’avait vue dans les yeux de ses ennemis, l’avait ressentie dans ces instants où la mort semblait inévitable. Il avait appris à l’apprivoiser, à l’étouffer sous sa volonté, à la transformer en une arme, un moteur. Mais cette peur-là n’avait rien à voir avec celles du passé. Elle était plus sourde, plus profonde. Elle n’était pas dirigée contre lui. Ce n’était ni la peur de la douleur, ni celle de la mort. C’était une peur qui dépassait son propre sort. Une peur insidieuse, presque suffocante. L’angoisse de l’impuissance.
Il accéléra le pas, ses bottes soulevant la poussière sur le sentier. Il avait toujours eu le choix. Il avait choisi de devenir un guerrier. Il avait choisi d’abandonner la guerre. Il avait façonné son destin à la force de sa volonté. Mais aujourd’hui… Il ne contrôlait rien. Et cette idée lui était insupportable.
Marie…
Il n’avait jamais envisagé un monde sans elle. Elle l’avait accompagné à travers les siècles, avec sa fougue, son entêtement, son ombre inébranlable. Même lorsqu’elle était partie, il savait qu’elle reviendrait. Il n’avait jamais eu à la retenir. Mais cette fois, ce n’était pas une de ses disparitions volontaires. Cette fois, elle risquait de lui être arrachée.
Il sentit sa gorge se contracter. Un instant, il ralentit, posant une main contre un tronc pour reprendre son souffle. Une vague glacée lui traversa la poitrine. Lui qui avait toujours su maîtriser son corps, son esprit, sa foi… se retrouvait paralysé par quelque chose qu’il ne voulait pas affronter.
Il ne voulait pas la perdre.
Au loin, il distinguait déjà des voix, une agitation qu’il ne comprenait que trop bien. La foule, avide de justice ou de vengeance.
Darius accéléra. S’il n’arrivait pas à temps… Il chassa l’idée avant qu’elle ne le détruise.
En approchant des premières maisons, il perçut un tumulte inhabituel : des voix en colère, des cris indistincts, et une ambiance de haine palpable. Quand il arriva sur la place centrale, il s’arrêta net, glacé d’effroi. Devant lui, Marie était attachée à un poteau, les poignets liés au-dessus de sa tête. Une foule compacte l’entourait, brandissant des torches et des outils agricoles. Un bûcher, constitué de fagots soigneusement empilés, était en train d’être dressé à ses pieds.
— Sorcière ! hurlait la foule, une clameur qui résonnait jusque dans les ruelles adjacentes.
Darius sentit son cœur se contracter, battant si fort qu’il lui semblait qu’il allait éclater. Ses yeux balayèrent la scène, chaque détail l’enfonçant un peu plus dans l’horreur. Un prêtre en tenue liturgique se tenait à l’écart, une expression grave sur le visage. Il récitait des prières d’une voix monotone, levant les mains pour bénir les lieux, tandis que la foule s’enflammait davantage.
Se glissant parmi les villageois, Darius tendit l’oreille pour capter leurs conversations.
— Elle guérit comme par magie, disait un homme, son visage marqué par une colère mêlée de peur. Ce n’est pas naturel !
— Elle doit être purifiée par le feu, ajouta un autre, la voix vibrante de conviction.
Un troisième murmura, plus hésitant :
— Mais… elle nous a aidés. Elle a sauvé la vie de mon fils.
Sa remarque fut étouffée par un cri perçant :
— C’est une ruse du diable ! Les sorcières se font toujours passer pour des bienfaitrices avant de nous maudire !
Darius sentit un frisson glacial lui parcourir l’échine. La peur et la superstition dominaient ici, rendant tout dialogue presque impossible. Mais il ne pouvait pas céder au désespoir. Son regard se posa sur Marie. Elle était visiblement épuisée, ses vêtements portaient les traces d’un combat récent, mais elle gardait la tête haute. Son regard passait furtivement sur les villageois, cherchant une issue, une échappatoire, mais elle n’en trouvait aucune.
Il ferma les yeux un instant, luttant contre l’effroi qui l’envahissait. Il prit une profonde inspiration et, après un dernier regard vers le bûcher en préparation, fit demi-tour, le souffle court et le cœur serré. Il savait qu’il devait agir vite, mais pour la première fois, il doutait de pouvoir arriver à temps.
Quand il atteignit enfin le monastère, il poussa la porte avec fracas, alarmant Thalia qui accourut vers lui.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle, paniquée.
Darius, essoufflé, s’appuya contre le mur.
— Ils vont la brûler, lâcha-t-il d’une voix tremblante. Ils l’accusent d’être une sorcière.
Thalia porta une main à sa bouche, horrifiée.
— On ne peut pas laisser faire ça ! répondit-elle, son regard brillant de détermination.
Il posa une main sur son épaule pour la calmer, bien que son propre désarroi transparaissait dans son expression.
— Nous devons agir, et vite. Mais nous ne pouvons pas nous précipiter.
Il inspira profondément, tentant de contenir la panique qui montait en lui.
— Si nous faisons le moindre faux pas, cela pourrait aggraver la situation.
Ils échangèrent un regard chargé d’urgence et de gravité. Ensemble, ils commencèrent à réfléchir à un plan pour sauver Marie avant qu’il ne soit trop tard.
Sur la place centrale, le crépitement des flammes commençait à emplir l’air d’une odeur âcre. Le bois frais du bûcher crépitait tandis que les premières langues de feu léchaient les branches inférieures. Attachée au poteau, Marie serrait les poings pour résister à la peur qui grondait en elle. Son esprit s’accrochait à l’idée que son immortalité la protégerait, mais elle n’en était pas sûre. Les flammes, aussi terrifiantes qu’hypnotiques, semblaient prêtes à consumer plus que son corps : elles menaçaient de dévorer son courage.
« Est-ce que je peux mourir comme ça ? » se demandait-elle, paralysée.
Elle n’avait jamais affronté le feu de cette manière, et la peur de la douleur était insupportable. Les visages haineux de la foule dansaient dans son champ de vision, déformés par la chaleur. Elle ferma les yeux, cherchant à se souvenir des moments où elle avait été forte, où elle avait affronté la mort et la peur avec dignité. Mais cette fois, elle se sentait seule. Elle inspira profondément, espérant que Darius ou Thalia interviendraient, mais le désespoir s’insinuait dans son esprit.
Les flammes montaient, les langues de feu s’approchant dangereusement de ses jambes. La chaleur devint insoutenable, et son souffle se fit plus court. Elle tenta de tirer sur ses liens, mais la fumée l’enveloppait déjà. La douleur de l’air brûlant dans ses poumons fut la dernière chose qu’elle ressentit avant de perdre connaissance, sa tête retombant mollement contre le poteau.
Après un bref échange, Darius et Thalia élaborèrent un plan. Ils savaient que le temps jouait contre eux, les flammes ayant déjà commencé à consumer le bois du bûcher. Darius, en tant que moine respecté, utiliserait son autorité morale pour affronter la foule si nécessaire, tandis que Thalia créerait une diversion pour détourner l’attention.
La jeune immortelle ajusta la cape qui couvrait ses épaules, rabattant la capuche pour cacher son visage. Elle contourna le centre du village en empruntant une ruelle latérale, veillant à ne pas être vue avant le moment crucial. La lumière dansante des flammes éclairait la place, où les villageois s’étaient rassemblés dans un mélange de curiosité morbide et de peur superstitieuse.
Arrivant à proximité, elle inspira profondément et, d’une voix forte et impérieuse, lança :
— Arrêtez ! Ne voyez-vous pas que vous êtes manipulés par le diable ?
Le cri résonna dans l’air, stoppant net les murmures de la foule. Les villageois se tournèrent vers elle, leurs visages exprimant un mélange de surprise et d’inquiétude. Avançant lentement, elle éleva la voix pour couvrir le crépitement des flammes.
— Cette femme est innocente ! Ceux qui vous ont poussé à cet acte cherchent à semer la discorde parmi vous !
Un silence incrédule suivit, rapidement brisé par un homme du premier rang.
— Qui êtes-vous pour oser dire cela ? cria-t-il, le regard méfiant.
Thalia fit un pas en avant, ses gestes calculés pour paraître à la fois assurée et désarmante.
— Une voyageuse, répondit-elle d’un ton ferme. J’ai vu des villages détruits par de telles injustices. Vous vous apprêtez à condamner une âme pure sur la base de rumeurs et de peurs infondées.
Les murmures reprirent de plus belle, certains exprimant des doutes, d’autres tentant de défendre la légitimité du jugement. Thalia profita de cet instant d’hésitation pour maintenir leur attention sur elle.
Pendant ce temps, Darius se glissa furtivement dans l’ombre des bâtiments, évitant soigneusement les regards. La chaleur du bûcher était déjà étouffante à mesure qu’il approchait. Il observa un instant Marie, inconsciente, ses jambes déjà marquées par les flammes. Serrant les dents, il retira sa propre cape pour couvrir une partie des braises et grimpa rapidement sur le bûcher.
— Tiens bon, murmura-t-il, bien qu’il sache qu’elle ne pouvait l’entendre.
Les cordes qui liaient les poignets de l’immortelle étaient épaisses et noircies par la fumée. Sortant un petit couteau qu’il portait à la ceinture, il s’efforça de les trancher. La fumée envahissait ses poumons, et la chaleur des flammes mordait sa peau, mais il poursuivit sans faiblir. Enfin, les liens cédèrent. Darius attrapa Marie et la souleva dans ses bras, descendant avec précaution du bûcher alors que les flammes menaçaient de les envelopper tous les deux.
La foule, alertée par le mouvement, se tourna vers lui. Un cri d’alarme s’éleva :
— C’est le moine ! Il la sauve !
Darius, malgré la fatigue et la douleur, se redressa de toute sa hauteur, fixant la foule avec une intensité presque surnaturelle.
— Honte à vous ! tonna-t-il, sa voix pleine de colère et de gravité. Vous vous dites chrétiens, et pourtant vous agissez comme des païens en brûlant une innocente !
Un silence abasourdi s’installa. Les villageois, pris entre la crainte et la culpabilité, reculèrent légèrement.
— Si elle avait été une sorcière, reprit-il, pensez-vous que les flammes l’auraient épargnée ?
Cette déclaration troubla les esprits. Certains baissèrent les yeux, murmurant entre eux, tandis que d’autres continuaient à fixer Darius avec incrédulité.
— Rentrez chez vous, ajouta-t-il avec autorité. Priez pour vos âmes et pour le pardon de vos péchés.
La foule, désorganisée et hésitante, commença à se disperser lentement. Thalia rejoignit Darius, son regard inquiet balayant les environs pour s’assurer qu’aucun villageois ne tentait de les suivre. Ensemble, ils s’éloignèrent du village, portant Marie entre eux, leurs silhouettes disparaissant dans l’ombre de la forêt.
Fuyant le village, ils s’enfoncèrent dans la forêt, le souffle court et les muscles tendus par l’urgence. Après plusieurs minutes à zigzaguer entre les arbres, Darius trouva une clairière recouverte de mousse. Il s’agenouilla avec précaution et déposa Marie au sol, prenant soin de la positionner confortablement. Ses mains, encore noircies par la suie, effleurèrent doucement son visage. Elle était inconsciente, son souffle faible, mais régulier. Les flammes avaient laissé leur empreinte sur le bas de son corps, la peau calcinée et noircie par endroits, mais il savait que les premières marques de guérison ne tarderaient pas à apparaitre.
— Tu es en sécurité maintenant, murmura-t-il d’une voix douce.
Il passa une main dans les cheveux de l’immortelle, replaçant une mèche derrière son oreille, son regard chargé de tendresse. À cet instant, Darius n’était plus le prêtre, ni l’immortel millénaire ; il était simplement un homme, un homme qui avait failli perdre celle qui comptait le plus pour lui.
Thalia, légèrement en retrait, les observait en silence. Elle posa une main sur son cœur, comme pour calmer les battements frénétiques qui persistaient depuis leur fuite. Marie n’était pas seulement son amie, mais aussi une mentor, une guide. La voir ainsi, vulnérable, avait ravivé en elle une peur qu’elle ne voulait pas laisser transparaître.
Darius se releva finalement, fixant Thalia avec un regard décidé.
— Reste ici avec elle. Je vais chercher des chevaux au monastère. Nous partons.
Sans attendre de réponse, il s’éloigna d’un pas rapide, disparaissant dans les ombres des arbres.
Thalia s’assit près de Marie, veillant sur elle avec une attention protectrice. Sa guérison avançait à une vitesse fascinante : les chairs calcinées se reformaient progressivement, laissant place à une peau lisse et sans cicatrice. Lorsqu’elle ouvrit enfin les yeux, la jeune femme laissa échapper un soupir de soulagement.
— Marie, murmura-t-elle, l’émotion perçant dans sa voix. Tu es revenue.
Cette dernière lui offrit un sourire faible, mais sincère. Sa voix, encore rauque, brisa le silence :
— Thalia ? Que… que s’est-il passé ?
Cette dernière posa doucement une main sur son bras, son regard mêlant réconfort et inquiétude.
— Ils ont voulu te brûler, dit-elle doucement. Mais nous t’avons sauvée. Tu es hors de danger maintenant.
Marie hocha légèrement la tête, son esprit encore embrouillé par des souvenirs diffus, entrecoupés d’images de flammes et de douleur.
Le temps s’étira dans un silence chargé d’attente, jusqu’à ce que Darius réapparaisse enfin. Guidant trois chevaux, son visage, marqué par la fatigue, reflétait également un profond soulagement. Marie était debout, s’appuyant légèrement sur Thalia, mais son corps semblait désormais entièrement rétabli. Il s’approcha rapidement, et sans dire un mot, il la prit dans ses bras. Cette étreinte, puissante et pleine d’émotion, fit couler quelques larmes le long des joues de Thalia. Marie, d’abord surprise, rendit l’étreinte avec autant de force, s’accrochant à lui comme si le reste du monde s’était effacé.
— Merci, murmura-t-elle contre son épaule.
— Tu n’as pas à me remercier, répondit-il d’une voix rauque.
Sans un mot de plus, ils montèrent en selle et quittèrent les lieux. La forêt dense les engloutit dans son obscurité, où chaque bruissement semblait un écho du danger qu’ils fuyaient encore. Les ombres des arbres glissaient sur eux comme des spectres silencieux, témoins impassibles de ce qu’ils laissaient derrière eux.
Darius chevauchait en tête, les rênes serrées entre ses doigts, le regard fixé sur le sentier sinueux qui s’ouvrait devant eux. Il aurait dû être concentré sur la route, sur la menace encore tapie dans l’ombre, sur la distance à mettre entre eux et la folie des villageois. Mais quelque chose en lui était ailleurs. Il jetait des coups d’œil furtifs par-dessus son épaule, incapable de s’en empêcher. Marie chevauchait juste derrière lui, silhouette fluide, silencieuse, mais présente, comme elle l’avait toujours été. Son visage était tourné vers la route, fermé, mais il connaissait ce masque. Elle était éprouvée. Pas physiquement—elle avait déjà enduré pire—mais dans un endroit plus profond, plus intime.
Il ne savait pas pourquoi il continuait à la regarder. Ou plutôt, il refusait encore d’en admettre la raison. Un frisson le traversa. Pas de froid, mais d’un trouble qu’il ne voulait pas nommer. Depuis combien de temps la regardait-il ainsi ?
Un souffle de vent fit frémir les branches au-dessus d’eux, et dans l’ombre de la forêt, il se souvint. Le premier regard qu’il avait posé sur elle. Il revoyait la clairière parsemée des premières feuilles d’automne, la tension sourde qui précède un combat. Elle s’était tenue devant lui, farouche, insolente, presque trop sûre d’elle. Elle avait proposé un duel, sa voix claire le défiant. Il avait ri. Une femme. Elle n’avait aucune chance.
Mais il avait eu tort. Elle l’avait battu. Humilié, même. Et pourtant, lorsqu’elle avait abaissé son épée, elle ne l’avait pas défié avec arrogance, mais avec une certitude tranquille, implacable. Elle savait qu’elle avait gagné sa place. Et lui, lié par sa propre parole, avait dû l’accepter dans son armée. Contre son gré.
Il se rappelait encore la colère qui l’avait consumé ce jour-là, le ressentiment d’avoir été contraint par l’honneur. Elle aurait dû échouer. Mais elle avait tenu bon. Il l’avait observée, d’abord avec mépris, puis avec curiosité, puis… il ne savait plus quand exactement la curiosité s’était transformée en autre chose.
Elle n’avait jamais plié sous lui. Même lorsqu’il l’avait brisée, même lorsqu’il l’avait forcée à renier ses propres principes, elle était restée là, debout, inébranlable. Et il l’avait vue. Peu à peu. Il ne savait pas quand il avait commencé à attendre sa voix dans le tumulte du camp. À chercher sa silhouette parmi les guerriers. Il s’était convaincu que c’était autre chose. Un défi. Un combat de volonté. Mais au fil des années, il l’avait acceptée. Il s’était même surpris à la respecter. Il n’aurait jamais pensé faire cela.
Il avait voulu se faire pardonner, un jour. Il ne savait plus très bien pourquoi. Un geste dérisoire, presque ridicule en comparaison de tout ce qu’il lui avait pris. Il lui avait offert un bracelet de cuir tressé, un symbole discret, un engagement silencieux. Une promesse qu’il ne lui ferait plus de mal. Elle l’avait pris sans un mot. Elle le portait encore.
Darius sentit sa mâchoire se contracter. Il chassa l’image de son esprit et reporta son attention sur la route. Mais c’était inutile. Elle était là, partout, incrustée dans chaque battement de son cœur.
Il avait cru que tout cela était fini. Quand il avait reçu le quickening d’Emrys. Quand il avait embrassé la paix. Il s’était convaincu qu’il n’y avait plus de place en lui pour les désirs charnels, pour les émotions trop humaines, trop instables. Il s’était convaincu qu’il n’en avait plus besoin. Mais était-ce vrai ? Ou bien avait-il simplement eu peur ?
Ses doigts se crispèrent sur les rênes. Ce qu’il avait ressenti aujourd’hui… Ce n’était pas censé arriver. Quand il l’avait vue sur ce bûcher, quand il avait senti l’odeur du bois consumé, quand il avait compris qu’il pourrait la perdre pour toujours… Son cœur s’était arrêté. Littéralement. Il n’avait jamais ressenti ça. Jamais. Ce n’était pas la peur de perdre un compagnon d’armes. Ce n’était pas non plus la rage froide d’un guerrier qu’on prive d’un allié. C’était autre chose. Quelque chose de plus profond, de plus ancien.
Et alors qu’il chevauchait à travers cette forêt obscure, alors que les ombres s’étiraient autour d’eux et que la nuit les enveloppait lentement, une réalité s’abattit sur lui avec une force implacable. Marie avait toujours été là. Et il n’avait jamais voulu qu’elle parte. Il ne savait pas ce que cela faisait de lui. Un homme plus faible ? Un homme perdu ? Tout ce qu’il savait, c’était qu’il ne pouvait plus fuir.
La peste avait ébranlé ses convictions. Mais ce n’était pas ce qui l’avait brisé. Ce qui l’avait brisé, c’était elle. Et il n’était plus sûr de vouloir recoller les morceaux.
À la tombée de la nuit, ils atteignirent les abords de la forêt. Le froid s’infiltrait dans l’air, mordant leur peau. Thalia, fidèle à son pragmatisme, alluma un feu avec l’habileté d’une femme rompue aux bivouacs. Darius observa Marie dans la lueur des flammes. Elle était marquée par la journée, par tout ce qu’elle avait dû affronter, mais elle tenait encore debout, inébranlable. Comme toujours.
Il posa une main légère sur son épaule, captant son attention sans un mot.
— Viens, dit-il doucement.
L’immortelle acquiesça, laissant Thalia à son feu. La jeune femme, devinant leur besoin de solitude, n’intervint pas et continua à alimenter les flammes, son visage impassible trahissant une compréhension silencieuse.
Darius la guida à travers une clairière éclairée par les étoiles. Le lieu était paisible. Des ruines de pierre s’élevaient çà et là, vestiges d’une maison oubliée que le temps avait laissée à moitié enfouie sous la mousse. Les contours brisés des murs semblaient raconter une histoire de perte et de renaissance. Elle s’arrêta au centre de l’espace dégagé, ses yeux dérivant sur les ruines oubliées qui parsemaient le sol. Des pierres effondrées, des fragments de murs couverts de mousse. Un vestige d’un passé brisé, figé dans le temps. Tout comme eux.
Elle sentait Darius derrière elle, son souffle encore irrégulier, ses pas retenus. Une hésitation qu’il ne cachait plus. Pourquoi l’avait-il amenée ici ? Elle voulait poser la question. Mais une angoisse diffuse la clouait sur place. Lorsqu’il parla enfin, sa voix rompit le silence comme une lame effleurant la peau.
— Je me souviens de cet endroit, murmura-t-il.
Marie se retourna lentement, son regard cherchant le sien. Elle percevait une fragilité nouvelle dans ses yeux, une tension qu’elle ne lui avait que rarement vue, comme s’il se tenait au bord d’un précipice invisible.
— J’y suis venu parfois, poursuivit-il, sa voix plus basse. Lorsque mes pensées devenaient trop lourdes. Lorsque je voulais calmer les batailles qui se jouaient en moi.
Elle fit un pas vers lui, hésitante. Il était sur le point de lui dire quelque chose d’important, elle le sentait jusque dans l’air autour d’eux, chargé d’une tension presque douloureuse.
— Darius, que se passe-t-il ?
Il détourna les yeux, son regard se perdant sur les ruines environnantes. Ces pierres usées par le temps lui rappelaient ce qu’il était autrefois, ce qu’il avait laissé derrière lui. Ce qu’il avait cru pouvoir effacer.
Mais certaines choses refusaient de disparaître.
— Je pensais savoir ce qu’était la peur, dit-il d’une voix rauque. J’ai affronté la mort des dizaines de fois, mené des guerres qui ont réduit des royaumes en cendres, vu des villes s’effondrer sous ma propre main. J’ai senti l’acier entailler ma peau, j’ai entendu le dernier souffle de mes ennemis… et pourtant, jamais je n’avais ressenti ce que j’ai ressenti aujourd’hui.
Il s’interrompit, son souffle saccadé, comme si prononcer ces mots lui coûtait physiquement. Marie sentit une pression lui broyer la poitrine. Elle sentait ce qu’il allait dire. Et pourtant, une peur irrationnelle lui soufflait de l’arrêter, de le retenir avant qu’il ne franchisse ce point de non-retour. Mais elle ne bougea pas.
— Quand je t’ai vue là, encerclée par les flammes, quelque chose en moi s’est brisé.
Il releva les yeux, et cette fois, il ne détourna plus le regard.
— Ce n’était pas seulement la peur de te perdre, continua-t-il. C’était plus que cela. Une peur plus profonde, plus primaire… comme si une part de moi était en train de mourir avec toi.
Elle voulut reculer, par instinct, non pas parce qu’elle le craignait, mais parce que son propre monde était en train de s’effondrer sous le poids de ce qu’elle voyait en lui. Ce n’était pas l’homme qu’elle connaissait qui lui faisait face. Ce n’était ni le guerrier, ni le prêtre, ni l’ami qui avait su apaiser ses tempêtes sans jamais y céder. C’était un homme à nu, sans bouclier, sans la moindre protection.
Darius savait qu’elle hésitait. Il lisait ce combat dans ses yeux, cette tension imperceptible dans sa posture, cette fraction de seconde où elle envisagea de fuir. Mais elle ne le fit pas. Alors, il poursuivit.
— Pendant des siècles, j’ai cru que réprimer mes émotions me rendrait plus fort. Que si je me consacrais entièrement à ma mission, si je renonçais à ces sentiments qui me troublaient, je serais intouchable.
Sa propre voix lui parut étrangère, plus rauque, plus lourde, chargée de tout ce qu’il avait fui, de tout ce qu’il n’avait jamais osé dire.
— Mais aujourd’hui, j’ai compris à quel point j’avais tort.
Ses mains tremblaient légèrement, révélant une vulnérabilité qu’il n’avait jamais laissée transparaître. Marie le fixait, suspendue à ses mots. Ce n’était pas de la crainte, ni du doute. C’était l’incompréhension brutale de voir une porte s’ouvrir alors qu’elle s’était persuadée qu’elle resterait à jamais close. Darius détourna brièvement le regard, comme s’il devinait le tumulte en elle. Mais cette fois, il ne lui laissait pas d’échappatoire.
— J’ai cru te perdre, et c’est à cet instant que tout m’a frappé, murmura-t-il, sa voix à peine plus qu’un souffle. Ce que je ressens pour toi… ce que je ressens depuis si longtemps…
Il fit un dernier pas, brisant enfin la distance entre eux. Elle leva les yeux vers lui, et elle sentit son cœur chavirer. Il n’allait pas reculer. Et elle… elle ne pouvait plus fuir. Sa gorge se serra alors qu’il s’interrompait, cherchant les mots, comme si leur poids risquait de l’écraser. Puis, enfin, il se jeta du haut du précipice.
— Je t’aime, Marie.
Sa voix, bien que brisée, ne laissa place à aucune hésitation.
Il les avait enfin dits.
Les mots tombèrent entre eux comme une lame tranchant l’inévitable, s’enfonçant dans le silence avec une brutalité presque irréelle.
Marie sentit une douleur sourde naître dans sa poitrine. Un vertige la prit, comme si le sol sous ses pieds venait de s’effondrer. Ce n’était pas la peur. Pas vraiment. Mais quelque chose d’incontrôlable, une vague trop forte, trop violente, qu’elle ne savait pas comment encaisser. Elle le regardait parler, elle le regardait se livrer comme il ne l’avait jamais fait… et pourtant, une part d’elle hésitait encore à tendre la main. Elle aurait dû être soulagée. Elle aurait dû se sentir libre. Exaltée. Après ces siècles d’attente, après ces nuits passées à l’espérer en silence, elle aurait dû se jeter vers lui, s’abandonner enfin à ce qu’elle avait tant désiré. Mais ce n’était pas aussi simple. Parce qu’elle savait ce que cela signifiait. Si elle acceptait cet aveu, alors tout basculerait.
Darius, lui, restait figé, comme s’il attendait un coup qui ne venait pas. Son regard ne quittait pas le sien, vulnérable, comme s’il s’accrochait à cet instant avec la peur qu’elle le lui arrache. Il sentait son propre souffle devenir erratique, son corps tendu dans l’attente d’un rejet qui ne venait pas. Il l’avait dit. Il n’avait plus d’échappatoire. Et elle non plus.
Finalement, il laissa tomber la dernière barrière, et sa voix s’abaissa dans un souffle.
— Je t’ai toujours aimée.
Une larme roula sur sa joue, silencieuse, mais il ne chercha pas à l’essuyer.
— Depuis des siècles, j’ai essayé de me convaincre que ce n’était pas vrai. Que t’aimer signifierait ouvrir une porte que je ne pourrais plus jamais refermer. Alors, j’ai fui. Derrière ma foi, derrière mes responsabilités. J’ai cru que c’était plus simple ainsi. Mais dans cette fuite, j’ai détruit tellement de choses. J’ai détruit une partie de moi… et je t’ai blessée.
Il inspira profondément, luttant contre quelque chose qu’il n’arrivait pas à nommer, puis il murmura d’une voix rauque, à peine audible :
— Je suis désolé.
Un silence s’installa, pesant sur leurs épaules comme un poids trop grand pour être porté seul. Puis, lentement, Marie avança. Elle ne savait pas ce qu’elle faisait. Elle ne savait plus réfléchir. Elle savait seulement qu’elle ne pouvait pas le laisser dans cet état, pas après tout ce qu’ils avaient traversé, pas après tout ce qu’ils s’étaient refusé.
Elle leva une main hésitante et l’effleura du bout des doigts, sentant la tension sous sa peau, cette crispation invisible qui le maintenait en équilibre sur un fil trop fragile. Il ferma brièvement les yeux sous son contact, laissant échapper un soupir tremblant. Elle hésita, cherchant un ancrage dans tout ce qu’elle ressentait. Des siècles à attendre, à espérer, à renoncer. Comment pouvait-elle seulement mettre des mots sur tout cela ?
Mais une vérité lui apparut avec une évidence brutale.
Elle lui prit la main, entrelacent leurs doigts comme pour le retenir dans ce moment fragile. Elle vit le frisson qui le traversa, la manière dont son souffle se suspendit un instant. Et elle sut qu’il avait attendu ces mots autant qu’elle.
— Tu es tout ce que j’ai toujours cherché, murmura-t-elle.
Darius rouvrit les yeux. Et elle vit tout ce qu’il ne cachait plus. Le poids des siècles, le combat intérieur qu’il avait mené seul, les sentiments qu’il avait trop longtemps refoulés. Mais il n’y avait plus de doute. Pas chez lui.
Chez elle, c’était autre chose. Elle voulait croire en cet instant, mais une part d’elle s’y refusait encore. Elle l’avait espéré, elle l’avait rêvé, puis elle avait appris à l’enterrer. Plus de mille ans. Plus de mille ans sans qu’il ne cède, sans qu’il ne lui appartienne vraiment. Plus de mille ans à se contenter de ce qu’il voulait bien lui donner, à accepter son amour dans le silence, sans jamais en ressentir la pleine intensité. Elle n’avait plus d’illusions.
Et pourtant, Darius était là. Entier. Défait de tout ce qui l’avait retenu. Elle le fixait sans bouger, sans oser respirer, attendant le moment où il allait se reculer, où il retrouverait ce contrôle qui l’avait toujours défini.
Mais cette fois, il ne recula pas. Cette fois, ce fut lui qui chercha son regard, qui y lut la réponse avant même qu’elle ne parle. Il hésita une fraction de seconde, comme s’il voulait s’assurer qu’elle était prête à franchir ce seuil avec lui. Marie sentit son cœur battre plus fort. Alors, lentement, elle referma ses doigts sur les siens, lui offrant ce qu’il attendait. Et cette fois, c’est lui qui s’accrocha à elle.
Il avança d’un pas, ses yeux plantés dans les siens, lui laissant le temps de fuir, mais sachant déjà qu’elle ne le ferait pas. Il ne voulait pas se tromper. Il ne pouvait pas risquer de lui infliger une blessure de plus. Elle soutint son regard, et ce fut là, dans cette infime seconde suspendue, qu’il comprit : elle était prête. Alors, seulement, il posa les mains sur sa taille. Pas pour la posséder, mais pour la retenir. Elle frissonna sous son toucher. Une onde brûlante se répandit en elle, balayant les derniers vestiges de prudence qu’elle s’était imposée pendant un millénaire. Il n’y aurait plus de retour en arrière.
— Darius… murmura-t-elle, comme un dernier avertissement, un dernier doute avant l’abandon.
Il ne répondit pas. Il n’y avait plus rien à dire. Il l’embrassa, comme il ne l’avait jamais fait, comme elle n’avait jamais osé l’espérer. Darius sentit tout céder en lui. Ce n’était pas seulement son vœu de prêtrise, ce n’était pas une chute, une faiblesse. C’était un choix. Son choix. Il la voulait. Depuis si longtemps. Il avait fui ce désir. Il l’avait piétiné, étouffé, réduit au silence. Mais il était toujours là, immuable, intact, plus fort que jamais.
Marie sentit son cœur s’arrêter, puis exploser en mille morceaux. Elle s’accrocha à lui, enfonçant ses doigts dans le tissu de ses vêtements comme si elle craignait qu’il disparaisse, comme si ce rêve pouvait encore s’effacer. Mais il ne disparut pas. Il la serra plus fort, son souffle erratique contre sa peau, sa main glissant le long de sa nuque. Il tremblait. Pas de peur. Pas de retenue. Mais sous le poids de tout ce qu’il venait de briser.
Elle le laissa l’entraîner, son dos rencontrant la pierre froide derrière eux. Il l’embrassa encore, et encore, comme pour rattraper mille ans d’absence, mille ans de silence. Il n’y avait plus de prêtre, plus d’homme de foi. Seulement lui. Seulement eux. Et elle n’attendit plus.
Les heures se fondirent dans la nuit, et sous la voûte étoilée, ils s’abandonnèrent l’un à l’autre. Darius la redécouvrait. Il connaissait chaque courbe de son corps, chaque éclat de son regard, chaque ombre de son passé. Mais jamais ainsi. Jamais avec cette liberté nouvelle qui lui brûlait la peau. Marie sentait chaque battement de son cœur contre le sien, chaque respiration heurtée, chaque frisson de peau contre peau.
Tout était à la fois nouveau et profondément familier. Combien de fois avait-elle rêvé de ce moment ? Combien de fois avait-elle imaginé ce qu’ils seraient s’ils n’avaient pas toujours été séparés par leurs propres murs ?
Mais ce n’était pas un rêve. Il était là, entier, sans barrière, sans fuite. Et alors que leurs corps se cherchaient dans la douceur de la nuit, les mots lui échappèrent dans un souffle tremblant, comme une prière trop longtemps contenue.
— Je t’aime.
Darius ferma les yeux, laissant ces mots le traverser. Elle n’avait pas besoin de lui expliquer. Il comprenait. Mais elle le lui dit encore, comme pour rattraper tous les siècles où elle avait dû se taire. Elle le lui souffla contre sa peau, contre ses lèvres, comme si elle voulait inscrire ces mots en lui, comme si elle voulait s’assurer qu’ils ne soient jamais oubliés. Elle le lui murmura encore, entre deux soupirs, entre deux caresses, entre deux âmes qui se retrouvaient enfin.
Darius ne répondit pas avec des mots, mais avec tout le reste. Avec ses mains, qui la cherchaient avec une urgence teintée de douceur. Avec son regard, dans lequel elle vit tout ce qu’il ne disait pas. Avec son corps, qui s’offrait à elle sans la moindre hésitation. Pour la première fois, il n’opposa aucune résistance. Il s’abandonnait à elle comme jamais il ne l’avait fait auparavant, et Marie, elle, s’accrochait à lui, de peur que la réalité ne vienne lui arracher ce moment.
Leurs cœurs battirent à l’unisson, portés par la douceur de la nuit. Ils s’appartenaient enfin, libres de toute peur, de tout regret. Le ciel au-dessus d’eux semblait leur offrir sa bénédiction silencieuse, et dans cet instant suspendu, leurs âmes trouvèrent enfin la paix.