CHRONOS ET DEIMOS. Traduit de russe, auteur TsissiBlack
La demeure de la place Grimmaurd accueillit Harry avec le silence familier et l'aura apaisante que seules les résidences ancestrales les plus vénérables possédaient. Il percevait une atmosphère similaire au Manoir des Malefoy, à ceci près que là-bas, la sensation s'apparentait à un flot glacial se déversant sur lui. Une expérience des plus déplaisantes. Tel maître, tel logis.
- Kreattur, appela Harry d'un ton las, s'enfonçant dans un fauteuil large et bas du salon.
- Le maître a appelé le fidèle Kreattur ?
L'elfe de maison, quand il le voulait, apparaissait de manière absolument silencieuse.
- Kreattur, suis-je...euh, marié ?
Les yeux déjà démesurés de l'elfe s'écarquillèrent de manière grotesque, et il émit un reniflement dédaigneux rappelant étrangement celui de Potter lui-même :
- Le maître ne le sait pas ?
- Si je le savais, je ne te poserais pas la question.
- Le maître est-il un sang-de-bourbe ? Le maître ne possède-t-il pas une tapisserie généalogique de sa famille ? Oh, ma pauvre maîtresse Black...
- Ne commence pas, l'avertit Harry. Je sais que je ne suis pas le rêve ultime en tant que maître de l'ancienne et noble Maison des Blacks. J'ai accepté cette réalité il y a longtemps. Il est temps que tu fasses de même.
- Le maître est fort et jeune, il convient à la maison. Certains maîtres du passé étaient aussi des imbéciles, ce n'est pas grave.
- Oh toi...
L'elfe de maison émit un reniflement dédaigneux avant de s'éclipser, tandis que Potter retrouvait sa bonne humeur.
- Tapisserie, alors. Oui, en effet...
Il se leva lourdement et transplana au deuxième étage, dans une salle dépourvue de mobilier, où l'une des parois arborait un arbre généalogique minutieusement élaboré.
Découvrant un cercle calciné portant l'inscription Sirius Black, il suivit du bout des doigts un fin filament argenté reliant la brûlure à son propre portrait. Harry James Orion Potter-Black, indiquait la légende au-dessus. À proximité, un endroit scintillait d'une lueur étrange, évoquant une luciole d'un vert pâle dissimulée sous l'étoffe. La forme de cette tache rappelait le portrait d'un membre de la famille, mais ni l'inscription, ni l'image elle-même n'étaient clairement discernables. Seuls des fils d'or s'étendaient de cette représentation jusqu'au portrait de Harry, tandis que les fils pourpres de Black ne s'y entrelaçaient pas, contrairement à ce qu'on observait pour d'autres couples unis par les liens du mariage. Orion Black, par exemple, était relié à Walburga par une robuste corde rouge et verte, symbolisant leur union.
- Kreattur ! appela Potter. Regarde ça.
L'elfe apparut, examina la tapisserie et marmonna quelque chose de visiblement grossier.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Kreattur l'ignore, Maître !
- Ne me mens pas !
- Kreattur ne sait pas, mais... il a une idée. Maître Harry n'est pas marié à son... Il renifla la tapisserie. Son époux.
- Yes !
L'elfe brisa sans ménagement les espoirs de son maître :
- Mais son époux l'est avec lui, oui !
- Mais, de quoi tu parles ?
- Kreattur ne comprend pas comment est-ce possible. Le Maître devrait consulter la bibliothèque.
Avec ces mots, le vieil escroc disparut et ne réagissait plus à aucun appel.
- Que le diable t'importe ! grommela Potter
L'horloge indiquait déjà quatre heures du matin.
- Je vais dormir maintenant. Je parlerai à Kingsley de ma décision demain. J'espère qu'il sera heureux. Ah... Je ressens au niveau de la moelle épinière, par mon instinct d'Auror, que cette enquête sera compliquée, murmura-t-il en s'étirant doucement et en bâillant. Mais bon, quand est-ce que quelque chose a été simple avec ce diable de...
Devant ses yeux se dessina le visage blême et las, marqué une profonde ride verticale entre les sourcils. Des lèvres fines, d'une teinte rose saisissante, contrastant avec des joues pâles et émaciées, surmontées d'un nez proéminent. Renonçant à l'accabler davantage d'invectives, Harry se contenta d'un geste fatigué de la main, dissipant les souvenirs de cette magie douce et réconfortante, ainsi que le sentiment poignant de perte qui l'avait envahi dès l'instant où il avait relâché ces longs doigts inertes.
- Bon sang. Tout ça demain. Plus précisément, aujourd'hui, mais plus tard.
Il effleura une dernière fois le mystérieux point lumineux sur la tapisserie avant de regagner sa chambre.
***
- Harry, tu as perdu la raison ! s'exclama Kingsley, peinant à contenir son indignation. - Je ne peux décemment pas rester pour ainsi dire « nu » pendant un mois entier !
- Je t'ai couvert et assuré tes arrières depuis trop longtemps, King. Smethwick a promis de m’enfermer dans un service pour les fous furieux si je ne prenais pas de vacances. De plus, j’ai des circonstances familiales particulières.
- Tu n'as pas de famille.
- Il s’avère que oui.
- Comment ça ?
- Comment ? C'est ce qui m'intéresse moi aussi.
- Tu comptes me l'expliquer ?
- Non.
Le « non » laconique de Potter était fort révélateur pour ceux qui le connaissaient bien. Ça démontrait son entêtement et sa détermination à garder le silence, même sous à la torture. Ceci indiquait aussi qu'il persisterait à suivre sa propre voie, quoi qu'il arrive.
Kingsley soupira lourdement et signa sa demande de congé.
- Va. Tu es aussi obstiné que ton Patronus.
- Et toi, aussi agile que le tien, rétorqua Harry en prenant sa demande approuvée. Et ne t’avise pas de venir m'importuner chez moi, tu risquerais de récolter un maléfice...
Kingsley sourit de toutes ses dents blanches et secoua la tête, ressemblant étrangement à son Patronus lynx à ce moment-là.
- Dehors, Potter ! ordonna-t-il finalement. - À ton retour, je t'exilerai au travail sur le terrain.
- C'est ça, compte là-dessus, répliqua l'Auror en chef avant de disparaître.
***
Dans la chambre d'hôpital, tout demeurait immuable : Rogue, d'une pâleur cadavérique, sa magie affluant avec allégresse vers Harry, une paume tiède et sèche qui paraissait se glisser d'elle-même dans sa main.
- Comment tu t'es retrouvé sur cette galère ? lui demanda Harry. Comment as-tu réussi à me le cacher ? Pourquoi m'as-tu laissé épouser Ginny ? Pourquoi as-tu continué à me détester ? Tu ne peux pas vraiment me haïr, nous avons un mariage magique. Je me demande quand et comment nous l'avons confirmé. Bon sang... J'attire toujours les problèmes. Sauf que maintenant, tu n'es plus là, Rogue, pour lever le sort sur le balai fou qui m'emporte. Ne pourrions-nous pas simplement parler pour... éviter tout ça ?
Rogue s'agita imperceptiblement, son front se plissant d'un air contrarié.
- Et pourquoi suis-je sûr que tu peux m'entendre ?
Les sourcils finement dessinés se froncèrent davantage, tandis que les doigts dans la main d'Harry tressaillirent.
Potter regarda tout cela avec une expression légèrement perplexe, puis ouvrit la fine chemise de nuit sur le torse émacié de Rogue. Les mots apparaissaient clairement sur la peau pâle :
« Idiot. Chronos. Deimos. »
- Il devrait y avoir une virgule après « idiot », car c'est à moi que tu t'adresses ainsi ! répliqua Potter, qui après un bon repos, était d'une excellente humeur.
Cependant, Rogue était retombé dans un profond sommeil et ne réagissait plus.
- Très bien. Je vais tout arranger, te réveiller et te faire avouer ! Tu m'entends ?
Le bourdonnement imperceptible du dôme protecteur fut la seule réponse qu'il obtint. Harry ne put qu'entourer Rogue d'une multitude d'alarmes et de sortilèges destinés à surveiller ses signes vitaux. Il regagna ensuite son domicile, se dirigeant tout droit vers la bibliothèque.
***
Harry déposa un autre livre poussiéreux et parfaitement inutile après cinq heures de recherches vaines.
- Rien là-dedans non plus, dit-il en allumant une cigarette.
Malgré les réticences de son entourage, il n'avait pas renoncé à cette habitude. Même Kreattur, l'elfe de maison aussi têtu que son maître, avait fini par s'y habituer.
- Kreattur ! Sors de ta cachette, je ne suis plus fâché.
L'elfe apparut instantanément.
- Le maître n'aurait pas dû lancer le couvercle de casserole sur Kreattur, dit-il.
- Et toi, tu n'aurais pas dû m'obliger à manger ce porridge aux flocons d'avoine. Je le déteste !
- Monsieur Smethwick…
- Qu'il aille au diable ! Je mangerai quand je veux, si je veux, ce que je veux !
- Kreattur va continuer de préparer le porridge, insista l'elfe de maison, d'un claquement des doigts éteignant la cigarette d'Harry.
- BIEN. Je fumerai dans les toilettes.
Kreattur croisa ses bras maigres sur sa poitrine et sembla réfléchir.
- Kreattur peut facilement aérer, admit-il enfin. Que désire le Maître ?
Harry lui tendit le parchemin contenant les trois mots qu'il avait vus sur la poitrine de Rogue.
- Le deuxième maître, bien qu'il soit un sang-mêlé, comprends mieux que le Maître de la noble maison Black ce qui doit être fait, grommela Kreattur. Et il connaît Maître Harry comme personne d’autre, continua-t-il en pointant d'un doigt ridé le premier mot Idiot. - Kreattur est heureux d'exécuter l'ordre d'un maître aussi rigoureux.
Harry rigola et demanda :
- Pourquoi penses-tu qu'il est un sang-mêlé ?
Kreattur demeura silencieux, se contentant de marmonner des paroles indistinctes dans sa barbe, qui n'étaient assurément pas des vœux de longévité et de prospérité à l'égard de Potter. Puis il se mordit légèrement les lèvres avant de s'éloigner d'un pas claudicant vers les tréfonds de la forêt d'antiques étagères remplies de livres, où il parut s'évanouir.
Ce départ offrit à Harry l'opportunité de savourer trois cigarettes, d'explorer la cuisine et d'inspecter les placards, de s'approprier sans autorisation les biscuits dissimulés par l'économe elfe de maison en prévision du dîner, de se désaltérer d'une pinte de lait, avant de regagner la bibliothèque.
Kreattur réapparut trois quarts d'heure plus tard, tenant entre ses pattes un imposant volume poussiéreux relié en cuir. Les angles de l'antique grimoire étaient renforcés de fer, et en lieu et place d'un titre sur la couverture, trônait un artefact métallique convexe, évoquant vaguement une montre. Cependant, celui-ci arborait une multitude de cadrans, certains de grande taille, d'autres plus modestes. Ce mécanisme insolite, de forme oblongue, n'excédait guère la taille d'un galion. Bien qu'il semblât fusionné avec la reliure en cuir, il ne s'agissait manifestement pas d'un simple ornement, car dès que Harry s'empara de l'ouvrage, les aiguilles minuscules sur ses cadrans se mirent à tournoyer.
- Qu'est-ce que c'est ? questionna-t-il Kreattur, qui semblait particulièrement content.
- Le livre de Maître Faïmus, murmura-t-il et disparut dans un fracas assourdissant.
Harry ouvrit le vieil ouvrage avec mille précautions et... fut perdu pour le monde jusqu'au lendemain matin.
***
Dans le grimoire, Faïmus Black, qui avait vécu plusieurs siècles auparavant, narra une histoire fascinante de sa vie. Durant son enfance, il avait découvert les aventures extraordinaires de l'antique dieu Chronos, épris d'une simple mortelle. Ce dieu connut une existence merveilleuse à ses côtés, jusqu'au jour fatidique de sa disparition. Profondément affecté par cette perte, Chronos créa un artefact prodigieux lui permettant de voyager dans le passé, revisitant les moments que sa bien-aimée jugeait comme les plus importants pour elle. Cet objet ne s'apparentait guère aux retourneurs de temps modernes, car il était impossible de prédire avec exactitude l'époque à laquelle le voyageur se retrouverait.
Le jeune prodige Faïmus était doté d'une intelligence hors du commun. Un conte pour enfants l'avait à ce point fasciné qu'il consacra un demi-siècle de son existence à tenter de concevoir une invention analogue, qu'il baptisa Chronos et Deimos. Ce dernier nom était celui de son bien-aimé, disparu durant sa prime jeunesse. Black aspirait ardemment à le sauver, mais en vain. Confronté à l'immuabilité du passé, il sombra dans la folie et mit fin à ses jours, léguant ce tome en guise d'avertissement aux générations futures.
Lorsque Potter acheva sa lecture, l'aube pointait déjà. Il éteignit la bougie d'un souffle et caressa pensivement le verre bombé de l'artefact créé par le génie amoureux. Soudain, la reliure en cuir frémit et expulsa l'objet dans sa paume. Les aiguilles, qui tournoyaient frénétiquement, s'apaisèrent instantanément et se figèrent en des positions qui semblèrent, aux yeux de Harry, arbitraires. Retournant le mécanisme, il y découvrit cette inscription : « Rien n'est aussi inchangeable que le passé. »
- Je ne vais rien changer, déclara pensivement Harry à l’artefact. — Je souhaite juste savoir comment se fait-il que je sois marié à Rogue. Le mariage est un événement important, n’est-ce pas ? C'est ce que je pense aussi. Je vais dormir un peu, rendre visite à « ma chère moitié » à Sainte Mangouste, ajuster le retourneur de temps sur lui et entreprendre une brève excursion dans le passé. Je ne vais pas devenir fou, il n'y a vraiment pas de quoi. Faïmus en est revenu, et j'ose espérer que je ne resterai pas prisonnier du passé non plus.
Il laissa échapper un bâillement sonore, puis transplana dans sa chambre, en serrant fermement son trésor dans la main.