Secrets de Serpentard (III) : Les Mangemorts
Nouvelle recrue
Dans l'un des quartiers les plus pauvres de la petite ville ouvrière de Carbone-les-Mines, les toits de l'Impasse du Tisseur crépitaient sous la pluie battante. Les maisons de brique y étaient toutes identiques, et l'odeur y était difficilement respirable en raison de la fumée noire qui s'échappait de la grande cheminée d'usine, visible quelques centaines de mètres plus loin. En dehors de quelques rats, l'impasse était déserte, et de l'eau sale courait sans discontinuer dans la rigole, allant alimenter la rivière polluée et malodorante qui se trouvaient à quelques pâtés de maison. Avec un grincement sinistre, une fenêtre encrassée s'ouvrit, et une dame âgée tendit le cou, tournée vers le fond de l'impasse. Elle plissa les yeux pour comprendre d'où venaient les cris perçants qui résonnaient dans la ruelle, puis secoua la tête.
– C'est bien ce que je pensais, grommela-t-elle à voix basse. Encore les Rogue qui se disputent ! Ces deux vauriens ne s'arrêtent jamais... Ils ont de la chance qu'avec ce temps, je n'aie pas le courage d'aller leur dire ma façon de penser...
En effet, les éclats d'une violente dispute provenaient du fond de l'impasse. Et pour cause, dans la cuisine minuscule des Rogue, un homme au nez crochu et au visage repoussant criait avec véhémence.
– EILEEN ! rugissait Tobias Rogue. Je t'avais pourtant dit de nettoyer cette tache avant que je rentre !
Il était habillé de vêtements ternes et sales, et son visage était rouge écarlate. Dos à lui, occupée à laver la vaisselle, une femme maigre et voûtée haussa les épaules.
– Je n'ai pas eu le temps, s'excusa-t-elle. Et avec ce robinet qui fuit...
– C'est ça, toujours des excuses, coupa Tobias. Moi, je me crève au travail toute la journée, et toi, tu n'as même pas la décence de garder la maison propre ?
– Il fallait y penser avant de casser ma baguette, marmonna Eileen.
Furieux, Tobias s'approcha d'elle d'un pas menaçant, et Eileen eut un mouvement de recul. Son mari n'était pas très costaud, mais elle était si maigre qu'il semblait pouvoir la briser en deux au moindre geste.
– Il faut toujours que je te surveille, grogna Tobias en lui prenant le bras avec agressivité. On sait de qui tient ton fils, lui qui n'en fiche pas une ! Il est comme toi, il pense que l'argent tombe du ciel ?
À l'étage, dans sa petite chambre humide qui sentait le renfermé, le fils en question était allongé sur son lit aux draps jaunâtres, la joue écrasée sur son oreiller couvert de taches. Sur le sol, plusieurs mouches mortes s'étaient accumulées, tuées en plein vol d'un coup de baguette magique au cours des jours précédents.
En entendant ses parents se disputer une fois de plus, Severus Rogue émit un petit grognement de lassitude et serra les poings. Il avait assisté tant de fois à des disputes semblables qu'il pouvait visualiser la scène avec une grande précision. Son père, vulgaire et abject... Sa mère, voûtée, recroquevillée, misérable...
Rogue les haïssait autant l'un que l'autre. Son père, bien sûr : un Moldu dans toute sa splendeur, un pur concentré de laideur, de violence et de médiocrité. Quant à sa mère, Rogue la méprisait tout autant. Il ne parvenait pas à comprendre comment elle avait pu s'abaisser à se laisser séduire, avilir et manipuler par cet homme si méprisable, alors qu'elle aurait pu le réduire en cendres d'un coup de baguette magique. Décidément, cet infâme Moldu lui avait tout arraché : son nom, son amour-propre, ses pouvoirs magiques. Aux yeux de Rogue, il ne restait rien d'elle, rien qui vaille la peine d'être sauvé. Et même si elle n'avait jamais été directement violente envers lui, Rogue lui en voulait presque davantage de n'avoir rien fait pour le protéger, pour le rassurer, pour le réconforter. Pire, au lieu de se révolter contre celui qui les maltraitait tous les deux, elle préférait accuser Rogue de mettre son père de mauvaise humeur...
Tout ceci était pour Rogue la preuve irréfutable que les Moldus étaient des nuisibles à supprimer, et que les sorciers qui les côtoyaient d'un peu trop près finissaient par perdre toute noblesse d'âme.
Dans la cuisine, au rez-de-chaussée, une assiette venait de se briser sur le carrelage.
– Arrête, suppliait sa mère.
– Regarde ce que tu as fait ! Tu vois dans quel état je me mets, à cause de toi ? Tu fais toujours tout pour me provoquer !
Alors qu'il entendait la situation s'envenimer au rez-de-chaussée, Rogue se décida à se lever de son lit. Il n'en pouvait plus. Il ne pouvait plus rester ici, dans cette maison, ou bien il finirait comme sa mère, asservi à ce Moldu abject, cruel et répugnant. Les mains un peu tremblantes, il jeta quelques vêtements dans un sac, avec les quelques grimoires auxquels il tenait particulièrement. Il revêtit le seul pantalon qu'il possédait, mit sur ses épaules une cape rongée par les mites et s'engouffra dans le couloir ; il descendit les escaliers d'un pas rapide, traversa la pièce minuscule qui leur servait de salon et claqua la porte.
Personne ne remarqua son départ.
Il marcha un peu sous la pluie, indifférent aux torrents d'eau sale qui trempaient ses chaussures, puis transplana à plusieurs reprises en direction de Londres, jusqu'au Chemin de Traverse.
La rue commerçante était pratiquement déserte et envahie par la brume. Comme à Carbone-les-Mines et comme dans tout le reste du pays, la pluie tombait à verse, martelait les toits et le sol pavé. La plupart des devantures étaient cadenassées, ce qui rendait l'endroit encore plus inhospitalier.
Rogue parcourut la ruelle en longeant les murs, croisa un Auror qui patrouillait, et en voyant que Fleury & Bott faisait partie des rares boutiques qui n'avaient pas mis la clé sous la porte, il entra pour s'y abriter et se réchauffer. Là, le libraire l’accueillit avec méfiance, puis finit par le laissa feuilleter quelques ouvrages, tout en le surveillant du coin de l'œil.
Tout en faisant mine de regarder les livres, Rogue se mit à réfléchir intensément.
Que faire ? Où aller ? Il n’avait pas un sou en poche, aucun ami chez qui sonner. À leur sortie de Poudlard, Avery et Mulciber avaient immédiatement rejoint les Mangemorts, mais bien qu’ils en aient parlé ensemble de multiples fois, et malgré la tentation de les rejoindre, Rogue ne les avait pas suivis. Il avait préféré se terrer chez lui pendant deux longues années, sans avoir la force de faire quoique ce soit d’autre.
Tout ça pour Lily.
Ou plus exactement, tout ça parce qu’il ne parvenait toujours pas à accepter que leur amitié soit perdue pour de bon. Il ne pouvait s’empêcher d’espérer qu’elle finirait par le pardonner – et si cela arrivait, il voulait se tenir prêt. Il voulait lui donner tort, lui montrer qu’il n’était pas devenu un Mangemort – c’était la seule chose qui le retenait.
– On ferme, l’informa le gérant avec froideur.
Deux heures avaient passé sans que Rogue ait réussi à trouver la moindre piste de réflexion. Un peu hagard, il sortit sur le seuil de la boutique et regarda autour de lui : la nuit tombait, les rares enseignes qui n’avaient pas été vandalisées étaient en train de fermer leurs portes, et le Chemin de Traverse était pratiquement désert. Sur sa droite, Rogue aperçut un Auror qui surveillait les lieux, et sur sa gauche, deux silhouettes qui marchaient côte à côte dans sa direction...
Rogue sentit soudainement son sang se glacer, comme si un Détraqueur se trouvait à côté de lui. Cette démarche nonchalante, cette gestuelle assurée... Leurs visages étaient masqués par leurs capuchons, mais Rogue s'était trop entraîné à fuir ses deux bourreaux pour ne pas les identifier immédiatement.
Terrifié à l'idée d'être reconnu, Rogue repéra un interstice entre deux étals en bois, devant la vitrine de Fleury & Bott, et s'y accroupit précipitamment. Il se recroquevilla autant que possible en serrant son sac contre lui, en veillant bien à ce que sa cape ne dépasse pas de la cachette, et en priant pour que l'obscurité lui permette de passer inaperçu.
À son grand désespoir, il entendit leurs pas se rapprocher, puis s'arrêter non loin de lui, dans la petite alcôve abritée qui se trouvait devant Fleury & Bott.
– J'ai cru voir quelqu'un, je t'assure, dit la voix de Sirius, qui semblait agité. Juste là...
– Sûrement le gérant qui vient de fermer, répondit James. Ne t'en fais pas, regarde : il n'y a plus personne.
– N'empêche, je ne suis pas rassuré... Et si des Mangemorts passaient par là ?
– Ces imbéciles sont trop occupés à nous chercher ailleurs, rit James. Et après tout, qu'est-ce que la vie sans un peu de risque ?
– James, bon sang... Je ne plaisante pas ! Je me fiche de risquer ma vie, mais la tienne, c'est différent... Je te rappelle que tu vas être papa !
Accroupi entre deux étals, Rogue eut l'impression de recevoir une décharge électrique.
Tu vas être papa.
Papa. James.
James allait avoir un enfant.
Avec elle.
Avec Lily.
– Je sais, admit James avec plus de sérieux. Lily avait peur aussi, elle voulait que je me contente de t'envoyer une lettre... Mais, Sirius, je t'assure... Cette fois-ci, il fallait que je te voie.
– Eh bien, voilà qui est fait. Maintenant, partons ! Je te raccompagne. Je ne veux pas qu'il t'arrive quelque chose.
– Sirius, attends... Je... J'ai quelque chose t'important à te dire.
– Quoi donc ? Lily attend des jumeaux ?
Rogue se recroquevilla encore davantage dans sa cachette, saisi de hauts-le-cœur. Lily. Enceinte de James.
Son sourire, ses yeux verts, ses cheveux roux... La courbure de son ventre... Et c'était James qui posait sa main dessus, c'était lui qui souriait et qui l'embrassait... À cette idée, l'estomac de Rogue se contracta avec violence.
– Sirius, je... Je voudrais... On voudrait, avec Lily...
James s'interrompit, intimidé. De toute évidence, Sirius n'avait toujours pas deviné ce que son meilleur ami essayait de lui dire.
– On voudrait que tu sois le parrain, dit James dans un souffle.
Il y eut un long silence, pendant lequel Rogue dut retenir un gémissement de dégoût. Sirius et James restèrent immobiles pendant plusieurs secondes avant de se jeter dans les bras l'un de l'autre.
– Tu acceptes ?
– Euh... Hein ? Accepter quoi ?
– D'être le parrain, sourit James. Le parrain de notre enfant.
À nouveau, un long silence.
– Oui, dit finalement Sirius. Bien sûr. Je... Oh, James ! Tu me fais perdre mes moyens !
– J'ai l'habitude, rit James. Dès que je leur adresse la parole, les gens oublient comment ils s'appellent.
– Imbécile ! Et tu m'annonces ça alors que nous n'avons pas le droit de nous voir ! Je vais être incapable de tenir en place !
– Bah, on peut peut-être faire une exception... Tu pourrais venir quelques jours à la maison. On dira à Dumbledore que tu étais là pour m'aider à protéger Lily, au cas où... Les Médicomages ont dit que Lily accoucherait en août, et je ne peux pas tenir jusque-là sans te voir !
Leurs voix s'éloignèrent progressivement, et le silence retomba sur le Chemin de Traverse.
Rogue attendit encore quelques minutes, puis il se leva lentement, ankylosé et hagard. Il ramassa son sac sur le sol, fit quelques pas en titubant un peu, puis alla s’engouffrer dans l’Allée des Embrumes, où il bouscula plusieurs mendiants sans même s'en rendre compte, avant de s'adosser à un mur et de se laisser glisser sur le sol.
Assis par terre, le regard fixe, il ne prêtait aucune attention aux gens qui passaient devant lui, ni à la pluie qui tombait sur sa cape, qui ruisselait dans ses cheveux gras et le long de son nez crochu. Il se trouvait juste à côté de la vitrine de La Corne Rouge, une échoppe clandestine qui vendait des potions maléfiques, interdites pour la plupart. La vitrine avait été brisée à plusieurs endroits, si bien que Rogue pouvait entendre parfaitement les deux personnes qui discutaient à l'intérieur...
– Quel beau manteau tu as là, dit une voix aigrelette et suspicieuse. J'en déduis que les affaires sont bonnes...
– Plus que bonnes, ricana une voix fielleuse. Cette Potion d'Enfantement se vend comme des petits pains.
Rogue en déduisit que cette voix appartenait au propriétaire de la boutique.
– Oui, c'est ce que j'ai entendu dire, dit l'autre voix avec méfiance. Mais le bruit court aussi que c'est un poison ?
– Cela dépend pour qui, gloussa le marchand. Cette potion est ingénieuse, vois-tu : elle a été conçue pour ne faire subsister que les potentiels mages noirs, et puise donc toute sa puissance dans la méchanceté de celle qui la consomme. Tiens, prends Carla Goyle, par exemple, qui m'en a acheté plusieurs flacons... Elle est si mesquine que la potion a marché tout de suite, et tu peux être certain que la grossesse ira à son terme en toute sécurité !
– Tu me fais peur, grinça l'autre voix. Et si tel n'est pas le cas ? Si une femme moins cruelle boit cette potion ?
– C'est encore mieux, gloussa le marchand. Vois-tu, cette potion n'est pas faite pour cohabiter avec l'affection et la douceur... Alors, certes, au début de la grossesse, tout se passe comme prévu... Mais lorsqu'elle arrive à son terme, au lieu de donner la vie, cette potion donne la mort ! Dans ces cas-là, il arrive que le bébé survive, mais la mère... Jamais ! Et quoi de mieux qu'un orphelin pour devenir un sorcier cruel et assoiffé de sang ? N'est-pas délicieusement diabolique ?
Celui qui l'écoutait poussa une exclamation indignée.
– Tu es fou ! Combien de femmes as-tu escroqué ainsi ? Et combien d'entre elles ont perdu la vie ?
– Les gens qui viennent ici savent où ils mettent les pieds, grogna le marchand. Ils connaissent les risques encourus... Et puis, de toute manière, ces femmes ne crient pas sur tous les toits qu'elles ont recours à mes services ; et quand bien même elles le feraient, les grossesses sont si risquées, de nos jours... Personne ne pourra jamais remonter jusqu'à moi !
Rogue écoutait de plus en plus attentivement, fasciné. Il était en train d'hésiter à entrer dans la boutique pour questionner le marchand sur la manière dont il avait fabriqué la potion, lorsqu'il sentit une main osseuse se refermer sur son bras. Il se retourna et se retrouva face à une vieille dame enveloppée dans un châle, très maigre et édentée.
– Tiens, mais en voilà un que je ne connais pas, coassa-t-elle. Comment t'appelles-tu, mon mignon ?
Agacé, Rogue eut un mouvement de recul, et tenta de se dégager.
– Lâchez-moi ! protesta-t-il.
– Allons, tu ne refuserais pas un peu d'affection à la vieille dame que je suis...
Voyant qu'elle ne voulait pas lâcher prise, Rogue voulut saisir sa baguette pour la repousser, mais quelqu'un venait de saisir son autre bras.
– Tu as raison, c'est un petit nouveau, ricana un homme en haillons. Eh bien, on s'est perdu ?
Rogue tenta à nouveau de les repousser, mais ils le serraient de plus en plus fort, et il commençait à se sentir effrayé. Un troisième mendiant s'approcha en boitillant, et se jeta sur le sac de Rogue.
– N'y touchez pas ! cria Rogue.
Mais cela n'eut pas l'effet escompté : au contraire, plusieurs mendiants s'approchèrent avec avidité, attiré par ses cris de détresse.
– Allez, ne sois pas rabat-joie, gloussa une femme aux joues sales qui venait d'arriver.
– Ce grimoire doit au moins valoir quelques noises, dit une autre en piochant dans le sac ouvert.
– Donne-moi ça !
Les mendiants commencèrent à s'arracher le contenu du sac, pendant que trois d'entre eux maintenaient toujours Rogue immobile.
– Regardons dans ses poches, suggéra la vieille femme qui l'avait attrapé en premier.
Mais elle n'en eut pas l'occasion. Au-dessus du vacarme, dans son dos, Rogue entendit des bruits de bottes se rapprocher, une canne frapper le sol... Puis une voix traînante, autoritaire, qui lui était agréablement familière...
– Laissez-le, ordonna la voix. Laissez-le immédiatement, je vous l'ordonne !
– Oh-oh, ricana la vieille femme en regardant derrière Rogue. Vous avez vu ça ? En voilà un qui est de la haute...
– Prenez-lui sa bourse, suggéra un autre.
– Et sa montre !
– Viens par-là, mon mignon...
– Écartez-vous, bande de vauriens ! LASHLABASK !
Plusieurs mendiants furent projetés en arrière en poussant des cris aigus. Il y eut un instant de flottement ; les mendiants s'écartèrent de celui qui avait volé au secours de leur victime, mais deux d'entre eux refusaient toujours de lâcher Rogue. À travers les mèches noires et grasses qui tombaient devant ses yeux, il réussit à apercevoir son sauveur, dont les cheveux blonds et les yeux pâles brillaient dans l'ombre de son capuchon.
– Lâchez-le, répéta Lucius Malefoy avec froideur.
– Sinon quoi, blanc-bec ?
Lucius fit un mouvement agile du poignet en direction de l'homme en haillons qui venait de parler. Il y eut un éclair d'argent, un liquide sombre jaillit, et l'homme poussa un cri de douleur en s'effondrant sur le sol, le visage en sang.
Les derniers badauds se dispersèrent sans demander leur reste. Celui que Lucius avait blessé au visage se traîna jusqu'à une alcôve sombre, où il se recroquevilla en gémissant.
– Voilà qui est fait, déclara Lucius avec satisfaction.
Il fit un pas vers Rogue. Ses bottes de cuir immaculées, ses vêtements ajustés et sa splendide cape au col d'hermine tranchaient avec la saleté de la ruelle, et surtout avec l'allure miséreuse de Rogue. D'ailleurs, celui-ci avait tellement honte de la position dans laquelle Lucius l'avait surpris qu'il ne songea même pas à le remercier.
– Qu'est-ce que tu fais ici ? demanda-t-il avec animosité, en se tassant un peu plus contre le mur.
Lucius eut un petit rire.
– Severus, enfin, dit-il avec condescendance. Je t'en prie, ne sois pas fâché... Je t'ai déjà sauvé de situations plus embarrassantes.
Rogue émit un petit grognement. En effet, c'était au cours de sa première année à Poudlard qu'il avait fait la connaissance de Lucius Malefoy, alors que ce dernier était le Préfet-en-Chef. Soucieux de défendre l'honneur de sa maison, Lucius avait à plusieurs reprises empêché James et Sirius d'exposer le caleçon de Rogue à la vue de tous, ou de lui faire boire l'eau des toilettes.
– Tu n'es pas blessé ?
Rogue remua ses membres endoloris. Ses vêtements étaient déchirés à plusieurs endroits, son genou écorché, son cou éraflé par le cordon de sa cape – rien de bien sérieux. Quant à sa baguette, elle avait roulé sur le sol, mais elle n'était pas abîmée.
– Non... Non.
Lucius hocha la tête, et porta une main à sa poche de poitrine, où étincelait une montre de gousset retenue par une chaînette argentée.
– Bientôt l'heure du dîner, commenta Lucius en regardant la montre au creux de sa main. Il ne faut pas que je m'attarde trop, je ne voudrais pas inquiéter Narcissa...
À l'évocation d'un repas chaud, l'estomac de Rogue émit un grondement plus qu'explicite. Il s'attendait à voir Lucius l'abandonner à son triste sort, mais à sa grande surprise, il resta debout devant lui, immobile.
– Eh bien, dit Lucius avec une pointe d'agacement dans la voix. Lève-toi donc, qu'est-ce que tu attends ?
– Que... Quoi ? coassa Rogue.
– À moins que tu ne préfères passer la nuit ici, en si bonne compagnie ?
Rogue comprit enfin que Lucius lui offrait l'hospitalité. Il songea un instant à refuser, par simple orgueil ; mais le souvenir du manoir immense et luxueux, au mariage de Lucius et Narcissa, du feu réconfortant qui ronflait dans leur cheminée de marbre et des mets délicieux qui recouvraient leurs tables l'en dissuada.
Rogue se redressa. Lucius lui tendit une main ornée de bagues, mais il l'ignora : il aurait au moins la maigre satisfaction de s'être relevé tout seul. Il défroissa ses vêtements, et essaya sans franc succès de réarranger les pans de sa cape, afin d'en masquer les déchirures. Lorsqu'il releva les yeux, Lucius l'observait avec un sourire amusé.
– Surtout, ne te presse pas, nous avons tout notre temps, commenta-t-il de sa voix traînante.
Rogue sentit ses joues se colorer. Il se sentait particulièrement pathétique, face à l'apparence princière et irréprochable de Lucius. Il surprit même de la pitié dans le regard de son ancien camarade, et le peu d'estime qu'il avait pour lui-même fondit comme neige au soleil.
– Allons-y, proposa Lucius en tournant les talons. Je suis trop fourbu pour transplaner : allons chez Barjow et Burke, nous pourrons emprunter le réseau des cheminettes... Et recoiffe-toi un peu, s'il te plaît, tu ressembles à un de ces malfrats qui essayaient de te détrousser.
Tout en grommelant, Rogue passa une main dans ses cheveux noirs et gras, et dégagea un peu son visage pâle et son nez crochu.
– Après toi, dit Lucius en lui tenant la porte de chez Barjow et Burke.
Rogue ramassa ses quelques affaires éparpillées sur le sol et entra dans la boutique, remplie d'objets relatifs à la magie noire.
– Hé, toi ! vociféra immédiatement le petit homme courbé aux cheveux huileux, qui se trouvait derrière le comptoir. Hors de ma boutique ! Je ne vends rien aux sales petits voleurs de ton espèce...
– Il est avec moi, Barjow, dit Lucius en entrant derrière Rogue.
Dès l'instant où il aperçut Lucius, le vendeur battit en retraite, et se courba encore davantage derrière son comptoir.
– Aaah, Mr Malefoy, dit Barjow d'une voix tout aussi huileuse que ses cheveux filasses. Toutes mes excuses... J'ignorais...
– Bien sûr, répondit sèchement Lucius. Viens par ici, Severus.
Comme s'il se trouvait dans sa propre demeure, Lucius traversa la boutique avec assurance. Sa cape agrippa un bocal rempli de crânes de rongeurs posé sur une étagère, qui chuta et se brisa en morceaux sur le sol ; mais malgré l'exclamation indignée de Barjow, Lucius n'y accorda aucune importance. Il poursuivit sa route comme si de rien n'était, en marchant sur les éclats de verre avec indifférence.
Rogue hésita un instant, puis enjamba maladroitement les fragments de bocal et rejoignit Lucius près de la cheminée.
– À très bientôt, Barjow, dit Lucius.
Il jeta de la poudre de cheminette dans l'âtre, et de hautes flammes vertes montèrent du foyer. Sa main se referma sur le bras de Rogue, et il l'entraîna avec lui en prononçant d'une voix décidée :
– Manoir des Malefoy !
Les flammes vertes s'intensifièrent, jusqu'à éblouir Rogue ; lorsqu'il rouvrit les yeux, il se trouvait dans la cheminée des Malefoy, dont il sortit en boitillant. Il fut alors ébloui une seconde fois : il n'avait pas vu le manoir depuis le mariage de Lucius et Narcissa, et avait oublié à quel point l'endroit était somptueux. La bouche entrouverte, il était tellement absorbé par la contemplation des tapisseries et des dorures qu'il ne remarqua même pas Narcissa, assise sur le canapé, confortablement installée sur des coussins brodés.
– Severus ? s'étonna-t-elle en posant son livre à côté d'elle. Quelle bonne surprise... Que t'est-il arrivé ? Tu es blessé ?
Rogue se tourna vers elle. Il avait oublié à quel point elle était belle, avec ses cheveux blonds et lisses, ses yeux bleus et ses traits harmonieux. Cependant, en voyant la courbure arrondie de son ventre, il se sentit de nouveau assailli par le chagrin et la rancœur. Il tenta de ne rien laisser paraître, et grimaça un sourire embarrassé.
– Des vauriens l'ont lâchement agressé dans l'Allée des Embrumes, expliqua Lucius. Ne t'en fais pas, Severus, nos deux elfes vont s'occuper de toi...
Lucius claqua des doigts, et deux elfes de maison accoururent aussitôt. Ils menèrent Rogue dans une salle de bain d'une propreté impeccable, où il fut de nouveau émerveillé par le raffinement des lieux. Une baignoire en marbre trônait au milieu de la pièce, entourée de galets, d'orchidées et de flacons parfumés ; le long des murs, quatre lavabos s'alignaient, avec des robinets savamment sculptés en forme de tête de serpent ; et des serviettes moelleuses étaient suspendues à des patères sculptées en serres d'hippogriffe.
Rogue prit un long bain, dont l'eau resta à la température idéale sans tiédir. Il prit le temps de savourer le calme et la propreté de la pièce, puis pansa ses quelques égratignures et enfila les vêtements propres que les elfes lui avaient donnés. Lorsqu'il essuya la buée sur le miroir pour regarder son reflet, Rogue faillit ne pas se reconnaître. Même si son visage repoussant et son nez crochu n'avaient pas changé, avec ses cheveux propres, ses vêtements élégants et ajustés, il avait presque fière allure.
Il prit encore un long moment pour observer son nouveau reflet sous tous les angles, étonné de se découvrir dans cette apparence aussi soignée ; puis, à contrecœur, il se détourna du miroir et sortit de la salle de bains pour rejoindre Lucius et Narcissa.
En arrivant dans le grand salon, il s'arrêta dans l'encadrement de la porte. Lucius et Narcissa lui tournaient le dos, enlacés sur le canapé, où ils se parlaient à voix basse en riant. Avec une infinie tendresse, Lucius caressait les cheveux blonds de Narcissa, il l'entourait de ses bras protecteurs... Et partout autour d'eux, cette opulence et ce raffinement, ces elfes qui répondaient à tous leurs besoins...
Voilà à quoi ressemble la maison de véritables sorciers, pensa Rogue avec envie. Voilà à quoi devraient ressembler tous les couples, toutes les familles, tous les foyers. Voilà à quoi le monde pourrait ressembler, si les sorciers en prenaient le pouvoir...
– Severus, te voilà ! sourit Narcissa en l'apercevant.
Lucius tourna la tête, et se leva pour mieux l'observer.
– Regarde-toi, dit Lucius avec un grand sourire. Ces vêtements te vont à merveille ! Ils m'ont appartenu, quand j'étais plus jeune, mais je crois que je ne les ai jamais portés... Enfin, peu importe : maintenant, ils sont à toi !
Il lui tapa sur l'épaule, et l'entraîna vers le couloir.
– Maintenant, allons discuter, dit-il avec entrain. Laissons Narcissa lire tranquillement...
– À plus tard, Severus, dit Narcissa en reprenant le livre qui se trouvait à côté d'elle.
Alors que Lucius et Rogue s'éloignaient, Narcissa fit une petite grimace : elle venait de ressentir une vive douleur dans le bas du ventre.
Elle hésita à le signaler à Lucius, mais en tournant la tête, elle constata qu'il était déjà parti.
***
– Et maintenant ? demanda Lucius. Que vas-tu faire ?
Rogue et lui étaient assis dans les fauteuils confortables de la bibliothèque. Ils avaient longuement discuté : Rogue lui avait raconté ses mésaventures à Poudlard, son amitié brisée avec Regulus, la cruauté de James et Sirius, son rapprochement avec Avery et Mulciber. Il avait aussi parlé de ses parents, du mépris et du dégoût qu'il ressentait pour eux, de sa volonté de ne plus jamais les revoir ; il avait parlé de tout, sauf de Lily. Et Lucius avait écouté attentivement – plus attentivement que quiconque, en réalité.
Puis à son tour, après avoir fait promettre à Rogue qu'il ne révélerait rien, Lucius lui avait raconté son parcours : sa rencontre avec le Seigneur des Ténèbres, la manière dont il avait gagné sa confiance et tous les bénéfices qu'il en avait retiré depuis.
Aussi, lorsque Lucius l'interrogea sur ses projets, Rogue ne sut que répondre. Il n'avait pas eu le temps de digérer tout ce qu'il avait vécu en quelques heures, et encore moins d'en tirer des conséquences. Évidemment, il n'était pas idiot, il savait pertinemment ce que Lucius cherchait à faire – ou plutôt, à le convaincre de faire.
Pendant quelques secondes, Rogue fit défiler devant ses yeux le résumé de sa journée. Son père odieux, sa mère détruite, et le poignard dans le cœur que Lily lui avait laissé... Sa douleur et son désir de revanche n'avaient jamais été aussi forts.
Cependant, une dernière chose le tracassait.
– J'ai appris la mort de Regulus, l'été dernier, dit-il en éludant la question de Lucius. Est-ce que c'est vrai ? Je veux dire... Il est vraiment mort ? Et c'est vous qui l'avez tué, parce qu'il vous a trahi ?
Lucius se redressa, et regarda Rogue droit dans les yeux.
– Ce pauvre Regulus, dit-il avec gravité. C'était l'un de nos meilleurs éléments... Je regrette vraiment qu'il ait disparu, je l'appréciais beaucoup. Il a eu quelques différends avec le Seigneur des Ténèbres, c'est vrai, mais il n'a jamais déserté les Mangemorts. J'étais sur le point de réussir à les réconcilier quand il a disparu... Et pour ma part, je suis persuadé que c'est son frère qui l'a tué.
– Sirius ?
– En tout cas, Regulus a été tué au square Grimmaurd, acquiesça Lucius. Et parmi les rares personnes qui avaient accès à ce lieu... Sirius est, selon moi, le plus susceptible de l'avoir assassiné.
– La Gazette disait pourtant que c'était le Seigneur des Ténèbres qui l'avait châtié...
– Je ne sais pas qui a répandu ce mensonge, dit Lucius. Mais je peux te le certifier : j'ai questionné tous les Mangemorts, et aucun d'entre eux n'a fait de mal à Regulus.
Rogue hocha la tête, sonné. La mort de Regulus, soi-disant assassiné par des Mangemorts, l'avait attristé et choqué, et avait participé à l'éloigner de Voldemort. Mais en y repensant, la version de Lucius était bien plus logique : Regulus avait toujours rêvé d'être un Mangemort, il était difficile de croire qu'il ait voulu y renoncer. Quant à Sirius, il avait toujours détesté son frère, et Rogue n'avait aucun mal à l'imaginer en assassin.
– La dernière fois que j'ai vu Regulus, il m'a parlé de toi, mentit Lucius.
– Vraiment ?
Intérieurement, Lucius déployait des efforts considérables pour ne pas éclater de rire. Il était absolument émerveillé par son propre culot, et par sa capacité à mentir effrontément à quiconque.
– Oui, tout à fait... Il trouvait dommage que tu n'aies pas rejoint nos rangs. Je crois que malgré vos différends, il espérait te revoir.
– Ah, dit Rogue. Oui, je comprends... C'est vrai, j'hésitais...
Lucius se délectait du spectacle. Il sentait Rogue céder progressivement. Il avait déjà vu le charme opérer des dizaines de fois : le dilemme intérieur, la réticence, tous progressivement balayés par la peur, l'ambition ou la hargne... Dans quelques minutes, Rogue serait convaincu, Lucius n'en avait aucun doute.
Et tout se passa comme il l'avait prévu. Rogue réfléchit encore pendant de longues minutes, puis admit que la seule chose qui le retenait – l'espoir de se réconcilier avec Lily – avait volé en éclats une heure plus tôt, lorsqu'il avait surpris la conversation entre James et Sirius. Il devait faire définitivement le deuil de leur amitié, ou bien il gâcherait sa vie à attendre quelque chose qui ne se produirait jamais. Il était temps de faire un choix, de prendre part à cette guerre qui n'en finissait pas – et Lucius lui offrait une opportunité inespérée de le faire.
– Comment est-il ? demanda Rogue. Le Seigneur des Ténèbres ?
Lucius eut un sourire amusé.
– Stupéfiant, répondit-il. Je lui ai déjà parlé de toi plusieurs fois, et il est déjà impatient de te rencontrer.
À ces mots, Rogue sentit toute résistance s'envoler. Malgré les années, son désir intense d'être apprécié à sa juste valeur n'avait pas faibli.
Lorsque Rogue finit par accepter sa proposition, Lucius alla chercher une bouteille de vin, remplit leurs deux verres à ras bord, et leva le sien avec un sourire réjoui :
– À la santé de Regulus, déclara-t-il.
– À… la santé de Regulus, répéta Rogue d'une voix faible.
Et il but son verre d'un trait.
– Allons dîner, maintenant, proposa Lucius. Tu dois être mort de faim !
Avec la sensation de se trouver dans un rêve, Rogue se leva et suivit Lucius en direction du salon. Il entendit vaguement Lucius lui promettre avec enthousiasme qu'il le présenterait au plus vite à Voldemort, et qu'en attendant, il lui donnerait d'autres vêtements, et assez d'argent pour se nourrir, se loger, se mettre en sécurité...
En revenant dans le salon, Rogue fronça les sourcils. Sur le canapé, Narcissa était dos à eux, mais elle était étrangement penchée, et on voyait qu'elle tremblait.
– Narcissa ? appela Rogue, inquiet.
Lucius, tout à sa joie d'avoir réussi à convaincre son ami, ne remarqua rien.
– Narcissa, nous avons une nouvelle recrue, annonça Lucius en posant une main sur l'épaule de Rogue. Il faut fêter ça...
Un gémissement plaintif leur répondit, et Lucius se figea. Narcissa se tourna vers eux, leur montrant un regard perdu et un visage d'une pâleur effrayante. À ses pieds, une tache sombre s'élargissait sur le tapis, et un liquide rouge vif dégoulinait sur ses chevilles.
– Le bébé, haleta-t-elle, alarmée. Mon bébé...
Elle tenta de se lever. Ses doigts minces et ensanglantés cherchèrent un appui, mais se refermèrent dans le vide.
– Narcissa, murmura Lucius, qui était soudain devenu aussi pâle que son épouse.
Il se précipita vers elle au moment où elle basculait en avant, et elle s'écroula dans ses bras.