Secrets de Serpentard (III) : Les Mangemorts

Chapitre 20 : La cour des grands

5807 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a environ 1 mois

La cour des grands



Lucius marchait.

Sous ses bottes, les pierres tranchantes glissaient ; ses jambes s'empêtraient parfois dans sa cape ; malgré ses efforts pour masquer sa fatigue, il peinait à marcher au rythme de Voldemort, qui se mouvait sans difficulté devant lui. Lucius l'observait avec envie : même sur ce terrain accidenté, les pas de son maître restaient souples et silencieux, comme s'il volait quelques centimètres au-dessus du sol.

Lucius consulta rapidement sa boussole en cuivre pour s'assurer qu'ils progressaient dans la bonne direction. Cet instrument était la seule chose qui leur permettait de s'orienter : ils se trouvaient sur un chemin escarpé, à flanc de montagne, à des kilomètres du moindre village, et la brume leur masquait tous les points de repères. Ils ne distinguaient que partiellement le sommet qui se perdait dans les nuages à leur droite, ainsi que l'à-pic qui se trouvait à leur gauche, et menaçait de les avaler au moindre faux pas.

Que cette brume soit maudite, songea Lucius avec agacement pour la énième fois depuis leur départ. Dans cette région, sa présence n'avait rien à voir avec les Détraqueurs ; elle montait du sol, émanait des arbres et des marécages, s'agrippait aux montagnes ; rien ni personne ne semblait pouvoir y échapper. Au-delà des difficultés d'orientation que cela engendrait, cette humidité s'infiltrait partout, trempait insidieusement leurs vêtements et revenait toujours à la charge malgré les sortilèges qu'ils employaient pour rester au sec. Et malheureusement, il était impensable d'utiliser le transplanage sur ce territoire inconnu, infesté de géants et d'autres créatures magiques : ils risqueraient de se rompre le cou dans un ravin, ou bien de tomber nez à nez avec une créature hostile.

Lucius s'efforçait donc de ne pas penser à son grand lit douillet, ni à sa baignoire en marbre : il ne les reverrait pas avant plusieurs jours, peut-être davantage en fonction du temps qu'il leur faudrait pour arriver à leurs fins. Il s'efforçait également de ne pas penser à son ventre vide – il n'avait quasiment rien mangé depuis plusieurs jours. Il n'avait jamais connu un tel inconfort, et n’aurait jamais accepté de marcher dans de telles conditions si cela n’avait été pour le Seigneur des Ténèbres.

En regardant à nouveau la silhouette encapuchonnée qui progressait devant lui, Lucius sourit malgré les gouttes de sueur qui perlaient sur son visage : certes, cette expédition était éprouvante, mais c'était le prix à payer pour être à la place que tous les Mangemorts convoitaient. Et en effet, qui d'autre que lui pouvait se vanter de l'avoir côtoyé plusieurs jours durant, d'avoir partagé plusieurs repas avec lui seul, et plus généralement, d'être son plus proche confident ? Personne, évidemment. Et aux yeux de Lucius, il n'y avait pas de statut plus enviable que celui-ci.

Ce n'est pas l'avis de Narcissa, souffla une petite voix dans sa tête.

Ah, Narcissa, soupira intérieurement Lucius. L'image de son épouse s'imposa aussitôt à lui, avec ses beaux yeux bleus, ses baisers pleins de tendresse, son rire cristallin et la douceur de ses bras... Il suffisait à Lucius de penser à elle pour avoir envie d'être auprès d'elle, de lui parler, de la serrer contre lui et de la rassurer ; et en repensant à toutes les horreurs qu'il lui avait dites avant de quitter le manoir, Lucius se sentit une nouvelle fois submergé par la culpabilité. Il ne comprenait pas ce qui avait pu lui passer par la tête pour se montrer aussi blessant ; et pour la centième fois depuis le début de son voyage, il prit la ferme résolution de lui présenter ses excuses dès qu'il la retrouverait, et de ne plus jamais recommencer.

Il restait donc incontestablement amoureux d'elle, même si, dans les moments où elle se comportait étrangement, il ne pouvait s’empêcher de se demander si elle ne l’avait pas épousé par pure opportunité.

Voilà le problème quand votre nom est gage de pouvoir et de richesse : nombreuses sont celles qui le convoitent pour de mauvaises raisons. C’était ce que le père de Lucius lui martelait sans cesse, évidemment : Narcissa ne l’aimait pas, elle se servait de lui, et il se laissait naïvement attendrir, influencer, cédant à toutes ses requêtes et se compromettant pour la rassurer. Comme un idiot, un faible, un lâche...

Tout en marchant, Lucius secoua vigoureusement la tête. Même absent, l'esprit de son père traînait en permanence derrière son épaule, sifflant à son oreille des paroles indélébiles, cent fois répétées depuis son enfance. Et c'était justement pour le faire changer d'avis que Lucius se trouvait là, à des centaines de kilomètres de chez lui, dans une des régions les plus hostiles du pays, à côté du mage noir le plus redouté de leur époque, à la recherche de créatures mortellement dangereuses : à force de succès, il espérait que son père reconnaisse enfin sa valeur, et ne cesse de le considérer comme un incapable – et cela finirait bien par arriver, Lucius ne pouvait pas se résoudre à y renoncer. C'était cette quête qui avait guidé ses pas jusqu'au Seigneur des Ténèbres, et qui le poussait à consacrer toute son énergie à satisfaire ses désirs.

Tous ses désirs, ou presque... Car il y avait aussi ce problème d'enfant, bien sûr. Le Seigneur des Ténèbres attendait d'eux qu'ils assurent l'avenir des Mangemorts ; quant à Narcissa, c'était son désir le plus cher depuis qu'ils s'étaient mariés, et leurs tentatives répétées et infructueuses n'avaient en rien altéré son obsession pour la maternité.

Avoir un enfant... Lucius sentit ses entrailles se contracter – et cela n'avait rien à voir avec la faim. En effet, lorsqu'il songeait à son futur, c'était probablement cette perspective qui l'effrayait le plus. Et pour cause : comment pourrait-il aimer un petit être vulnérable, maladroit et geignard, alors que c’était justement tout ce qu’on lui avait appris à détester ? Voilà qui était difficilement envisageable.

Lucius ne se souvenait pas d’avoir eu cet âge-là. Il lui semblait qu'il était né en sachant marcher, manger proprement et discuter avec les grandes personnes. L'idée qu'il ait pu un jour se barbouiller de soupe ou salir ses langes lui était tout simplement grotesque. Et d'abord, quel nourrisson avait-il été ? Souriant, mélancolique ? Joufflu, chevelu, énergique ? C'était une bonne question. Son père aurait été bien en mal de lui répondre, puisqu’après le décès de son épouse au décours de l'accouchement, il s'était terré dans l'aile Nord pendant des mois, aussi éloigné de son nouveau-né que leur manoir le permettait, laissant les elfes de maison s'occuper de lui sous la houlette du portrait de Prisca Malefoy. Et la seule fois où Prisca avait fait allusion à cette époque devant Lucius, son père avait menacé leur ancêtre de condamner immédiatement le portrait qu'elle habitait...

Une autre fois, son père avait reproché à Lucius de pleurnicher sans cesse depuis l'instant où il était né. C'était donc la seule information qu'il avait obtenue sur ses premiers mois de vie : après son entrée pour le moins fracassante dans le monde des vivants, son existence avait été réduite à celle d'un bruit parasite. Et s'il venait à être père à son tour, il devrait se débrouiller avec ça... La belle affaire, songea-t-il avec amertume.

Et pour ne rien arranger, son père et le Seigneur des Ténèbres exigeaient de lui non seulement un enfant, mais surtout que celui-ci soit un fils... Un fils, un garçon ! Pour Lucius, ce serait la double peine. Après avoir tant lutté pour abolir le peu de sensibilité et de délicatesse qui l'habitait, il faudrait veiller à montrer l’exemple, redoubler de vigilance pour ne laisser passer aucune erreur de nature à compromettre l’endurcissement de leur petit héritier... C'était une tâche qui lui paraissait difficilement surmontable.

Lucius tenta de se rassurer : jusqu'ici, il avait à peu près réussi à faire bonne figure, et à prétendre que rien ne l'atteignait. Oh, bien sûr, les Mangemorts raillaient son manque d'appétence pour le combat direct, pour les cris et le sang... Mais après tout, cela ne l'avait pas empêché d'obtenir les grâces du Seigneur des Ténèbres. Tout allait donc pour le mieux, et il continuerait à en être ainsi, il n'y avait aucune raison pour que cela change...

– Où en sommes-nous ? siffla une voix devant lui. La nuit est en train de tomber.

Lucius s'extirpa brutalement de ses pensées, et rejoignit Voldemort qui s'était arrêté sur le chemin escarpé.

– Nous y sommes presque, Maître, répondit Lucius à voix basse. Regardez ces aiguilles rocheuses... Nous devrions retrouver Karkaroff juste après.

Et en effet, devant eux, la brume s'effilochait en lambeaux, à travers lesquels on pouvait distinguer deux pointes rocheuses très rapprochées, formant un passage étroit. Baguette en main, aux aguets, ils s'engagèrent dans la semi-obscurité du couloir rocheux ; ils cheminèrent pendant un long moment, en prenant garde à ne pas faire de bruit et en s'assurant qu'aucune menace ne surgissait des roches qui les surplombaient ; puis, enfin, Voldemort s'arrêta.

À une vingtaine de mètres d'eux, là où le couloir rocheux prenait fin, une silhouette encapuchonnée leur barrait le passage. Voyant cela, Lucius émit un léger sifflement, imitant à la perfection le glatissement d'un aigle. La personne qui se trouvait face à eux lui répondit en émettant une séquence précise de signaux lumineux, que Lucius observa avec attention ; lorsqu'elle eut terminé, Voldemort se tourna vers Lucius, qui lui adressa un signe de tête approbateur.

– C'est bien lui, confirma-t-il.

Ils avancèrent côte à côte jusqu'à l'embouchure du couloir rocheux, en haut d'une corniche, à la merci de violentes bourrasques qui faisaient claquer leurs capes et menaçaient de leur faire perdre l'équilibre. Voldemort abaissa sa baguette et s'approcha de la troisième personne, qui posa un genou à terre à son approche.

– J'ai enfin l'honneur de rencontrer le Seigneur des Ténèbres, dit une voix grave, marquée par un fort accent étranger, émergeant de l'ombre de son capuchon.

– Relève-toi, mon cher ami, l'autorisa Voldemort de sa voix sifflante. Je veux voir ton visage.

L'homme obéit aussitôt : il se redressa, retira son capuchon et se laissa observer, ses yeux bleus et froids toujours baissés. Comme Lucius, il était grand, mince et avait le teint pâle. Sa cape était faite de fourrure épaisse ; sur son menton, une barbiche noire se terminait par une petite boucle.

– Bien, déclara Voldemort après avoir observé Igor Karkaroff de haut en bas.

L'atmosphère se détendit légèrement, et Karkaroff osa enfin lever les yeux, même s'il hésita à croiser le regard de Voldemort ; Lucius, lui, se décida à s'avancer pour le saluer.

– Te voilà enfin, dit-il avec chaleur en retirant son capuchon. Avec toute cette brume, nous pensions ne jamais te trouver.

– Malefoy, mon ami, dit Karkaroff en inclinant la tête. Tout cela me rappelle de bons souvenirs...

Tous les deux s'étaient rencontrés pendant l'année que Lucius avait passée à Durmstrang, juste après son cursus à Poudlard. Igor Karkaroff faisait alors partie des élèves les plus doués de l'école, et également de ceux qui parlaient le mieux anglais. Ambitieux comme il l'était, il avait sans doute jugé opportun de s'attirer les faveurs de Lucius, sachant pertinemment qu'il était l'héritier de la plus puissante famille de sorciers de Grande-Bretagne ; et Lucius tirait également profit de cette relation, puisque Karkaroff l'avait grandement aidé à s'intégrer dans l'école et à comprendre l'essentiel des cours, pourtant dispensés dans des langues qui lui étaient étrangères.

Soudés par cet échange de bons procédés, ils s'étaient quittés en amis à la fin de l'année ; et lorsque des informations concernant la puissance de Voldemort étaient parvenues jusqu'aux contrées nordiques où vivait Karkaroff, celui-ci avait immédiatement contacté Lucius afin d'être introduit auprès de ce fascinant mage noir.

– Je ne suis pas seul, les prévint Karkaroff. Dumbledore a essayé de rallier les géants à sa cause, il y a quelques mois, mais sans succès. Depuis, deux de leurs sous-fifres sont postés ici pour s'assurer qu'aucun Mangemort ne les approche...

Lucius se pencha légèrement pour regarder derrière Karkaroff, mais ce dernier le rassura d'un geste.

– Ne t'en fais pas, je les ai soumis à l'Imperium... Les tuer aurait alerté le Ministère, mais ils ne diront rien, je m'en suis assuré. Un Auror viendra leur demander des comptes dans six jours... Et d'ici-là, si tout se passe comme prévu, nous devrions avoir obtenu ce que nous souhaitons.

– Bien, commenta Voldemort. Et les géants que nous cherchons... Où sont-ils ?

– Ils sont là, Maître, dit Karkaroff en désignant le chemin de pierre qui descendait derrière lui.

Lucius et Voldemort contournèrent Karkaroff pour s'avancer de quelques pas sur la corniche où ils se trouvaient. Là, ils échangèrent un regard circonspect : cette vallée, tout comme celle qu'ils venaient de quitter, était envahie par la brume. Le chemin escarpé était visible sur quelques mètres, puis le paysage était remplacé par un voile opaque, mouvant et cotonneux ; et l'heure tardive n'arrangeait rien à la visibilité.

– Que sommes-nous censés voir ? demanda Voldemort avec froideur.

– Voir ? sourit Karkaroff. Sauf votre respect, Maître, il s'agit plutôt d'entendre...

Lucius tendit l'oreille en même temps que Voldemort et comprit aussitôt ce que Karkaroff voulait dire. S'il prenait garde à respirer sans bruit, et s'il faisait abstraction du mugissement du vent, il pouvait distinguer nettement des grognements sourds, lointains mais puissants, de différentes tonalités... À côté de lui, Voldemort souriait avec avidité : il les avait perçus, lui aussi.

– Les derniers géants du pays, commenta Karkaroff. Sans doute les plus féroces et les plus intelligents qu'on puisse trouver sur cette planète. La preuve : ils ont réussi à tuer tous leurs semblables, et à échapper aux sorciers... Jusqu'à maintenant, bien entendu.

– Ils semblent être plus nombreux que je ne le pensais, souffla Lucius avec enthousiasme. As-tu repéré leur chef ?

– Bien sûr : il s'appelle Oleg. C'est celui qui grogne le plus fort, et qui réclame sans cesse de quoi manger. D'après le bruit de ses pas, je dirais qu'il mesure au moins dix mètres.

– Dix mètres ! s'émerveilla Lucius. Chez les géants d'Europe centrale, les plus grands mesurent sept mètres, huit tout au plus... Et qu'en est-il de l'arme que nous cherchons ?

– Ils l'ont, affirma Karkaroff. Enfin, Oleg l'a, pour être précis...

– Tu en es certain ?

– Si la description que tu m'en as faite est exacte, cela correspond bien à ce que j'ai entendu. Il y a quelques semaines, une dispute a éclaté : l'un deux a voulu prendre la place du chef, comme cela arrive souvent... Je ne voyais rien, à cause de la brume, mais j'entendais leurs rugissements, les bruits de lutte... Et d'un coup, il y a eu une détonation, comme je n'en avais encore jamais entendu ; on aurait dit que la foudre venait de toucher terre à côté de moi. Le ciel s'est illuminé tout entier, les environs ont été plongés dans le silence... Et Oleg a poussé un rugissement victorieux.

– C'est elle, se réjouit Lucius. C'est l'arme que nous recherchons.

– Tu as emporté de quoi les convaincre ? l'interrogea Karkaroff.

– Bien sûr, dit Lucius en désignant sa sacoche. Je me suis replongé dans nos cours de Durmstrang qui nous enseignaient comment soumettre les créatures inférieures, et j'ai rassemblé tous les objets magiques ou précieux qui seraient susceptibles de les intéresser.

– Et s'ils refusent ? Est-il envisageable de nous emparer de cette arme sans leur accord ? demanda Voldemort.

– Ce serait une très mauvaise idée, tempéra Lucius. Les géants détestent que les sorciers utilisent la magie à leur encontre. Nous perdrions définitivement l'appui de ce clan... Non, décidément, mieux vaut privilégier la diplomatie.

– Très bien, approuva Voldemort. Dans ce cas, je te fais confiance pour les amadouer... J'imagine que tes arguments sont déjà soigneusement préparés.

– Le Seigneur des Ténèbres me connaît bien, confirma Lucius en s'inclinant légèrement. En effet, j'ai déjà de nombreuses idées... Les géants ne sont pas difficiles à contenter : la promesse d'un territoire plus vaste et plus fertile, par exemple, peut les mobiliser... Ou bien l'assurance que nous les protégerons contre ceux qui souhaitent les voir disparaître.

– Pourtant, Dumbledore a échoué...

– Sans doute parce qu'il rechignait à leur mentir, gloussa Lucius. Quelle naïveté ! Pour ma part, je ne compte pas m'en priver.

Lucius, Karkaroff et Voldemort échangèrent des regards satisfaits, puis se tournèrent vers le bas de la vallée embrumée, où les grondements étaient de plus en plus audibles et de plus en plus excités.

– Vous arrivez au bon moment, ils réclament une démonstration de force, devina Karkaroff. C'est une sorte de rite. J'espère qu'il va se servir de la hache...

Comme pour lui répondre, un éclair bleuté illumina fortement la brume qui tapissait la vallée, et l'instant d'après, une puissante déflagration leur vrilla les oreilles, comme si la foudre montait de la terre. Lucius ne put contenir un sursaut ; au contraire, Voldemort et Karkaroff se penchèrent encore davantage au bord du vide.

– Si la victoire était un son, commenta Karkaroff avec délice.

– Quelle puissance, renchérit Lucius. Aucun Sortilège de Protection ne pourra résister à une telle arme... Si nous mettons la main dessus, plus rien ne pourra se mettre en travers de notre chemin.

– Et c'est précisément ce qui va se passer, déclara Voldemort de sa voix la plus onctueuse.

***

Quelques jours plus tard, dans l'immense hall carrelé de vert émeraude du Ministère de la Magie, le silence était total. En ce dimanche d'août, par cette heure tardive, les couloirs étaient déserts ; aucun employé ne les traversait d'un pas pressé, aucun avion en papier porteur de mauvaises nouvelles ne froissait l'air au-dessus des têtes, aucun ascenseur ne bringuebalait les employés entre les différents services. Pour trouver âme qui vive, il fallait monter dans les étages les plus élevés, et se diriger vers les bureaux les plus éminents du Ministère, là où le carrelage était toujours étincelant de propreté, et où chaque porte était flanquée de gardes à toute heure du jour et de la nuit.

Et justement, dans l'un de ces somptueux couloirs, une petite femme aux cheveux bouclés marchait avec empressement vers le bureau d'Adam Claring. Les rares personnes qu'elle croisait ne pouvaient s'empêcher de glisser vers elle des regards interloqués, et pour cause : elle était entièrement habillée de rose.

Ses pas enthousiastes résonnaient sur le carrelage vert émeraude, et elle peinait à se retenir de sourire. Lorsqu'elle arriva devant les deux sorciers qui surveillaient le bureau d'Adam Claring, elle s'éclaircit la gorge :

– Hum-hum, fit Dolores Ombrage.

Le plus grand des deux baissa les yeux vers elle, et lui barra le passage.

– Mr Claring est occupé, dit-il sèchement. Il ne reçoit personne aujourd'hui.

– Oh, quel dommage... C'est pourtant urgent.

– C'est ce que tout le monde dit...

– Dites-lui qu'il s'agit de ses parents, et d'Eleanor Wimbley, insista la petite femme avec douceur. Ou plus précisément... de l'identité de leurs assassins.

Les deux gardes échangèrent un regard, et Dolores Ombrage se força à prendre un air affecté.

– Attendez une seconde, grogna le garde en disparaissant à l'intérieur du bureau.

Tout en ajustant discrètement son cardigan rose et le nœud qu'elle portait dans les cheveux, Ombrage attendit patiemment – après toutes ces années d'attente, elle n'était plus à quelques minutes près. Intérieurement, elle se remémora une dernière fois l'argumentaire qu'elle s'apprêtait à soumettre à Adam Claring, en commençant par les quelques phrases destinées à gagner sa sympathie, puis à attiser sa colère contre ceux qu'elle accusait.

Ce sont des habitants de la Colline d'Émeraude, dirait-elle dans quelques instants. Ils habitent même au sommet de celle-ci, leur maison est la plus grande de toutes... Bien sûr, ce sont les têtes pensantes des Collinards...

Ombrage avait de plus en plus de mal à se retenir de sourire. Elle avait trouvé les parfaits coupables : avec la haine qu'il vouait aux riches familles de Sang-Pur, Adam Claring ne manquerait pas de mordre à l'hameçon. Et quand ce serait fait, il n'y aurait plus qu'à le convaincre d'agir au plus vite, sans lui laisser le temps de la réflexion.

Ils sont sur le point de fuir, Mr Claring, dirait-elle d'une voix suppliante. Ne prenons pas le risque de les laisser filer...

– Allez-y, dit le sorcier qui venait de reparaître.

Ombrage le remercia poliment, puis entra dans la pièce. Dans l'immense bureau d'Adam Claring, le sol était recouvert d'un somptueux tapis violet ; en souvenir du pensionnat Wimbley, une bannière brodée d'un hibou argenté était tendue sur l'un des murs ; une autre, brodée d'un phénix aux ailes déployées, vantait les mérites de la Fondation pour la Protection des Moldus et l'Égalité de tous les Sorciers.

Des idioties, songea Ombrage en considérant les deux bannières.

Adam Claring lui-même était attablé à son bureau en bois verni, couvert de piles de parchemins. Il semblait épuisé ; il regarda Ombrage entrer avec un mélange de méfiance et d'espoir fiévreux, et il était clair qu'il faisait de son mieux pour masquer son affolement intérieur. Il restait silencieux, mais ses yeux sombres l'encourageaient à s'avancer.

Tout en retenant des petits gloussements réjouis, Dolores Ombrage s'approcha du bureau, glissa sa main dans sa cape, et en extirpa les photographies de ceux qu'elle s'apprêtait à accuser. Elle lissa plusieurs fois le document entre ses doigts, afin qu'aucun pli ne vienne entacher l'instrument de sa vengeance.

Car Dolores Ombrage se fichait royalement de l'identité réelle des coupables. Ce qu'elle savait pertinemment, en revanche, c'était qu'elle avait passé sept ans à stagner au Bureau des Plaintes après avoir été injustement renvoyée du Département de l'Administration Magique, à la suite du faux pas qu'elle avait commis lors du mariage de Carla Avery et Edgar Goyle. Et ce qu'elle savait tout aussi pertinemment, c'était que celle qui avait signalé son comportement au Département de l'Administration Magique, et qui était donc à l'origine de son renvoi, ferait une parfaite coupable pour le noble justicier qu'était Adam Claring.

Or, quelqu'un venait justement de la contacter dans l'objectif d'éliminer cette personne, et grâce à cette nouvelle alliée, Dolores Ombrage allait enfin pouvoir se venger.

Son sourire de hyène s'élargit, et elle posa délicatement la photographie de Vera et Fergus Goyle sur le bureau d'Adam Claring.

***

À quelques kilomètres de là, dans l'immense maison des Crabbe, sur la Colline d'Émeraude, Carla Goyle trépignait, une assiette en porcelaine rose posée sur ses genoux.

– Cela ne devrait plus être très long, promit-elle à tous ceux qui se trouvaient dans la pièce. Dolores devait rendre visite à Claring vers vingt heures.

Dans l'immense salon tapissé de noir, ses deux grandes amies, Magdalena Nott et Juliet Parkinson, étaient assises autour d'elle sur le divan ; Hector Crabbe se tenait à distance, et prenait régulièrement quelques bouffées du Fumesbire posé sur la table ; à l'autre bout de la pièce, proches d'une fenêtre ouvragée, Evan Rosier, Peter Parkinson et Damian Nott se disputaient à voix basse depuis un long moment. Edgar Goyle, en revanche, n'était pas présent.

À côté de Carla, Magdalena Nott consulta sa montre avec un air ennuyé.

– Tu crois vraiment que cette petite Sang-Mêlé sera assez intelligente pour convaincre Adam Claring que Vera et Fergus ont tué ses parents ? demanda-t-elle à Carla.

– Elle ne m'a pas fait bonne impression, à moi non plus, confessa Juliet Parkinson. Je l'avais trouvée amusante, à ton mariage, mais ses yeux globuleux lui donnent un air terriblement idiot. Et tout ce rose, quelle vulgarité...

– Détrompez-vous, elle sera parfaite, coupa Carla avec agacement. La fille d'une Moldue et d'un sorcier de bas étage, licenciée à cause de la grande et puissante Vera Goyle ? Croyez-moi, Adam Claring va adorer. Et pour la suite, je vous ai déjà tout raconté... Elle n'aura qu'à faire exactement comme je lui ai demandé.

À côté d'elle, Juliet Parkinson s'empara machinalement de l'article de faits divers posé sur la table basse, et le parcourut des yeux pour la dixième fois de la journée.

Drame À Giethoorn

 

Dans la nuit du 13 au 14 février, un jeune sorcier nommé Fergus Dijkstra a incendié sa maison ainsi que les habitations voisines. D'après le témoignage d'une connaissance de la famille, les Dijkstra étaient une famille heureuse, et le petit Fergus ne manquait de rien : la piste d'un Obscurus semble donc écartée, et était de toute manière très peu probable au vu de son jeune âge.

Nos experts craignent plutôt que ce jeune garçon, âgé de dix ans, ne soit un de ces rares cas d'enfant Cracheflammes, à l'image de celui qui avait ravagé la forêt de Beegderheide au cours du siècle dernier.

– Un Cracheflammes, relut Juliet avec dégoût. Vous pensez que Fergus est vraiment...

– Sûrement pas, répondit Carla. Il s'agit d'une malédiction très rare : on ne compte que quelques cas avérés dans l'histoire de la magie, espacés de plusieurs générations, tous incontrôlables et extrêmement destructeurs. Si Fergus possédait réellement un tel pouvoir, la Colline d'Émeraude ne serait qu'un tas de cendres depuis bien longtemps... Sans compter que les Cracheflammes meurent très jeunes, le plus souvent avant d'avoir atteint l'âge adulte. Ce pouvoir brûlant n'est tout simplement pas fait pour habiter un corps humain... Ils finissent donc par se consumer de l'intérieur.

– C'est répugnant, grimaça Magdalena Nott.

– Peut-être, mais quelle qu'ait été la cause de cet incendie, ce vieil article est une véritable aubaine. Après tout, les Cracheflammes peuvent maîtriser les Feudeymon à la perfection... Comme celui qui a tué les chers parents de Claring, par exemple. Ce n'est pas tout : ils ont aussi des facilités à communiquer avec les dragons, et à les contrôler. Si Dolores se montre suffisamment convaincante, Adam Claring croira donc que les Goyle sont responsables de la mort de ses parents et de la destruction du pensionnat Wimbley.

– Ça ne tient pas debout, fit remarquer Magdalena Nott. Tu l'as dit toi-même, Fergus serait déjà mort s'il avait ces pouvoirs-là...

– Mais cela, Adam Claring ne le sait pas, gloussa Carla. Et Dolores compte bien lui raconter qu'elle a vu des braises rougeoyer au fond de ses yeux, lorsqu'elle a animé notre mariage... Claring la croira, j'en suis certaine. Il est tellement désespéré, tellement avide de trouver un coupable... Alors imaginez, une pauvre petite sorcière de rien du tout qui vient le voir en secret pour dénoncer une puissante famille de Collinards...

– Adam Claring y croira peut-être, admit Juliet, mais le Magenmagot ? Et si les Goyle nous dénonçaient tous lors du procès ?

Carla eut un rire moqueur.

– Ma pauvre Juliet, tu ne lis donc jamais la Gazette ? Cet enragé de Croupton vient d'autoriser l'emprisonnement immédiat de criminels, par le biais d'une procédure confidentielle, requérant simplement la signature d'un seul membre du Magenmagot... Puisqu'il en est un lui-même, Adam Claring n'aura besoin de personne pour envoyer les Goyle tout droit à Azkaban. Plus besoin de preuves, ni de procès interminable : il nous suffit de convaincre Claring, et sa colère fera le reste... C'est justement cette nouvelle mesure qui m'a décidée à passer à l'action.

– C'est tout de même dangereux de mettre les Goyle en contact avec Adam Claring... Ils pourraient lui donner des renseignements sur Vous-Savez-Qui, sur les agissements des Mangemorts...

– Des renseignements ? s'esclaffa Carla, comme si c'était la chose la plus idiote qu'elle ait jamais entendue. Voyons, Magdalena, Narcissa a toujours été leur petite protégée : ils ne prendront jamais le risque que le Ministère remonte jusqu'à elle. Et pour éviter de prendre le moindre risque, un sortilège de Confusion avant leur rencontre avec Claring fera parfaitement l'affaire.

– Soit, tu as pensé à tout, convint Magdalena. Et comment as-tu eu l'idée de chercher dans les archives de la presse hollandaise ?

– Ah, vous n'avez pas idée du temps que tout cela m'a pris, soupira Carla. J'ai dû rédiger des dizaines de courriers... Sans compter que j'ai dû faire tout cela en cachette, sans même en parler à Edgar...

– Tu lui as donc caché ce projet ? Il ne risque pas de s'opposer à l'emprisonnement de ses parents ?

– J'ai dit que j'avais trouvé un moyen de les éloigner, et à force de supplications, il a fini par céder, dit fièrement Carla. Théoriquement, il m'a donc donné son accord... Et une fois qu'ils seront à Azkaban, il sera trop tard pour changer d'avis, surtout pour un faible d'esprit comme il l'est ! Maintenant, je n'ai qu'une hâte : que tout ça soit terminé.

– Quand ?

– Si tout se passe bien, ce sera fait demain. Les Goyle passent leur dernière soirée en famille...

– Et Daisy ? Que va-t-elle devenir ?

Carla répondit par un petit gloussement.

– Ah, Daisy...

Elle échangea un regard entendu avec Hector Crabbe, mais tous deux restèrent silencieux.

– L'assiette ! glapit soudain Magdalena Nott.

Carla reporta son attention sur l'assiette vide qu'elle tenait sur ses genoux. La petite trappe qui y était peinte venait de s'ouvrir, et un adorable chaton gris y était apparu.

– Silence, murmura Carla. C'est l'instant de vérité...

Autour d'elle, plus personne ne disait mot : tous tendaient le cou pour voir par-dessus l'épaule de Carla. Elle faillit lâcher l'assiette lorsque le chaton se mit à miauler. Il émit un premier miaulement, puis un deuxième ; et lorsque le troisième s'évanouit, Carla eut un sourire féroce.

– Elle a réussi, souffla-t-elle. Claring a mordu à l'hameçon. Le mandat d'arrêt est signé.

Juliet et Magdalena échangèrent un regard incrédule, peinant à mesurer pleinement la gravité de ce qu'elles venaient d'apprendre. Près de la fenêtre, leurs maris respectifs s'étaient approchés, cessant de se disputer avec Evan Rosier, qui était le seul à ne pas se réjouir de la situation.

– Je n'apprécie pas ta manière de faire, Carla, gronda ce dernier. Tu aurais dû nous consulter avant de prendre cette décision.

– Je ne te faisais pas confiance, Rosier, rétorqua Carla. Tu es bien trop attaché aux Goyle ! Tu n'as jamais cessé de les défendre, même lorsqu'ils me malmenaient cruellement !

Evan Rosier secoua la tête, excédé.

– Tu ne peux pas me comprendre, Carla... Ma maison est voisine de celle des Goyle, ma tante Druella y passait tout son temps... Vera nous montrait tous ses animaux, nous expliquait des tas de choses, nous faisait des crêpes aux œufs d'Amelpode...

– Oh, assez de bons sentiments ! Aujourd'hui, être l'ami des Goyle, c'est être l'ennemi des Mangemorts, asséna Carla. C'est donc cela que tu souhaites ?

Evan Rosier serra les poings, piqué au vif. À ses côtés, Nott et Parkinson étaient manifestement du même avis que Carla.

– Carla a bien agi, assura Nott en posant une main sur l'épaule de Rosier. La résistance des Goyle nous met tous en danger ! C'est ainsi : la sécurité de tous les Collinards doit primer sur nos vieux souvenirs, si heureux soient-ils.

– La guerre nous oblige à faire des sacrifices, renchérit Parkinson. Et puis, leur jardin ne va pas disparaître, tu pourras toujours t'y promener...

Tous deux parlaient avec prudence, car Rosier était bien connu pour son impétuosité. En l'occurrence, il ne faisait pas attention à eux : il fixait toujours Carla, la mâchoire serrée.

– Et que fais-tu de la malédiction d'Alma Goyle ? Elle a été claire, en partant vivre à l'autre bout du monde : si nous devions nous en prendre à sa descendance, nous serions tous anéantis...

– Premièrement, je n'ai jamais cru à cette fameuse malédiction, répondit sèchement Carla. Et deuxièmement, Alma Goyle est morte la semaine dernière, je l'ai appris en interceptant le courrier de Vera... À l'heure où je vous parle, sa puissance magique s'est évaporée, et si malédiction il y a eu, il n'en reste plus la moindre trace.

Rosier secoua la tête, révolté.

– Si Vera et Fergus sont envoyés à Azkaban pour des accusations aussi graves, ils recevront le Baiser du Détraqueur, dit-il d'une voix sourde.

– En effet, confirma Carla.

– Sans-cœur !

Hors de lui, il se détourna et marcha droit jusqu'à la fenêtre du salon. Dans le ciel nocturne encombré de nuages, la silhouette biscornue de la maison des Goyle se découpait très nettement, éclairée par ses dizaines de fenêtres multicolores.

– Nous n'avons plus le choix, osa dire Hector Crabbe.

– Ce sera eux ou nous, renchérit Juliet d'une voix plaintive.

– Le Seigneur des Ténèbres pourrait tous nous faire tuer si...

Evan Rosier leva la main pour réclamer le silence, et Nott se tut aussitôt.

– Très bien, dit calmement Rosier. Je vois que vous ne me laissez pas le choix. Dans ce cas...

Il poussa un long soupir, et se redressa pour mieux regarder la grande maison colorée et biscornue qui dominait la Colline d'Émeraude.

– Dans ce cas, adieu les Goyle, et adieu l'enfance, se résigna-t-il.

Et derrière lui, tous affichèrent le même sourire satisfait.


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