Secrets de Serpentard (III) : Les Mangemorts
La maison endeuillée
Dans la cuisine du 12, square Grimmaurd, Cygnus Black fixait la cheminée, réfléchissant intensément. Orion était parti depuis plus d'une heure pour le manoir des Malefoy, et à chaque minute qui passait, ses chances de revoir son beau-frère vivant s'amenuisaient. Quelques étages plus haut, il n'entendait plus rien : Walburga avait sans doute réussi à apaiser l'affolement désespéré de Kreattur.
Sa pauvre sœur, elle aurait mieux fait de l'écouter lui, plutôt que de céder aux fantasmes de puissance de son mari... Regulus n'aurait jamais dû rejoindre les Mangemorts, Cygnus leur avait répété à de nombreuses reprises, mais Orion n'en avait fait qu'à sa tête – quel gâchis !
Comme chaque fois que quelque chose le contrariait, Cygnus interrompit ces ruminations désagréables pour aller se réfugier dans ses vieux souvenirs. C'était une habitude qu'il avait prise au moment de son renvoi du Magenmagot : incapable de faire face à sa propre déchéance, il avait décidé de fuir la réalité, et depuis, il passait le plus clair de son temps à se remémorer une époque lointaine, où il était admiré et respecté.
Quelques jours plus tôt, par exemple, lorsque Kreattur avait frôlé la mort et avait été soigné par Vera, Cygnus était tellement absorbé dans ses rêveries qu'il avait à peine entendu le remue-ménage qui avait agité la maison. Et voilà qu'il replongeait, refusant de voir le reflet que lui renvoyaient toutes les casseroles en cuivre, incapable d'accepter ce qu'il était devenu : un vieil homme fatigué à la barbe grisonnante, dépossédé de toute sa gloire, oublié de tous.
Bon sang ! se reprit-il donc intérieurement, comme il le faisait plusieurs fois par jour. Non, il ne pouvait pas en être ainsi. Il était Cygnus Black, que diable, le ténor du Magenmagot, plein d'ardeur et de panache... Tout le monde guettait son entrée, tremblait sur son passage, se taisait pour écouter sa voix de tonnerre...
Cygnus embrassa du regard l'ensemble de la pièce, un peu rasséréné. Il pouvait compter sur cette maison pour lui rappeler sa valeur : depuis sa naissance, il était le fils aîné, le favori, l'enfant prodige. À l'époque, il occupait la chambre de Sirius, bien sûr ; Alphard, celle de Regulus ; et Walburga s'était vue attribuer une toute petite chambre, à l'étage inférieur.
Cygnus sourit en repensant à la révolte légitime mais impuissante de sa sœur cadette, lorsqu'elle voyait ses deux frères se prélasser dans leurs grands lits à baldaquin... Comme cette époque lui manquait ! Ils lisaient souvent ici, tous les trois, auprès du feu, pendant que leurs parents donnaient de somptueuses réceptions dans les étages supérieurs. Alphard était très paresseux : pour éviter de lire par lui-même, il prétendait que les lettres se mélangeaient sous ses yeux. Alors Walburga l'aidait, très patiemment, même si Cygnus s'agaçait, car il s'agissait évidemment d'une ruse pour obtenir leur attention et fournir moins d'efforts...
Tout était si simple, à l'époque ! La famille Black était tout ce qui comptait ; la trahir, c'était se trahir soi-même. Ils étaient tous les trois absolument indissociables de cette maison, et du rôle qu'on leur y avait attribué. Alphard était l'idiot dont tout le monde aimait se moquer ; Walburga, la fille dont le destin se résumait au mariage ; et Cygnus... Cygnus nourrissait toutes les espérances de ses parents, toutes leurs ambitions, toute leur vantardise. Tous deux étaient si fiers de lui ! Il ne se passait pas une journée sans qu'ils se vantent des exploits de leur fils aîné, sous le regard envieux mais résigné de Walburga.
À cette époque, tout le monde les respectait, bien plus qu'aujourd'hui... Dans la rue, il arrivait parfois que des inconnus veuillent prendre Cygnus en photo, ou lui offrir un présent ; à Poudlard, les professeurs poussaient une exclamation impressionnée en voyant le blason des Black brodé sur sa cape... Ah, comme Cygnus regrettait le passé ! La réussite lui pleuvait dessus, sans qu'il n'ait rien à faire : puis les choses avaient changé, et il ne trouvait pas sa place dans ce nouveau monde. Était-ce si mal ?
Comme pour le rappeler douloureusement dans le présent, le feu qui se trouvait dans la cheminée se mit à crépiter intensément : quelqu'un arrivait par la voie des Cheminettes.
Serait-ce Orion, ou même Regulus ? Hélas... Non, c'était Narcissa qui venait d'entrer. Elle chancelait un peu, et était si pâle que l'espace d'un instant, Cygnus crut voir le fantôme de sa défunte épouse.
Il se raidit, comme chaque fois qu'il se trouvait face à elle. Car Narcissa, même si elle n'en savait rien, était la preuve vivante que Cygnus avait subi une autre humiliation cuisante au cours de sa vie – une humiliation qui n'avait rien à voir avec sa brillante carrière.
Si elle savait, songea Cygnus, par Merlin, si Narcissa apprenait tout cela...
Sitôt atterrie dans la cheminée du 12, square Grimmaurd, une odeur de chair brûlée lui saisit les narines, et Narcissa regretta immédiatement d'être venue. Elle baissa néanmoins la tête pour sortir de la cheminée et se retrouva face à son père, assis à la table de la cuisine.
– Te voilà, dit simplement Cygnus Black.
Il portait une robe de chambre noire brodée de fils d'argent. Narcissa ne l'avait pratiquement pas vu depuis son mariage – soit six ans auparavant. Il avait alors refusé la proposition qu'elle lui avait faite – celle d'emménager avec elle au manoir des Malefoy ; et depuis, il se murait au 12, square Grimmaurd, où sa seule activité consistait à lire la Gazette du Sorcier et à se comporter comme s'il était encore un membre éminent du Magenmagot. Évidemment, Narcissa tenait ces informations de Bellatrix et de Regulus, car les quelques lettres qu'elle avait adressées à son père étaient restées sans réponse.
Son père avait vieilli : ses traits étaient plus marqués et ses cheveux noirs grisonnaient par endroits. Et pourtant, il avait gardé la prestance et l'imposante carrure que Narcissa avait tant admirées.
– Tu as maigri, ajouta Cygnus.
Narcissa baissa les yeux.
– C'est drôle... En te voyant apparaître, pendant un court instant... J'ai cru voir ta mère.
Narcissa ne sut que répondre. Venant de son père, il était impossible de savoir si cette remarque relevait du compliment ou du reproche.
– Vous n'avez pas répondu à mes lettres, fit remarquer Narcissa.
– C'est vrai, admit Cygnus. J'étais sans doute trop occupé.
Tous deux se regardaient comme deux étrangers, comme s'ils n'avaient jamais partagé le même toit, comme s'ils n'avaient aucun lien de parenté – exactement ce qu'Orion prétendait, en réalité. À cette pensée, Narcissa se sentit de nouveau faiblir. Dans le reflet d'une casserole en cuivre, elle croisa son propre regard et la voix nasillarde de son oncle Orion la rattrapa aussitôt.
Elle ne ressemble pas vraiment à son père, n'est-ce pas ?
Narcissa voulut faire taire cette petite voix intérieure, mais elle résonna de plus belle :
Thomas Everly était blond... Un Sang-de-Bourbe de la pire espèce... Et il avait des yeux bleus, bien sûr, comment oublier ce regard limpide et ces longs cils dorés ? Exactement comme Narcissa, en fait...
– Je suppose que c'est lui qui t'envoie ? demanda encore Cygnus.
Narcissa acquiesça faiblement. Elle savait que son père faisait référence au Seigneur des Ténèbres. Elle savait aussi qu'il désapprouvait ses méthodes, et qu'il avait vu d'un mauvais œil le fait que Regulus soit introduit au sein des Mangemorts.
– Ils sont morts tous les deux, n'est-ce pas ? demanda enfin Cygnus.
Narcissa ferma les yeux pour acquiescer. En face d'elle, son père poussa un long soupir, et secoua la tête avec abattement.
– Je m'en doutais. Ce pauvre Kreattur... Et ma pauvre sœur... Elle qui attendait avec impatience d'être débarrassée d'Orion, il aura fallu que son fils soit enlevé avec lui ! Regulus, si brillant, si jeune... Ah, ma pauvre sœur, répéta-t-il.
Narcissa était toujours debout, sans que son père ne lui ai proposé de s'asseoir, ou même demandé de ses nouvelles. Sur ses épaules, sa cape pesait de plus en plus lourd. Elle réalisait progressivement que l'une des raisons qui l'avait poussée à venir au square Grimmaurd était le besoin de revoir son père, et l'espoir qu'il lui manifeste enfin un peu d'affection – mais il lui apparaissait maintenant évident que cet espoir-là était vain, comme il l'avait toujours été.
Narcissa déglutit avec difficulté. La question lui brûlait les lèvres, aussi simple qu'insurmontable. Papa, êtes-vous vraiment mon papa ?
– Où est Walburga ? demanda-t-elle dans l'espoir de chasser cette idée absurde de son esprit.
– Laisse donc ta tante se reposer, dit Cygnus avec sévérité. Son cœur doit être bien en peine.
Laisse donc ta tante se reposer. Était-ce vraiment son père qui avait parlé ? Ce même homme qui, dans cette même maison, avait laissé sa mère dépérir et ce, sans jamais intervenir auprès d'Orion ou de Walburga, pour que ces deux êtres ignobles la laissent se reposer, elle qui ne demandait que ça ?
– J'ignorais que notre tante avait un cœur, répliqua Narcissa, qui avait de plus en plus de mal à parler de façon distincte.
Face à elle, au contraire, Cygnus Black ne montrait pas le moindre signe de tristesse, d'angoisse ou de colère. Il se contentait de l'observer en silence, muré dans de mystérieuses réflexions.
Narcissa ne pouvait pas en supporter davantage : elle rassembla ses forces, inspira profondément pour refouler la nausée qui montait en elle, et s'enfuit dans la cage d'escalier, laissant son père avec ses vieux souvenirs.
Elle monta les premières marches à toute vitesse, mais dut très vite ralentir l'allure. L'atmosphère de la maison semblait lui coller à la peau, épaisse, chargée de souvenirs venimeux. Tout en se cramponnant à la rampe d'escalier, Narcissa dut s'efforcer de ne pas voir la silhouette de sa mère et le visage rieur d'Andromeda qui flottaient pourtant devant ses yeux.
Elle poursuivit son ascension, de plus en plus triste, de plus en plus lourde, avec l'impression de progresser à travers un brouillard formé de fantômes ; et c'est au premier étage qu'elle le sentit. La même présence, atrocement avide et vorace, que celle qui habitait l'objet dissimulé dans l'aile Est du manoir à la demande de Voldemort, et les mêmes filaments invisibles qui tentaient à tout prix de l'atteindre : il y avait donc ici un autre objet, habité par la même noirceur et par la même monstruosité.
Narcissa n'osa pas s'approcher davantage, de peur d'être de nouveau happée par ce typhon obscur. Elle passa le plus loin possible de la porte du salon, et s'enfuit à nouveau vers les étages supérieurs, tournant le dos à la chambre qu'elle avait longtemps partagée avec ses sœurs. Dans les escaliers, elle baissa les yeux pour ne pas voir la chambre où sa mère avait vécu, et atteignit le dernier étage à bout de souffle.
Là, ses pas la guidèrent automatiquement vers la chambre de Sirius : c'était là qu'elle se réfugiait souvent, à l'âge de neuf ans, pour esquiver les remontrances désagréables de sa tante Walburga. Sitôt entrée dans la chambre, les souvenirs l'assaillirent de nouveau. Rien n'avait changé : quatre ans après le départ de son cousin, son aura provocatrice imprégnait toujours les murs, qui étaient couverts de posters de motos, de photos de jolies Moldues et de banderoles aux couleurs de Gryffondor. Narcissa fut étonnée que Walburga ait laissé la chambre intacte ; tout était d'ailleurs singulièrement propre, pour une chambre inhabitée. Même le petit lustre en cristal, au plafond, avait été méticuleusement dépoussiéré.
Narcissa se rendit instinctivement devant la grande armoire en bois sculpté, qui était bien plus petite que dans ses souvenirs. Pensivement, elle passa la main le long du cadre en bas-relief. Combien de fois était-elle venue en extraire Sirius, lorsqu'ils étaient petits ? Elle le réprimandait alors gentiment, et son petit cousin sortait en ronchonnant contre leur gouverneur acariâtre et ses maudites leçons de bienséance. Narcissa se souvenait encore de son sourire mutin et de ses boucles noires en bataille, lorsqu'elle ouvrait la porte et qu'elle le découvrait dissimulé sous les vêtements...
Elle secoua la tête pour interrompre le fil de ses pensées. Sirius se moquerait sans doute d'elle, s'il la surprenait dans cet élan de nostalgie. Depuis bien longtemps, son cousin ne ressentait pour eux que du mépris et de la répugnance – y compris pour son propre frère. Avec amertume, elle songea que Sirius ne serait certainement pas aussi touchée qu'elle par la mort de Regulus. Il était même probable qu'il s'en réjouisse, qu'il déclare que son petit frère l'avait bien cherché.
Cette triste pensée lui rappela ce qui l'avait amenée dans cette maudite maison, et elle sortit de la chambre pour se mettre à la recherche de Kreattur. Sur le pallier, elle tendit l'oreille : de discrets gémissements provenaient de la chambre d'Orion et Walburga. Son cœur se serra lorsqu'elle passa devant la chambre de Regulus, apercevant au passage le bureau recouvert d'articles relatifs à la puissance mystérieuse de Lord Voldemort, et le panneau sur sa porte qui défendait à quiconque d'entrer sans l'autorisation expresse de Regulus Arcturus Black... Autorisation qu'il ne pourrait plus jamais accorder, songea tristement Narcissa.
Avec une grande lassitude, elle poussa la porte de la chambre parentale. Contrairement à la chambre de Sirius, qui était restée figée et intacte, cette pièce-là semblait s'être flétrie avec les années. Sur les grandes tapisseries qui couvraient les murs, les fils d'argent qui dessinaient le blason de la famille Black avaient nettement perdu de leur éclat ; le cadre en bois du grand lit à baldaquin s'était terni, les édredons moelleux s'étaient affaissés.
Sur le lit, la tante Walburga était assise, droite comme un i, les cheveux défaits. Elle regardait Kreattur, qui était allongé sur les édredons brodés. C'était lui qui gémissait faiblement, au rythme de sa respiration saccadée.
– J'ai été obligée de l'endormir, déclara Walburga sans même regarder Narcissa. Autrement, je crois qu'il se serait jeté par la fenêtre.
Narcissa resta sur le pas de la porte, hésitante. Avec ses éclats de colère imprévisibles, sa tante lui avait appris à se méfier.
– J'ai entendu ta conversation avec ton père, l'informa Walburga. Je me doutais bien qu'ils étaient morts. Si Regulus était encore en vie, jamais Kreattur ne se serait fait autant de mal. Quant à Orion... J'ai tenté de le dissuader de vous rendre visite, mais il n'a pas voulu entendre raison. Cet imbécile ne peut s'en prendre qu'à lui-même.
Narcissa fut glacée par la froideur terrifiante avec laquelle Walburga venait de s'exprimer, alors qu'il s'agissait de la mort de son mari, et surtout de son fils. Malgré elle, Narcissa avait espéré la voir effondrée et désespérée, mais elle devait bien se rendre à l'évidence : sa tante faisait preuve d'une maîtrise d'elle-même impressionnante, et toujours aussi intimidante.
– Je suis venue pour savoir ce qui est arrivé à Reggie, déclara Narcissa. Je cherche...
– Encore ce surnom idiot, siffla Walburga.
Narcissa déglutit avec difficulté. Elle avait l'impression extrêmement désagréable de redevenir la petite fille effrayée et obéissante qu'elle avait été, des années auparavant, alors qu'elle supportait au quotidien les ordres tyranniques de sa tante. Luttant contre ce sentiment, elle dut se faire violence pour insister :
– Je cherche des indices... Je voudrais savoir pourquoi il est...
À nouveau, elle ne parvint pas à achever sa phrase.
– Orion a parlé d'une lettre, reprit-elle. Une lettre pour Dumbledore... J'aimerais la voir. Peut-être que Lucius pourrait trouver un moyen de l'ouvrir...
– Si tu crois que je vais te donner le seul indice concernant la mort de mon fils, tu te trompes, coupa sèchement Walburga. Sa fuite est un mystère et elle le restera.
Narcissa prit une profonde inspiration. Son père l'avait déçue, et sa tante ne lui donnerait aucune information sur la disparition de Regulus : il ne lui restait plus qu'à s'en aller. Et pourtant, elle ne parvenait pas à s'y résoudre. Quelque chose d'autre la retenait dans cette maison, même si elle ne parvenait pas à déterminer de quoi il s'agissait.
Elle obtint sa réponse en apercevant plusieurs articles de journaux sur l'écritoire de Walburga, dont quelques-uns étaient illustrés par des photographies de sorcières portant des nouveau-nés dans leurs bras. Narcissa s'en approcha, et fronça les sourcils en les parcourant du regard.
– Regulus avait laissé ces articles sur son bureau, se moqua Walburga. J’imagine que c’est à toi qu'ils sont adressés.
Narcissa examina fébrilement l'ensemble des articles, mais ils étaient tous unanimes : si la magie n'avait été d'aucune aide pour ces couples de sorciers qui désespéraient d'avoir des enfants, c'était en se tournant vers les Moldus qu'ils avaient enfin trouvé une explication et une solution. Refusant de croire une telle absurdité, Narcissa les froissa entre ses mains et les jeta sur le sol, furieuse.
– Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, ces articles disent la vérité, l’informa Walburga. Les Moldus sont tellement déterminés à se multiplier comme des parasites qu’ils ont acquis des compétences stupéfiantes sur ce sujet. Ainsi, si tu étais une femme moldue, et que tu avais eu accès à leurs connaissances et à leur savoir-faire, ils auraient très rapidement trouvé la cause de ton malheur, et tu aurais probablement déjà donné naissance à une ribambelle d’enfants.
– Vous mentez ! coupa Narcissa.
Elle avait l’impression que Walburga lui avait planté un poignard dans le ventre en prononçant ces mots. Et sa tante dut deviner sa détresse, car elle poursuivit avec un sourire cruel :
– C’est drôle, tout de même... Que ça t’arrive à toi, qui n’attends que ça... Pour ma part, c'est l’inverse qui s'est produit : lorsqu'il fut clair que Cygnus n'aurait pas de fils, et que j'ai dû me résigner à remplir ce devoir qui me répugnait tant, Sirius est arrivé tout de suite... et bien trop vite à mon goût.
Narcissa bouillait de rage ; et sa haine s'accentua encore lorsqu'elle vit que sa tante portait toujours le Collier de Charme qu'elle avait usurpé à sa mère pour acheter les fournitures d'Andromeda, avant sa première rentrée à Poudlard. Ce collier enchanté d'une valeur inestimable changeait d'apparence pour mieux révéler la beauté de celle qui le portait. Au cou de sa mère, il prenait autrefois la forme d'une grosse aigue-marine bleu clair, assortie à ses yeux magnifiques ; lorsque Walburga s'en était emparée, en revanche, la pierre était devenue opaque et avait pris la couleur de l'acier.
– Rendez-moi ce collier, ordonna Narcissa avec toute l'autorité dont elle était capable. Il devrait être à moi.
– Ta mère me l'a donné, répliqua Walburga sur un ton moqueur. Souviens-toi.
– Elle a fait cela parce qu'elle était malade, corrigea Narcissa en essayant de maîtriser sa voix. Or, c'est Orion qui l'avait ensorcelée, je l'ai appris tout à l'heure. Il a causé notre ruine, et de ce fait, vous avez contracté une dette colossale envers mes sœurs et moi. Même si cela ne compensera jamais le mal que vous nous avez fait, j'exige donc que vous me remettiez ce collier.
Sa voix avait un peu tremblé. Face à elle, Walburga hocha la tête, puis eut un petit rire.
– Orion l'a ensorcelée, dis-tu ? Je n'en savais rien. Mon défunt mari était donc encore plus méprisable que je ne le pensais... Mais tout de même, c'est amusant : j'ai toujours été intimement persuadée que la maladie de ta mère était la punition qu'elle recevait pour toutes les fautes qu'elle avait commises. Tu vois, je n'avais pas tout à fait tort...
– Les fautes ! De quelles fautes parlez-vous ? Celle d'avoir été plus belle que vous ?
Walburga rit à nouveau.
– Si tu savais, Narcissa... Si tu savais que c'est moi qui ai sauvé ta mère du déshonneur ! Si tu savais tout ce que j'ai gardé secret, pour le bien de cette famille...
– Assez ! cria Narcissa, qui sentait des larmes brûlantes lui monter aux yeux. Arrêtez ces maudites insinuations ! Dites-moi ce que vous savez, ou bien TAISEZ-VOUS !
Mais Walburga ne fut nullement impressionnée par la véhémence de Narcissa.
– Même si la tentation est grande, ce n'est pas à moi de te révéler cette histoire. Venant de moi, tu refuserais d'y croire... Non, il vaudrait mieux que Vera t'explique tout cela.
– Vera ne m'a jamais rien caché !
– C'est ce que tu crois, se moqua Walburga.
– Vous êtes IGNOBLE ! explosa Narcissa. Vous n'arrêtiez pas de l'accabler, tout le jour durant ! Vous l'avez épuisée, dépouillée, humiliée : c'est à cause de VOUS qu'elle s'est tuée !
– Ta mère s'est tuée parce que la culpabilité l'accablait, rectifia Walburga. D'ailleurs, ne t'a-t-elle pas présenté ses excuses, avant de se donner la mort ?
Narcissa sentait la rage l'étouffer, et étouffer en elle toute forme de pensée raisonnable.
– Je vous déteste, gronda-t-elle.
– Je le sais bien. Et pourtant, nous sommes assez semblables, toutes les deux. Sages, obéissantes et prêtes à tout sacrifier pour notre famille... N'est-ce pas ?
Narcissa s'empara de sa baguette et la pointa sur Walburga, qui ne réagit pas. Mais alors qu'elle réfléchissait à toute vitesse au sortilège qui apaiserait sa colère, Narcissa aperçut le coin d'une enveloppe dissimulée sous le matelas de Walburga.
– Accio, dit Narcissa en déviant sa baguette.
Une enveloppe frappée du sceau de la famille Black, ornée de l'écriture soignée de Regulus et destinée à Albus Dumbledore, s'échappa de la fente qui se trouvait entre le sommier et le matelas du lit à baldaquin. Elle entraîna avec elle plusieurs photos de Sirius qui s'éparpillèrent sur le tapis, et un autre morceau de parchemin ; les deux documents volèrent jusqu'à la main de Narcissa, qui les examina avec satisfaction.
Les yeux de Walburga s'agrandirent, et elle se leva d'un bond. Elle se précipita pour lui arracher la lettre, mais Narcissa fut plus rapide qu'elle : sa baguette fendit l'air, et Walburga fut violemment repoussée par un objet invisible. Profitant de cet instant de déséquilibre, Narcissa lui arracha son Collier de Charme et s'enfuit à toutes jambes dans l'escalier. Elle dévala les quatre étages, et cette fois-ci, elle sentit à peine l'aura destructrice qui émanait du salon, tant sa colère et son chagrin étaient immenses. Sans prêter attention aux insultes que Walburga rugissait depuis le dernier étage, ni à Cygnus qui essayait de l'arrêter, Narcissa se précipita dans la cheminée de la cuisine et se plongea dans les flammes vertes qui l'emportaient vers son manoir, tout en se promettant de ne plus jamais franchir le seuil de cette maudite maison.
Lorsque Narcissa sortit de son immense cheminée de marbre, le corps d'Orion avait disparu, et avec lui toute trace des évènements de la nuit. Elle était partie pendant une demi-heure à peine ; et pourtant, il lui semblait que son séjour au square Grimmaurd avait duré des années. Ce voyage dans le passé l'avait épuisée. Il était près de quatre heures du matin, et Narcissa ne voulait plus qu'une chose : oublier tout ce qu'elle venait de vivre, se réfugier dans les bras de Lucius, être réchauffée par son étreinte réconfortante et s'endormir enfin.
Voilà ce qu'elle pensait en montant les escaliers qui menaient à sa chambre ; mais quand elle poussa la porte, prête à enlacer Lucius, son cœur bondit en le voyant habillé d'un lourd manteau d'hiver, et chaussé de ses bottes de voyage.
– Que fais-tu ? demanda-t-elle, déconcertée.
Lucius se retourna, embarrassé.
– Le Seigneur des Ténèbres a exigé que nous partions cette nuit... Pour le Nord.
– Cette nuit ? répéta Narcissa.
– C'est ce qu'il a ordonné. Et après tout ce qu'il s'est passé... Je ne peux pas refuser.
– Mais... Combien de temps...
– Un mois. Au moins.
Les épaules de Narcissa s'affaissèrent d'un coup. Lucius lui avait déjà parlé de la mystérieuse expédition que lui et Voldemort préparaient depuis longtemps, et il lui arrivait d'appréhender son départ, mais elle n'avait pas imaginé qu'il partirait si vite – et surtout au moment où elle avait le plus besoin de lui.
– Mais... Je ne veux pas que tu partes, protesta-t-elle. Lucius, tu ne peux pas me laisser maintenant...
Elle se rapprocha de lui et voulut lui prendre la main, mais Lucius semblait réticent, comme s'il prenait garde à ne pas se laisser attendrir.
– À mon retour, nous ne nous séparerons plus, promit-il. Si j'avais le choix, je resterais avec toi... Mais cette expédition est capitale. L'arme que nous allons chercher sera essentielle pour abattre les dernières défenses de nos ennemis. Et lorsque nous les aurons vaincus, je n'aurai plus jamais besoin de partir loin d'ici.
Narcissa secoua la tête. Depuis des années, elle avait tout accepté sans broncher, sans se plaindre, sans remettre en doute les projets des Mangemorts ; mais après la mort de Regulus, la peur qui l'étreignait était maintenant trop grande pour être tue.
– Je... Je ne veux pas que tu ailles chercher cette arme, avoua-t-elle. J'ai peur.
– Peur ? Ne t'en fais pas, les elfes veilleront sur toi. Ce manoir est parfaitement protégé : tu ne crains absolument rien.
– Tu ne comprends pas, insista Narcissa. Lucius, je... J'ai peur de lui... Du Seigneur des Ténèbres.
– Je te demande pardon ?
Lucius se raidit. Désirant plus que tout éviter de se confronter à lui, Narcissa hésita à revenir sur ses paroles, mais ce qu'elle avait commencé à exprimer ne pouvait plus attendre.
– J'ai un mauvais pressentiment, avoua-t-elle. Lucius, écoute-moi, je t'en prie... Tu l'as entendu, toi aussi... La manière dont il parlait de Regulus, et dont il a parlé à Bellatrix... Je... Je ne suis pas sereine. Et si un jour, il décidait de s'en prendre à nous ?
– Comme il l'a toujours dit, le Seigneur des Ténèbres récompensera ceux qui lui sont fidèles... Vraiment fidèles, répliqua Lucius avec froideur. Regulus nous a trahi, et Bellatrix a failli, elle aussi... Je ne commettrai pas cette erreur-là, tu peux compter sur moi. C'est en continuant de le servir que je peux assurer notre protection, pas en trahissant sa confiance comme Regulus a eu la bêtise de le faire.
– Je n'en suis pas si sûre... Lucius, même si tu lui restes fidèle, tu ne seras jamais à l'abri de le décevoir ! Et si cela arrivait...
– Cela n'arrivera pas, coupa Lucius.
– Partons ensemble, supplia Narcissa. Arrêtons tout cela... Arrêtons de le suivre.
Lucius eut un petit rire.
– Tu as perdu la tête ? Tout abandonner maintenant, alors que nous sommes si proches de la victoire ? Que nous sommes sur le point de devenir tout-puissants ?
Narcissa ouvrit la bouche pour répliquer, mais Lucius ne lui en laissa pas le temps.
– Je te trouve bien ingrate, poursuivit-il. Moi qui ai pris tous ces risques pour l'approcher, pour qu'il fasse de moi son plus proche conseiller, tu voudrais que tous ces sacrifices partent en fumée ? Nous nous étions pourtant mis d'accord, avant d'aller le voir. N'était-ce pas ce que tu souhaitais, toi aussi ?
– Je ne sais pas... Je ne sais plus... Peut-être, mais pas de cette manière ! Oh, Lucius... Je sais très bien pourquoi tu fais tout cela : tu aimerais que ton père soit enfin fier de toi, n'est-ce pas ? Je te comprends, car ces espérances, je les ai eues aussi... Mais enfin, regarde la vérité en face : ça n'arrivera jamais ! Ton père est un monstre, tout comme le mien ! Et il te considérera toujours comme un moins que rien !
Face à elle, le visage de Lucius se ferma complètement.
– Là, tu deviens blessante, dit-il sèchement.
Il s'écarta brutalement d'elle et marcha droit vers la porte. Narcissa saisit son bras pour le retenir, mais quand il se retourna vers elle, son regard était si dur qu'elle le lâcha aussitôt, effrayée.
– Ça suffit, dit-il avec une extrême froideur. Pour ce qui est de cette expédition, il me semble que c'est à moi d'en décider ; de toute manière, tu ne t'intéresses pas assez à nos projets pour savoir de quoi il retourne. Depuis notre mariage, je prends tous les risques pour assurer l'avenir et la sécurité de notre famille ; en contrepartie de tout cela, je te demande seulement de me faire confiance... et de m'assurer une descendance. Pour l'instant, on ne peut pas dire que tu remplisses ta part du contrat.
Narcissa en fut clouée sur place. Elle porta instinctivement ses mains à son ventre, comme pour protéger un enfant imaginaire ; et lorsqu'elle reprit ses esprits, Lucius avait quitté la pièce.
En dévalant les escaliers pour le rattraper, elle entendit la voix sifflante de Voldemort monter de leur grand salon :
– Lucius, mon ami... Alors, Narcissa est-elle revenue du square Grimmaurd ? A-t-elle trouvé quelque chose ?
– Je crains que non, répondit Lucius.
– Bien, c'est dommage... Enfin, nous verrons cela plus tard. Mais dis-moi, tu sembles soucieux... Y a-t-il quelque chose qui te contrarie ?
Arrivée en bas des escaliers, Narcissa courut vers la porte. La voix glaciale de Lucius répondit à celle de Voldemort :
– Rien qui vaille la peine d'être raconté, Maître. Merci pour votre sollicitude... Et pardonnez-moi pour ce léger contretemps.
– Oh, mais tu es tout pardonné, Lucius. Et puisque plus rien ne nous retient ici...
Au moment où Narcissa entrait dans la pièce, Lucius jeta un bref regard derrière lui, puis présenta son bras aux longs doigts effilés que Voldemort tendait devant lui.
Narcissa fit un geste vain pour les retenir ; mais une épaisse fumée noire les enveloppa et disparut avec eux, laissant à Narcissa comme ultime image les yeux rougeoyants de Voldemort qui la regardaient avec amusement.
– Cissy ?
Narcissa tourna la tête, hébétée : elle se trouvait toujours dans le salon, assise sur le canapé de cuir qui faisait face à la cheminée. Au dehors, l'aube se levait ; elle était restée là depuis le départ de Lucius, sans parvenir à dormir ni à penser.
Debout dans l'encadrement de la porte, c'était Bellatrix qui venait de l'appeler. Elle n'osait pas entrer, comme si elle continuait d'obéir à l'ordre que Voldemort lui avait donné quelques heures auparavant en lui intimant de sortir de la pièce. Elle était dans un piteux état : la robe qu'elle portait était déchirée à plusieurs endroits, son corps était secoué de tremblements, sa respiration était saccadée.
Inquiète, Narcissa se leva aussitôt et traversa la pièce à grands pas pour la rejoindre.
– Tu ne dors pas ?
– Je... Je venais te voir, dit Bellatrix d'une voix tremblante.
Narcissa s'approcha d'elle et la prit délicatement dans ses bras.
– Viens, chuchota-t-elle en la serrant contre elle. Allons nous recoucher.
Elle accompagna sa grande sœur à l'étage et toutes les deux s'étendirent dans le lit de Bellatrix, toujours vêtues de leurs longues chemises de nuit. Narcissa fit allonger sa grande sœur à ses côtés et lui tint la main jusqu'à ce qu'elle s'endorme. Elle-même flottait entre un cauchemar nébuleux et une réalité qu'elle ne voulait surtout pas affronter. Elle resta longuement étendue dans le lit de Bellatrix, fixant le plafond, écoutant la respiration saccadée de sa grande sœur, avec l'impression que leur lit dérivait sur l'océan. Elle vit la lumière emplir la chambre, puis décliner ; elle entendit les bruissements de la nature s'éveiller au-dehors, puis s'assoupir.
Et de nouveau, ce fut la nuit.
À côté d'elle, Bellatrix rêvait, s'agitait, se réveillait de temps à autre ; mais aucune des deux sœurs n'avait l'envie, ni même la force de prononcer le moindre mot ou d'amorcer le moindre geste. Elles se contentèrent de rester là, flottantes et inertes, en dehors de la réalité – jusqu'à ce que le jour se lève de nouveau.
Vers dix heures, l'elfe Lidelys entra prudemment pour leur proposer de manger quelque chose. Bellatrix ne répondit pas. Narcissa se redressa lentement, et regarda son elfe de maison comme si elles se trouvaient sur deux planètes différentes.
– Maîtresse ? couina l'elfe, inquiète. Est-ce que tout va bien ?
Est-ce que tout allait bien ? Quelle question, songea Narcissa. Sa mère était morte ; Andromeda était partie et vivait une vie heureuse, loin d'elle, entourée d'un mari aimant et d'une ravissante petite fille ; Bellatrix était détruite ; Sirius les avait quittés, lui aussi ; Orion était mort, Regulus était mort, son père la méprisait, Walburga la haïssait ; les Goyle s'étaient détournés d'elle, et Lucius était parti. En fin de compte, ils l'avaient tous abandonnée.
Narcissa constata tout cela avec détachement, dans le même état de sidération qu'elle avait connu au moment de la mort de sa mère, des années auparavant. À l'époque, elle était restée ainsi plusieurs jours durant ; c'était Lucius qui avait fini par la ranimer un peu en venant la réconforter, après l'enterrement de sa mère.
Mais cette fois-ci, une telle chose ne se produirait pas.
– Le maître demande où est ma maîtresse, insista à nouveau Lidelys. Si la maîtresse veut que je lui réponde quelque chose... Ou bien peut-être souhaite-t-elle lui parler elle-même...
Le maître, pensa sombrement Narcissa, toujours assise sur le bord du lit. Abraxas... Lui, en revanche, était bien vivant. Il devait être aux anges. La famille Black était désormais anéantie, privée de tout héritier : plus personne n'oserait contester la supériorité de la famille Malefoy, et Orion ne risquait plus de se mettre en travers de sa route en contestant la pureté de ses descendants. En repensant au sourire d'Abraxas lorsqu'il avait appris la mort de Regulus, les poings de Narcissa se contractèrent et elle ressentit enfin un semblant d'émotion : une haine dévorante, assez intense pour lui donner enfin envie de faire quelque chose.
Elle se leva donc, et sortit de la chambre de Bellatrix.
– Suis-moi, ordonna-t-elle à Lidelys.
Elle se dirigea vers sa chambre en marchant silencieusement, regardant droit devant elle, à la manière d'un fantôme ; elle entendait à peine les pas précipités de son elfe derrière elle. Elle alla jusqu'à sa salle de bains, se plaça devant son grand miroir au cadre doré, et ouvrit son poing, où se trouvaient toujours le Collier de Charme, ainsi que les deux documents qu'elle avait dérobés à Walburga – la lettre pour Dumbledore et l'autre morceau de parchemin qui portait l'écriture de Regulus.
Elle constata que l'enveloppe destinée à Dumbledore était bel et bien impossible à ouvrir, et se demanda un instant ce qui pouvait bien se trouver dans cette lettre, mais le chagrin et le manque de sommeil l'empêchaient de réfléchir. Quant au morceau de parchemin qui l'accompagnait, il ne portait que deux lignes énigmatiques, écrites par Regulus :
À cette noirceur d'une puissance indicible,
Opposer une clarté d'une puissance comparable
Perplexe, Narcissa mit les deux documents de côté, et mit le Collier de Charme à son cou.
Aussitôt, le Collier se métamorphosa. Une part de Narcissa avait espéré qu'il prenne la même forme que pour sa mère, à qui elle ressemblait tant, mais ce ne fut pas le cas. Au lieu d'une aigue-marine bleue et douce, le collier prit la forme d'un saphir étincelant, d'un bleu très froid. Son visage changea aussi un peu : l'éclat de ses yeux se raviva, mais cela lui donnait un air encore plus hautain et sévère.
Narcissa se tourna de nouveau vers Lidelys, qui l'observait avec inquiétude.
– Lidelys ?
– Oui, maîtresse ?
– À qui es-tu fidèle ?
– Oh, mais... À la famille Malefoy, bien sûr, depuis toujours...
– Je le sais bien, coupa froidement Narcissa. Mais si deux membres de la famille Malefoy te donnaient deux ordres contradictoires... Lesquels écouterais-tu ?
Lidelys fronça les sourcils, inquiète. L'elfe n'était pas idiote : pour elle, cette question n'augurait rien de bon.
– Cela n'est jamais arrivé, répondit-elle prudemment.
– Mais si cela arrivait ?
L'elfe prit le temps de réfléchir.
– Eh bien... Prunnas a toujours servi les maîtres, et Lidelys les maîtresses. Puisque madame Athénaïs n'est plus là... Lidelys suppose donc que c'est à maîtresse Narcissa qu'elle doit obéir en priorité.
– Bien. Dans ce cas... Pour commencer, je veux que tu ailles me chercher un verre en cristal, et une bouteille de vin dans la réserve d'Abraxas. Prends une de celles qui sont au ras du sol, il paraît que ce sont les meilleures.
– Le maître l'a défendu, rappela Lidelys. Si Prunnas surprenait Lidelys, la maîtresse aurait des ennuis...
– Je prends le risque, répliqua Narcissa.
Lidelys se tordit les mains.
– La maîtresse veut-elle vraiment boire du vin, à cette heure-ci ? couina l'elfe. La maîtresse ne préfèrerait-elle pas prendre un bon bain chaud, avant de se reposer un peu...
– Contente-toi d'obéir, Lidelys.
L'elfe disparut, puis réapparut quelques instants plus tard avec une bouteille poussiéreuse dépourvue d'étiquette, remplie d'un liquide sombre.
– Tu as bien fait comme je te l'ai demandé ?
Lidelys hocha vivement la tête, craintive.
– Ouvre-la, ordonna Narcissa.
Dès que l'elfe eut obéit, Narcissa lui arracha la bouteille des mains et se servit à ras bord sous le regard alarmé de son elfe de maison. Sans y accorder d'importance, elle saisit son verre, et le but d'une traite.
– Bien, murmura-t-elle en sentant le liquide la réchauffer de l'intérieur. Très bien.
Elle essuya calmement le coin de ses lèvres, puis se tourna de nouveau vers son elfe.
– Lidelys ?
– O... Oui, maîtresse ? s'empressa de répondre l'elfe dévouée.
– Je m'inquiète pour Abraxas. Avec sa maladie, il tousse sans arrêt, tu ne trouves pas ?
L'elfe cilla. Narcissa n'avait pu masquer la colère froide qui l'habitait, profondément contradictoire avec les mots qu'elle venait de prononcer.
– Tu ne trouves pas ? insista Narcissa, avec un regard lourd de sous-entendus.
Lidelys hocha la tête, les yeux soigneusement baissés.
– Dès que tu en auras l'occasion, je veux que tu m'apportes son verre... Celui dans lequel il vient de boire.
– Son... verre, maîtresse ?
– Ne m'oblige pas à répéter, je t'en prie.
Lidelys acquiesça précipitamment.
– Il faut qu'il ait bu dans ce verre moins de deux heures avant que tu ne me l'apportes, précisa Narcissa. C'est très important. Réveille-moi si besoin, lorsque tu auras réussi. Et n'aie pas peur... C'est pour son bien.
Elle essaya de sourire, mais l'elfe sembla encore plus effrayée.
– Bien... Bien, maîtresse, balbutia l'elfe. Lidelys va faire de son mieux, mais ce sera difficile... Prunnas surveille beaucoup les appartements du maître...
– Tu y arriveras, l'encouragea Narcissa. Nous avons un peu de temps, avant que Lucius ne revienne de sa formidable expédition.
Lidelys déglutit avec difficulté, hocha la tête et sortit à reculons. Elle se ravisa juste avant de sortir :
– La maîtresse est-elle sûre...
– Sûre et certaine.
Lidelys regarda autour d'elle, comme pour chercher une autre idée, mais ne trouva rien.
– La maîtresse veut-elle prendre un bain ? Ou bien manger quelque chose ? Lidelys peut aller chercher...
– Je n'ai besoin de rien, la coupa de nouveau Narcissa. Concentre-toi plutôt sur ta mission.
Et Lidelys sortit, penaude. Sitôt que l'elfe se fut éloignée, Narcissa se pencha en avant, délogea la dalle en marbre rose qu'elle avait déplacée une dizaine de jours plus tôt, et extirpa de la cavité un bocal poussiéreux, rempli de baies noires et blanches. Elle fit tourner le bocal de Baies Funèbres entre ses mains, puis le remit en place, et replaça la dalle qui les dissimulait. Elle se redressa, se resservit un verre de vin, puis s'approcha de la fenêtre pour admirer le reste du manoir ensoleillé. De là où elle se trouvait, elle avait une vue imprenable sur l'aile Nord, où vivait Abraxas Malefoy.
Plus pour longtemps, songea Narcissa en buvant une nouvelle gorgée de vin. Le vieil homme serait bientôt mort. Elle, Narcissa, allait le tuer. Mais cette pensée ne la fit même pas sourire.
***
Quelques jours plus tard, au milieu de dizaines de portraits d'élèves alignés sur ses murs, le professeur Slughorn faisait les cent pas dans son salon, dans un état d'agitation qu'il n'avait jamais connu auparavant. Sur son bureau, une lettre signée de la main de Walburga Black, transmise par le Ministère, lui apprenait d'une manière sèche et expéditive que Regulus avait disparu dans de mystérieuses circonstances et avait très probablement perdu la vie. Walburga Black ne faisait aucune mention de leur dernière entrevue, comme si elle n'avait jamais eu connaissance de celle-ci.
Depuis qu'il avait reçu cette maudite lettre, Slughorn n'avait pas fermé l'œil. La conversation qu'il avait eue avec son jeune élève l'avait déjà profondément tourmenté, évidemment ; mais depuis qu'il avait appris sa mort, il était plongé dans les abîmes du doute, de la peur et de la culpabilité.
Épuisé, il se laissa tomber sur l'un de ses deux fauteuils moelleux, près de la cheminée. Avec l'impression d'étouffer, il desserra le col de son pyjama couleur lilas, et sortit un mouchoir brodé pour éponger son front luisant, ainsi que son énorme moustache. Son regard paniqué balayait les innombrables portraits qui ornaient les murs, sans parvenir à se fixer nulle part. Tous ces élèves, qui avaient si brillamment réussi... Lui qui était si fier de tout cela, de toutes ces relations et tout ce précieux savoir, dispensé avec tant de passion... Combien d'entre eux l'avaient utilisé à mauvais escient, comme Tom Jedusor l'avait fait ? Quel malheur, par Merlin, quel malheur...
Sentant que ses pensées s'affolaient de nouveau, il essaya de se concentrer sur les choix qui s'offraient à lui.
Il pouvait bien tenter de contacter Dumbledore, et lui raconter tout ce qu'il avait entendu, comme Regulus le lui avait demandé... Il pourrait mentir un peu, parler d'une simple intuition, omettre que c'était lui qui avait tout expliqué à Tom, essayer de masquer à Dumbledore son écrasante responsabilité dans cette catastrophe... Mais Dumbledore était bien trop intelligent, il ne tarderait pas à découvrir l'ensemble de la vérité... Et alors...
Slughorn frissonna, saisi de nausées. Il s'imaginait le pire. Il serait sûrement renvoyé de Poudlard, peut-être même envoyé à Azkaban pour complicité, au milieu des Détraqueurs... Sans compter qu'il deviendrait l'une des cibles prioritaires de Voldemort, et alors c'était la mort qui l'attendait, en plus du déshonneur...
Cela en valait-il vraiment la peine ? Peut-être Regulus s'était-il trompé, peut-être Voldemort n'était-il pas Tom Jedusor... Alors, il enverrait Dumbledore sur une fausse piste, et cela serait une immense perte de temps... Il fallait être sûr de soi, et Slughorn ne l'était pas, pas vraiment...
Il pouvait donc se taire, garder tout cela pour lui. Après tout, quelqu'un d'autre que lui allait sûrement faire le rapprochement entre Voldemort et Tom Jedusor, et découvrir l'existence d'un Horcruxe ! Slughorn n'était tout de même pas le seul à l'avoir côtoyé dans sa jeunesse, ce garçon avait forcément parlé de tout cela avec quelqu'un d'autre ! Il n'était pas, il ne pouvait pas être le seul... Non, il pouvait très bien attendre encore un peu, quelqu'un allait forcément se signaler à sa place...
De toute manière, ce n'était pas vraiment ce choix cornélien qui le préoccupait autant, et qui lui oppressait la poitrine de cette manière. Certes, l'idée de mourir le terrifiait ; mais celle de vivre avec l'idée d'avoir participé à l'ascension de Voldemort, et plus encore à la mort de Regulus, l'épouvantait encore davantage. Même s'il n'avait jamais voulu tout cela, comment pourrait-il vivre avec une telle culpabilité ? Comment même pourrait-il se présenter devant ses élèves, à la rentrée ? Comment pourrait-il encore leur sourire, se montrer bienveillant avec eux, alors que certains d'entre eux s'apprêtaient peut-être à devenir des Mangemorts ? La mort lui paraissait presque une issue préférable, comparée à ce lourd fardeau.
Il secoua la tête, tenta d'inspirer profondément. Regulus, ce cher Regulus, si brillant, poli, aimable... Mort, peut-être à cause de lui...
Dans un soudain accès de panique, Slughorn se leva brutalement, s'empara de la lettre de Walburga Black, cette maudite lettre qui lui avait appris la tragique nouvelle, il la froissa entre ses mains et la jeta dans le feu de cheminée, où les flammes consumèrent rapidement l'écriture fine et serrée de Mrs Black.
Penché en avant, Slughorn fixa le parchemin jusqu'à ce qu'il soit réduit en cendres dans son intégralité, puis il se redressa lentement, le souffle court. Il croisa son reflet dans le miroir qui était accroché au mur : son visage était luisant de sueur, sa moustache tremblotait, ses yeux étaient écarquillés, hagards, cernés, rougis par le manque de sommeil.
Il était en train de devenir fou, il fallait faire quelque chose. Mais quoi donc ? Il était incapable de réfléchir, incapable de chasser de son esprit les mots que Regulus lui avait dits quelques jours plus tôt. Il faut que vous m'aidiez... Pour Bellatrix, et pour tous les autres... Il faut prévenir Dumbledore, vous êtes le seul à le pouvoir...
C'était insupportable, comme si un fantôme avait pris possession de lui. Slughorn aurait aimé que ces souvenirs soient semblables à cette lettre, et qu'il puisse les jeter au feu avec autant de facilité. Si seulement il pouvait revenir en arrière, si seulement cette maudite conversation pouvait ne jamais avoir eu lieu...
À cette pensée, il cessa de trembler. En regardant les braises encore vives qui brillaient sur la suie de la cheminée, une idée venait de germer dans son esprit. Il y avait peut-être une solution... Une solution qui lui permettrait d'avoir l'esprit tranquille. Son cher Regulus ne serait pas fier de lui, et en même temps... C'était ce qu'il y avait de plus simple. Après tout, avoir connaissance d'un tel secret, pour un homme faible et bavard comme il l'était... Non, décidément, il n'en était pas digne, l'état dans lequel il se trouvait le prouvait bien ! Et puis, Poudlard avait besoin de lui, il devait continuer d'exercer comme professeur, c'était la seule chose qu'il se sentait capable de faire en ces temps troublés – mais pour cela, il fallait qu'il retrouve la pleine possession de ses moyens.
Déterminé, Slughorn sortit sa baguette de sa poche, et se rassit dans son fauteuil moelleux. Alors qu'il regardait autour de lui, comme pour s'assurer que personne ne l'observait, la voix accusatrice de Regulus résonna une dernière fois à ses oreilles :
À quoi servent toutes ces photos, toutes ces lettres, si vous n'êtes même pas capable de nous aider lorsque nous avons besoin de vous ?
Au lieu de retenir sa main, la vague de culpabilité qui submergea le professeur Slughorn le poussa à mettre un terme à tout cela. Il pointa sa baguette sur sa tempe, et, tout en prononçant l'incantation du Sortilège de Faux Souvenirs, il imagina précisément ce qui se serait passé si Regulus ne lui avait pas rendu visite...
Regulus n'était pas venu. Ils s'étaient vus pour la dernière fois à Poudlard, et s'étaient salués cordialement ; puis Slughorn n'avait plus eu de nouvelles.
Et voilà. C'était ainsi que les choses s'étaient passées, et pas autrement.
Les yeux étroitement fermés, il prononça la dernière incantation ; une étincelle l'atteignit à la tempe et lui traversa l'esprit, détruisant sur son passage le souvenir tumultueux de la visite de Regulus, depuis son entrée dans la pièce à son départ précipité, en passant par toutes les révélations qu'il lui avait faites, construisant à sa place une autre histoire, inventée de toute pièce...
Dans son salon bien ordonné, Slughorn sursauta, légèrement désorienté : il avait dû s'assoupir un instant. En se redressant, il constata que sa baguette était tombée sur le sol ; il fronça les sourcils et la ramassa, tout en grimaçant de douleur. Avec l'humidité ambiante, ses rhumatismes le faisaient terriblement souffrir.
Il rangea sa baguette dans sa poche et bâilla longuement, se demandant pourquoi il se sentait aussi fatigué. En consultant l'horloge murale, il constata qu'il était bientôt dix heures, et décida de se préparer une tasse de thé. Il se leva donc de son fauteuil pour se rendre à la cuisine, mais interrompit aussitôt son geste : il venait d'apercevoir une photo posée sur son bureau, et celle-ci avait réveillé de douloureuses pensées.
Soudain envahi par la tristesse, il s'approcha de la commode et prit le cadre entre ses mains. C'était la dernière photo qui était venue enrichir sa collection : on l'y voyait avec l'un de ses élèves favoris, Regulus Black, tenant devant lui le parchemin qui attestait qu'il avait obtenu tous ses ASPIC avec des résultats stupéfiants dans l'ensemble des matières. Le professeur et l'élève souriaient avec fierté, même si le visage de Regulus était assombri par cette mélancolie qu'il emportait toujours avec lui, et que Slughorn n'était jamais parvenu à expliquer – sans doute parce qu'il n'avait jamais vraiment cherché à le faire.
Et dire que Slughorn avait mis tous ses espoirs en lui pour prendre la relève... Regulus était tellement passionné, tellement avide d'apprendre, Slughorn pensait qu'il aurait le même enthousiasme à l'idée de transmettre son savoir, de continuer à travailler à Poudlard... Dumbledore l'avait pourtant mis en garde : malgré l'absence totale de preuves, le bruit courait que le jeune homme avait rejoint les Mangemorts. Et comme pour lui donner raison, depuis que Regulus avait quitté Poudlard, il n'avait plus donné aucune nouvelle. Dumbledore avait donc vu juste, une fois de plus... Ah, vraiment, quel dommage... Il faudrait bien trouver quelqu'un d'autre pour lui succéder – mais qui donc ?
Slughorn haussa les épaules et se détourna, désireux de boire quelque chose de réconfortant, mais une deuxième photo attira son regard. Il s'agissait d'une photo bien moins récente, l'une des plus anciennes que Slughorn possédait. Le Club de Slug venait d'être créé, et Slughorn posait avec fierté, entouré des premiers membres – une demi-douzaine de jeunes garçons, pour la plupart de la maison Serpentard. Il avait posé une main affectueuse sur l'épaule de son voisin, un jeune homme qui avait été semblable à Regulus par bien des aspects... Tom Elvis Jedusor, se remémora Slughorn. Brillant, séduisant, plein de promesses, avant qu'il ne disparaisse à son tour...
En regardant de près le sourire charmeur de son ancien élève, Slughorn fut envahi par un certain malaise ; mais il préféra décrocher la photo et la ranger précipitamment dans un tiroir, plutôt que de s'attarder sur les causes de cet étrange pressentiment.
Déterminé à ne plus se laisser déconcentrer, il fit bouillir de l'eau et y plaça un sachet de thé à la bergamote – il était encore trop tôt pour boire de l'hydromel, à son grand regret.
Pendant que les feuilles de thé dispersaient des volutes sombres dans l'eau brûlante, le professeur Slughorn s'approcha de la fenêtre et regarda la brume glacée qui envahissait son jardin avec un mélange d'inquiétude et de soulagement. La guerre faisait rage, mais le vieil homme qu'il était n'avait aucun rôle à y jouer.
Et c'était mieux ainsi.
Oui, bien mieux ainsi.
***
Au même instant, non loin du cimetière sorcier de Londres, un petit garçon accourait en pleurant vers sa mère.
– MAMAN ! Là-bas, j’ai vu un fantôme !
– Un fantôme ? Mais qu’est-ce que tu racontes, mon chéri ?
– Je te jure, maman ! Une grande dame tout habillée en noir, avec un visage tout blanc, on aurait dit qu’elle était transparente ! Et elle avait l'air très méchant... Arthur m’a parlé de la Dame Blanche, tu crois que j'ai vu la Dame Noire ?
– La Dame Noire ! Enfin, tu as dû rêver... Il n'y a rien, là-bas, seulement de vieilles tombes abandonnées.
– Maman, j'ai peur...
– Il ne faut pas avoir peur, mon chéri... Tout va bien, je suis là. Allez, viens ! On rentre à la maison, je vais te faire un bon goûter...
Et pourtant, un peu plus loin, debout sous la pluie battante, face aux deux tombes vides de son mari et de son fils, Walburga Black ressemblait bel et bien à un spectre. Enveloppée dans sa longue cape noire, plus pâle que jamais, elle rassemblait toutes ses forces pour rester digne.
Bien sûr, elle n'était pas là pour Orion. Ni pour Regulus, à vrai dire. Non, même si elle avait bien du mal à se l'avouer, Walburga était là pour Sirius. En effet, la seule chose qui lui permettait de tenir debout était l’espoir que Sirius ait appris la nouvelle, par le biais des quelques lettres qu'elle avait expédié à travers le pays, et qu’il oublie momentanément leurs disputes pour venir rendre hommage à son père et à son petit frère.
Walburga l’attendit longtemps, imaginant ce qu’elle pourrait bien lui dire lorsqu’il apparaîtrait. Je t'attendais... Non, ce serait un aveu de faiblesse. Tu as changé, plutôt... Oui, ce serait un prétexte pour s'approcher de lui, pour l'observer un peu mieux...
Tout en se maudissant d'être aussi faible, Walburga se remémora la première fois qu'elle avait tenu Sirius dans ses bras, le jour de son accouchement. Elle se souvint des sentiments violents qu'elle avait ressenti ce jour-là, de l'envie inavouable qu'elle avait eue – celle de s'enfuir immédiatement, d'emporter ce nouveau-né avec elle et de l'élever seule, loin de toutes ces règles qui lui semblaient brusquement si oppressantes et si injustes – une envie honteuse, incompréhensible, qu'elle avait étouffé tant bien que mal, une fois de plus.
Elle se souvint de l'amour féroce qu'elle avait ressenti pour ce nouveau-né, puis de la sévérité implacable avec laquelle elle l'avait réprimé, trop effrayée par ce sentiment inconnu et cruel qui s'emparait d'elle sans crier gare. Elle se souvint de son désarroi, lorsqu'elle avait reconnu en Sirius la soif de liberté qui avait été la sienne ; elle se souvint de la colère et du ressentiment qui en avaient découlé, et de la hargne qu'elle avait déversée sur lui dans l'espoir de le domestiquer, de le contenir, de le retenir.
Walburga secoua la tête. Quelle idiote elle faisait. Sirius n'était qu'un garnement. Il s'était moqué d'eux, il s'était moqué d'elle, il l'avait abandonnée. Il était sans doute quelque part, avec ses amis méprisables, en train de se réjouir de la destruction de sa propre famille... C'était Regulus qui était resté, toujours fidèle et attentionné...
Et pourtant, sans qu'elle puisse les maîtriser, les pensées de Walburga revinrent une nouvelle fois vers Sirius.
Il avait dix-neuf ans, maintenant – elle y pensait sans cesse. Malgré elle, Walburga songea qu'il devait être beau, qu'il devait lui ressembler encore un peu...
Un craquement derrière elle. Elle vit volte-face, le prénom de Sirius sur les lèvres – mais ça n'était pas Sirius.
– Toi, cracha Walburga en direction de la nouvelle venue.
À quelques mètres d'elle, Vera Goyle retira son capuchon. Ses cheveux étaient trempés par la pluie, et ses yeux rougis par les larmes. Elle fit un pas en avant, mais Walburga l'arrêta immédiatement.
– Ne t'approche pas, ordonna-t-elle.
Vera se figea, interdite.
– Qui t'a prévenue ?
– C'est... Cygnus. Je voulais vous rendre visite une dernière fois, je l'ai trouvé dans la cuisine... Il m'a dit que tu étais là.
– Quel imbécile, siffla Walburga. Est-ce trop demander de me laisser tranquille ?
– Écoute, je voulais simplement...
– Tais-toi ! Par pitié, tais-toi.
Vera se tut quelques instants, mais elle ne pouvait se résoudre à partir bredouille.
– Tu ne sais vraiment pas ce qui est arrivé à Regulus ? osa-t-elle insister.
– Et comment le saurais-je ? C'est plutôt à toi qu'il faudrait poser la question. Après tout, c'est à toi qu'il s'est confié, la dernière fois.
Les épaules de Vera s'affaissèrent. Voilà donc ce que Walburga lui reprochait.
– Je me demande de quoi il s'agissait, poursuivit Walburga avec agressivité. Sans doute de ces maudits Moldus, et de la nécessité de les protéger...
Vera déglutit difficilement, puis détourna le regard.
– C'est bien ce que je pensais, cracha Walburga. Tu vois comme cela lui a donné de bonnes idées ? C'est peut-être à cause de toi qu'il est mort, finalement.
Vera ne releva pas. Visiblement, cette pensée l'avait déjà traversée.
– Va-t'en, maudite idiote ! cria soudain Walburga, faisant sursauter Vera. Hors de ma vue ! Et si je te surprends à te recueillir sur la tombe de mon fils, je...
– Je m'en vais, coupa Vera avec fermeté. Adieu, Walburga. Je te souhaite bonne chance.
Et elle disparut dans un craquement plus doux.
Walburga se détourna pour faire de nouveau face à la tombe de Regulus et perdit vaguement la notion du temps. Autour d'elle, sur ses épaules, la pluie continuait de tomber. Au fur et à mesure que le ciel s'assombrissait, elle se sentait de plus en plus sotte.
Lorsque la lueur du jour eut entièrement disparu et qu'il fut évident que Sirius ne viendrait pas, Walburga se tourna vers la tombe de sa défunte belle-sœur, Druella Black. La misérable gerbe de fleurs que Walburga y avait déposé le jour de son enterrement était toujours là, rendue presque invisible par le magnifique bouquet que Lucius avait apporté ensuite. Plus que jamais, les somptueuses fleurs blanches semblaient la narguer, fières et insolentes comme si elles venaient d'être cueillies grâce au robuste sortilège d'Immuabilité dont elles avaient été pourvues.
– Tu dois apprécier le spectacle, ma chère Druella, grinça Walburga.
Les fleurs frémirent dans leur vase, comme si elles écoutaient attentivement ce que Walburga allait dire.
– Tu te demandais jusqu'où j'irais, au nom de la famille Black et de ses idéaux... Eh bien, me voilà. Repose en paix, petite garce : tu as été vengée comme il se doit.
Sur ces belles paroles, Walburga Black se retourna en faisant voler sa longue cape noire derrière elle et quitta le cimetière. Lorsqu'elle rentra chez elle, tous les portraits de l'entrée se turent. Sous leurs regards inquiets, Walburga dénoua le cordon argenté qui retenait sa cape, la laissa glisser le long de ses bras et l'abandonna sur le sol, au milieu du hall d'entrée. Avant de monter dans sa chambre, elle s'assura que Kreattur et Cygnus étaient tous deux profondément endormis, puis elle monta au quatrième étage et traversa le palier, en évitant de regarder vers les chambres de ses fils. Elle entra dans sa chambre, s'assit sur son grand lit à baldaquin tendu de velours noir et contempla longuement les armoiries des Black brodées sur les tapisseries, les photos de Regulus qui étaient accrochées aux murs, et enfin celles de Sirius, étalées sur le tapis.
Un peu hébétée, Walburga finit par s'étendre sur son lit, toujours vêtue et chaussée, serrant quelques photos froissées contre sa poitrine. Autour d'elle, les rideaux de son lit se fermèrent et la plongèrent dans l'obscurité. Là, elle songea que plus personne ne pouvait la voir, ni l'entendre ; et sur cette pensée, elle se recroquevilla sur l'édredon, enfouit son visage dans son oreiller et pleura tout son soûl jusqu'au petit matin.