Secrets de Serpentard (III) : Les Mangemorts
Le prince de Sang-Mêlé
Dans ce pays tourmenté, Poudlard était l'un des derniers lieux où l'on ne se sentait pas en danger de mort : grâce aux puissants Sortilèges de Protection disposés autour du château, aucun Mangemort n'avait encore réussi à y pénétrer. En dehors de ceux qui souhaitaient rejoindre le camp de Voldemort au plus vite, et malgré l'ambiance pesante qui s'établissait entre les élèves, la plupart d'entre eux appréciaient la chance qu'ils avaient de résider dans l'école, regrettant de ne pas pouvoir en faire profiter toute leur famille.
À la rentrée, les élèves de sixième année avaient choisi leurs ASPIC, les matières qu'ils souhaitaient poursuivre jusqu'à la fin de la septième année. Ayant obtenu des Optimal dans toutes les matières, excepté en Astronomie – son nez crochu l'avait toujours empêché d'utiliser un télescope correctement – et en Divination – il avait pour cette matière un mépris considérable – Severus Rogue avait eu l'embarras du choix, et avait choisi de continuer toutes les matières qu'il avait brillamment réussies. Son emploi du temps était donc saturé de cours du matin au soir, ce qui lui convenait très bien, puisque cela l'empêchait de ruminer à propos de ses innombrables sujets de frustration. Au moment des repas, il se contentait de prendre quelques morceaux de pain dans la Grande Salle pour aller les manger dans les toilettes du deuxième étage, constamment inondées par Mimi Geignarde. Il profitait de ces moments pour confectionner les rares potions qu'il ne maîtrisait pas encore parfaitement, pour réviser ses cours, voire pour corriger certains manuels, qu'il jugeait très médiocres, truffés de fautes et d'approximations...
– Couper une sève soporifique ! s'indignait Rogue en lisant la recette du philtre de Mort Vivante dans le Manuel avancé de préparations des potions.
Assis sur le carrelage dans un coin sombre des toilettes, au milieu de chaudrons remplis de potions suspectes, Rogue tournait les pages du manuel, abasourdi par autant d'incompétence. Il avait parfois du mal à corriger les fautes tant elles lui écorchaient les yeux.
– Qui serait assez idiot pour essayer de couper une sève soporifique ? Tout le monde sait qu'il faut l'écraser avec un couteau... Vraiment, cette sorcière est d'une bêtise... Enfin, je vais essayer d'arranger ça...
D'un geste rageur, et, même si un unique trait de plume eût été suffisant, il raya plusieurs fois la phrase écrite sur le manuel.
– Et voilà... Écraser... dit-il en inscrivant les mots sur le parchemin du livre. Avec le plat d'une lame d'argent... permet...
– Lily ?
Rogue sursauta, le cœur battant. Une voix provenant du couloir venait de prononcer le prénom qui hantait ses jours et ses nuits. Le prénom de celle qui avait autrefois été son amie, la seule personne pour qui Rogue ait jamais éprouvé de l'affection, mais qui l'avait cruellement repoussé quelques mois auparavant.
Tout en tendant l'oreille, Rogue posa son livre de Potions sur le carrelage, s'approcha de la porte des toilettes et l'entrouvrit discrètement : dans l'interstice, il pouvait voir la silhouette d'une adolescente debout dans le couloir, tournée vers une grande fenêtre. Une silhouette reconnaissable entre mille, avec ses longs cheveux roux qui descendaient jusqu'au milieu de son dos...
– Ah, Remus, c'est toi, dit Lily en se retournant vers celui qui venait de l'appeler.
En entendant sa voix, Rogue eut l'impression qu'on lui broyait le cœur dans un mortier. La dernière fois que la jeune fille s'était adressée à lui, c'était pour mettre fin à leur amitié de façon irrévocable ; et pour arranger le tout, le garçon qui venait de l'interpeller faisait partie des nombreuses personnes que Rogue détestait de tout son être. Il portait un uniforme miteux et semblait épuisé.
– Désolé de t'embêter, dit Remus Lupin. McGonagall a demandé aux préfets de se rassembler dans son bureau... C'est pour l'organisation des examens des première année.
Lily se retourna, et son insigne de préfète, identique à celui que portait Remus, étincela dans la lumière du dehors. Ses yeux verts étaient légèrement rougis.
– Oh, euh... Excuse-moi, je ne voulais pas...
– Pfff... Non, laisse, c'est idiot... C'est à cause de ma sœur. C'est son anniversaire aujourd'hui.
– Petunia ?
Lily acquiesça.
– J'y repensais... Elle ne m'adresse quasiment plus la parole depuis des années. Pourtant, j'ai l'impression d'avoir fait tout mon possible pour arranger les choses... J'étais même allée jusqu'à rencontrer Eleanor Wimbley, tu sais ? Je voulais qu'elle m'aide à lui expliquer tout ça, qu'elle lui parle du monde magique... Je pensais que ça pourrait nous réconcilier.
– Tu connaissais Eleanor Wimbley ? s'étonna Remus.
– Dumbledore m'a permis de la rencontrer, oui. Nous nous sommes vues ici, à Poudlard, quelques mois avant qu'elle ne soit tuée. Elle était si calme, si douce... Je pensais qu'elle pourrait convaincre ma sœur que je n'étais pas un monstre. Nous avions prévu de nous revoir, mais... Maintenant, c'est trop tard.
Lily et Remus échangèrent un regard désolé. Caché derrière la porte, Rogue se faisait violence pour résister à l'envie de débouler dans le couloir pour jeter un sort à Remus et le réduire au silence.
– Il paraît que vous y étiez ?
– Au pensionnat ? Oui, Dumbledore nous avait proposé de venir pour nous occuper des enfants. Avec James, Sirius et Peter. C'était affreux.
– J'imagine... Quelle horrible histoire. Je me souviens que vous étiez un peu éteints, après les vacances de Noël.
– En effet, acquiesça pensivement Remus. Je continue à en faire des cauchemars... Et Sirius aussi. Peter est terrorisé en permanence, mais ça ne change pas beaucoup de son état habituel. Finalement, de nous quatre, c'est James qui a été le moins chamboulé...
En entendant ce prénom, le visage de Lily se ferma immédiatement.
– Celui-là, alors... Franchement, je ne sais pas comment tu fais pour fréquenter un imbécile pareil.
Derrière la porte, Rogue serra les poings. La mention de son ennemi juré lui redonnait un peu de vigueur.
– Il n'est pas aussi terrible qu'on le croit, sourit Remus. Sirius et lui... Ils fanfaronnent beaucoup, mais ils ont un bon fond. Ils m'ont beaucoup aidé, ici.
– Mmh... Un bon fond, vraiment ? J'ai du mal à y croire. Tu as vu comme ils prennent du plaisir à tourmenter certains élèves ?
– C'est vrai, concéda Remus. Ça me met mal à l'aise aussi, mais... Heureusement, ils se sont calmés, depuis le début de l'année. Tu ne trouves pas ?
– Si tu le dis... C'est vrai qu'ils font moins parler d'eux. Il paraît même que Dumbledore veut nommer James Préfet-en-Chef l'année prochaine...
Leurs pas s'éloignèrent dans le couloir et Rogue cessa de distinguer ce qu'ils se disaient. Il entendit seulement Lily rire alors qu'ils tournaient à l'angle du corridor, et il s'adossa au mur, le cœur en miettes.
En-dehors de James, Sirius et Peter, Rogue était le seul élève de Poudlard qui savait que Remus Lupin était un loup-garou. Il s'était même retrouvé face à lui, sous sa forme animale, à la suite d’une plaisanterie idiote de Sirius qui l'avait mené dans la Cabane Hurlante une nuit de pleine lune...
Lupin, donc, osait s'adresser à Lily, s'approcher d'elle, alors qu'il n'était qu'un dangereux monstre... Et par-dessus le marché, pour lui dire du bien de Potter et de Black, les deux personnes les plus méchantes, arrogantes, insupportables de Poudlard... Pendant quelques instants, Rogue pensa qu'il ferait mieux de dénoncer Lupin, de révéler à tout le monde sa monstrueuse nature, dans l'espoir de le faire renvoyer – mais le souvenir du regard glacé de Dumbledore lui ordonnant de garder le secret l'en dissuada.
Toujours songeur, il s'éloigna de la porte et reprit son manuel de potions raturé. Il tenta de lire la suite de la préparation, mais le visage de Lily et ses yeux verts envahissaient toutes ses pensées...
– Sev ?
Rogue fit à nouveau volte-face, et son manuel de potions retomba sur le carrelage humide des toilettes.
– Hé ! C'est bon, tout va bien...
Près de la porte, Regulus levait les mains en signe d'apaisement.
– Ah, dit Rogue. C'est toi.
Autrefois, les deux garçons se retrouvaient dans ces toilettes dès qu'ils en avaient l'occasion. Rogue, ravi d'avoir un peu de compagnie, lui avait transmis son savoir-faire illimité en matière de potions, et c'était grâce à lui que Regulus était devenu aussi doué.
Mais l'année précédente, cette habitude avait brutalement pris fin au moment des vacances de Noël : Regulus avait été blessé dans des circonstances mystérieuses et était resté chez lui pour le reste de l'année.
Pendant un instant, Rogue fut tenté de le saluer amicalement, mais il se rappela aussitôt toutes les humiliations qu'il avait subies en son absence. À nouveau, il se remémora la journée de l'épreuve des BUSE où James et Sirius l'avaient agressé, où Lily avait pris sa défense, et où Rogue l'avait insultée... Depuis, Lily ne lui avait plus adressé la parole, et Rogue tenait Regulus comme partiellement responsable : s'il avait été là, James et Sirius auraient certainement agi autrement, car tous les deux ne venaient jamais le tourmenter quand Regulus était avec lui. En repensant au regard noir que Lily lui avait lancé, et au fait que cet horrible moment aurait pu ne jamais se produire, son hostilité reprit le dessus.
– Qu'est-ce que tu fais là ?
Regulus fronça les sourcils, surpris par cet accueil aussi déplaisant.
– Je venais te voir, comme d'habitude...
– Comme d'habitude ? Vraiment ? s'étrangla Rogue, estomaqué par autant de culot.
– Comme avant, rectifia Regulus, embarrassé. Depuis la rentrée, je n'ai pas eu beaucoup de temps, désolé... Et avant les vacances, je...
Tout en parlant, il fit un pas vers Rogue.
– Ne t'approche pas ! s'écria Rogue, furieux. Tu crois que tout va redevenir comme avant, après m'avoir laissé tomber comme tu l'as fait l'an dernier ? J'ai passé six mois tout seul, de Noël jusqu'à l'été ! Et tu n'as même pas daigné me donner des nouvelles !
Regulus toucha son épaule gauche, et fit une petite grimace.
– Comme je te l'ai dit, j'ai été gravement blessé... J'avais de grosses cicatrices, et...
– Bien sûr, railla Rogue. Mon pauvre chéri...
– Il fallait refaire les bandages tous les jours ! Regarde !
D'un geste vif, il retira le gant de cuir qui recouvrait sa main gauche. Rogue ne put réprimer un tressaillement à la vue de la paume de Regulus, dont la peau était noircie et flétrie.
– Et pourtant, Vera Goyle a fait de son mieux, dit Regulus. Si elle n'avait pas été là, les blessures se seraient encore étendues.
Une part de Rogue compatissait avec Regulus. Au fond de lui, il savait pertinemment à quel point son ami avait dû se morfondre chez lui. Regulus lui avait déjà confié plusieurs fois à quel point les disputes de ses parents lui pesaient, et Rogue ne pouvait que le comprendre, lui dont les parents se disputaient sans cesse, au moins aussi violemment qu'Orion et Walburga Black...
Mais malgré tout, à ce moment-là, Rogue aurait tout donné pour être à sa place. Il aurait aimé que ses propres blessures soient aussi visibles que celles que Regulus avait sur le bras. Il aurait aimé que quelqu'un comme Vera Goyle lui rende visite chaque jour pour le soulager, pour le réparer. Et l'idée que cela n'arriverait jamais lui donnait l'envie irrépressible de déverser sa rancœur sur tout ce qui se trouvait à portée de main – Regulus, en l'occurrence.
– Hmmh, dit Rogue en hochant la tête. J'imagine qu'il n'y avait que Vera Goyle qui était capable de s'occuper de toi ? Madame Pomfresh, par exemple, n'était pas assez compétente ?
– Elle aurait pu me soupçonner d'avoir participé à l'attaque du pensionnat Wimbley, se défendit Regulus.
– Parce que c'était le cas ?
Regulus hésita, troublé.
– Je... Je ne peux pas vraiment en parler.
Rogue plissa les yeux, le cœur battant. L'absence prolongée de Regulus au cours de l'année précédente avait éveillé la curiosité de nombreux élèves à son égard. On murmurait que ses parents l'avaient déjà introduit auprès des Mangemorts, on se demandait s'il reviendrait jamais à Poudlard – et comme Sirius refusait de donner la moindre information à ce propos, ces rumeurs n'avaient cessé de prendre de l'ampleur. Aussi, lorsque Regulus était apparu dans le Poudlard Express, début septembre, plusieurs élèves de Serpentard s'étaient empressés d'aller s'installer dans son compartiment, dans l'espoir d'être les premiers à connaître les raisons de son absence et d'obtenir des informations secrètes sur les pouvoirs maléfiques de Lord Voldemort. À la fois flatté et embarrassé de susciter autant d'intérêt, Regulus s'était contenté de donner des réponses évasives et avait laissé planer le doute sur son éventuelle appartenance aux Mangemorts. Entouré de cette nouvelle aura énigmatique, Regulus n'était plus invisible comme il l'avait été, ni détesté comme Rogue pouvait l'être.
– Tu ne veux pas me dire, cracha Rogue. Tu as raison, garde tes petits secrets pour toi, je ne suis sans doute pas digne de recevoir ta noble confiance...
– Sev, arrête, coupa Regulus. Je te raconterai tout, je te promets... Mais un autre jour. Là, je suis épuisé.
Rogue plissa les yeux, sur la défensive. Malgré lui, il éprouvait de la curiosité, de l'envie, de la fascination. Regulus était-il réellement devenu un Mangemort ? Il regarda le bras de son ami, soigneusement recouvert par son pull gris. Cette laine élégante cachait-elle une Marque des Ténèbres ? Avait-il rencontré Lord Voldemort ?
– Cette blessure doit te faire vraiment mal, argua Rogue.
Regulus haussa les épaules.
– Oui, on peut dire ça...
– J'imagine que c'est à cause de ça que tu as arrêté le Quidditch ? Et que tu laisses Gryffondor nous battre à plate couture ?
– Si tu crois que ça me fait plaisir ! Voir l'équipe de Potter gagner à chaque fois, ça me donne la nausée... Mais je ne pouvais pas me permettre de montrer ça dans les vestiaires, dit Regulus en montrant la peau noircie sur le dos de sa main.
En disant ces mot, Regulus guettait la réaction de Rogue. Il espérait que la mention de leur ennemi commun contribuerait à les réconcilier. Il fit un autre pas vers Rogue, mais celui-ci leva sa baguette avec hargne.
– Sev ! s'indigna Regulus. J'aurais préféré te rejoindre ici, je t'assure ! Chez moi, c'était pire que tout...
– MENTEUR ! Je sais que tu rêvais de rejoindre les Mangemorts... Tu aurais pu au moins me prévenir !
– Oh-oh, dit une voix haut perchée, exagérément enfantine. Qui est là ?
De l'eau trouble se répandit sur le carrelage, et la tête fantomatique de Mimi Geignarde apparut au-dessus de la porte d'une des cabines.
– Ah, Mimi, lança Regulus avec froideur. Tu peux nous laisser deux minutes, s'il te plaît ?
Mais pour toute réponse, Mimi monta dans les airs, ravie de surprendre une dispute. Et soudain, elle ouvrit de grands yeux ronds.
– Regulus, c'est toi ? couina Mimi. Tu es de retour ! Mais tu es métamorphosé... Ma parole, tu es même... très mignon ! roucoula-t-elle en venant voler autour de lui.
Regulus tenta de l'esquiver, un peu gêné, et Rogue sentit sa colère se raviver douloureusement. Il ne voulait pas l'admettre, mais c'était une des raisons de son hostilité envers Regulus : après une adolescence précoce et peu avantageuse, celui-ci devenait de plus en plus beau, bien plus qu'il ne lui était permis d'espérer, lorsqu'il se perdait dans Poudlard en première année, empêtré dans sa robe beaucoup trop grande pour lui. Oh, bien sûr, il était loin d'avoir le pouvoir séducteur de James ou de Sirius, mais avec son visage émacié, ses cheveux ondulés, son regard gris et nostalgique, il possédait un charme mystérieux qui laissait peu de filles indifférentes. Rogue avait surpris plusieurs d'entre elles se recoiffer sur son passage, ou bien essayer d'attirer son attention de diverses manières, et il en avait ressenti une jalousie cuisante.
– Mimi, laisse-nous, demanda sèchement Regulus à plusieurs reprises. Allez, laisse-nous ! S'il te plaît, c'est important...
Après s'être frottée à Regulus pendant une bonne minute, Mimi Geignarde consentit à s'éloigner en chantonnant, et disparut dans la cuvette la plus proche en éclaboussant généreusement le coin sombre où se trouvaient les chaudrons de Rogue.
– Enfin, grogna Regulus en remettant sa cape en place.
– Oui, j'imagine que ça ne doit pas évident de gérer un tel succès... Et d'ailleurs, à propos de succès, je tenais à te féliciter...
Rogue venait de se souvenir d'un autre prétexte qui le poussait à se montrer si hostile envers Regulus.
– Il paraît que Poudlard t'a proposé un poste, dit Rogue. Un poste de professeur de Potions. Vraiment, quelle aubaine...
– Slughorn a évoqué cette éventualité, corrigea Regulus. Il se fait vieux, et cherche quelqu'un pour le remplacer. À la dernière réunion du club de Slug, il a dit en plaisantant qu'il me verrait bien reprendre le flambeau... Mais c'était une blague, Sev ! Et quand bien même...
– Slughorn a vraiment l'air de t'adorer, fit remarquer Rogue avec amertume. J'imagine que tu as volontairement oublié de lui dire que c'était moi qui t'avais tout appris...
– Tu plaisantes ? Bien sûr que je lui ai dit ! Et d'ailleurs, il ne me croyait pas ! Avant de voir que tu avais obtenu un Optimal en Potions, il a toujours cru que tu détestais sa matière ! Il faut dire que tu t'installes toujours au fond de la classe, et que tu ne dis jamais rien...
– Il a dit ça ? Slughorn a dit ça ? C'est la meilleure ! Ah, je le retiens, lui et ses manuels à la noix ! Il n'y a pas une ligne de ses recettes qui ne soit pas fausse !
Regulus regarda Rogue de biais, de plus en plus déconcerté.
– Qu'est-ce qu'il t'arrive, Sev ? Explique-moi ! Tu es bizarre !
Évidemment, par le mot bizarre, Regulus voulait dire que Rogue avait changé depuis qu'ils s'étaient quittés en bons amis, quelques mois auparavant. Mais Rogue avait trop entendu ce mot dans les bouches de James et de Sirius pour ne pas l'associer à toutes les insultes qu'ils avaient l'habitude de lui lancer : bizarre, tordu, infréquentable, déséquilibré...
– De mieux en mieux ! bondit Rogue, les joues brûlantes. Alors maintenant, tu es d'accord avec Sirius ?
À nouveau, Regulus ne comprit pas ce que Rogue voulait dire.
– Quoi ? Mais qu'est-ce que tu racontes ?
Rogue était trop en colère pour revenir sur ses paroles, ou pour les expliquer. Il tendit son bras, et lança un sort dans la direction de Regulus ; celui-ci s'écarta vivement, et le sort alla frapper la cloison qui se trouvait derrière lui, y laissant un cratère obscur.
– Sev ! s'indigna Regulus.
De plus en plus furibond, Rogue recommença. Mais cette fois-ci, Regulus eut le temps de riposter : d'un geste vif, il fendit l'air de sa baguette, faisant apparaître un écran de lumière bleue devant lui. Le sortilège ricocha devant Regulus sans l'atteindre et alla frapper les chaudrons de Rogue, dont quelques-uns se renversèrent, répandant leur contenu fumant sur le sol.
– NON ! hurla Rogue. Ma Décoction de Gosier Desséché... Mon Élixir de Répugnance... Ils décantent depuis deux mois...
– Désolé, dit sincèrement Regulus en s'approchant des chaudrons. Je ne voulais pas...
Il se pencha sur un des chaudrons pour le remettre debout, mais Rogue le repoussa violemment en frappant son épaule blessée.
– Aïe !
– Pars d'ici ! s'écria Rogue, hors de lui. VA-T'EN ! Tu sais quoi ? Tu n'as qu'à retourner lécher les bottes du professeur Slughorn, puisque c'est ce que tu sais faire de mieux !
Regulus se redressa lentement. Tandis que les deux amis se tenaient face à face, le visage de Regulus se ferma progressivement, et il finit par jeter à Rogue un regard plein de pitié.
– Comme tu voudras, dit-il avec froideur. Fais-moi savoir si tu changes d'avis. En attendant... Je te laisse avec tes chaudrons.
Il sortit en se frottant l'épaule et la porte des toilettes se referma derrière lui. De rage, Rogue envoya valser les derniers chaudrons qui tenaient encore debout, et leur contenu se répandit sur le sol avec de petits crépitements nauséabonds.
Il resta longuement debout, à contempler le spectacle de toutes ses heures de travail qui partaient en fumée. La colère et la frustration qu'il ressentait le renvoyait à la triste réalité de son existence : en dehors de ces maudits chaudrons, rien – absolument rien – n'était susceptible de lui donner de la valeur aux yeux des autres.
Pour commencer, il était terriblement laid, avec son énorme nez dont Sirius et James adoraient se moquer ; et les cheveux gras qu'il laissait tomber devant son visage pour être moins exposé aux regards moqueurs n'arrangeaient pas les choses.
Si seulement il avait pu être beau... Si seulement il avait su maîtriser le pouvoir mystérieux de l'humour, et déclencher des rires parmi les élèves qui, enfin, ne soient pas moqueurs, ricanants, persifleurs...
Rogue secoua la tête, furieux contre lui-même. Où s'égarait-il ? Rêver d'être drôle, d'être beau ? D'avoir des amis ? Non, depuis longtemps, Rogue avait cessé d'espérer, et pour ne pas trop souffrir, il s'était convaincu que tout ce qu'il n'avait jamais réussi à obtenir ne valait pas la peine d'être désiré. Oh, bien sûr, ses camarades ne l'appréciaient pas : mais c'était entièrement leur faute, et ces petits imbéciles ne méritaient même pas qu'il recherche leur attention. L'amitié n'était qu'une vaste illusion, Regulus l'avait brillamment montré en l'abandonnant à ses bourreaux, tout comme Lily l'avait fait...
Rogue sentit son estomac se remplir d'acidité. Plusieurs mois s'étaient écoulés depuis l'épreuve des BUSE, depuis ce jour maudit où, sous le coup de la colère, il avait traité Lily de Sang-de-Bourbe. Et depuis, Lily continuait de refuser de lui adresser la parole. Cela prouvait bien qu'il était inutile de rechercher des amis, puisque tous les efforts déployés risquaient à tout moment d'être réduits à néant.
Malgré toutes ces sombres pensées, Rogue persistait à penser qu'il méritait mieux. Qu'il méritait d'être respecté, félicité, à la manière d'un professeur, d'un ministre, d'un prince...
Rogue songea avec amertume au nom de famille de sa mère, Eileen Prince, un nom sorcier, un nom digne de lui, un nom qu'il aurait cent fois préféré à celui de son Moldu de père, qui n'évoquait que la raideur et la disgrâce...
Afin de se consoler de la perte du contenu de ses chaudrons, Rogue reprit le Manuel avancé de préparations des potions, déjà abondamment griffonné par ses soins.
Il décida de se créer un nouveau nom. Un nom qu'il garderait pour lui, un nom qui serait à la hauteur de l'estime et de la reconnaissance qu'il aurait mérité de recevoir.
Après avoir longuement réfléchi, il ouvrit le manuel à la dernière page et écrivit en fines pattes de mouches :
Ce livre appartient au Prince de Sang-Mêlé